La décision du « tribunal » constitutionnel polonais sur la primauté du droit de l’Union européenne. Une réponse à Jean-Eric Schoettl
Par Sébastien Platon, professeur de droit public à l’Université de Bordeaux,
Le 2 novembre 2021, Jean-Eric Schoettl a publié sur le site « Actu-Juridique » un article intitulé « L’affaire polonaise met à nu les ingérences de l’Union européenne dans les souverainetés nationales ». Cet article concerne la décision du 7 octobre 2021 du « tribunal » (nous utiliserons ci-après le terme entre guillemets eu égard à sa composition illégale, voir infra III) constitutionnel polonais, illégalement composé et aux ordres du gouvernement (voir infra III), lequel, après quatre reports d’audience consécutifs, a finalement rendu sa décision sur la requête du Premier Ministre polonais, Mateusz Morawiecki, qui lui demandait d’estimer que la façon dont la Cour de justice interprète certaines dispositions du droit de l’Union européenne sont contraires à la constitution polonaise. Le tribunal a considéré que sont contraires à la constitution polonaise les articles 1 (« Le présent traité marque une nouvelle étape dans le processus créant une union sans cesse plus étroite entre les peuples de l’Europe »), 4§3 (principe dit de « coopération loyale » entre l’Union européenne et les Etats membres) et 19§1, deuxième alinéa (« Les États membres établissent les voies de recours nécessaires pour assurer une protection juridictionnelle effective dans les domaines couverts par le droit de l’Union ») du traité sur l’Union européenne en tant qu’ils s’appliquent à l’organisation judiciaire des Etats membres et permettent à des juridictions nationales d’écarter certaines règles nationales incompatibles avec le droit de l’Union européenne. Cette décision est une réaction à plusieurs arrêts de la Cour de justice de l’Union européenne qui concluent à l’incompatibilité avec le droit de l’Union européenne de la politique de remise en cause systémique de l’indépendance de la justice par le gouvernement polonais depuis 2015. Elle fait suite à une précédente décision du 14 juillet 2021 qui niait toute autorité à la Cour de justice pour imposer des mesures provisoires en matière d’organisation de la justice.
M. Schoettl estime que « l’émotion provoquée par la décision du Tribunal constitutionnel polonais du 7 octobre 2021 est excessive à divers égards » car « l’intrusion des organes de l’Union européenne dans le domaine de souveraineté de la Pologne, particulièrement dans son organisation judiciaire, constitue une ingérence inacceptable ». En outre, « en faisant primer la Constitution polonaise sur le droit européen, le Tribunal constitutionnel polonais prend une position qui n’est guère éloignée de celle de la Cour constitutionnelle allemande et qui fait écho à celle des plus hautes juridictions françaises ». Enfin, selon l’auteur, « si la France jette la pierre à la Pologne, elle est la première – et à juste titre – à se rebiffer contre les ingérences de l’Union dans les matières de souveraineté ».
Cet article nécessite une réponse. Non pas tant pour sa tonalité franchement eurosceptique – de grands esprits eurocritiques ont contribué de façon importante à la réflexion sur l’Union européenne, comme l’allemand Dieter Grimm – mais parce qu’il contient des affirmations que l’on ne peut considérer, pour rester mesuré, que comme factuellement approximatives. Eu égard à la personne de son auteur, conseiller d’Etat et ancien secrétaire général du Conseil constitutionnel, de tels propos doivent faire l’objet d’une mise en perspective, voire d’une correction. Les propos qui suivent, à cette fin, s’articuleront selon trois angles. Tout d’abord, l’article de M. Schoettl propose une présentation biaisée de l’articulation entre Droit de l’Union européenne et droit national (I). Ensuite, il procède à une présentation erronée de la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne et, plus marginalement, du mécanisme de conditionnalité Etat de droit (II). Enfin, l’article propose une comparaison infondée entre la décision polonaise et la situation existant dans d’autres Etats membres (III).
I- Une présentation biaisée de l’articulation entre Droit de l’Union européenne et droit national
Pour M. Schoettl, les traités doivent énoncer « clairement les obligations qui seront celles de l’État membre (transferts et partages de compétences, contrôles et sanctions) et il importe, « dans les matières de souveraineté (ou, comme dit le Conseil constitutionnel français, lorsqu’il est porté atteinte aux « conditions essentielles d’exercice de la souveraineté »), que le constituant (c’est-à-dire le peuple par la voie du référendum ou ses représentants se prononçant de façon solennelle et à la majorité qualifiée) ait expressément consenti aux transferts, partages et restrictions de souveraineté qu’ils impliquent ».
L’on relèvera le paradoxe consistant, presque en un seul souffle, à exiger que les traités énoncent « clairement » les obligations des Etats membres puis à invoquer les si élusives « conditions essentielles d’exercice de la souveraineté », que l’on serait bien en peine de définir « clairement » ou d’énumérer précisément au regard de la jurisprudence du Conseil constitutionnel et dont d’éminents auteurs ont souligné le caractère approximatif. Il en va d’ailleurs de même de la toujours mystérieuse « identité constitutionnelle de la France », également invoquée par l’auteur comme limite à la primauté du droit de l’Union européenne, alors que le Conseil constitutionnel ne l’a jamais définie clairement et dont il n’a donné une illustration pour la première fois que récemment. Ce faisant, on ne peut d’ailleurs s’empêcher de relever que le Conseil constitutionnel a lui-même fait preuve d’un volontarisme interprétatif qui n’a rien à envier à celui que l’auteur reproche à la Cour de justice de l’Union européenne en considérant que l’on peut déduire de l’article 12 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 (« la garantie des droits de l’Homme et du Citoyen nécessite une force publique : cette force est donc instituée pour l’avantage de tous, et non pour l’utilité particulière de ceux auxquels elle est confiée ») une interdiction de déléguer à des personnes privées des compétences de police administrative générale inhérentes à l’exercice de la « force publique » nécessaire à la garantie des droits.
D’ailleurs, puisque l’on en est à évoquer la question de l’activisme judiciaire, oubliera-t-on que c’est sur la base de quelques mots dans le préambule de la Constitution de 1958 que le Conseil constitutionnel a fait pénétrer dans le bloc de constitutionnalité français, et donc au-dessus de la loi française, l’ensemble des droits civils et politiques posés par la Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen ainsi que l’ensemble des principes, essentiellement économiques et sociaux, énoncés dans le préambule de la Constitution de 1946 ? Il semble que la frontière soit bien mince entre les « détournements de pouvoir » (excusez du peu) commis à Luxembourg et l’interprétation apparemment légitime à laquelle s’adonne la juridiction de la rue Montpensier, dont M. Schoettl a été le secrétaire général, et alors que les deux juridictions ont le pouvoir considérable de contraindre le législateur national.
L’affirmation de l’auteur, peu après, selon laquelle « les organes de l’UE sont incompétents pour restreindre la souveraineté nationale au-delà des prévisions des traités, car ce serait ajouter aux compétences de l’UE alors que celle-ci n’a qu’une compétence d’attribution » dénote par ailleurs une méconnaissance inquiétante du système des traités.
Certes, les traités européens contiennent des compétences attribuées à l’Union européenne. Une compétence, en droit, est un domaine dans lequel une autorité publique est habilitée à agir. Les compétences de l’Union sont, selon les cas, exclusives, partagées ou d’appui. Dans le champ des compétences exclusives, seule l’Union peut agir. Dans le champ des compétences partagées, l’Union et les Etats membres peuvent agir concurremment, jusqu’à un certain point. Dans le champ des compétences d’appui, l’Union peut coordonner, compléter ou appuyer l’action des Etats membres. Toute compétence non attribuée à l’Union dans les traités appartient aux États membres.
Mais les traités contiennent aussi des obligations et interdictions, découlant de principes et de droits individuels, adressés à l’Union et/ou aux Etats membres. Par exemple, il découle de la libre circulation des personnes que ni l’Union ni les Etats membres ne peuvent, de façon injustifiée ou disproportionnée, entraver le déplacement d’un citoyen de l’Union d’un Etat membre à un autre. Ces obligations et interdictions ne sont pas des compétences, mais constituent au contraire un encadrement de la compétence de l’Union et/ou des Etats membres, consenti souverainement par les Etats membres eux-mêmes.
En particulier, l’interdiction de porter atteinte à l’indépendance des juges découle de deux dispositions des traités. D’une part, l’article 2 du Traité sur l’Union européenne, qui consacre l’Etat de droit comme valeur de l’Union. D’autre part, l’article 19, paragraphe 1, alinéa 2, du Traité sur l’Union européenne, qui dispose que « les États membres établissent les voies de recours nécessaires pour assurer une protection juridictionnelle effective dans les domaines couverts par le droit de l’Union ». La Cour en déduit, en particulier depuis un arrêt Associação Sindical dos Juízes Portugueses du 27 février 2018, que les Etats membres n’ont pas le droit d’adopter une mesure nationale susceptible de porter atteinte à l’indépendance des juges nationaux, à partir du moment où les juges en question sont susceptibles de se prononcer, en qualité de « juridictions », sur des questions portant sur l’application ou l’interprétation du droit de l’Union. C’est qu’en effet l’on voit mal comment les justiciables de l’Union pourraient jouir d’une « protection juridictionnelle effective » si les juges chargés de protéger leurs droits ne sont pas indépendants du pouvoir – en particulier dans le cadre de litiges les opposant audit pouvoir.
Cette interprétation est la conséquence logique de ce que le juge national est le juge de droit commun du Droit de l’Union européenne. Dès lors que l’Union européenne dépend des juges nationaux, en première ligne, pour appliquer son droit, il est inéluctable que ce dernier détermine un certain nombre de standards destinés à ce que le juge national, pour autant qu’il soit en position d’appliquer le droit de l’Union européenne, l’applique de façon correcte et effective. L’impact du droit de l’Union européenne en matière juridictionnelle n’est donc pas nouveau. Dès 1978, dans son arrêt Simmenthal, la Cour de justice avait ainsi estimé que les juges nationaux devaient écarter les règles nationales contraires au droit de l’Union. De longue date, la Cour de justice a énoncé les principes d’équivalence et d’effectivité, en vertu desquelles les procédures juridictionnelles nationales ne doivent pas traiter le droit de l’Union européenne moins favorablement que le droit national et ne doivent pas rendre impossible ou excessivement difficile la protection des droits que les justiciables tirent du droit de l’Union européenne. Dans le cadre de la procédure préjudicielle, la Cour de justice a toujours été compétente pour déterminer si un organe national peut être qualifié de juridiction ou pas, puisque seules des juridictions peuvent lui adresser des questions préjudicielles. Les critères permettant d’identifier une juridiction incluaient d’ailleurs, déjà, l’indépendance. Le droit dérivé de l’Union européenne a même créé des voies de droit nationales nouvelles, par exemple en matière de marchés publics.
Dès lors, les institutions de l’Union, si elles ne peuvent légiférer en matière d’organisation de la justice, sont en droit d’appliquer l’interdiction de porter atteinte à l’indépendance des juges dans le cadre de leurs compétences respectives. En particulier, la Cour de justice de l’Union européenne est pleinement compétente pour appliquer le droit de l’Union européenne, y compris les articles 2 et 19 du Traité sur l’Union européenne. Elle est donc en droit de condamner ou de constater les violations, par les Etats membres, de l’interdiction de porter atteinte à l’indépendance des juges.
II- Une présentation erronée de la jurisprudence de la Cour de justice et du mécanisme de conditionnalité Etat de droit
Contrairement à ce qu’affirme M. Schoettl, la jurisprudence de la Cour de justice ne se fonde pas, on l’a dit, sur le seul article 2 du Traité sur l’Union européenne qui, selon l’auteur, ne fonderait que de « vagues » valeurs, mais, comme on l’a dit dans la partie précédente, sur l’article 19 du Traité sur l’Union européenne, qui dispose que « les États membres établissent les voies de recours nécessaires pour assurer une protection juridictionnelle effective dans les domaines couverts par le droit de l’Union ».
Surtout, M. Schoettl se livre à une simplification des plus grossières en affirmant que la « pomme de discorde » entre la Pologne et l’Union européenne ne concernerait « que » les modalités de recrutement des magistrats.
L’on rappellera que les premiers arrêts en manquement prononcés contre la Pologne en matière d’Etat de droit concernaient une mise à la retraite anticipée, obligatoire et avec effet immédiat d’un certain nombre de juges à la Cour suprême, y compris la Présidente de celle-ci, et de juges de droit commun et de magistrats du parquet. Il en résultait une réduction du mandat desdits juges, alors que la fixité du mandat est une garantie d’indépendance. Par ailleurs, la législation polonaise prévoyait que le président de la république pouvait, de façon purement discrétionnaire, sans condition aucune, prolonger le mandat de certains juges ainsi mis à la retraite sur demande de ceux-ci. Là encore, on voit bien comment un tel pouvoir, confinant à l’arbitraire, menace l’indépendance des juges dont le mandat a ainsi été prolongé selon le bon plaisir du prince.
Plus récemment, la Cour a à nouveau condamné la Pologne s’agissant, non pas du recrutement des juges, mais de la réforme de la procédure disciplinaire applicable à ces derniers. D’un point de vue substantiel, la Cour de justice a considéré que les infractions disciplinaires dont les juges sont susceptibles d’être accusés étaient insuffisamment claires et précises pour leur permettre d’exercer leur fonction avec l’indépendance nécessaire. D’un point de vue institutionnel, la Cour de justice a considéré que l’organe compétent en matière de discipline des juges en Pologne, la chambre disciplinaire de la Cour suprême, manquait elle-même d’indépendance. En effet, l’ensemble de ses membres ont été nommés sur proposition de la KRS, l’équivalent polonais du Conseil supérieur de la magistrature. Or, en 2017, l’ensemble des membres de cette KRS ont été renouvelés de manière prématurée et remplacés par des membres qui, à une écrasante majorité, ont été nommés par le gouvernement et par le parlement, et donc par le parti majoritaire. La neo-KRS ne peut donc plus être considérée comme indépendante, ce dont le réseau européen des conseils de justice – qui, il faut insister, n’est pas un organe de l’Union européenne mais un forum regroupant les équivalents du CSM en Europe – a pris acte en expulsant récemment la KRS. Ce sont donc, insistons encore, les pairs mêmes de la KRS, et non d’obscurs technocrates bruxellois ou d’apatrides juges luxembourgeois, qui ont estimé, à grand regret, que la KRS ne présentait plus les garanties nécessaires pour siéger parmi eux.
Plus récemment encore, la Cour a jugé que la mutation d’un juge sans son consentement doit être entourée des mêmes garanties qu’une procédure disciplinaire et qu’en l’occurrence, la juridiction ayant rejeté la requête contre la décision de mutation n’était pas un tribunal établi par la loi puisque le membre unique de cette juridiction avait été nommé en méconnaissance d’une ordonnance adoptée par une juridiction polonaise qui, dans le cadre d’un litige pendant, suspendait sa nomination en attendant de juger de sa légalité sur le fond. Il s’agit donc, relevons-le, d’une violation flagrante d’une décision de justice polonaise.
M. Schoettl affirme également que « le reproche fait par les instances de l’UE à la Pologne – ne pas confier le recrutement de ses magistrats à des commissions exclusivement ou majoritairement composées de magistrats – pourrait être fait à d’autres États membres » et que ce « « standard » inventé par l’UE (…) fait la part belle au corporatisme et n’est pas un corollaire nécessaire du principe d’indépendance des juges ». Le seul problème ici est que ni la Cour ni aucune autre institution de l’Union n’a développé un tel standard. L’approche de la Cour de justice ne consiste pas à prescrire tel ou tel standard mais à vérifier si les garanties statutaires dont bénéficient les magistrats, prises dans leur ensemble, permettent d’assurer leur indépendance. Il est à ce titre difficile de ne pas s’étouffer lorsque l’auteur poursuit en affirmant que l’indépendance des juges, « en France comme en Pologne, est assurée par d’autres voies, qu’il s’agisse de l’impossibilité pour l’exécutif ou le Parlement de casser une décision de justice ou par les garanties de carrière et disciplinaires bénéficiant aux magistrats », alors que ce sont précisément les garanties de carrière et disciplinaires qui ont fait l’objet d’un examen de la Cour de justice dans ses arrêts les plus récents, et qu’elle a considérées comme incompatibles avec l’indépendance des magistrats polonais. Dans le dernier arrêt en manquement prononcé par la Cour, est même notamment en cause le pouvoir d’initier des poursuites disciplinaires contre des juges à raison du contenu même des décisions qu’ils ont adoptées dans l’exercice de leurs fonctions. A ce titre, un nombre croissant de juges polonais ont été suspendus simplement pour avoir appliqué un arrêt de la Cour de justice de l’Union européenne ou de la Cour européenne des droits de l’homme, mais également parfois pour avoir posé une question préjudicielle à la Cour de justice. Il semble que M. Schoettl n’ait peut-être pas rigoureusement lu les arrêts qu’il critique si vertement.
L’auteur vilipende ensuite le « chantage financier » exercé sur la Pologne et la Hongrie, « contraire au droit de l’UE » et mené par quelques « eurodéputés progressistes ». Passons sur le fait que le soi-disant « chantage » n’a rien à voir, en tout cas formellement, avec la décision du « tribunal » constitutionnel polonais, qui ne l’évoque pas. L’on rappellera simplement ici qu’un règlement de 2020 permet de suspendre certains versements de fonds européens en cas de violation des principes de l’Etat de droit susceptibles d’avoir un impact sur le budget européen. Il est en effet évident que, en l’absence de juges et de contrôles financiers indépendants, il n’est pas possible de s’assurer que l’argent du contribuable européen sera effectivement dépensé conformément aux objectifs déterminés en commun et ne sera pas détourné, par exemple, au profit du parti au pouvoir ou d’entrepreneurs alliés à celui-ci. L’affirmation qu’un tel mécanisme est « contraire au droit de l’UE » et purement gratuite, puisque ce règlement se fonde sur une disposition des traités, l’art. 322, 1, a) du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne qui permet au Conseil et au Parlement européen d’adopter les règles financières qui fixent notamment les modalités relatives à l’établissement et à l’exécution du budget et à la reddition et à la vérification des comptes. Ce qui est par contre indubitablement contraire au droit de l’Union, ce sont les conclusions adoptées par le Conseil européen le 11 décembre 2020, qui suspendent l’applicabilité dudit règlement en attendant que la Cour de justice se soit prononcée sur sa validité, en méconnaissance du principe selon lequel les actes de l’Union sont présumés légaux tant que la Cour de justice ne les a pas jugés illégaux et entrent en vigueur par la seule vertu de leur publication au journal officiel de l’Union européenne. Quant à la soi-disant offensive des eurodéputés progressistes, elle est contredite par le fait que l’activation du mécanisme est soutenue par une importante majorité au Parlement européen, excédant les seuls groupes « progressistes » – sauf, bien sûr, à voir des « progressistes » partout.
III- La non-comparabilité de la décision polonaise avec la situation dans d’autres Etats membres
L’affirmation selon laquelle la position du « tribunal » constitutionnel polonais est proche de celle de la cour constitutionnelle allemande et d’autres juridictions nationales n’est guère sérieuse.
Il est vrai qu’il existe depuis fort longtemps, dans l’ordre juridique de l’Union européenne, une tension entre deux principes contradictoires. D’une part, dans l’ordre interne de chaque Etat, la constitution est, en règle générale, la norme suprême et prévaut sur toute autre norme, y compris les normes issues du droit de l’Union européenne. D’autre part, dans l’ordre juridique de l’Union européenne, le droit de l’Union européenne prévaut, en cas de conflit, sur toute norme nationale contraire, fût-elle de rang constitutionnel.
Cette tension s’est manifestée dès les années 70, lorsque les cours constitutionnelles italienne et allemande ont affirmé qu’elles feraient, le cas échéant, prévaloir leur droit constitutionnel national sur le droit de l’Union européenne en cas de violation des droits fondamentaux par ce dernier. Toutefois, cette tension est généralement maintenue sous contrôle par la bonne volonté et le dialogue entre juges nationaux et juges européens. Ainsi, dans l’exemple précédent, c’est en développant une jurisprudence protectrice des droits fondamentaux que la Cour de justice a convaincu les cours constitutionnelles nationales de renoncer à leurs menaces tant que le niveau de protection des droits fondamentaux garanti au niveau de l’Union resterait satisfaisant.
Malgré ce modus vivendi. Il peut arriver qu’une juridiction nationale fasse, de façon sporadique, prévaloir la constitution nationale sur le droit de l’Union européenne dans un cas déterminé. Ce fut le cas de la Cour constitutionnelle tchèque dans l’arrêt Landtova de 2012, ou encore de la Cour suprême danoise dans l’arrêt Ajos (Dansk Industri) de 2016. On se souvient que la Cour constitutionnelle allemande a rejeté en 2020 l’autorité d’un arrêt de la Cour de justice et d’une décision de la Banque centrale européenne. Plus récemment, en avril 2021, le Conseil d’Etat français a lui aussi fait prévaloir une obligation tirée de la Constitution française sur une règle de droit de l’Union européenne.
La décision du « tribunal » constitutionnel polonais se distingue cependant de ces précédents de par l’ampleur de la décision. Les précédents cités concernent des cas ponctuels, dans lesquels une juridiction nationale écarte un arrêt spécifique de la Cour de justice ou bien une décision spécifique d’une institution de l’Union européenne. Dans la décision du 7 octobre, c’est un pan entier de la jurisprudence de la Cour que le « tribunal » constitutionnel polonais a rejeté, jurisprudence qui plus est d’importance constitutionnelle car portant sur les valeurs de l’Union.
Surtout, l’analogie avec d’autres juridictions nationales néglige le fait que le « tribunal » constitutionnel polonais n’est plus un tribunal établi par la loi. Ce n’est pas moi qui le dis, mais… le Tribunal constitutionnel polonais lui-même, en 2016, avant de perdre son indépendance. Il a en effet considéré comme illégal le refus, par le gouvernement qui venait d’être élu, de la nomination de trois juges au Tribunal constitutionnel polonais effectuée par la majorité précédente, à laquelle il a substitué ses propres choix. Il en résulte que le « tribunal » constitutionnel polonais est irrégulièrement composé et, dès lors, ne satisfait pas au standard de « tribunal établi par la loi » au sens du droit européen. La Cour européenne des droits de l’homme l’a d’ailleurs affirmé clairement cette année dans un arrêt Xero Flor contre Pologne du 7 mai 2021. L’interprétation ainsi faite de la Constitution ne peut donc pas être tenue pour une interprétation authentique mais pour une interprétation issue d’un organe illégalement composé, dépendant de l’exécutif. Dès lors, l’affirmation de M. Schoettl selon laquelle il y aurait une violation de l’Etat de droit à « appeler à anéantir » (d’où provient cet appel ? on ne le sait pas) une décision de justice émanant de la « plus haute juridiction du pays » est nécessairement erronée : l’organe qui porte actuellement le nom de Tribunal constitutionnel en Pologne s’assimile davantage à un organe de l’exécutif qu’à une juridiction, et encore moins à « la plus haute juridiction du pays ».
Conclusion
Il n’y a donc aucun excès de compétence de la part des institutions de l’Union européenne, mais au contraire un exercice régulier de leurs compétences à la lumière des valeurs de l’Union. La décision du pseudo-tribunal constitutionnel polonais n’est pas à saluer comme une proclamation glorieuse de l’immarcescible souveraineté nationale. Il s’agit du rejet, par un organe illégalement constitué qui fut jadis une institution respectable, de certaines valeurs fondamentales de l’Union. Il s’en faut de beaucoup pour qu’il y ait matière à se réjouir.