Libres propos sur le rapport de subordination dans les relations de travail : sortir du moralisme de la lutte des classes pour oser, demain, la co-gestion !
La subordination traduit une représentation particulière des rapports humains dans l’entreprise, dont la construction s’est historiquement et idéologiquement élaborée sur le fondement des logiques de lutte des classes. L’objet de ces libres propos est de réfuter la pertinence de ce modèle éthico-juridique, et d’entrevoir comment notre droit du travail pourrait promouvoir d’autres types de relations entre employeurs et salariés ; plus particulièrement, esquisser un chemin vers des relations de cogestion de la communauté de travail.
Benoît PETIT, Maître de conférences en droit privé (Université de Versailles-Saint-Quentin, Université Paris-Saclay), Co-directeur du Master « Droit social : droit des ressources humaines et de la protection sociale » et Co-directeur de l’Observatoire « Droit, Ethique & RSE », Laboratoire DANTE
La subordination est bien plus qu’un simple critère technique permettant d’identifier et de qualifier les relations de travail salarié. Elle traduit une représentation particulière des rapports humains dans l’entreprise, dont la construction s’est historiquement et idéologiquement élaborée sur le fondement des logiques de lutte des classes. Vecteur de domination et de mise sous dépendance économique pour les uns, entorse volontaire et économiquement nécessaire à l’égalité et à l’autonomie des individus pour les autres, toutes les évolutions de notre droit du travail semblent s’envisager à travers cet unique prisme, comme si le droit n’avait pas la capacité de générer d’autres conceptions des relations sociales ; comme si notre droit social n’avait aucun autre horizon possible que d’atténuer ou d’apaiser (autant que possible) les conflits soit disant naturels entre l’employeur et ses salariés.
L’objet de ces libres propos est de réfuter la pertinence de ce modèle éthico-juridique, et d’entrevoir comment notre droit du travail pourrait promouvoir d’autres types de relations entre employeurs et salariés ; plus particulièrement, esquisser un chemin vers des relations de cogestion de la communauté de travail. Pour cela, il convient de revisiter certaines notions théoriques clés, telles que celles d’employeur, de volonté et de pouvoir, et par là-même, donner un sens nouveau au concept de subordination.
1. Subordination du salarié et paradoxes philosophiques. Si vous interrogez un spécialiste du droit du travail, il vous dira certainement que le rapport de subordination est cette caractéristique essentielle qui distingue la relation de travail salariée de toutes les autres formes de relations de travail (et particulièrement le travail indépendant). Il complètera son propos en expliquant que la subordination confère aux employeurs plusieurs pouvoirs : celui de donner des directives relatives à l’accomplissement du travail, celui d’en contrôler l’exécution et, en toute logique, celui de prononcer des sanctions en cas de manquement avéré. Il vous sera ainsi dépeint un critère technique de qualification, substantiellement alimenté par une jurisprudence abondante 1, au travers lequel vous comprendrez que les relations de travail salarié sont entièrement structurées à partir des concepts de hiérarchie et d’obéissance.
Si vous interrogez, cette fois, les plus grandes plumes de la discipline – ceux-là même qui, tout en décrivant une notion juridique, sont capables de vous ouvrir les portes de l’au-delà du Droit (la philosophie, l’histoire, l’éthique, la sociologie…) – ils vous répondront que la subordination est, par essence, l’expression d’une contradiction, d’un paradoxe, d’une tension culturelle permanente entre d’une part l’affirmation du principe d’autonomie de la volonté individuelle (socle fondamental de la pensée Moderne, qui érige cette autonomie comme la condition sine qua non de l’idée de Liberté) et sa négation (puisque le salarié, pour des raisons liées à la performance économique de l’entreprise, soumet sa volonté à celle d’un autre, dont il serait dépendant) 2. Comprenons bien l’équation : parce qu’il dispose au départ d’une volonté autonome, le salarié accepte contractuellement de soumettre celle-ci à celle d’un autre, l’employeur. La négation – en tant que conséquence – manifeste alors la forme la plus radicale de l’affirmation. Ainsi admet-on, sur le terrain des idées et de la théorie, une pratique qui (en apparence seulement, nous dit-on) contredit le postulat fondamental de nos civilisations « éclairées ».
Voici donc le juriste plongé dans un océan de questionnements et de remises en question pour le moins perturbants. Tandis que notre droit civil soutien l’égalité des parties au contrat, le droit du travail prend, lui, naissance dans une situation d’inégalité manifeste. Tandis que le droit s’affirme comme l’expression la plus parfaite de la souveraineté de la société, voici que s’agissant des relations de travail, ce même droit se soumet aux impératifs supérieurs du Marché. Pire encore, tandis que notre éducation nous a appris, depuis le plus jeune âge, que l’Homme est libre, que sa raison doit le conduire à s’émanciper de Dieu, de la société, parfois même des lois de la nature, voilà que nous sommes confrontés à la dure réalité de la vie sociale ; une réalité marquée par l’absence manifeste de liberté au travail, par le service à autrui sous ses ordres, par l’idée que son propre destin, ses capacités de développement personnel, et sa condition sociale sont tout entier dépendants du bon vouloir d’un tiers.
2. Bien sûr, il se trouvera toujours quelqu’un pour rétorquer que le droit du travail ne se résume pas à cela. Qu’il garantit, contre le vouloir de l’employeur, un socle irréductible de libertés individuelles supérieures 3. Mieux encore, que le droit du travail organise des formes d’action collective sensées rétablir un équilibre, grâce aux conventions et aux accords collectifs, grâce à l’action syndicale, grâce à la loi aussi. Tout ceci est vrai.
Mais ce ne sont là que des correctifs, des sparadraps appliqués à une situation initiale qui, par son existence même, réinterroge la pertinence d’un schéma de pensée, d’une idéologie pourrait-on dire, qui consiste à affirmer que la Liberté et l’Egalité sont filles de la nature profonde des Êtres : l’autonomie du vouloir individuel, au travers laquelle l’on nous certifie la souveraineté des individus.
Nous voici embarqués dans les tourments d’une tempête politique et philosophique, celle-là même contre laquelle Kelsen nous mettait en garde dans sa Théorie pure du Droit. Elle nous paraît néanmoins inévitable, irrésistible, particulièrement en droit du travail. Penser celui-ci sous l’unique prisme de la technique normative et du raisonnement dit « scientifique », c’est prendre le risque d’occulter ce qu’est, essentiellement, la notion de travail : une représentation politique et philosophique des relations humaines, une vision de la façon dont chacun participe et enrichit la vie sociale, la substance d’un modèle social choisi parmi une multitude d’autres. Le travail, envisagé comme objet philosophique et politique est ce terreau à partir duquel l’on imagine ensuite les droits et les libertés de ceux qui travaillent et de ceux qui en bénéficient.
D’une certaine façon, la démarche des juristes en droit du travail ressemble à celle des artisans : nous avons certes à notre disposition une technique, régie par des logiques et des méthodologies qui se veulent objectives 4, mais ce que nous faisons de cette technique relève quelque part d’un art, éminemment subjectif, qui dépeint ou qui construit une réalité politique, éthique, philosophique totalement subjective et discutable.
Ainsi, la subordination n’est pas uniquement une technique : c’est une vision du monde, du rapport à notre société, aux valeurs qui la sous-tendent. Dès lors, aucun d’entre nous n’est contraint d’admettre comme une donnée universelle et intemporelle, ces visions que nous avons reçus en héritage du passé et qui se fondent, dans une perspective moralisatrice, sur l’immanence sociale des confrontations entre ceux qui possèdent et ceux qui les servent (I). Si le travail, en tant que représentation sociale, parvient à s’affranchir de l’idée de lutte des classes, alors la transformation profonde – la mutation, devrions-nous dire – du droit qui l’encadre, devient possible (II).
I – Possibilités d’émanciper la subordination des logiques de lutte des classes
3. Des discours en décalage avec les réalités. Peut-on aujourd’hui remettre en question l’idée selon laquelle les relations de travail se fondent sur l’existence, entre l’employeur et les salariés, d’un conflit quasi-congénital que notre droit tenterait d’apaiser par le recours aux techniques conventionnelles ? La lutte des classes sur laquelle se fonde le syndicalisme traditionnel, et au-delà tout un discours politique dominant (de gauche comme de droite) sur les relations de travail est-elle une donnée sacrée qui ne supporte aucun blasphème ? Si notre histoire sociale nous a en effet transmis cette représentation des choses, laquelle avait sans doute du sens à l’époque des premières législations de protection des salariés, la question de sa pertinence se pose aujourd’hui à l’heure de la mondialisation des échanges économiques et des « métamorphoses de la question sociale » 5.
Car face à une concurrence débridée entre toutes les entreprises du monde, derrière laquelle se masque in fine une compétition entre plusieurs modèles sociaux plus ou moins protecteurs des entreprises et des salariés, doit-on encore soutenir que l’employeur défend a priori des intérêts fondamentalement opposés à ceux de ses salariés ? Là où le premier sait que pour être compétitif, il doit veiller à garantir un certain niveau de conditions de travail capable de stimuler l’implication de ses salariés dans le projet de développement de l’entreprise, les seconds comprennent tout autant que l’entreprise qui les emploie est confrontée à un environnement économique particulièrement contraignant qui, bien souvent, freine toute dynamique d’extension des avantages sociaux. Les débats relatifs au temps de travail ou encore au travail du dimanche le montrent bien : si l’on s’extrait des postures syndicales et professionnelles qui s’expriment sur ces enjeux, l’on entrevoit clairement, dans beaucoup d’entreprises, une approche pragmatique des choses qui est assez éloignée de l’idée de conflit sur le fondement de laquelle nous avons construit notre représentation des relations de travail 6.
Bien évidemment, il n’est pas question ici de verser dans une naïveté coupable qui consisterait à nier l’existence de pratiques abusives dans les relations de travail. Les Conseils de prud’hommes sont gorgés d’exemples qui démontrent ce triste fait, et le droit contentieux du travail a précisément vocation à sanctionner de pareilles pratiques. Mais la dimension contentieuse des rapports de travail ne reflète pas toutes les réalités, loin s’en faut. Quelles réponses apportons-nous à toutes ces autres entreprises, majorité silencieuse, qui essayent tant bien que mal d’établir des équilibres entre l’indispensable considération sociale et l’incontournable pragmatisme économique ?
En tout état de cause, à force de supposer idéologiquement le conflit entre l’employeur et les salariés, l’on aboutit à poser le soupçon en amont de toutes les initiatives qui ne seraient pas le fruit de la lutte des classes : la responsabilité sociétale des entreprises (RSE) 7, par exemple, qui s’appuie souvent sur des normes unilatérales, ou sur des accords conclus avec d’autres acteurs que les partenaires sociaux ou les personnes désignées à cet effet par la loi (on parle alors d’accords atypiques) 8 est encore dépeinte par certains comme un moyen à la disposition de l’employeur pour contourner le dialogue social, voire pour dérèglementer les conditions de travail 9. Autre exemple : l’accord d’entreprise, promu par la loi « El Khomri » (mais pas que…) comme nouvelle source prioritaire de droit du travail 10, est considéré par certains comme fournissant insuffisamment de garanties pour la protection des salariés par rapport à la loi, l’accord national interprofessionnel ou l’accord de branche (dans cette logique, en effet, l’employeur jouirait d’une influence telle dans son entreprise que les syndicats locaux seraient au mieux socialement contraints à accepter l’inacceptable, au pire constitués de façon factice pour servir les intérêts du puissant).
Peut-on encore discuter, en droit du travail, de la réalité de la logique de lutte des classes ? Sommes-nous condamnés à comprendre la subordination sous cet unique prisme ?
4. La lutte des classes : héritage commun du marxisme et du libéralisme pour leur permettre de s’affronter. Il faut dire que la charge politique et philosophique que véhicule le concept de lutte des classes est considérable. Historiquement, la subordination se présente comme une nécessité économique : si l’entreprise a besoin de la force de travail pour remplir son œuvre, elle ne peut en aucune façon entrer directement en possession de celle-ci. La subordination juridique est donc ce mécanisme par lequel le salarié consent à accorder à l’employeur la jouissance de sa force de travail. Elle est, pour reprendre les termes du Pr. Fabre-Magnan 11, « le substitut de la dépossession » du travail conçu comme un bien certes détachable du salarié, mais inaliénable par nature. Se trouvent ainsi dissociés le produit du travail qui, en tant que source de création de la valeur économique, appartient pleinement à l’entreprise, du travail lui-même, source de cette source qui, depuis l’abolition de l’esclavage, ne peut qu’être mise à la disposition de l’entreprise, de façon temporaire et non-absolue. Il en résulte que si l’entreprise ne possède jamais le travail, elle doit néanmoins pouvoir le diriger. De là découlent les pouvoirs d’autorité traditionnellement dévolus aux employeurs.
Mais assimilant la subordination juridique à la dépendance économique, la pensée marxiste a largement contribué à pervertir la compréhension de la notion qui ne serait plus simplement un rapport d’autorité nécessaire au bon fonctionnement du processus économique, mais un rapport de domination d’une classe sur une autre, d’un individu puissant sur une multitude d’individus faibles ; en somme, une « servitude moderne » qui tendrait à prouver que les idéaux philosophiques des Lumières et des révolutionnaires du XVIIIe n’auraient finalement pas atteint le monde du travail et plus largement la sphère économique et l’organisation sociale. S’il est vrai que subordination juridique et dépendance économique peuvent parfois se télescoper (s’agissant particulièrement des emplois les moins qualifiés et/ou les moins rémunérés), s’il est également vrai que le rapport de subordination s’exerce quelques fois de façon abusive, dans un rapport de chantage à l’emploi et/ou à la progression de la rémunération, aucun de ces constats n’est systématique : la dépendance économique peut exister en dehors du rapport de subordination juridique 12, de la même façon qu’un salarié subordonné peut, par le bénéfice d’autres ressources que son salaire, n’être aucunement dépendant de son employeur sur le plan économique. En droit, les deux notions ne peuvent donc pas se confondre 13. L’autorité n’est pas, par nature, une source de révolte inéluctable 14.
Du point de vue de la pensée libérale, l’on observe à peu près la même perversion, bien qu’elle soit moins sous-tendue par l’idée de dépendance économique. Le contrat de travail supposerait en effet une inégalité de nature entre les concessions consenties par les parties, puisque ni la rémunération, ni d’autres droits éventuellement consacrés dans le contrat, ne peuvent objectivement compenser la capacité de l’employeur à restreindre la liberté du salarié. Nous serions ainsi face au présupposé fondamental de toute pensée individualiste : le conflit entre deux souverainetés individuelles ; conflit qui tourne à l’avantage de l’employeur pour des raisons d’efficacité économique ; conflit que le droit tente alors d’apaiser autant que possible en organisant des mécanismes de correction tels que la représentation collective des intérêts des salariés et, bien évidemment, la négociation collective d’accords en dehors du champ contractuel initial.
Marxistes et libéraux ont donc chacun alimenté l’idée selon laquelle la subordination juridique serait une forme moderne – et légitimée sur le plan économique – de domination d’un individu sur un autre. Si les uns et les autres se démarquent sur la question d’admettre ou non le bienfondé de l’organisation économique actuelle, tous se retrouvent dans le constat qu’employeur et salarié seraient par nature opposés l’un à l’autre ; constat qui justifie que l’on cherche soit à détruire l’employeur, soit à corriger, autant que possible et de façon nécessairement imparfaite, l’inégalité consubstantielle à la relation de travail.
Cette vision particulière du monde, cette représentation artistique des relations de travail salarié (déduite d’une technique objective), nous sommes de moins en moins nombreux à y souscrire.
5. Discussion autour des concepts de volonté et de pouvoir qui structurent la notion de subordination. Que ceux qui sont obsédés par la « pratique » et le « concret » nous pardonnent : il nous paraît en effet nécessaire de revisiter certains concepts théoriques pour expliquer quelle autre vision des relations de travail peut s’imposer comme alternative. Et parmi eux – puisque la subordination s’appuie essentiellement sur ceux-ci – les concepts de volonté et de pouvoir.
6. La volonté. La volonté tout d’abord, pour constater avec de nombreux auteurs 15 que si les juristes font de ce terme un usage abondant, c’est souvent sur fond de multiples confusions qui trahissent un manque évident de rigueur. Parle-t-on réellement de volonté, ou souhaitons nous évoquer le consentement ou l’intention ou encore la décision, qui ne sont pas tout à fait les mêmes choses ? Il nous semble, à l’instar du Pr. Atias, qu’il convient alors de ne pas trop écouter les juristes pour comprendre ce qu’est la volonté, mais de se tourner à cet effet plutôt vers les philosophes (ce qui ne veut évidemment pas dire qu’il n’y ait pas des juristes éminemment pertinents sur cette question ! 16).
Et parmi tous ces philosophes, Kant est sans aucun doute l’auteur incontournable. En raison certes de la densité de sa pensée, mais surtout parce que nombre de juristes majeurs (Kelsen en tête, mais aussi Weiss, Beudant, Jourdan…) ont été structurellement influencés par lui, avec les conséquences que l’on connait sur notre approche du droit aujourd’hui encore.
Kant dépeint la volonté comme un mouvement imbriqué dans la raison. Vouloir c’est se fixer une règle qui va déterminer un comportement ; c’est définir un devoir-être qui, pour être admis dans la société (mais aussi pour soi), doit se déduire de la logique rationnelle, laquelle tend vers l’universalité. De là découle l’importance de la « rencontre des volontés » : le devoir-être que je me suis fixé procède d’une rationalité qui est reconnue et admise par la raison d’autrui, et qui ne vient pas faire obstacle au devoir-être que celui-ci s’est fixé de son côté. Dans cette logique, le salarié adopte le comportement d’une soumission à son employeur, parce que sa raison le conduit à rechercher avant tout un salaire et la possibilité d’exercer ses compétences, tandis que l’employeur adopte le comportement du commandeur, parce que sa raison le conduit à rechercher avant tout la performance économique de son entreprise et les conditions minimales de discipline pour y parvenir.
Mais Kant va plus loin, car il entend répondre à la question fondamentale : « que veut, fondamentalement, la volonté ? ». Pour lui, elle veut le Bien contre le Mal. Plus précisément, elle veut le Bien contre la propension naturelle des Hommes à choisir le Mal. C’est parce que l’équation de départ est justement celle du Bien contre le Mal, de cet Homme qui est factuellement libre de choisir ce Mal qui l’attire a priori, qu’en réalité, sa Raison devient la condition sine qua non de sa véritable Liberté. Le voici autonome, souverain (le mot est lâché !), parce qu’il dispose d’un choix dès le départ entre céder à sa nature originelle – immorale, tiède, et indulgente avec ses faiblesses – ou obéir à la Raison – rigoureuse, intransigeante, méritocratique, qui pousse l’Homme à devenir autre chose qu’un simple humain.
Kant, et les juristes qui à sa suite s’inspireront de son travail, posent ainsi des fondements moraux à la Liberté, réduisant le débat autour de la volonté – et notamment la volonté de se subordonner à autrui – à la question de ce qui est effectivement Bien et Mal. La lutte de classes, qui s’appuie sur le constat de la subordination, n’est finalement rien d’autre qu’un combat violent entre des perceptions différentes du Bien et du Mal.
Seulement, Kant n’est pas l’unique référence philosophique majeure en matière de compréhension de ce qu’est la volonté. Il est un autre auteur que les juristes ont hélas trop ignoré : Nietzche. Or celui-ci s’oppose à Kant notamment sur deux points essentiels. Tout d’abord, il récuse le bienfondé originel de l’équation kantienne Bien vs. Mal. L’on ne reprendra pas ici le détail de sa démonstration (sa « généalogie de la morale »), mais seulement sa conclusion : le Bien et le Mal sont avant tout des constructions intellectuelles et éthiques destinées à imposer une représentation donnée du monde, à imposer cette idée folle et fausse qu’il n’y aurait qu’une morale « unique » et « immuable », qu’une « Vérité » (celle révélée par la Raison kantienne ; ou alors celle de Platon, de Dieu, de la « Nature » ou de n’importe quelle autre origine extra-morale et métaphysique de la morale).
Ensuite (et surtout), à la question « que veut la volonté ?», Nietzsche répond : la vie. La vie qui pousse n’importe quel vivant à accroître sa puissance (et non sa domination) pour perdurer. La vie qui se bat contre la seule chose qui lui résiste et qui la menace : le temps qui passe, et qui passant, change constamment l’ordre des choses qui configure les conditions d’existence ou d’inexistence.
Quel rapport avec le droit en général, avec la subordination en particulier ? Tout ! Car si le droit est, selon les termes de Nietzsche, cette « volonté d’éterniser un rapport de puissance donné », l’on admet alors que le droit est en perpétuel mouvement d’évolution, puisque le temps qui passe empêche cette éternité. Le droit est donc cette capacité à adapter, à faire évoluer, à « tordre » les règles en fonction des circonstances de fait (toujours mouvantes), et non à imposer des normes de comportement dictées par une vision morale que l’on présuppose arbitrairement comme absolue et universelle.
La subordination se comprend alors comme une relation, constamment en évolution, qui n’est pas le fruit d’un devoir-être d’origine morale comme le suggère la lutte des classes, mais comme celui d’un devoir-être vital, lequel du reste ne répond pas uniquement à des considérations d’ordre rationnel, mais aussi à des considérations irrationnelles qui sont difficilement sondables. Sur cette base, l’on perçoit toute l’importance, en droit du travail, des théories de MacNiel sur le « contrat relationnel » 17 : ainsi que le synthétise A. Barège, le contrat relationnel de travail « peut alors être envisagé à la fois en tant que lien d’obligations entendu strictement et en tant que lien relationnel. Le contenu obligationnel rassemble les obligations qui ont naturellement vocation à être définitives dans tout contrat de travail, ainsi que les obligations que les parties ont définitivement souhaitées fixer pour l’avenir. Le contenu de la sphère relationnelle est plus implicite. Sont concernés les éléments susceptibles d’organiser, de compléter voire de réformer le contenu obligationnel que les parties n’ont pas définitivement figés. (…) Le contenu obligationnel apporte une visée économique au contrat. Le lien relationnel apporte une visée éthique. Il commande aux parties d’adopter un comportement qui intègre les valeurs auxquelles l’entreprise est attachée » 18.
L’on peut aussi aisément relier l’approche nietzschéenne de la volonté aux travaux du Doyen Duguit sur la « théorie de la volonté déclarée » 19. Contre ceux qui soutiennent qu’il convient d’interpréter une norme de droit – légale ou conventionnelle – en recherchant la volonté initiale de son auteur, Duguit répond que celle-ci est impossible à déceler de façon objective. Seule la façon dont cette volonté s’est déclarée dans l’espace social est perceptible, ce qui suppose alors de prendre en considération toute une série d’éléments extérieurs à l’auteur, la formulation de la norme et le contexte dans lequel elle apparaît étant sans doute les principales.
Or si l’on observe la jurisprudence prud’homale, il apparait que c’est plutôt dans cette perspective que le juge appréhende les normes qui structurent la relation de travail. Fidèle à cette démarche, il s’appuie en effet sur plusieurs méthodes d’interprétation, et notamment (pour ne pas dire souvent) l’interprétation systémique qui replace l’énoncé dans le texte global auquel il appartient. Dans cette optique, ce sont généralement des considérations de pure forme qui vont guider l’analyse du juge 20, tant ils sont des indices déterminants des logiques qui ont présidé l’élaboration du texte étudié. L’interprétation systémique peut également être entreprise dans une démarche téléologique globale, la caractérisation de la cohésion du texte étant alors mise en relief avec ses finalités sociales 21. Il faut néanmoins noter que les juges restent attentifs à préserver une certaine cohérence vis-à-vis des énoncés qui, tout en ayant une texture ouverte, ont aussi ce que Hart appelait un « noyau dur » de sens qu’il convient d’identifier et dont il ne faut pas s’éloigner de trop si l’on veut que l’interprétation rendue soit comprise et admise par les sujets de droit 22.
L’on voit ainsi que le concept de volonté, qui soutien celui de subordination, peut s’envisager de plusieurs façons : l’une subjective qui positionne la volonté au point de départ de la relation de droit avec des visées intrinsèquement morales ; l’autre objective qui exclut la volonté de l’équation parce que celle-ci est quelque chose sur laquelle le droit n’a finalement aucune prise.
7. Le pouvoir. Mais cette réflexion sur la volonté conduit à discuter le second concept fondamental du rapport de subordination : le pouvoir 23.
La notion de pouvoir, en effet, est très directement liée à l’approche morale et métaphysique de la volonté. Elle exprime la capacité d’imposer, au sein d’une relation sociale, sa propre volonté, ou plutôt la conception morale que l’on entend dissimuler derrière l’idée de volonté. Le pouvoir implique donc une lutte (… des classes, si l’on reste dans notre sujet) : celle d’une perception donnée de ce qui serait Bien, contre des résistances qui considèrent que ce Bien en question est en réalité un Mal. Comme l’enseignait le Pr. Atias, « le pouvoir ne triomphe pas, (…) le pouvoir si j’ose dire supplante » 24. Il ne règle rien. Au contraire, il créé lui-même les conditions de sa contestation, de sa destitution, de son remplacement.
A ce propos, Nietzsche prend soin de bien dissocier le pouvoir de la puissance. Car dans son approche, la puissance ne détruit pas, ne s’impose pas : elle s’adapte. Elle est une telle conscience de ce qui est vital, qu’elle s’abstient de générer ce qui peut conduire à la mort. En somme, la puissance, c’est une maîtrise de soi capable de résister au temps qui passe, là où le pouvoir n’est qu’une folie morale qui précipite le sujet vers sa propre fin.
Or de l’idée de puissance naît une autre, essentielle pour Duguit et pour notre propos : celle de fonction. Cette situation dans laquelle se trouve une personne qui dispose non pas de pouvoirs, mais d’une puissance. Et de la partant, d’une responsabilité qui consiste à tout mettre en œuvre pour que ce au service duquel une personne exerce sa fonction, perdure dans le temps, et s’adapte aux circonstances factuelles.
Lorsque Duguit enseigne que nous sommes tous, au sein du groupe social, dépositaire d’une fonction, il nous apprend en fin de compte que nous détenons, selon des modalités différentes, une puissance dont l’unique objectif doit être de développer de façon soutenable ledit groupe social. Parce que, contrairement à ce que soutenait Rousseau et plus largement les individualistes, l’individu n’est rien en dehors du groupe social 25. Et lorsque l’on évoque la puissance du droit (et non son pouvoir), c’est pour indiquer que le droit n’a pour seule finalité que de faire perdurer le groupe social dans le temps. L’Homme est, par nature, un être social. Et le droit, par nature, est là pour soutenir la vie sociale.
8. Ce détour par la Théorie permet ainsi de poser deux conceptions très différentes de la subordination. La première – classique, dominante – qui traduit une relation de lutte des classes, se fonde sur l’idée que le salarié « veut », rationnellement (pour percevoir un salaire, pour exécuter ses compétences…), se soumettre aux « pouvoirs » de son employeur ; mais alors, employeur et salarié se retrouvent en constante opposition du fait qu’ils ne partagent pas le système moral qui guide l’usage des pouvoirs de subordination. La seconde exprime, quant à elle, l’idée d’une relation amorale, toute entière fondée sur les concepts de puissance et de fonction, c’est-à-dire une relation amenée à s’adapter de façon permanente, aux seules fins de faire perdurer le groupe social auquel participent l’employeur et le salarié.
Dans le premier cas, sont au cœur du schéma les individus qui, bien que se rejoignant sur le plan de la raison, s’opposent sur le plan moral. Dans le second cas, c’est la relation sociale qui est déterminante, sans intervention ni considération d’un quelconque jugement moral formulé a priori.
Nous pouvons donc écarter du raisonnement cette fantaisie de la domination induite par la lutte des classes. Plus fondamentalement, il nous semble que la direction, le contrôle et la sanction de l’exécution de la prestation de travail ne sont que des « puissances fonctionnelles » qui permettent d’une part à la force de travail de se conformer aux décisions stratégiques qui sont prises pour assurer le développement de l’entreprise sur le Marché (fonction première de l’entreprise), et d’autre part d’assurer aux salariés les conditions de santé, de sécurité et d’harmonie relationnelle qui s’avèrent indispensables à la réalisation de leurs prestations.
Dès lors, peut-on affirmer que la subordination juridique est ce mécanisme par lequel est assurée une double cohésion : l’une interne, qui vise la « communauté de travail » en tant que telle ; l’autre externe, qui vise les conditions d’insertion de cette communauté au sein d’un groupe social plus large, qu’est l’entreprise 26. Au niveau de chacune de ces deux collectivités, positionnées l’une vis-à-vis de l’autre comme des cercles concentriques, la subordination juridique manifeste le principe d’interdépendance sociale si cher à la pensée solidariste du Doyen Duguit : elle est une nécessité technique sans laquelle aucune collectivité ne pourrait exister, se maintenir ni se développer ; elle est l’incarnation d’un ordre, d’un intérêt collectif supérieur dont l’employeur n’est finalement que le dépositaire, le garant, du fait des fonctions particulières qu’il exerce au sein (et non en dehors) de la communauté de travail.
II – Perspectives vers la cogestion de la communauté de travail
9. L’employeur n’est pas l’embaucheur : clarifions les fonctions qui animent la relation de travail. Puisque nous sommes ici dans le cadre d’une tribune libre, essayons d’exploiter pleinement le potentiel transgressif de cette approche objective de la subordination. Et particulièrement en nous interrogeant : qui est donc cet employeur, s’il ne s’agit pas d’une personne qui exerce sa domination sur les salariés ?
Pour le savoir, évitons déjà de trop écouter le contrat (de travail), cette boussole que le privatiste brandit chaque fois qu’il cherche son chemin, et qui lui désigne ses évidences, lui déclame sa vérité, quand bien même la route ne serait pas aussi droite qu’il le lui suggère. Car la réalité des relations de travail est plus complexe qu’elle n’y parait : face à la complexité des structures sociétaires, aux tendances favorisant la centralisation des embauches et des structures de gestion du personnel, face aussi aux nouvelles modalités de la mobilité, il arrive souvent que celui dont le nom apparaît sur le contrat de travail ne soit pas nécessairement celui pour le compte duquel s’effectue la prestation de travail ni celui qui exerce effectivement les pouvoirs de la subordination. C’est du reste pour cette raison que la jurisprudence et la doctrine ont proposé le concept de « co-employeur » : à la vérité du contrat s’ajoute la vérité des faits, faisant naître sous nos yeux le spectacle éprouvant d’apparences contradictoires qui s’entrechoquent et qui conduisent, in fine, à ne plus rien comprendre de ce que l’on observe.
Fondons-nous plutôt sur l’analyse des fonctions et des obligations que l’on attribue généralement à l’employeur, puisque c’est à cela que l’approche objective de la subordination nous invite. Ainsi peut-on distinguer ce qui relève de l’exercice même de la puissance créée par la subordination – par exemple : l’obligation d’assurer la sécurité et l’hygiène dans l’entreprise, l’obligation de respecter les droits et les libertés du salarié pendant la relation de travail, la possibilité de faire évoluer, dans le respect de l’ordre public social, les horaires et le temps de travail… – de ce qui relève de la garantie juridique et financière de la relation de travail – par exemple : l’obligation de verser la rémunération, l’obligation de proposer un contrat valide lors de l’embauche, l’obligation d’assumer les conséquences indemnitaires d’un manquement contractuel…
Dans le premier cas, que nous pouvons désigner comme l’exercice de la « fonction d’employeur », il est avant tout question de la façon dont l’autorité modèle la relation de travail, l’adapte dans le temps aux circonstances factuelles. Dans le second cas, que nous pouvons désigner comme l’exercice de la « fonction d’embaucheur », il s’agit plutôt de sécuriser le salarié dans la durée de la relation de travail.
Certes, dans ce schéma, la fonction d’employeur ne peut exister sans qu’il n’y ait eu exercice, au préalable, de celle d’embaucheur. Celle-ci donne naissance à la relation de travail et lui garantit la possibilité de se déployer dans le temps. Mais le visage que prendra la relation de travail, ses évolutions, ses teintes, ses forces et ses faiblesses : tout ce reste dépend exclusivement de la fonction d’employeur. Or de notre point de vue, la fonction d’embaucheur est exercée par l’entreprise, ou plus généralement la personne morale qui fédère toutes les forces créatrices du processus de production, tandis que celle d’employeur est nécessairement exercée par un individu.
10. En effet, si l’on peut aisément concevoir qu’une personne morale apporte son patrimoine en garantie du bon déroulement de la relation de travail, il est en revanche plus difficile d’admettre qu’elle puisse exercer, en tant que telle, des pouvoirs d’autorité. Ceux-ci sont l’attribut des personnes physiques, et quand bien même les exerceraient-il « au nom de » la personne morale, il n’y a là qu’un schéma de pensée fondé sur une fiction. Pour paraphraser le Doyen Duguit qui s’exprimait à propos de l’Etat 27: l’entreprise n’est plus une puissance souveraine qui commande ; elle est un groupe d’individus détenant une force qu’ils doivent employer à créer et à gérer de la valeur économique. L’on peut certes continuer à vouloir masquer la puissance des êtres derrière des concepts métaphysiques qui atténuent leurs responsabilités. Il n’en demeure pas moins vrai qu’il ne faut pas confondre le cadre collectif dans lequel s’exercent des puissances – l’entreprise – avec leurs détenteurs ; ne pas confondre le « vouloir pour l’entreprise » (au sens du projet économique commun) avec un très improbable « vouloir de l’entreprise » (au sens de structure sociétaire).
Si l’entreprise ne peut, par nature, exercer la fonction d’employeur 28, tel n’est évidemment pas le cas de certaines personnes physiques qui agissent en son sein. Ceux-ci sont généralement les dirigeants de droit des sociétés, mais pas uniquement. Tout dépend de la façon dont s’organisent les puissances de direction, de contrôle et de sanction si bien que peuvent également être concernés des cadres-dirigeants ou encore des chefs d’établissement.
Dans le cas des dirigeants de droit des sociétés, il y a cette idée que leur position entraine a priori le cumul de plusieurs fonctions, certaines liées à l’élaboration de la stratégie de développement économique de l’entreprise, d’autres liées à sa mise-en-œuvre, étant précisé que la fonction employeur intègre cette dernière catégorie puisqu’il est question d’adapter la force de travail à ladite stratégie. Dans le cas des cadres-dirigeants et des chefs d’établissement, ceux-ci doivent être considérés comme disposant d’une délégation tacite de puissance rendue nécessaire par l’organisation interne de l’entreprise. Les fonctions de conception et d’exécution de la stratégie de développement économique se trouvent alors dissociées, et l’on peut se demander si la présence d’un responsable des ressources humaines dans l’entreprise ne priverait pas, de facto, le dirigeant de droit de la société de sa fonction d’employeur ?
11. Ce schéma des relations de travail n’est pas qu’une vue de l’esprit. Il faut notamment se souvenir de l’évolution de la jurisprudence relative à l’épineuse problématique du co-emploi en présence d’une structure sociétaire complexe. Dans un premier temps, et de façon fort contestable sur le fond, le juge qui venait d’établir l’existence d’un rapport de subordination en dehors des apparences du contrat, en déduisait que le co-employeur ainsi démasqué devait être considéré comme partie au contrat de travail 29. Toutefois, en 2011, l’arrêt « Jungheinrich » 30 a totalement atomisé ce raisonnement en indiquant que l’identification préalable d’un lien de subordination n’était plus indispensable, et que le co-emploi pouvait se déduire de la seule démonstration d’une triple confusion d’intérêts, d’activité et de direction entre les sociétés en cause 31. En d’autres termes, des tiers au contrat de travail – et qui le restent – pouvaient être reconnus comme s’ingérant dans les rapports de pouvoirs liés à la subordination, au point d’en perturber substantiellement la nature, l’organisation et les modalités d’exercice. Plus récemment, la jurisprudence « Molex » 32 est venue affiner cette position en prenant soin de distinguer ce qui relève d’une gestion normale d’un groupe et qui peut évidemment impacter les choix d’une filiale, de ce qui relève d’une gestion sociale et économique commune caractéristique du co-emploi 33.
En d’autres termes, s’il est parfaitement admissible qu’au sein d’un groupe, des rapports d’autorité se nouent entre la société-mère et ses filiales, il reste que celles-ci doivent conserver une relative autonomie sociale 34, et que la société-mère doit s’astreindre à ne pas confondre assistance et substitution ; surtout, en cas de difficultés économiques des filiales qui impacteraient leur gestion des emplois, que celles-ci conservent la maîtrise de leur stratégie tout au long du processus 35. Sur ce point, la jurisprudence « Molex » fait preuve de discernement. Elle confirme surtout qu’au-delà des possibles apparences individuelles et contractuelles, les fonctions d’employeur et de décideur économique sont bel et bien distinctes a priori.
Mais comme le rappellent les arrêts « Sofarec » 36, une société-mère dont les décisions ont manifestement aggravé la situation économique difficile de sa filiale, la précipitant dans la destruction d’emplois, et qui « ne répondaient à aucune utilité pour elle et n’étaient profitables qu’à son actionnaire unique », commettrait une faute engageant sa responsabilité civile délictuelle. Dès lors, les salariés licenciés ne sont pas irrecevables dans leur « action en responsabilité extra-contractuelle dirigée contre un tiers auquel sont imputés des fautes ayant concouru à la déconfiture de l’entreprise et, par-là, à la perte des emplois dès lors que ces fautes se distinguent des manquements qui pourraient être reprochés à l’employeur en ce qui concerne le contenu du plan de sauvegarde de l’emploi ou de l’obligation de reclassement ».
Pour le dire plus simplement, cette évolution jurisprudentielle confirme que la qualité d’employeur est entièrement associée à une situation d’autorité et de puissance qui ne peuvent en aucun cas se déduire des apparences contractuelles. La question n’est même plus de savoir qui bénéficie du rapport de subordination (celui-ci n’étant pas nécessairement le cocontractant du salarié) mais qui influence l’exercice des prérogatives qui en découlent. Ce qui est déterminant est moins le titulaire de ces prérogatives que l’autonomie réelle dont il dispose lorsqu’il les exerce. L’on rétorquera, à partir d’un raisonnement a contrario des arrêts « Sofarec », que le co-emploi est pourtant traité dans le cadre de la responsabilité contractuelle, mais c’est à notre sens moins en raison d’une immixtion imposée dans le schéma des parties (ce que ne dit plus la Cour de cassation), qu’en raison du fait que les prérogatives liées à la subordination naissent du contrat de travail – ils en sont le critère essentiel – bien qu’ils s’exercent au-delà de celui-ci.
12. Il y aurait donc, dans les relations de travail, l’embaucheur (partie au contrat de travail qui créé la relation et la garantit dans le temps), l’employeur (dépositaire des prérogatives liées à la subordination juridique), le co-employeur (perturbateur de l’autonomie de l’employeur et donc de l’exécution du contrat de travail) et l’influenceur (tiers à tous points de vue à la relation de travail).
Il est vrai que ce schéma n’est toutefois pas systématiquement reproduit dans l’appréhension des situations d’emploi salarié. Le travail intérimaire, par exemple, propose une autre vision des choses puisque l’agence d’intérim, considérée comme l’employeur, devrait être normalement considérée comme l’embaucheur, tandis que la société utilisatrice devrait être considérée comme l’employeur. Ce serait du reste plus logique qu’il en soit ainsi, notamment dans les contentieux où le salarié tente de mettre en évidence la faute inexcusable de l’employeur pour des faits qui dérivent essentiellement du comportement de la société utilisatrice dans l’usage des pouvoirs qui lui ont été délégués. Certes l’agence d’intérim reste celle qui sanctionne le salarié (et conserve donc une partie des prérogatives de la subordination), mais toujours en fonction des constats et analyses provenant de la société utilisatrice. En tout état de cause, entre ces deux représentations des relations de travail, il nous semble que celle proposée pour l’emploi intérimaire apparaît plus anormale que celle sous-tendue dans les situations de co–emploi. Notre droit du travail n’en est pas à une contradiction ni à un paradoxe près.
13. Le salarié est subordonné à une « communauté de travail » et non à un individu : osons la co-gestion. Si la qualité d’employeur est essentiellement liée à l’exercice d’une puissance qui puise ses sources dans le rapport de subordination, encore faut-il clarifier la question de savoir si ce qui importe, dans ce schéma, est l’individu titulaire de cette puissance, ou la situation d’autorité dans laquelle il est placé. L’enjeu est central puisque la conception de la relation de travail, et par ricochet celle du droit du travail, sera très différente selon que l’on se trouve dans un rapport nécessairement interindividuel ou dans autre chose.
La problématique se résout néanmoins rapidement. Si l’on considère la jurisprudence relative à la modification de la situation juridique de l’employeur (article L.1224-1 du Code du travail), il apparaît que « tous les contrats de travail en cours au jour de la modification subsistent entre le nouvel employeur et le personnel de l’entreprise » 37. Or ce principe est identique s’agissant des engagements unilatéraux de l’employeur, qui sont eux-aussi intégralement maintenus dans les mêmes hypothèses de modification 38. En définitive, quels que soient les actes juridiques envisagés, l’individualité de l’employeur est ici totalement occultée.
Pour la jurisprudence prud’homale, ce qui est déterminant est le transfert d’une entité économique autonome, qui conserve ainsi son identité et dont l’activité est poursuivie ou reprise 39. Il n’est pas nécessaire qu’il s’agisse d’une entreprise dans sa globalité (un établissement ou un service peut suffire). En d’autres termes, la modification du titulaire des prérogatives liées à la subordination suppose, pour que l’article L.1224-1 s’applique, qu’une communauté cohérente de travail soit transférée. La qualité d’employeur est donc intimement liée à l’existence d’une pareille communauté.
Observons simplement que l’opération de transfert ne concerne pas uniquement l’employeur, mais aussi l’embaucheur. L’entreprise ou l’association bénéficiaire de l’opération se retrouve en effet liée par l’ensemble des obligations qui fixent une garantie juridique et financière à la relation de travail. Cette modification, toutefois, ne perturbe en rien l’analyse : l’employeur est avant tout une fonction, identifiable par les prérogatives qui lui sont attachées, et dont la permanence suit celle de la communauté de travail à laquelle elle se rattache.
14. Ces quelques propos, assez théoriques il est vrai, permettent néanmoins d’entrevoir une autre approche des relations de travail en rupture avec l’idée de conflit que supposent toutes les doctrines individualistes : la fonction d’employeur est similaire à celle du chef d’orchestre qui propose une interprétation de la partition que lui donnent les détenteurs du capital de l’entreprise, qui règle le tempo et la mesure de ce qui est joué par les salariés, et qui assure l’indispensable coordination entre eux. A aucun moment il n’est dissociable de l’orchestre qu’il représente et qu’il anime. Si l’employeur incarne l’autorité dont la communauté de travail a besoin pour exister, vivre et évoluer, cette autorité fixe à chacun – dont l’employeur lui-même – des devoirs envers cette communauté, et certainement pas envers l’individu qui occupe la fonction employeur.
Dans cette optique, l’on entrevoit bien la réorientation du bénéfice du rapport de subordination. Celui-ci ne profite pas à l’individu qui occupe la fonction d’employeur – puisque cet individu, finalement, importe peu en tant que tel – mais à l’ensemble de la communauté de travail dans laquelle s’insère la fonction employeur, par nécessité. Pour le dire autrement, si le contrat de travail unit le salarié à l’embaucheur – le premier offrant le fruit de son travail à l’entreprise, le second offrant au salarié la garantie financière et juridique d’une relation de travail stable – le rapport de subordination qui naît de ce cadre, mais qui le dépasse par la suite, unit le salarié à l’ensemble de la communauté de travail, posant à l’un et à l’autre des obligations réciproques dont l’unique fonction est d’assurer des liens de solidarité entre tous les membres de cette communauté.
Cette approche n’a finalement rien de particulièrement innovant. Elle était déjà au cœur des travaux d’Hugo Sinzheimer 40 lorsqu’il décrivait, en trois phases, le processus d’évolution des relations de travail et leur rapport au droit : si, dans une première phase, ces relations opposaient deux individus considérés isolément et positionnés l’un par rapport à l’autre dans une relation inégale de pouvoir favorisant la domination unilatérale du plus fort sur le plus faible, dans une seconde phase, l’intervention de l’Etat en soutien aux coalitions organisées des ouvriers a fait basculer l’exercice du rapport de subordination dans une logique de négociation collective qui dépasse et complète le seul cadre du contrat de travail. Mais, nous annonçait Sinzheimer, une troisième phase était à entrevoir à la suite des précédentes, en raison de l’intensification des liens unissant les enjeux de relations de travail à ceux de la performance économique : le « droit de communauté », pour reprendre son expression, « considère les parties intéressées, non plus comme des groupes isolés, mais comme des membres d’un tout qui leur est superposé et qui les réunit dans une volonté unique » 41. La subordination, dans ce cadre, unit l’individu au groupe qui lui impose, par ce biais, les conditions de son impérieuse solidarité.
Sur le plan pratique, cette approche éclaire d’autres modèles de relations de travail que l’on nomme « modèles de co-gestion ». En Allemagne, par exemple, la logique est à ce point suivie que les droits des Comités d’entreprise 42 peuvent les conduire à intervenir (particulièrement dans les entreprises de plus de 2000 salariés où la cogestion est obligatoire) dans les procédures de recrutement et de licenciement, c’est-à-dire sur les processus d’entrée et de sortie de la communauté de travail. Dans le même esprit ces Comités disposent, pour certains enjeux spécifiques (horaires de travail, congés, rémunération, mouvements de personnels…), d’un véritable pouvoir de codécision avec l’employeur. Ce modèle – qui soit dit en passant, ne semble pas porter particulièrement atteinte aux performances des entreprises allemandes sur la scène économique européenne ou mondiale – démontre que s’il peut bien entendu exister des divergences de vue au sein de la communauté entre ses membres et leurs fonctions respectives, une grande partie des questions ayant trait aux conditions de travail se règlent par l’affirmation d’une position collective exprimée en dehors de la logique conventionnelle.
* * *
15. A l’heure où le droit du travail est politiquement discuté, les uns dénonçant les nuisances qu’il engendre sur les performances économiques des entreprises, les autres s’offusquant de son « détricotement » systématique en faveur des logiques marchandes, il nous semble en fin de compte que nous nous trompons complètement de sujet. La question n’est pas celle du « plus ou moins » de normes sociales. Elle est encore moins celle d’une orientation plus franche en faveur des intérêts de l’employeur ou du salarié (ou des organisations syndicales). La question, nous semble-t-il, est plus fondamentale : envisageons-nous d’abandonner la logique de lutte des classes comme grille exclusive de compréhension et d’élaboration du droit du travail ?
Disons les choses sans détours : la France est prête à basculer vers un nouveau modèle de relations de travail : la cogestion. Ceci suppose néanmoins – et contrairement aux orientations de la loi « Rebsamen » – de généraliser les Comités d’entreprise à toutes les organisations marchandes employant un minimum de salariés, de réformer les élections professionnelles (abandon du monopole syndical au premier tour 43) et d’introduire dans ces instances de nouvelles compétences où employeur ET élus salariés décideront ensemble de la vie de la communauté de travail.
16. Ce débat est en tout cas lancé – dans les entreprises à défaut de l’être dans les sphères politiques et doctrinales – qui nous interpelle sur le sens du droit du travail plutôt que sur la quantité de normes qui le constitue. N’embarrassons plus le débat public avec des questions inutiles et depuis longtemps résolues. Car comme le rappelait le Pr. Supiot : « Oui, le Droit est borné, borné comme les cases des jeux que les enfants dessinent sur le sol. Pas de lignes sur le sol, pas de jeu possible : c’est anomie et la confusion, le règne du plus costaud. Mais s’il y a tant de lignes qu’elles ne laissent plus un espace où se mettre, il n’y a pas de jeu possible non plus : c’est l’hypernomie et la confusion, le règne du plus costaud. Et s’il y a juste ce qu’il faut, on peut oublier ceux qui les tracent, et jouer son va-tout dans les espaces qu’elles dessinent, on peut même tricher. A ses risques et périls. Cela s’appelle la liberté » 44.
Notes:
- Selon la définition posée par l’arrêt « Société Générale » (Cass. Soc., 13 nov. 1996, n°94-13.187) ; v. aussi Cass. Soc., 28 avr. 2011, n°10-15.573. ↩
- Supiot (A.), Critique du droit du travail, Paris, 1994, PUF, coll. « Quadrige », 3e éd. (2015), p.110. ↩
- A ce propos, l’art. L.1121-1 C. trav. dispose que « nul ne peut apporter aux droits des personnes et aux libertés individuelles et collectives de restrictions qui ne seraient pas justifiées par la nature de la tâche à accomplir et proportionnées au but recherché». ↩
- Par exemple, l’identification d’un contrat de travail au travers l’existence d’un rapport de subordination, lequel se déduit du constat factuel de l’exercice par l’employeur des pouvoirs de commandement, de contrôle et de sanction. ↩
- Castel (R.), « Les métamorphoses de la question sociale : une chronique du salariat », Fayard, Paris, 1995. ↩
- La conclusion d’accords d’entreprises réglementant le travail du dimanche depuis l’entrée en vigueur de la loi « Macron » d’août 2015, est illustration de ce pragmatisme (les plus emblématiques étant ceux conclus au sein des Galeries Lafayette, du BHV, de la FNAC ou du Printemps…). ↩
- La RSE désigne l’action volontaire du décideur économique d’aller au-delà de la loi, du règlement ou du contrat dans la satisfaction de besoins couvrant différents enjeux (libertés individuelles et collectives, conditions de travail, environnement, culture et éducation…). Pour une étude d’ensemble du concept, v. « La RSE saisie par le droit. Perspectives interne et internationale », ss. dir. De K. Martin-Chenut & R. de Quenaudon, Paris, 2016, éd. A Pedone. ↩
- L’accord atypique est en effet assimilé à un engagement unilatéral de l’employeur : Cass. soc., 15 juill. 1998, n° 96-41.118. ↩
- V. par ex. J. Delga, « De l’éthique d’entreprise et de son cynisme », D., 2004, n043, pp. 3126-3131 ; X. Dieux & F. Vincke, « La Responsabilité sociale des entreprises : leurre ou promesse ? », RDAI/IBLJ, 2005, n°1, pp.13-34 ; F. Meyer, « La responsabilité sociale de l’entreprise : un concept juridique ? », DO, mai 2005, p.187. ↩
- L’article 2 de la loi révise en effet l’articulation entre accords de branche et accords d’entreprise et donne le primat à l’accord d’entreprise sur l’accord de branche, pour tout ce qui concerne la durée du travail (nombre maximum d’heures travaillées, heures supplémentaires, congés payés, temps de repos…). ↩
- Fabre-Magnan (M.), « Le contrat de travail défini par son objet », in « Le travail en perspectives» (ss. dir. A. Supiot), Paris, LGDJ, 1998, pp.101 à 124., cité p.119. ↩
- Sur cette idée d’indépendance, il convient de préciser que celle-ci doit être totale pour exclure la notion de subordination. Ainsi, s’agissant des médecins par exemple (mais d’autres professions peuvent être concernées), il apparait clairement que ceux-ci disposent d’une réelle indépendance dans l’exercice de leur art, ne serait-ce que pour des raisons déontologiques et de compétences techniques. Pour autant, la jurisprudence admet qu’ils puissent être en situation de subordination juridique vis-à-vis d’un employeur lorsque celui-ci les soumet à une discipline collective donnée – horaires, lieu de travail, moyens… – ou, pour le dire d’une façon plus générale, lorsqu’ils sont intégrés dans un « service organisé » (Cass. Civ., 26 juil. 1938 : DH 1938, 289 ; Cass. Soc., 31 mai 1965, n°64-40.174 et 64-40.175 ; Cass. Soc., 29 mars 1994, 90-40.832 – v. aussi, s’agissant d’un médecin ayant au surplus une activité libérale : Cass. Soc., 31 mai 1967 : Bull. soc., 436). Il est à noter néanmoins que la caractérisation d’un « service organisée » est aujourd’hui considérée, par la jurisprudence, comme un simple indice de subordination juridique, non suffisant (Cass. Soc., 1er déc. 2005, 05-43.031 : JCP, S, n°1115, note C. Puigelier ; Cass. Soc., 19 janv. 2012, n°10-23.653). ↩
- Cass. Civ., 6 juil. 1931, « Préfet de la Haute-Garonne c. Bardou » : DP, 1931.1.131, note P. Pic ; selon cet arrêt, « la condition juridique d’un travailleur à l’égard de la personne pour laquelle il travaille ne saurait être déterminée par la faiblesse ou la dépendance économique dudit travailleur et ne peut résulter que du contrat conclu entre les parties ». ↩
- Sur les rapports entre subordination juridique et dépendance économique, voir l’article de E. Dockès, « Notion de contrat de travail », Dr. soc., no 5, mai 2011, p. 546-557 ; v. également P. Cuche, « Du rapport de dépendance, élément constitutif du contrat de travail », Revue critique de législation et de jurisprudence, 1913, p. 412-427. ↩
- V. ntm. C. Atias, « De la difficulté contemporaine à penser le droit. Leçons de philosophie du droit », Aix, 2016, PUAM ; M.-A. Frison-Roche, « Volonté et obligation », in « L’obligation », Archives de philosophie du droit, t.44, Sirey, 2000, pp.129-151. ↩
- V. ntm « La volonté du salarié », (ss. dir. de T. Sachs), Paris, 2012, Ed. Dalloz, coll. « Thèmes et commentaires », et particulièrement les contributions d’A. Lyon-Caen (« Liberté et volonté »), de P. Adam (« La volonté du salarié et l’individualisation des rapports juridiques de travail »), d’A. Jeammaud (« Consentir »), de P. Lokiec (« Refuser »), de J. Mouly (« Renoncer ») ou encore de F. Géa (« Rompre »). ↩
- MacNiel (I.), « Contracts : Adjustments of Long-Term Economic Relations under Classical, Neoclassical and Relational Law », Northwestern University Law Review, 1978, vol. 72, p.854 ; v. aussi la très complète étude d’A. Barège, “L’éthique et le rapport de travail », Paris, 2008, LGDJ, coll. « Bibliothèque de droit social », t.47. ↩
- A. Barège, op.cit., p. 369. ↩
- « Tant que l’on n’a vu dans le droit objectif que la protection du sujet de volonté qu’est chaque individu humain, l’acte juridique était essentiellement l’acte de volonté interne du sujet de droit (…). Mais du moment où l’on admet que la situation de droit n’a de valeur et ne mérite protection que lorsqu’elle correspond à un but social, que toute situation de droit n’a de force que dans la mesure où elle a un fondement social, elle ne peut naître que d’un acte qui a lui-même le caractère social ; elle ne peut donc résulter que d’un acte de volonté externe, parce que tant que la volonté ne s’est pas manifestée à l’extérieur, elle est d’ordre purement individuel ; elle ne devient un acte social que par sa manifestation » : L. Duguit, « Les transformations générales du droit privé depuis le Code Napoléon », Paris, 1913, Librairie Armand Colin. ↩
- Le cas du « manuel pratique des questions du personnel » d’EDF a, par exemple, donné lieu à plusieurs décisions où les juges, semble-t-il, se sont fondés sur des détails de pure forme, caractérisant l’ensemble du manuel, pour considérer que l’employeur n’avait jamais quitté la sphère du commentaire. Conçu pour faciliter la compréhension et l’application des textes applicables à la gestion du personnel de l’entreprise, ce document reproduisait à la fois des explications et des instructions données par la direction du personnel dans des cas particuliers qui lui avaient été précédemment soumis. Or dans des litiges où les salariés contestaient les conditions dans lesquelles l’entreprise avait mis un terme à leur activité, il apparaissait que certaines mentions de ce manuel n’avaient pas été respectées par l’employeur, au détriment des demandeurs. Plus encore, dans certaines espèces, la direction du personnel avait même publié des documents postérieurs qui reprenaient les termes de ces mentions, ce qui pouvait laisser supposer l’existence d’un engagement unilatéral de volonté. Pourtant, la jurisprudence fut unanime pour considérer qu’il s’agissait en fin de compte que de simples commentaires, sans portée normative. Les raisons, à défaut d’être explicitées dans les arrêts, peuvent néanmoins être trouvées dans la reproduction des moyens exposés par l’employeur au soutien de l’un de ses pourvois : tout d’abord il apparaissait que ledit manuel distinguait formellement, par l’utilisation d’italiques, ce qui relevait du corpus réglementaire explicitement applicable dans l’entreprise (statut, circulaires, notes d’instruction) du reste des mentions ; ensuite la présence d’un avertissement figurant en-tête du document et qui indiquait la nécessité d’appréhender prudemment la portée des mentions contenues. (Cass. Soc., 19 mars 2008, 06-44.509 ; 21 octobre 2009, 08.41.907 ; v. aussi CA Grenoble, 2 juillet 2007, 05/387). ↩
- Ainsi le relevé de conclusions établi à l’issue d’un « processus d’échange » entre l’employeur et plusieurs parties prenantes (internes et externes), et qui se borne à mettre en forme de simples objectifs, ne permet pas au juge d’en déduire l’existence d’engagements unilatéraux (Cass. Soc., 14 mars 2006, 04-44.750 ; 14 février 2007, 05-42.505). A l’inverse, la jurisprudence admet une telle déduction à partir d’un simple compte-rendu de réunion des délégués du personnel (Cass. Soc., 28 février 1996, 92-45.334), d’un procès-verbal de comité d’entreprise (Cass. Soc., 12 juin 2001, 01-41.944 ; 29 septembre 2004 ; 02-41.845), voir même d’un ensemble de discussions informelles avec les représentants du personnel (Cass. Soc., 27 mars 1996, 92-41.584 : en l’espèce, il s’agissait d’un accord entre l’employeur et les délégués du personnel, intervenu en présence d’un représentant de l’administration sociale, mais qui n’avait finalement pas été signé par l’employeur. V. également Cass. Soc., 16 février 2011, 09-41.401 concernant de simples déclarations de l’employeur, faites en connaissance de cause, sans réserve ni conditions, devant le comité d’entreprise) : la nature particulière de ces institutions, ainsi que les finalités du dialogue qui s’opère avec elle, toutes orientées vers la cogestion des conditions de travail, confèrent aux énoncés qui en découlent une cohérence d’ensemble compatible avec la production d’effets de droit. ↩
- Dans un arrêt assez emblématique, la Cour de cassation a pu considérer qu’un « manuel des règles de conduite de l’entreprise » qui affirmait « l’égalité des chances pour tous » en matière de formation professionnelle, n’impliquait pas pour autant que l’employeur s’engageait unilatéralement à prendre en charge les frais d’hébergement et de déplacement exposés dans le cadre d’un congé individuel de formation. Pour la Haute juridiction, l’engagement de non-discrimination contenu dans le manuel ne s’étendait pas nécessairement aux conditions d’exécution des formations, d’autant que – comme l’indiquait le moyen du pourvoi – ledit manuel explicitait son énoncé comme la garantie de « possibilités de formation offertes aux employés pour les préparer à des emplois, aux responsabilités et qualifications plus élevées » (Cass. Soc., 14 janvier 2003, 00-43.879). ↩
- Sur cette notion et ses rapports au droit, v. ntm P. Lokiec, « Contrat et pouvoir », Paris, 2004, LGDJ, coll. « Bibliothèque de droit privé » ; v. également P. Dockès, « Pouvoir, autorité et convention d’obéissance », Jour. World-systems research, 2000, vol. VI-3, pp.920-945 ; E. Gaillard, « Le pouvoir en droit privé », Paris, 1985, Economica, coll. « droit civil ». ↩
- Atias (C.), op.cit. ↩
- Adage emblématique de ce courant de pensée : « L’Homme naît débiteur de l’association humaine » (L. Bourgeois, « Solidarité », Paris, 1908, Armand Colin). ↩
- L’on peut se demander si ce micro-collectif dispose ou non d’une personnalité morale distincte de celle de l’entreprise. Cette construction n’est en rien surprenante en soi : rappelons que le législateur et la jurisprudence reconnaissent, par exemple, la personnalité juridique civile et morale au C.H.S.C.T. (Cass. Soc., 17 avr. 1991, n°-89-17.993, 89-43.767 et 89-43.770 ; Cass. Soc., 2 déc. 2009, 08-18.409 ; Cass. Soc., 21 nov. 2012, 10-27.452), au C.E. (art. L.2325-1, C. trav), de sortes qu’au sein même de l’entreprise, naissent des personnalités morales distinctes dont l’existence dépend, au préalable, de l’existence de celle de l’entreprise. Ceci fait indiscutablement écho aux propos du Pr. Pierre Coulombel selon lequel « la personnalité morale, en définitive, ne se constate pas, elle s’affirme » (« Le particularisme de la condition juridique des personnes morales de droit privé », thèse, Nancy, 1950, p.41). ↩
- Duguit (L.), « Les transformations du droit public », Paris, Librairie Armand Colin, 1913 : introduction : « L’Etat n’est plus une puissance souveraine qui commande ; il est un groupe d’individus détenant une force qu’ils doivent employer à créer et à gérer les services publics. ». ↩
- A rapprocher de la jurisprudence de la Cour de cassation qui affirme qu’en l’absence de preuve qu’une société filiale de recrutement exerce sur le personnel un pouvoir réel de direction, elle ne peut se voir qualifiée d’employeur (Cass. Soc., 26 oct. 1999, 97-43.142) : il y a bien là rattachement de la qualité d’employeur aux pouvoirs liés à la subordination, et donc à une fonction spécifique. En revanche, cette filiale a bien exercé une partie de la fonction d’embaucheur en recrutant un salarié pour le compte d’une autre société du groupe. V. également : Cass. Soc., 15 juin 1999, 97-41.375 où une société s’est vue condamnée à payer le salaire d’un employé en dépit du fait que le chef d’entreprise n’avait pas, personnellement, négocié et signé le contrat, ceci ayant été fait par une autre personne de l’entreprise qui avait l’ « apparence de l’employeur ». Si l’on n’est pas convaincu par la pertinence de ce terme – il faudrait plutôt parler d’ « apparence de l’embaucheur » – l’on voit bien, ici, que c’est la personne morale qui est concernée par cette fonction. ↩
- Cass. Soc., 1er juin 2004, 01-47.165, inédit. ↩
- Cass. Soc., 18 janv. 2011, 09-69.199 ; v. aussi Cass. Soc., 28 sept. 2011, 10-12.278, « Recylex (Métaleurop) ; Cass. Soc., 3 mai 2012, 10.27.461, inédit. ↩
- En l’espèce, la Cour d’appel (dont la décision a été confirmée par la Cour de cassation) avait relevé que la société holding détenait la quasi-totalité du capital de sa filiale, absorbait 80% de sa production, en fixait les prix et avait imposé à celle-ci le transfert d’une partie importante de ses salariés vers une autre entité du groupe. Elle avait par ailleurs relevé que sur la base de dirigeants communs, la société holding avait déterminé la stratégie de la filiale et avait pris la maîtrise de la procédure de licenciement. ↩
- Cass. Soc., 2 juil. 2014, 13-15.208, « Molex ». ↩
- A ce propos, les récentes décisions « Continental » (rejet du coemploi) et « 3 Suisses » (admission du coemploi) – Cass. Soc., 6 juillet 2016 – clarifient davantage encore les lignes en citant les éléments suivants comme constitutifs d’une situation de coemploi : le transfert des équipes informatiques, comptables et RH, la perte de toute autonomie décisionnelle dans plusieurs domaines, ou encore la prise en charge de tous les problèmes de nature contractuelle, administrative, juridique et financière rencontrés par la filiale. Ces arrêts fournissent la substance à une belle réflexion sur la notion de « business unit » qui sert, souvent, à organiser l’immixtion sociale au-delà des frontières sociétaires. ↩
- Des arrêts du 6 juin 2016 précités, s’amorce une réflexion visant la situation de plus en plus fréquente de l’exercice d’un mandat social dans la société « dominée », par une personne physique qui est salariée de la société « dominante ». ↩
- C’est, du reste, tout à fait le sens de la consultation sur les orientations stratégiques de l’entreprise mise en place récemment par la loi du 14 juin 2013. ↩
- Cass. Soc., 8 juil. 2014, 13.15.573 et 13.15.470, « Sofarec ». ↩
- Ceci est une originalité du droit du travail. Dans la logique civiliste classique, observons qu’une telle opération de modification impliquerait à la fois une transmission de créance (celle détenue par l’« employeur » sur le « salarié ») et une transmission de dette (celle détenue par le « salarié » sur l’« employeur »). Dans le premier cas, et hormis certaines créances spécifiques qui demeurent incessibles[1], il faudrait alors conclure une convention de « cession de créance » dont on sait qu’elle ne nécessite pas le consentement du débiteur cédé (art. 1689, C. Civ.), mais seulement son information par voie de signification (art. 1690, C. Civ.). Dans le second cas, en revanche, le consentement du créancier est indispensable si bien qu’en dehors des quelques cas particuliers prévus par la loi, l’opération de transfert se réalise soit par novation, soit par délégation. Or ces logiques procédurales sont explicitement écartées en droit du travail. ↩
- Cass. Soc., 17 mars 1998, 95-42.100 ; 6 juin 2000, 98-40.289 ; 12 mars 2008, 06-45.147. Il est à noter toutefois que le nouvel employeur n’est tenu d’appliquer l’engagement unilatéral transmis qu’à l’égard des salariés dont le contrat de travail était en cours au jour du transfert (Cass. Soc., 7 décembre 2005, 04-44.594). ↩
- V. Cass. Ass. Plén., 16 mars 1990 : D., 1990, 305, note A. Lyon-Caen ; Dr. Soc., 1990, 411, note G. Couturier et X. Pretot. ↩
- V. ntm. H. Sinzheimer, « La théorie des sources du droit et le droit ouvrier », Annuaire de l’Institut international de philosophie du droit et de sociologie juridique, Rec. Sirey, 1934. ↩
- Sinzheimer (H.), op.cit., p.74. ↩
- Les « Betriebsrat » qui peuvent être créés dans toute entreprise de plus de 5 salariés). ↩
- Cet abandon n’est toutefois pas sans risque, et notamment au regard de l’exigence d’indépendance des représentants des salariés vis-à-vis de l’employeur. ↩
- Supiot (A.), op. cit. ↩