Preuve pénale : la géolocalisation face à l’article 8 de la CEDH
La géolocalisation : une preuve pénale licite au regard de l’article 8 de la Convention EDH ? Analyse comparée des positions adoptées par la Cour de cassation et la Cour EDH (Cass. crim. 22 nov. 2011 ; CEDH, 2 sept. 2010, n° 35623/05, Uzun c/ Allemagne)
Par Etienne Vergès
S’appuyant sur une décision clémente de la Cour EDH à l’égard de la géolocalisation (Uzun c. All), la Cour de cassation vient de valider l’usage de cette technique probatoire en ayant recours à l’article 81 CPP. Un pari risqué qui pourrait conduire à une nouvelle condamnation de la France sur le modèle des arrêts Kruslin ou Vetter.
Etienne Vergès est Professeur de droit privé à l’Université Grenoble 2
Technologies intrusives et modes de preuve.
Les modes de preuve intrusifs ne cessent de se développer sous l’effet de l’apparition d’innovations technologiques. Ils concernent l’enquête pénale traditionnelle, à la suite d’une infraction consommée, mais également l’enquête proactive (Cf. par ex. C BRANTS, S. FIELD, « Les méthodes d’enquête proactives et le contrôle des risques », Déviance et Société. 1997, Vol. 21. No 4, pp. 401-414 ; J. Pradel « De l’enquête pénale proactive : suggestions pour un statut légal », D 1998, chr., p. 57). Toutefois, l’usage de nouvelles technologies au service de l’enquête pénale pose un problème récurrent : celui de la base légale de ces techniques intrusives. Si le droit pénal français ne connait pas de principe général de « légalité de la preuve », l’exigence de base légale est pourtant posée par la Convention EDH, chaque fois qu’une technique probatoire entre dans le champ d’application de son article 8 (sur l’ambigüité de l’expression « légalité de la preuve » en matière pénale, E. Vergès, « Eléments pour un renouvellement de la théorie de la preuve en droit privé », Mélanges J.-H. Robert, Lexisnexis, à paraître, et sur la place de la preuve légale en procédure pénale, par ex. E. Vergès, Procédure pénale, Litec, 3ème éd. 2011, n°107 et suiv., p. 78-79). En d’autres termes, si un mode de preuve constitue une ingérence dans le droit au respect de la vie privée, il doit être prévu par la loi.
Cette exigence de prévision légale est bien connue des pénalistes. Elle a d’abord irrigué le contentieux des écoutes téléphoniques, puis celui des sonorisations. A deux reprises, la Cour de cassation a cru pouvoir trouver dans l’article 81 CPP – qui permet au juge d’instruction de procéder à tous les actes d’information utiles à la manifestation de la vérité – le fondement légal de procédures probatoires portant atteinte à la vie privée. Dès 1989, dans son célèbre arrêt Baribeau, l’Assemblée plénière de la Cour de cassation s’appuyait sur l’article 81 CPP pour justifier une atteinte à l’article 8 de la Convention EDH (Cass. ass. plén. 24 nov. 1989, bull. n°2). Cette position fut pourtant sévèrement sanctionnée par la Cour EDH qui définissait avec une grande précision, dans son arrêt Kruslin c. France (CEDH ; 24 avr. 1990, Série A, n°176-A), les critères que doit remplir la base légale pour justifier une ingérence dans la vie privée. La loi doit prévoir les circonstances dans lesquelles la mesure probatoire intrusive peut être mise en œuvre, la durée de la mesure, les conditions de conservation, puis de destruction des enregistrements, les conditions d’établissement des procès-verbaux de synthèse. Cette divergence d’interprétation entre la Cour de cassation et la Cour EDH s’est répétée à propos des sonorisations. Admise sur le fondement de l’article 81 CPP par la Cour de cassation en 1999 (Cass. crim. 23 nov. 1999, Bul. Crim. n°269), cette technique probatoire – qui consiste à poser des micros dans un lieu privé (domicile, véhicule) – a donné lieu à deux arrêts de condamnation de la France (CEDH, 31 mai 2005, req. n° 59842/00, Vetter c/ France, et CEDH, 20 mars 2006, req. n° 71611/01, Wisse c/ France). Dans ces deux décisions, la Cour EDH a remis en cause non pas le mode de preuve technologique, mais l’absence de clarté et de précision de la loi qui permettait sa mise en œuvre.
La géolocalisation, une preuve technologique intrusive.
A la suite de cette évolution jurisprudentielle, il semblait acquis que toutes les mesures d’investigation ayant pour effet de porter atteinte à la vie privée devaient faire l’objet d’une législation spécifique. C’est ce qui fut finalement mis en place pour les écoutes téléphoniques en 1990 et les sonorisations en 2004 (pour la criminalité organisée uniquement).
Il est d’ailleurs étonnant que la loi n° 2004-204 du 9 mars 2004 portant adaptation de la justice aux évolutions de la criminalité n’ait pas prévu la technique probatoire de surveillance et de localisation ayant recours à la technologie GPS (Gobal Positioning System ou Géolocalisation Par Satellite). La pose de balises dans les véhicules de personnes suspectées ou poursuivies était déjà intégrée à l’époque parmi les procédures d’enquête. Le fait de pouvoir suivre les mouvements de suspects constitue déjà un atout pour la police judiciaire. Elle permet d’obtenir des informations précieuses sur les personnes surveillées et, dans le meilleur des cas, de procéder à des arrestations au moment de la commission de l’infraction ou de sa tentative. En revanche, sans base légale, l’usage de la géolocalisation ne permet pas de retranscrire les mouvements de la personne surveillée dans un procès-verbal et de verser cette preuve au dossier.
La question de la géolocalisation se complique encore dans la mesure où le juge d’instruction a la possibilité d’obtenir, par la voie de l’expertise, les données de géolocalisation d’un véhicule utilisé par des personnes suspectées qui possède un GPS embarqué. En effet, ce type de GPS conserve en mémoire les déplacements du véhicule de sorte qu’il est possible, sans avoir mis en place de surveillance, d’avoir accès à des données de géolocalisation a posteriori une fois que les personnes ont été arrêtées et que leur véhicule a été saisi. Un cabinet d’expertise en informatique peut alors être requis d’extraire du GPS les données utiles à l’enquête.
Bien que la pratique policière soit déjà développée, la surveillance et la localisation par GPS ne font pas l’objet d’une législation spécifique. La Cour de cassation vient pourtant de valider ces procédures sur le fondement de l’article 81 CPP.
La géolocalisation dans l’arrêt de la chambre criminelle du 22 novembre 2011
(Cf. également A. Bonnet, « La licéité du recours à la surveillance par géolocalisation JCP G 2012, n° 3, 16 Janvier 2012, 49 : A. Maron, M. Maas, « Est-il prévisible que le juge d’instruction ait un coup d’avance sur le législateur ? », Dr pén 2012, n°1, comm. 12)
Dans l’affaire qui a donné lieu à l’arrêt commenté, une instruction avait été ouverte pour les chefs d’importation de stupéfiants, d’association de malfaiteurs et pour infractions à la législation sur les stupéfiants. Le juge d’instruction avait prescrit par commission rogatoire des mesures de sonorisation d’un véhicule, de captation d’image dans un parking souterrain et enfin, « la mise en place d’un dispositif technique, dit de « géolocalisation », sur un véhicule Renault Laguna utilisé par les suspects aux fins d’en déterminer les déplacements ». Les personnes suspectées, ayant été mises en examen, ont invoqué la nullité des actes de procédure liés à la mise en place de la géolocalisation.
La Chambre de l’instruction a validé cette procédure en affirmant que, si l’utilisation de la technique de GPS n’était pas expressément prévue par le Code de procédure pénale, « le recours à ce type de surveillance est justifié par l’article 81 dudit code qui permet au juge d’instruction de procéder à tous les actes d’information qu’il juge utiles à la manifestation de la vérité ».
Comme on pouvait s’y attendre, le pourvoi se fondait sur l’article 8 de la Conv. EDH et développait une argumentation largement inspirée de l’arrêt Kruslin :
« toute ingérence dans la vie privée et familiale doit être prévue par une loi suffisamment claire et précise pour indiquer à tous de manière suffisante en quelles circonstances et sous quelles conditions elle habilite la puissance publique à recourir à de telles mesures ».
Selon cette argumentation, faute de clarté et de précision suffisante de la loi française, la surveillance par GPS n’était pas compatible avec le texte conventionnel.
La Cour de cassation rejette le pourvoi en prenant appui sur les motifs de l’arrêt d’appel. Elle considère d’une part que les juges du second degré ont « caractérisé la prévisibilité et l’accessibilité de la loi ». Elle estime d’autre part que l’ingérence dans le droit au respect de la vie privée était proportionnée au but légitime dans la mesure où l’instruction concernait un important trafic de stupéfiants en bande organisée portant gravement atteinte à l’ordre public.
La motivation de l’arrêt de cassation peut surprendre. À première vue, on peut avoir le sentiment que la haute juridiction suit la voie de la jurisprudence Baribeau, et qu’elle s’engage une nouvelle fois dans la perspective d’une condamnation par la Cour EDH. Pourtant, la jurisprudence récente de la juridiction strasbourgeoise est plus nuancée sur la géolocalisation qu’elle l’a été sur les écoutes téléphoniques ou les sonorisations. On peut imaginer que la Cour de cassation a pris un risque mesuré face à une jurisprudence européenne qui pourrait être plus permissive à l’égard des GPS qu’elle ne l’est à l’égard des micros.
La position de la Cour de cassation dans la perspective de la jurisprudence européenne (l’arrêt Uzun c. Allemagne).
Dans un arrêt récent rendu contre l’Allemagne, la Cour EDH a eu l’occasion de se prononcer sur la compatibilité d’une surveillance par GPS avec l’article 8 de la Convention (CEDH, 2 sept. 2010, n° 35623/05, Uzun c/ Allemagne, H. Matsopoulou, « La surveillance par géolocalisation à l’épreuve de la Convention européenne des droits de l’homme », D. 2011, ; p. 724 ; D. Roets, « La surveillance d’un suspect par Global Positioning System et le droit au respect de la vie privée », RSC 2011, p. 217).
La Cour européenne affirme que « la surveillance du requérant par GPS ainsi que le traitement et l’utilisation des données ainsi obtenues (…) s’analysent en une ingérence dans la vie privée de l’intéressé, telle que protégée par l’article 8 § 1 ». En effet, il n’est guère douteux que l’utilisation du GPS soit assimilable aux autres mesures de surveillance qui caractérisent l’enquête proactive, notamment la procédure de surveillance prévue expressément à l’article 706-80 CPP. Mais la Cour EDH précise que l’utilisation du GPS dans une enquête pénale est moins intrusive que la surveillance visuelle ou acoustique (§ 52). Cette gradation des atteintes à la vie privée est essentielle dans le raisonnement des juges européens. En effet, elle a une incidence directe sur l’examen des conditions qui légitiment l’ingérence (prévision légale, but légitime, nécessité).
S’agissant de la prévision légale, qui nous préoccupe ici, la Cour EDH rappelle que « dans le contexte de mesures de surveillance secrète la loi doit user de termes assez clairs pour indiquer à tous de manière suffisante en quelles circonstances et sous quelles conditions elle habilite la puissance publique à recourir à de telles mesures » (§61). On pourrait alors s’attendre à ce que le raisonnement de l’arrêt Kruslin soit transposé dans l’affaire Uzun, mais ça n’est pas le cas. Ainsi, les critères très stricts posés par l’arrêt Kruslin ne s’imposent que dans les cas de surveillance des télécommunications (§ 66 – et par extension aux sonorisations). A l’inverse, ils ne s’appliquent pas à la surveillance par GPS qui constitue « une ingérence moins importante dans la vie privée de la personne concernée ».
Dans l’affaire Uzun, le droit allemand ne prévoyait pas de législation spécifique relative au GPS. En revanche, l’article 100c § 1.1 b) du code de procédure pénale allemand aménageait la mise en place de plusieurs mesures de surveillance parmi lesquelles :
« a) prendre des photographies et réaliser des films,
b)(…) recourir à d’autres moyens techniques spéciaux destinés à la surveillance aux fins d’enquêter sur les faits de la cause ou (…) localiser l’auteur d’une infraction lorsque l’enquête concerne une infraction extrêmement grave, et lorsque d’autres moyens d’enquête sur les faits de l’affaire ou de localisation de l’auteur de l’infraction ont moins de chance d’aboutir ou sont plus difficiles à mettre en œuvre (…) ».
Ainsi, les mesures de surveillance et de localisation faisaient expressément partie des prévisions législatives du droit allemand. La Cour européenne a admis que les juridictions internes interprètent ce texte suffisamment clair dans le sens d’une autorisation légale de la surveillance par GPS. C’est dans ce contexte que la Cour EDH a pu valider cette technique probatoire en considérant qu’il s’agissait d’une ingérence justifiée, notamment au regard du critère de la prévision légale.
La situation du droit français paraît bien différente. Si l’article 81 CPP permet au juge de procéder à tous les actes utiles à la manifestation de la vérité, la formule employée est bien trop large pour qu’on puisse en déduire qu’il autorise avec clarté et précision la surveillance et la localisation de personnes par GPS.
Les juges pourraient alors avoir recours utilement à l’article 706-80, qui prévoit une procédure de surveillance en matière de criminalité organisée, mais les termes de cette disposition sont plus vagues et généraux que ceux utilisés par le Code de procédure pénale allemand.
Conclusion
En définitive, l’arrêt rendu par la Cour de cassation le 22 novembre 2011 laisse planer l’incertitude sur le sort réservé aux surveillances par GPS en dehors de tout cadre légal dédié à cette technologie. Contrairement à ce qu’a pu affirmer un auteur (A. Bonnet, Précit.), il nous semble que la Cour de cassation a pris un risque. Certes, il s’agit du risque de la dernière chance, pour sauver une procédure visant une délinquance grave et organisée. Peut-être s’agit-il également d’un appel au législateur pour que la surveillance par GPS soit intégrée aux procédures réservées à la criminalité organisée ? Mais les risques de condamnation de la France ne sont pas négligeables. Le Code de procédure pénale français ne présente pas la précision requise dans l’arrêt Uzun et la clémence exprimée à l’égard de l’Allemagne pourrait ne pas s’appliquer mutatis mutandis, à la France. Après les écoutes téléphoniques et les sonorisations, l’histoire se répétera-t-elle en matière de techniques probatoires ayant recours aux technologies intrusives ? La réponse de la Cour EDH est difficile à anticiper et le pari de la Cour de cassation est audacieux.
Pour citer cet article : Etienne Vergès, « La géolocalisation : une preuve pénale licite au regard de l’article 8 de la Convention EDH ? Analyse comparée des positions adoptées par la Cour de cassation et la Cour EDH (Cass. crim. 22 nov. 2011 ; CEDH, 2 sept. 2010, n° 35623/05, Uzun c/ Allemagne) », RDLF 2012, chron. n°04
Crédits photo : Rotorhead, stock.xchng