Évolutions de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme – Premier semestre 2021
Par Mustapha Afroukh, Maître de conférences HDR en droit public à Université de Montpellier, IDEDH
Caroline Boiteux-Picheral, Professeur de droit public à l’Université de Montpellier, IDEDH
Céline Husson-Rochcongar, Maître de conférences en droit public à Université de Picardie Jules Verne, CURAPP-ESS,
Le premier semestre 2021 fut jalonné d’arrêts importants, en particulier sur le terrain de l’article 8 – qu’il s’agisse de l’interception en masse de communications électroniques (Gde ch., 25 mai 2021, Centrum för rättvisa c. Suède, n° 35252/08 et Big Brother Watch et autres c. Royaume-Uni, n° 58170/13), de la répression pénale de la mendicité (19 janv., Lacatus c. Suisse, n° 14065/153) et de la question inédite de l’obligation vaccinale infantile contre les maladies graves (Gde ch., 18 avr. 2021, Vavřička et autres c. République tchèque, n° 47621/13). Même si elle ne porte pas sur l’obligation vaccinale contre la covid-19, cette dernière affaire, dans le contexte actuel, a inévitablement braqué la Cour sous les feux des projecteurs. Les Etats parties à la Convention ne s’y sont d’ailleurs pas trompés, puisque quatre d’entre eux ont présenté des observations en tant que tiers intervenants en faisant référence à la pandémie du covid-19. Le juge européen a également eu à connaître d’une affaire mettant directement en cause des mesures prises au nom de la lutte contre la pandémie du covid-19 (13 avr. 2021, Déc. Terheş c. Roumanie, n° 49933/20). Que l’on songe également aux arrêts rendus au titre de l’article 2 avec une affaire singulièrement importante concernant l’application des critères « Osman » dans le contexte des violences domestiques (Gde ch., 15 juin 2021, Kurt c. Autriche, n° 62903/15) et, en lien avec la juridiction extraterritoriale l’Etat, la question du respect de l’obligation procédurale inhérente à cette disposition à propos d’investigations conduites par les autorités allemandes à la suite de la mort des deux fils du requérant lors d’un bombardement en Afghanistan, ordonné par les forces allemandes de la Force internationale d’assistance à la sécurité dépendant de l’OTAN (Gde ch., 16 février 2021, Hanan c. Allemagne, 4871/16). Le millésime 2021 de la jurisprudence de la Cour européenne met également en lumière la prégnance des affaires d’envergure constitutionnelle ayant pour toile de fond la méconnaissance des valeurs de l’État de droit. Ainsi, l’arrêt Xero Flor w Polsce sp. z o.o. c. Pologne (7 mai 2021, n° 4907/18) constitue une pièce supplémentaire à verser au dossier déjà étoffé de la crise de l’Etat de droit en Pologne. Les condamnations européennes des réformes législatives polonaises réduisant à néant l’indépendance des juges se multiplient, mais sans que cela n’inquiète les juridictions polonaises qui refusent de s’incliner. La décision du 7 octobre 2021 du Tribunal constitutionnel polonais portant « évaluation de la conformité à la Constitution polonaise de certaines dispositions du traité sur l’Union européenne » en est une énième illustration, encore plus inquiétante puisqu’elle révèle une volonté claire et non équivoque de rejeter les valeurs communes sur lesquelles l’Union européenne est fondée (art. 2TUE). Si les juges européens ont bien pris la mesure de ce défi majeur de la crise de l’Etat de droit, se pose ici la question de l’effectivité de la sanction juridictionnelle. Question récurrente dans la jurisprudence de la Cour, les rapports avec le droit de l’Union européenne continuent d’alimenter le contentieux mais dans de nouvelles configurations. Ainsi, l’arrêt du 25 mars 2021, Bivolaru et Moldovan c. France (n° 40324/16) est la première affaire dans laquelle la Cour a renversé la présomption de protection équivalente dans le contexte de l’exécution d’un mandat d’arrêt européen.
L’analyse du contentieux démontre que le contrôle de la Cour oscille toujours entre une appréciation in concreto des violations alléguées (trancher le litige) et une approche abstraite (dire le droit) imposée soit par l’élargissement de la qualité de victime – c’est le cas dans l’affaire Centrum relative à la surveillance de masse où la fondation requérante n’avait pas fait l’objet d’une mesure concrète d’interception –, soit par l’objet du contentieux soumis à la Cour. En effet, l’obligation vaccinale infantile ou bien encore la répression pénale de la mendicité (Lacatus) sont des « question(s) importante(s) d’intérêt général, non seulement pour (les Etats défendeurs) mais également pour d’autres Etats parties à la Convention » pour reprendre une formule tirée de l’arrêt Karner c. Autriche du 24 juillet 2003. Par exemple, au-delà de la situation factuelle de l’espèce, l’argumentaire développé par la Cour dans l’arrêt Lacatus énonce ainsi des principes abstraits et généraux selon lesquels l’interdiction de la mendicité par le droit pénal doit rester une exception, aussi circonscrite que possible. La politique de priorisation des affaires tend également à accentuer cette tendance au contrôle objectif. En ce sens, a été récemment soulignée l’importance des affaires à impact, notamment celles où « la conclusion de l’affaire pourrait entraîner une modification ou une clarification de la législation ou de la pratique internationales ou internes » (17 mars 2021).
La fréquence des opinions séparées ne faiblit pas et leur tonalité se veut résolument offensive. A cet égard, la lecture de l’opinion en partie concordante en partie dissidente du juge Pinto De Albuquerque sous l’arrêt de grande chambre Big Brother Watch et autres c. Royaume-Uni vaut particulièrement le détour. Le juge portugais y stigmatise un « arrêt (qui) modifie fondamentalement l’équilibre ménagé en Europe entre le droit au respect de la vie privée et les intérêts de la sécurité publique en ce qu’il cautionne la surveillance non ciblée du contenu des communications électroniques et des données de communication associées, et pis encore, l’échange de données avec des pays tiers qui ne disposent pas d’un niveau de protection comparable à celui des États du Conseil de l’Europe » et une Cour de Strasbourg « en retrait de la Cour de Luxembourg, qui demeure le phare de la protection de la vie privée en Europe ». Le moins que l’on puisse dire est que le juge polonais Krzysztof Wojtyczek est un juge actif. Outre les affaires polonaises précitées dans lesquelles il conteste régulièrement le parti pris de la Cour et/ou la motivation retenue 1, on retiendra son opinion dissidente très documentée et fine sous l’affaire Vavřička et autres c. République tchèque, notamment sur la fragilité du concept de solidarité sociale.
En ce qui concerne la fonction consultative de la Cour de Strasbourg, pour la première fois depuis l’entrée en vigueur du protocole n° 16, une demande d’avis a été rejetée par la Cour européenne des droits de l’homme. Le 1er mars 2021, le collège de filtrage de la Cour de Strasbourg a en effet décidé de ne pas donner suite à la demande d’avis adressée par la Cour suprême slovaque sur le système d’examen des plaintes contre la police (n° P16-2020-001). À la question de savoir si le service d’inspection du ministère de l’Intérieur, d’organe chargé d’enquêter sur tout soupçon pesant sur les membres de la police, satisfait aux critères d’indépendance et d’impartialité au sens de la jurisprudence européenne, le collège de cinq juges répond que la juridiction demanderesse n’a nul besoin d’une orientation européenne pour résoudre le litige dont elle est saisie, à savoir une procédure pénale ouverte contre un policier accusé d’avoir agressé physiquement une femme en juillet 2014. La réponse du collège laisse transparaître, assez clairement, ses réticences à l’idée de voir cette nouvelle procédure instrumentalisée par les plus hautes juridictions nationales. Le collège s’inscrit dans le sillage des précédents avis en rappelant qu’ils doivent « se limiter aux points qui ont un lien direct avec le litige en instance au plan interne » (§ 19), la Cour n’ayant pas vocation à répondre à des questions générales ou hypothétiques sans lien avec le litige en cause devant la juridiction demanderesse. Le protocole n° 16 invite les juridictions internes à poser des questions précises afin de permettre à la Cour d’y répondre, mais surtout l’avis demandé doit être nécessaire pour trancher le litige. En l’espèce, le collège est d’avis que la question posée porte en réalité sur l’exigence d’enquête au sens des articles 2 et 3 de la Convention, alors que les parties ne s’étaient nullement placées sur ce terrain. Plus encore, la motivation de la décision paraît sévère dans la mesure où le collège relève que la Cour suprême slovaque avait déjà la réponse à la question posée : « La Cour estime que, en concluant dans l’avis susmentionné que ce qui est essentiel à la préservation du droit de l’accusé à un procès équitable en matière pénale, c’est l’indépendance de la juridiction de jugement, la Cour suprême a donné des indications pertinentes pour répondre à la question dont la Cour est à présent saisie » (§ 22). Autant dire que le collège suggère l’absence de clairvoyance de la Cour suprême slovaque qui l’a saisie d’une demande d’avis, alors qu’elle avait la réponse sous les yeux, à savoir l’ensemble des éléments pour appliquer la Convention européenne.
Alors que l’on pouvait s’attendre, compte tenu du nombre peu élevé de ratifications, à ce que la Cour européenne reconnaisse, à l’instar de la Cour de justice de l’Union européenne, une présomption de pertinence et donc de recevabilité des demandes d’avis consultatifs, elle opte au contraire pour une doctrine stricte relative à l’appréciation de leur admissibilité. On imagine sans peine la frustration de la Cour suprême slovaque. À terme, cette décision pourrait avoir l’effet d’une douche froide pour les hautes juridictions des États ayant ratifié le Protocole : « Ces mêmes juridictions nationales risquent fort d’éprouver quelques réticences à solliciter un avis consultatif de la CEDH si elles ont le sentiment qu’une épée de Damoclès risque de s’abattre assez aisément sur les demandes qu’elles introduisent » 2. Dans le contexte actuel d’une procédure connaissait un « retard à l’allumage » (J.-P. Costa), n’est-il pas opportun de faire preuve de plus de souplesse dans l’interprétation des conditions d’exercice de la demande d’avis afin de dynamiser cette nouvelle procédure ? Sur ce point, la pratique du renvoi préjudiciel devant la Cour de justice est très instructive. Car il a fallu attendre le début des années 1980 et l’affaire Foglia c. Novello 3pour que la Cour de Luxembourg adopte sa première déclaration d’incompétence, la doctrine commençant à évoquer alors la « doctrine de l’irrecevabilité manifeste » 4. C’est en 1981 qu’elle a estimé que le point de droit soulevé par la question préjudicielle ne devait pas être sans rapport avec l’objet du litige au principal 5.
Heureusement, d’autres demandes ont été acceptées. Il en va ainsi de la deuxième demande d’avis consultatif (n° P16-2021-001) soumise par la Cour de cassation arménienne le 11 mars et acceptée le 12 mai sur la compatibilité avec l’article 7 de la Convention de l’application de délais de prescription en cas de torture. Difficile enfin de pas évoquer la demande d’avis adressée par le Conseil d’Etat français le 19 avril et acceptée par la Cour le 2 juin 6. La haute juridiction administrative, qui s’est enfin décidée à jouer le jeu de cette nouvelle procédure dialogique, a interrogé la Cour européenne sur la conventionnalité d’une disposition législative qui limite la possibilité pour les associations de propriétaires de retirer leurs terrains du territoire d’une association communale de chasse agréée. Celle-ci avait précédemment rejeté plusieurs demandes d’avis sans aucune motivation, en particulier dans une affaire concernant le rejet des demandes de rapatriement de ressortissantes françaises et de leurs enfants retenus en Syrie. Depuis lors, plusieurs requêtes ont été introduites devant la Cour de Strasbourg. Le 16 mars, la chambre à laquelle les affaires avaient été attribuées s’est dessaisie au profit de la Grande Chambre, alors le Conseil d’Etat avait ici refusé de saisir la Cour d’une demande d’avis au titre du Protocole 16.
Le protocole n°15 n’étant entré en vigueur que le 1er août 2021, nous l’évoquerons dans la prochaine livraison. Dans la mesure où la Cour a anticipé cette entrée en vigueur 7, les changements ne devraient pas être importants du moins sur la question de la prise en compte de la subsidiarité. Sur les changements procéduraux, il en va différemment quoique sur ces aspects l’hypothèse d’une application anticipée peut être avancée à la lumière de l’affaire Grzęda c. Pologne où pour la première fois une chambre est passée outre l’objection du gouvernement polonais à son dessaisissement au profit de la grande chambre, faisant ainsi prévaloir l’esprit de la Convention, perceptible à travers la position des États parties à l’égard du Protocole n° 15 (18 février 2021, n° 43572/18), lequel supprime le droit d’opposition des parties au dessaisissement d’une chambre.
S’agissant enfin de la composition de la Cour, plusieurs juges ont débuté leur mandat pendant le premier semestre 2021 : le juge grec Ioannis Ktistakis (avocat et universitaire), le juge suisse Andreas Zünd (magistrat) et le juge belge Frédéric Krenc (avocat et universitaire). L’élection de ce dernier est assurément une très bonne nouvelle pour la Cour. Fin connaisseur du système conventionnel et de la jurisprudence de la Cour, F. Krenc sera aussi certainement très sensible au dialogue avec la doctrine, lui qui a dirigé la Revue trimestrielle des droits de l’homme (2014-2021). L’autre bonne (ou mauvaise nouvelle) est le rejet de la liste polonaise par l’Assemblée parlementaire le 19 avril 2021, qui prend une résonnance particulière dans le contexte actuel de remise en cause de l’indépendance des juges en Pologne. Arrêtons-nous un instant sur les trois noms de cette liste : Agnieszka Szklanna a été juriste au Greffe de la Cour (division polonaise) ; Aleksander Bogusław Stepkowski, docteur en droit et juge à la Cour suprême de la République de Pologne depuis 2019 (!) mais dont la maitrise du français est insuffisante ; Elżbieta Karska universitaire et juge ad hoc à la Cour européenne des droits de l’homme. Dans la dernière livraison de sa magnifique chronique « Actualité de la Convention européenne des droits de l’homme » à l’AJDA en 2010, le Professeur Flauss évoquait des « menaces sur la composition de la Cour européenne » 8. En 2021, le constat garde toute sa pertinence. Les exigences de l’article 21 de la Convention sont-elles pleinement respectées (avoir exercé de « hautes fonctions judiciaires » et pouvoir revendiquer la qualité de « jurisconsulte possédant une compétence notoire») ? Il est permis d’en douter, à l’exception peut-être de Elżbieta Karska professeur et chef de la Chaire de la Protection des Droits de l’Homme et du Droit international humanitaire, expert auprès d’instances de protection/promotion des droits de l’homme et qui fait état d’une centaine de publications dans le domaine des droits de l’homme. Que dire de la candidature d’Agnieszka Szklanna dont la seule expérience judiciaire se limite à une année au greffe de la Cour et d’un stage au barreau de Varsovie !
Pour la période allant du 1er janvier au 30 juin 2021, cette onzième livraison s’articulera autour de six thématiques qui entendent rendre compte de tendances significatives de la jurisprudence européenne : la Cour européenne et la covid-19 (I), l’encadrement conventionnel des systèmes de surveillance de masse (II), la juridiction extraterritoriale (III), la cohérence normative au sein de l’espace européen (IV), la crise de l’Etat de droit en Pologne (V) et la protection des personnes vulnérables (VI).
I- CEDH ET COVID-19
On a beaucoup réfléchi ces derniers mois sur la question de savoir si la position française d’instaurer un état d’urgence sanitaire sans l’accompagner d’une déclaration aux fins d’activer le mécanisme dérogatoire de l’article 15 de la Convention européenne des droits de l’homme était pertinente. Encore récemment, le Professeur F. Sudre soulignait que le non-recours à la clause dérogatoire était « une manifestation de (la) défiance » des Etats à l’endroit de la Convention 9. À l’heure où la Cour commence à connaître d’affaires mettant en cause des mesures prises au nom de la lutte contre la pandémie du covid-19, ce débat doctrinal paraît bien loin 10. Seul importe désormais le contentieux pour vérifier si le contrôle est bien variable selon que l’Etat a ou non fait usage de son droit de dérogation. L’hypothèse d’un contrôle normal avancé par bon nombre d’auteurs se vérifie-t-elle ? Ou assiste-on au contraire à une modulation du contrôle en fonction des circonstances ? La décision Terheş c. Roumanie du 13 avril 2021 est instructive de ce point de vue. Alors certes, malheureusement pour le requérant, la Cour écarte ses griefs et rejette la requête pour irrecevabilité mais la décision reste néanmoins intéressante dans la mesure où elle apporte quelques précisions sur l’étendue du contrôle européen dans ce contexte si particulier de la lutte contre la covid-19.
Le requérant faisait valoir que le confinement qu’il a subi pendant cinquante-deux jours en était contraire à l’article 5 § 1 de la Convention. Précisons qu’il n’invoquait pas une atteinte à sa liberté de circulation (art. 2 du Protocole n°4).
Si elle se place dans la droite ligne de sa jurisprudence constante distinguant privation de liberté et restriction à la liberté de circulation 11, la Cour circonscrit son contrôle à la seule question de savoir s’il y a eu en l’espèce une privation de liberté (§ 38). Semblable distinction est fonction des modalités d’exécution de l’assignation. Aussi, relativement au placement sous surveillance de personnes jugées dangereuses pour la sécurité et pour la moralité publique, celle-ci a ainsi refusé d’assimiler les mesures imposées à une privation de liberté dès lors que « l’intéressé n’a pas subi de restrictions à sa liberté de sortir pendant la journée et qu’il a eu la possibilité de mener une vie sociale et d’entretenir des relations avec l’extérieur » 12. Comme nous l’avions précédemment écrit, confronté à des mesures prises pendant la crise sanitaire, le juge européen pourra difficilement faire abstraction du contexte 13. Faisant preuve de réalisme, la décision insiste ainsi sur le fait que « la pandémie de COVID-19 peut avoir des effets très graves non seulement sur la santé, mais aussi sur la société, sur l’économie, sur le fonctionnement de l’État et sur la vie en général, et que la situation doit donc être qualifiée de « contexte exceptionnel imprévisible » (§ 39). A suivre la Cour, deux principaux arguments viennent à l’appui de l’irrecevabilité de la requête. D’abord, la mesure de confinement litigieuse ne concernait pas spécifiquement le requérant mais l’ensemble de la population, celui-ci ne faisant pas l’objet d’une mesure de surveillance individuelle. Son sort était assurément moins contraignant que celui de M. Guzzardi contraint de vivre sur une île, en compagnie essentiellement de personnes se trouvant dans une situation semblable sous une surveillance quasi permanente. Monsieur Terheş pouvait quitter son domicile, nouer des contacts sociaux…Ensuite, il est reproché au requérant d’avoir limité le débat contentieux à la conventionnalité abstraite de la mesure de confinement, sans expliqué de manière concrète quels effets cette mesure avait eu sur son état (§ 44). En conséquence, la décision considère que le confinement général imposé par les autorités ne peut pas être qualifié de privation de liberté.
La conclusion que l’on peut en tirer, à ce stade, est que si l’approche de la Cour est résolument aux prises avec le réel, le contrôle est de plus classique. Comment expliquer un tel contrôle normal alors que la Roumanie fait partie des dix Etats européens ayant eu recours au mécanisme dérogatoire de l’article 15. La Cour s’en explique au § 46 : « la Cour note que la Roumanie entendait appliquer la dérogation prévue à l’article 15 de la Convention aux obligations découlant de l’article 2 du Protocole no 4 à la Convention qui garantit la liberté de circulation (), droit que le requérant n’a pas invoqué devant la Cour. En tout état de cause, étant donné que l’article 5 § 1 de la Convention n’est pas applicable en l’espèce, il n’est pas nécessaire non plus d’examiner la validité de la dérogation déposée par la Roumanie auprès du Conseil de l’Europe ». L’inapplicabilité de l’article 5 et l’absence d’arguments sur le terrain de l’article 2 du protocole n° 4 permettent d’expliquer l’absence de développements sur la validité de la dérogation. Ce dernier argument peine à convaincre tant la Cour se montre parfois moins regardante sur la présentation des griefs, n’hésitant pas à les requalifier. Il faudra donc attendre d’autres affaires avant de voir le juge européen se prononcer sur la validité de la dérogation dans le cadre de la lutte contre la covid-19. Le débat portera alors moins que l’existence d’un « danger public menaçant la vie de la nation » que sur le nœud gordien de la proportionnalité des mesures prises (étaient-elles strictement exigées par la situation ?).
Contrôle normal ou régime dérogatoire, un élément semble devoir guider l’approche des organes de protection des droits de l’homme : la prise en compte de la vulnérabilité. Dans sa déclaration 1/20 du 9 avril 2020, consciente que cette crise sanitaire est profondément génératrice d’inégalités, la Cour interaméricaine des droits de l’homme souligne très clairement que la préoccupation première des États doit être la protection des plus faibles, ceux qui « sont touchés de manière disproportionnée » par la crise. Femmes victimes de violences conjugales, détenus, personnes âgées, enfants, réfugiés, travailleurs, personnels de santé… sont autant de groupes vulnérables mentionnés par le communiqué dans le sillage de la jurisprudence interaméricaine très riche dans ce domaine. Pareillement, le Comité des droits de l’homme a mis l’accent sur les droits des personnes vulnérables: les droits des personnes en situation d’isolement et la menace aggravée de violence domestique, ainsi que les groupes spécifiques marginalisés ou vulnérables, y compris les minorités et les ressortissants étrangers, qui peuvent être la cible de discours de haine en rapport avec la pandémie de Covid-19. N’est-ce pas cette approche qui est au cœur du constat de violation de l’article 3 de la Cour européenne dans l’arrêt Feilazoo c. Malte (11 mars 2020, n° 6865/19), à propos d’une détention d’un migrant dans un bâtiment avec des personnes en quarantaine Covid-19, sans aucune raison. La référence à la détention d’individus vulnérables pendant des périodes prolongées plaide en ce sens (§ 84). Ce n’est pas la seule détention avec des personnes en quarantaine Covid-19 qui emporte en l’espèce violation de l’article 3. L’affaire présentait plusieurs facteurs aggravants combinés, par exemple le fait que le requérant a été détenu seul dans un conteneur pendant près de soixante-quinze jours sans accès à la lumière naturelle ou air (§ 89).
L’arrêt de grande chambre Vavřička et autres c. République Tchèque précité intéresse indirectement la problématique du covid-19 puisqu’était en cause la vaccination infantile obligatoire, contre des maladies graves tels que la poliomyélite, l’hépatite B et le tétanos. L’arrêt est placé sous les auspices du principe de subsidiarité. En effet, il appert d’une jurisprudence constante que les Etats disposent d’une large marge d’appréciation s’agissant de politique en matière de santé 14. La formule du § 285 selon laquelle « pour les questions de santé publique, ce sont les autorités nationales qui sont les mieux placées pour apprécier les priorités, l’utilisation des ressources disponibles et les besoins de la société » est donc tout sauf une surprise. Elle est même confortée ici par l’absence de consensus en ce qui concerne le meilleur moyen de protéger les intérêts en jeu. La présence d’un des droits les plus intimes de l’individu, à savoir le droit à l’intégrité physique, n’y change rien. Aussi, le concept de solidarité sociale (§ 279) fait une entrée fracassante en droit européen des droits de l’homme, « l’objet de l’obligation en cause étant de protéger la santé de tous les membres de la société, en particulier des personnes qui sont particulièrement vulnérables face à certaines maladies et pour lesquelles le reste de la population est invité à prendre un risque minime en se faisant vacciner ». L’on peut dresser un parallèle avec l’affaire S.A.S. c. France (1er juillet 2014) dans laquelle le juge européen avait européanisé le concept du vivre-ensemble dans une logique somme toute assez comparable. La vaccination obligatoire répond bien à un besoin social impérieux de protection de la santé individuelle et publique contre les maladies (§ 284). Ces paramètres permettent d’ajuster le contrôle de proportionnalité dont l’objet est double : vérifier la pertinence et la suffisance des motifs et l’équilibre entre les motifs invoqués par l’État et l’étendue des atteintes au droit au respect de la vie privée des requérants. On retiendra surtout l’objectivisation de l’intérêt supérieur de l’enfant envisagé collectivement (§ 288), dont la protection réside dans l’immunité de groupe qui protège les personnes vaccinées et celles qui ne peuvent pas l’être. In fine, le caractère non absolu de l’obligation vaccinale, le fait qu’aucun enfant n’ait été vacciné de force, l’existence de voies de recours pour contester les conséquences de cette obligation, le contrôle permanent des autorités compétentes, le caractère non excessif de l’amende infligée sont autant de raisons avancées pour justifier la proportionnalité de l’ingérence dans l’exercice du droit au respect de la vie privée. L’obligation vaccinale infantile n’est pas jugée contraire à l’article 8.
Au vu des éléments retenus par la Cour, certains commentateurs ne manqueront pas de transposer les principes énoncés dans l’arrêt à la problématique de la vaccination contre la covid-19. Il convient toutefois d’être mesuré ici car l’arrêt prend bien soin de souligner que « la présente espèce porte sur la vaccination usuelle et de routine des enfants contre des maladies qui sont bien connues de la médecine » (§ 158). Contrairement à une idée reçue, la Cour ne juge pas que la vaccination obligatoire est le seul moyen de lutter contre les maladies graves. Elle se contente de valider une solution posée par un législateur national au regard de la marge d’appréciation qui lui a été reconnue.
Mustapha Afroukh
II- ENCADREMENT CONVENTIONNEL AUTONOME ET SPECIFIQUE DES SYSTEMES DE SURVEILLANCE DE MASSE
Rendus sur renvoi en Grande chambre, les deux arrêts du 25 mai 2021, Centrum för rättvisa c. Suède (n° 35252/08) et Big Brother Watch et autres c. Royaume-Uni (n° 58170/13) ont en commun de traduire une évolution importante de la jurisprudence européenne en matière de surveillance secrète, dont le sens n’est cependant pas dénué d’ambiguïtés. Avant de développer ces axes d’analyse conjointe, on signalera un intérêt spécifique de l’affaire suédoise, qui est l’occasion non seulement de rappeler (§ 166) la dérogation – dans ce type de contentieux – à la règle générale déniant aux particuliers le droit de se plaindre in abstracto d’une loi 15, mais aussi d’en faire bénéficier une ONG agissant manifestement dans l’intérêt commun des citoyens : dispensée de démontrer qu’elle est potentiellement exposée au risque de voir ses communications interceptées et analysées, en raison de sa situation personnelle, la fondation requérante est ainsi jugée recevable à saisir la Cour. S’agissant de la nature du contrôle européen, on observera au demeurant que dans les deux affaires, le juge de la Convention statue bel et bien sur la compatibilité avec l’article 8 CEDH d’une norme législative, prise dans l’abstrait, indépendamment de ses applications aux cas individuels des requérants.
L’évolution jurisprudentielle, cependant, est ailleurs. En effet, la principale innovation des arrêts Centrum för rättvisa et Big Brother Watch est de mettre en exergue la particularité des régimes d’interception en masse et d’y répondre par la définition d’une grille elle-même spécifique de conventionnalité. Singularisées de manière itérative par leurs buts, leur objet et leur échelle dans une société du numérique où un volume accru de communications transite par des réseaux mondiaux 16, les interceptions en masse sont décrites comme « un processus graduel dans lequel l’intensité de l’ingérence dans l’exercice des droits protégés par l’article 8 augmente au fur et à mesure » de ses différentes étapes, schématisées en quatre phases (Big Brother Watch, § 325 ; Centrum för rättvisa, § 239) 17.
Compte tenu de ce schéma particulier et du potentiel considérable d’abus, la Grande chambre décide donc, d’un autre côté, d’adapter les six garanties minimales auxquelles la jurisprudence de la Cour soumettait jusqu’à présent les régimes de surveillance secrète quel que soit leur forme et leur nature 18. S’établit ainsi le principe d’un contrôle in globo de l’existence de garanties « de bout en bout » en droit interne (Big Brother Watch,§ 360 ; Centrum för rättvisa, § 274), impliquant que le cadre juridique national définisse clairement :
- Les motifs pour lesquels l’interception en masse peut être autorisée ;
- Les circonstances dans lesquelles les communications d’un individu peuvent être interceptées ;
- La procédure d’octroi d’une autorisation ;
- Les procédures à suivre pour la sélection, l’examen et l’utilisation des éléments interceptés ;
- Les précautions à prendre pour la communication de ces éléments à d’autres parties ;
- Les limites posées à la durée de l’interception et de la conservation des éléments interceptés, et les circonstances dans lesquelles ces éléments doivent être effacés ou détruits ;
- Les procédures et modalités de supervision, par une autorité indépendante, du respect des garanties énoncées ci-dessus, et les pouvoirs de cette autorité en cas de manquement ;
- Les procédures de contrôle indépendant a posteriori du respect des garanties et les pouvoirs conférés à l’organe compétent pour traiter les cas de manquement.
L’ambiguïté tient alors à la portée de l’adaptation ainsi réalisée. De prime abord, l’énonciation de ces huit critères de conventionnalité (Big Brother Watch, § 361 ; Centrum för rättvisa, § 275) traduit certes un encadrement plus étroit de la marge nationale d’appréciation et leur vérification conduit bien dans les deux affaires à un constat de violation de l’article 8 CEDH, que soient pointées des « lacunes fondamentales » dans le régime britannique (à savoir l’absence d’autorisation indépendante, l’absence de mention des catégories de sélecteurs dans les demandes de mandat et le fait que les sélecteurs liés à un individu n’étaient pas soumis à une autorisation interne préalable – Big Brother Watch, § 425) ou des « carences » dans le régime suédois (tenant d’une part au défaut de dispositions imposant de prendre en compte les intérêts liés à la vie privée en cas de partage de renseignements et d’autre part à l’absence de contrôle a posteriori effectif – Centrum för rättvisa,,§§ 371-372). Certaines équivoques, cependant, ne semblent pas à la hauteur des enjeux.
Primo, il ne paraît pas cohérent de se limiter à des critères qui par eux-mêmes ne comportent « aucune exigence minimale, ni en ce qui concerne les conditions matérielles ou procédurales auxquelles le fonctionnement d’un régime d’interception en masse doit satisfaire, ni en ce qui concerne le passage du stade initial du processus aux étapes plus intrusives » 19, quand il est dit que les Etats ne doivent avoir qu’une marge étroite pour mettre en œuvre un tel régime (Big Brother Watch, § 347 ; Centrum för rättvisa, § 261). Deuxio, il semble également assez pernicieux de considérer que l’exigence de « soupçons raisonnables », consacrée par la jurisprudence relative aux interceptions ciblées, a par principe moins de pertinence dans le contexte des interceptions en masse, en raison de leur but essentiellement préventif, et qu’il est en tout état de cause malaisé de leur transposer celles tenant à une définition claire d’une part, de la nature des infractions susceptibles de donner lieu à un mandat d’interception et d’autre part, des catégories de personnes dont les communications sont susceptibles d’être interceptées (Big Brother Watch, § 348 ; Centrum för rättvisa,,§ 237) : puisqu’il s’agit d’un processus graduel, au cours duquel des personnes sont bel et bien susceptibles d’être ciblées, on aurait pu au contraire s’attendre à ce que le cadre juridique national doive également définir les catégories de sujets exposés à ce ciblage par application de sélecteurs forts. Tertio, c’est le cadre européen lui-même qui présente plusieurs éléments de flexibilité troublants : recours à une appréciation globale, qui laisse place à une logique de compensation et relativise donc la valeur intrinsèque de chaque critère ; autorisation pas nécessairement judiciaire du lancement de l’interception en masse (Big Brother Watch, § 351 ; Centrum för rättvisa,§ 265) ; possibilité que seuls des catégories ou des types de sélecteurs soient identifiés dans l’autorisation, même si des garanties renforcées (mais indéterminées) sont requises en cas d’utilisation de sélecteurs forts (Big Brother Watch, §§ 353-355 ; Centrum för rättvisa, §§ 267-269) ; admission d’une absence d’identité entre les règles juridiques régissant le traitement des données relatives au trafic et celles régissant le traitement du contenu des communications, bien que la Cour ne soit pas convaincue que l’acquisition des données relatives au trafic dans le cadre d’une interception en masse « soit nécessairement moins intrusive » (Big Brother Watch, §§ 363-364 ; Centrum för rättvisa, §§ 267-269).
Reconnaissant une légitimité de principe à l’interception en masse des communications pour les besoins de la sécurité nationale (Big Brother Watch, § 347 et § 424 ; Centrum för rättvisa, § 261 et § 365), la Cour européenne des droits de l’homme reste ainsi en retrait d’une CJUE 20 dont elle vise seulement la jurisprudence dans la partie « En fait » des arrêts commentés, sans plus s’y référer ensuite… Car la Cour de justice de l’Union européenne, pour sa part, est autrement plus offensive : fidèle au principe établi par l’arrêt Digital Rights Ireland Ltd 21, elle a jugé, dans son arrêt Privacy International 22, que, même fondée sur les exigences de la sécurité nationale, la faculté pour une autorité étatique d’imposer « aux fournisseurs de services de communications électroniques la transmission généralisée et indifférenciée des données relatives au trafic et des données de localisation aux services de sécurité et de renseignement, excède les limites du strict nécessaire et ne saurait être considérée comme étant justifiée, dans une société démocratique ».
Caroline Boiteux-Picheral
III – JURIDICTION EXTRATERRITORIALE : PROTECTION EFFICACE DES DROITS ET SOUTENABILITE DU CONTENTIEUX
Saisie d’un nombre croissant d’affaires relatives à la notion de juridiction extraterritoriale, la Cour a dû se pencher sur les investigations menées par les autorités allemandes suite à la destruction, en Afghanistan, de deux camions citernes tombés aux mains de combattants talibans armés. Déclenchée sous commandement allemand par la Force internationale dépendant de l’OTAN, la frappe aérienne avait fait plusieurs victimes, dont les deux fils du requérant (Gde ch., 16 fév. 2021, Hanan c. Allemagne, n°4871/16). Quant au lien juridictionnel permettant d’établir la recevabilité de la requête et de déclencher l’application de l’obligation procédurale d’enquêter découlant de l’article 2, la Grande chambre juge inapplicable au cas d’une enquête concernant des décès intervenus lors d’une opération militaire extraterritoriale dans le cadre d’un mandat onusien le principe de l’arrêt Güzelyurtlu et a. c. Chypre et Turquie (Gde ch., 29 janv. 2019, n° 36925/07), selon lequel l’ouverture par un État partie d’une enquête pénale sur un décès survenu en dehors de sa juridiction ratione loci « peut suffire à établir un lien juridictionnel » avec les proches de la victime. Ici, des « circonstances propres » 23feraient toutefois naître ce lien, l’Allemagne ayant conservé sa compétence exclusive pour connaître des infractions pénales ou des fautes disciplinaires commises par ses soldats sur le territoire afghan et se trouvant obligée d’enquêter tant par le droit international humanitaire coutumier que par le droit interne 24.
Estimant que l’affaire portait « uniquement sur ce qu’ont ou n’ont pas fait » (§ 144) en Afghanistan, les militaires allemands chargés de l’enquête et, en Allemagne, les autorités de poursuite et judiciaires, la Cour examine les griefs à travers le contrôle pratiqué par les autorités nationales pour déterminer la licéité du recours à la force létale. Au regard du droit international, cette licéité constitue en effet un fait justificatif empêchant d’engager la responsabilité de l’officier allemand commandant les opérations sur le fondement du Code pénal, laquelle responsabilité dépend de l’appréciation subjective de la situation qui l’a conduit à décider de la frappe. Malgré l’absence de tout pouvoir d’enquête sur place, la Cour constate que le procureur général avait cependant pu examiner de nombreux éléments tels qu’enregistrements ou images thermiques. Corroborant les affirmations du colonel K, ils avaient permis d’établir de manière fiable et sans que des investigations complémentaires ne soient nécessaires que, convaincu qu’aucun civil n’était présent, celui-ci n’avait pas cherché à causer des pertes civiles excessives mais seulement à neutraliser des « cibles militaires légitimes » (§ 212). L’impossibilité d’obtenir des données plus précises quant au nombre de victimes civiles (très inférieur à celui des insurgés) demeurait « sans incidence » sur l’appréciation de sa responsabilité (§ 218). De plus, alors que l’obligation procédurale découlant de l’article 2 n’exige pas un contrôle juridictionnel de la décision d’enquêter, le requérant avait disposé de deux voies de droit pour faire contrôler l’effectivité de l’enquête et une commission parlementaire avait offert au public « la possibilité d’exercer un droit de regard important » (§ 235). Elle conclut donc à la non-violation de cet article en son volet procédural.
La requête donnant lieu à l’arrêt Géorgie c. Russie (II) (Gde Ch., 21 janv., n° 38263/08) avait été déposée, assortie d’une demande de mesures provisoires, avant même la fin des cinq jours de combat. Très attendu comme susceptible de clarifier l’approche adoptée dans l’arrêt Chypre c. Turquie de 2001, l’arrêt illustre une tendance de la Cour à sacrifier parfois la construction – progressive – d’une jurisprudence cohérente à une recherche d’efficacité plus immédiate. Malgré d’évidents efforts pour objectiver la mise en œuvre de la Convention dans le cadre d’un conflit enkysté autour du déséquilibre militaire et politique entre les forces en présence, la rigueur argumentative qui a fait la force de sa jurisprudence sombre au fil des cent cinquante-trois pages de l’arrêt, comme en rendent compte les neuf opinions jointes. C’est un nouvel aspect de la complexité induite par la politique du better in than out mise en œuvre par les institutions du Conseil de l’Europe à l’égard de la Fédération de Russie qui se trouve ainsi mis en lumière 25.
Les autorités géorgiennes dénonçant comme une « pratique administrative » incompatible avec la Convention un ensemble de violations des droits de l’homme commises ou tolérées par les forcées armées russes, maîtresses des territoires concernés (Abkhazie, Ossétie du Sud et zone tampon adjacente), la question de l’épuisement des recours internes se trouvait réglée. Se fondant sur les observations et documents transmis mais aussi sur l’audition de trente-trois témoins et experts et sur les rapports d’organisations internationales, gouvernementales ou non, la Grande chambre choisit de distinguer « phase active des hostilités » (8-12 août 2008) et « phase d’occupation après la cessation des hostilités » (débutant avec l’accord de cessez-le-feu du 12 août).
Examinant la seconde phase, elle considère comme un continuum la période postérieure au cessez-le-feu, du fait du contrôle effectif exercé par la Russie au-delà même de la date du retrait officiel de ses troupes (le 10 octobre 2008), du fait de sa « forte présence » ultérieure et de la « dépendance des administrations » locales à son égard. Elle constate une pratique administrative (impliquant une répétition des actes et leur tolérance officielle, selon l’arrêt Chypre c. Turquie, § 99) contraire aux articles 2, 8 et 1 P1 quant aux meurtres de civils et aux incendies et pillages de villages et à l’article 3 quant aux conditions de détention de près de 160 civils géorgiens et aux mauvais traitements qu’ils avaient subis en étant visés en tant que groupe ethnique. Rejetant l’allégation du gouvernement russe selon laquelle il s’agissait de protéger ces civils contre l’agression potentielle de Sud-Ossètes, elle constate également une pratique administrative contraire à l’article 5, faute de motif valable à leur détention et d’information y ayant trait.
Les tortures infligées aux prisonniers de guerre géorgiens par les forces sud-ossètes la conduisent également à constater la violation de l’article 3, faute d’intervention (ou d’intervention efficace) des forces armées russes, sans que leur participation directe n’ait toutefois été démontrée. Elle juge le refus des autorités de facto d’Ossétie du Sud et d’Abkhazie d’autoriser le retour des Géorgiens déplacés contraire à l’article 2 P4 et imputable à la Russie, du fait de son contrôle sur ces régions, et considère que le gouvernement n’a pas satisfait à son obligation de coopération au regard de l’article 38 en refusant de lui communiquer ses « rapports de combat » sans proposer de solution alternative. Elle conclut en revanche à la non-violation de l’article 2 P1 (faute d’éléments de preuve disponibles) et juge inutile d’examiner séparément le grief relatif à l’article 13. Elle réserve la question de la satisfaction équitable. C’est toutefois quant à la phase active des hostilités et au constat de violation de l’obligation d’enquête découlant de l’article 2 qu’apparaissent les difficultés auxquelles la Grande chambre se trouve confrontée. Tentant de les contourner en optant pour une conception restrictive et confuse de la notion de juridiction (par laquelle elle se défausse sur les juridictions internationales en renvoyant les États à leurs obligations découlant des « règles très précises du droit international humanitaire »), l’argumentation laisse perplexe. En effet, c’est en considérant qu’il ne saurait exister de contrôle effectif sur un territoire pendant un conflit armé international (lequel se caractériserait par cette absence de contrôle), qu’elle juge la première partie de la requête irrecevable au motif que les conditions de mise en œuvre de l’article 1er ne sont pas réunies, les événements dénoncés ne relevant donc pas de la juridiction de la Russie. Ce faisant, elle refuse de considérer que les soldats russes auraient exercé leur juridiction personnelle sur les victimes pendant cette phase… sauf en ce qui concerne l’obligation d’enquêter sur les faits, pour laquelle elle semble unifier les deux périodes!
Cette solution très radicale s’éloigne sensiblement de la jurisprudence antérieure cherchant à « éviter l’apparition d’un vide dans la protection des droits garantis par la Convention » (not. Gde Ch., 16 juin 20015, Sargsyan c. Azerbaïdjan, n° 40167/06, §148). Surtout, elle contribue paradoxalement à priver de la protection effective de la Convention des individus rendus d’autant plus vulnérables par l’ampleur des opérations militaires dont ils ont eu à subir les effets. Faisant un usage problématique de la notion de chaos (§126) – qui remplace ici l’établissement de critères juridiques – la Cour se perd dans les méandres de son argumentation, que la dissociation en deux phases prive de cohérence : pourquoi ne pas chercher à s’approprier les principes du droit international humanitaire pour relire la Convention, instrument vivant, à la lumière de leur développement comme elle a coutume de le faire, comme les organes de protection interaméricain et africain ? Pourquoi ne pas appliquer la Convention lors de la phase active du conflit mais en faire une application classique pendant la phase d’occupation, alors que le droit humanitaire s’applique encore ? Que faut-il entendre par « de telles situations sont régies principalement par des normes juridiques autres que celles de la Convention » (§141, nous soulignons) ?
Vraisemblablement destinée à éviter l’engorgement du rôle, cette solution déçoit d’autant plus qu’elle sonne comme un constat d’impuissance : après avoir curieusement « étayé » son raisonnement par le fait que « les Hautes Parties contractantes considèrent qu[e lorsqu’elles] sont engagées dans un conflit armé international hors de leur propre territoire […] elles n’exercent pas leur juridiction au sens de l’article 1 » (§139), la Cour confesse que « compte tenu notamment du grand nombre de victimes alléguées et d’incidents contestés, du volume des éléments de preuve produits et de la difficulté à établir les circonstances pertinentes lors de la phase active des hostilités […] elle n’est pas en mesure de développer sa jurisprudence au-delà de la conception de la notion de « juridiction » telle qu’elle y a été établie jusqu’à présent » (§141). La mention de la coexistence de la Convention avec d’autres normes apparaît alors d’autant plus secondaire qu’elle fait suite à une remarque (?) aussi inattendue qu’hors de propos : « la Cour est sensible au fait qu’une telle interprétation de la notion […] peut paraître insatisfaisante aux yeux des victimes [et] de l’État sur le territoire duquel ont lieu les hostilités actives » (§140). Gageons que c’est surtout le fait que le constat des limites politiques du système de protection amène la Cour à une forme de renoncement bien peu conforme aux valeurs du système de protection tout entier qui décevra.
Ce sentiment persistera-t-il quant aux actes perpétrés en Ukraine (v. requêtes Ukraine c. Russie, n° 8019/16 ; Ukraine c. Russie (II), n° 43800/14 et Pays Bas c. Russie, n° 28525/20, jointes en novembre), alors que la tendance semblait déjà se lire dans l’examen de la recevabilité d’une requête dans laquelle la Grande chambre évita de se pencher sur la licéité de l’« annexion » de la Crimée du point de vue du droit international (16 déc. 2020, Ukraine c. Russie (Crimée), n° 20958/14) ? La présence massive de l’armée russe, en l’absence de consentement des autorités ukrainiennes et de toute menace spécifique, l’avait néanmoins amenée à constater le « contrôle effectif » de la Russie sur la République autonome et sur la ville de Sébastopol. La dénonciation d’une pratique administrative permettant de contourner l’exigence d’épuisement des recours internes, elle avait retenu l’existence d’un commencement de preuve suffisant de la répétition des actes comme de leur tolérance officielle concernant de nombreux éléments susceptibles de constituer des violations des articles 2 (disparitions forcées et défaut d’enquêtes effectives), 3 et 5 (mauvais traitements et détentions illégales), 6 (application des lois russes, les tribunaux ne pouvant plus être considérés comme établis par la loi), 8 (imposition automatique de la nationalité russe et perquisitions de domiciles), 9 (harcèlement et intimidation de responsables religieux, perquisitions arbitraires de lieux de culte et confiscation de biens), 10 (fermeture des médias non russes), 11 (interdiction de rassemblements publics et manifestations, intimidation et placement en détention arbitraires des organisateurs), 1 P1 (expropriation sans indemnisation), 2 P1 (interdiction de la langue ukrainienne dans les écoles et harcèlement d’écoliers), 2 P4 (restriction de la liberté de circulation vers l’Ukraine continentale) et 14 combiné avec les articles 8, 9, 10, 11 et 2 P4 (discrimination à l’encontre des Tatars). Une solution d’autant plus importante que plus de 7000 requêtes individuelles sont pendantes concernant la Crimée, l’est de l’Ukraine et la mer d’Azov.
C. Husson-Rochcongar
IV- LA MISE A L’EPREUVE DE LA COHERENCE NORMATIVE AU SEIN DE L’ESPACE EUROPEEN
A) Les aléas de la présomption de protection équivalente
1° – Une présomption écartée dans le cadre de l’Espace économique européen
Renforçant la densité sociale de la liberté d’association, l’arrêt du 10 juin 2021, Norwegian Confederation of Trade Unions (LO) and Norwegian Transport Workers’ Union (NTF) c. Norvège (n° 45487/17) révèle – directement aussi bien qu’indirectement – les différences de logique entre le droit de la CEDH et celui de l’Espace économique européen, issu de l’association de l’Union européenne et de trois Etats membres de l’AELE.
Était en cause la compatibilité avec l’article 11 CEDH d’une décision judiciaire déclarant illégal, au regard du droit de l’EEE, le boycott auquel des syndicats norvégiens entendaient soumettre la filiale d’une entreprise danoise de transport maritime opérant en Norvège, pour la contraindre à adhérer à la convention collective sur le régime de rémunération des dockers. D’emblée, l’applicabilité de la disposition conventionnelle à une telle opération de blocus signale une nouvelle avancée de la Convention en direction des droits des travailleurs, après l’inclusion du droit de grève 26 et des grèves de solidarité 27. Mais du point de vue des rapports de système, le premier enseignement de l’arrêt est que l’identité du droit de l’EEE à celui du Marché intérieur ne saurait automatiquement justifier une transposition de la présomption Bosphorus, qui bénéficie à la mise en œuvre du droit de l’Union et qui postule la conventionnalité des mesures prises par un Etat partie en exécution d’une obligation que lui impose son appartenance à une autre organisation internationale, lorsque cette dernière assure une protection procédurale et matérielle des droits de l’homme équivalente à celle de la Convention 28. Car, selon les termes d’une précédente décision d’irrecevabilité 29, les bases mêmes de cette présomption font « en principe » défaut dans le cadre de l’EEE, en raison, d’une part, de l’absence de primauté et d’effet direct des traités gouvernant cette zone de libre-échange et d’autre part, de l’absence d’incorporation de la Charte des droits fondamentaux de l’Union. Si ce second argument est en l’occurrence affiné, la Cour voulant bien admettre que le respect des droits de l’homme fait partie des principes non-écrits du droit de l’EEE (§ 107), l’équivalence procédurale avec le système de la Convention reste problématique, vu les compétences limitées de la Cour AELE à l’égard des Etats associés à l’Union et à ses Etats membres dans le cadre de l’accord 30. Tout en s’évitant encore de vider la question, remise à une autre hypothétique affaire, le juge de la Convention considère donc que « pour les besoins de la cause, la présomption Bosphorus ne s’applique pas au droit de l’EEE » (§ 108).
Le second enseignement de l’arrêt, à l’issue d’un contrôle européen qui s’avère, autrement, pétri de subsidiarité et fortement obéré par une particularité de l’affaire 31, consiste alors en un recadrage de principe sur les termes dans lesquels doit s’opérer la mise en balance des intérêts : outre que les Etats parties doivent veiller à ce que les restrictions imposées à l’article 11 CEDH, pour donner exécution au droit de l’UE ou de l’EEE, ne vident pas la liberté syndicale de sa substance (§ 117), il est en effet assené que du point de vue de l’article 11, la liberté d’établissement dans l’EEE ne saurait être vue comme un droit fondamental investi d’une valeur égale à cette dernière (§ 118). S’adressant à tous les juges nationaux susceptibles d’être confrontés à des conflits du même type, entre liberté de l’entrepreneur et défense des travailleurs, ces derniers points compensent au moins le constat de non-violation de l’article 11 en l’espèce. Sans pousser aussi loin, la Cour rejoint ainsi les analyses du Comité européen des droits sociaux 32, à rebours de celles développées non seulement par la Cour AELE dans l’avis qui lui avait été demandé sur l’affaire, mais aussi par la Cour de justice elle-même 33.
2° – Une présomption neutralisée dans deux cas d’exécution du mandat d’arrêt européen
Qualifié d’« affaire phare », l’arrêt du 25 mars 2021, Bivolaru et Moldovan c. France (n° 40324/16) constitue une première dans l’histoire de la présomption Bosphorus, telle qu’elle s’est appliquée à la mise en œuvre du droit de l’Union, en raison à la fois de son objet (problème de compatibilité avec l’article 3 CEDH de l’exécution par un Etat membre de l’UE, ici la France, d’un mandat d’arrêt européen – MAE – émis par un autre Etat membre, ici la Roumanie) et de sa substance (deux types différents de griefs étant soulevés, donnant lieu à deux modes distincts de neutralisation de la présomption).
Presque classique, le premier grief, commun aux deux requérants, se fondait sur le risque de traitements inhumains et dégradants auquel les exposait leur remise aux autorités roumaines, en raison des conditions de détention en Roumanie. Il s’agit là d’un motif d’inexécution du MAE, reconnu par la Cour européenne des droits de l‘homme 34, qui est surtout pleinement admis – autant que rigoureusement encadré – par la CJUE 35. Aussi l’applicabilité de la présomption Bosphorus, subordonnée à deux conditions cumulatives, ne suscite-t-elle guère de difficultés sur ce point : d’une part, parce qu’au regard de la première condition 36, les autorités judiciaires d’exécution ne saurait être regardées comme disposant, pour assurer ou refuser l’exécution du MAE, d’une marge de manœuvre autonome (§§ 113-114) ; d’autre part, parce que les réponses préjudicielles de la Cour de justice sur le sujet permettent de considérer que le mécanisme de contrôle des droits fondamentaux prévu par le droit de l’UE a pu déployer l’intégralité de ses potentialités (§ 115), sans qu’il ait été besoin de solliciter à nouveau son interprétation en l’espèce, conformément à la seconde condition instituée par l’arrêt Michaud 37, telle que précisée par l’arrêt Avotiņš 38. En revanche, la Cour européenne des droits de l’homme constate, pour la toute première fois, qu’une mesure nationale d’exécution est entachée d’une insuffisance manifeste de protection, de nature à renverser au cas d’espèce la présomption de conventionnalité (§ 126). Recherchant si les autorités judiciaires françaises disposaient de bases factuelles suffisamment solides pour refuser d’exécuter le mandat et relevant que le second requérant, M. Moldovan, leur avait fourni à cet égard de sérieux éléments, elle leur reproche en effet de s’être par trop fiées aux déclarations des autorités roumaines sur les conditions de détention envisagées, au mépris des enseignements ressortant de sa propre jurisprudence (qui doivent manifestement être tenus pour des motifs précis de déroger à la confiance mutuelle entre Etats membres, pour reprendre les termes de la CJUE dans l’arrêt Dorobantu 39. Dans le cas de M. Moldovan, la violation de l’article 3 est ainsi acquise. S’agissant de M. Bivolaru, qui n’a en revanche produit aucun début de preuve sur le risque inhérent aux conditions de détention (§ 144), reste un deuxième grief, beaucoup plus inédit et spécifique, pris de l’incompatibilité alléguée de sa remise avec le statut de réfugié qui lui avait été reconnu en Suède, avant que la Roumanie ne devienne membre de l’Union. Cette question « réelle et sérieuse » n’a jamais été soumise à la Cour de justice, qui a seulement établi que l’introduction d’une demande d’asile dans l’Etat membre requis par un ressortissant de l’Etat membre d’émission ne faisait pas obstacle à l’exécution du MAE (CJUE du 21 octobre 2010, I.B, C-306/09, EU:C:2010:626, pts 43-46[/foot]. Dès lors, le refus de la Cour de cassation de procéder à un renvoi préjudiciel en l’espèce, entraine logiquement l’inapplicabilité de la présomption Bosphorus sur ce point (§ 131). Depuis le précédent constitué par l’arrêt Michaud (préc.), dans un tout autre contexte, c’est le seul autre cas où la Cour aura constaté que le mécanisme de protection des droits l’homme prévu par le droit de l’UE a été empêché de produire toutes ses potentialités. Le paradoxe est que les termes du contrôle européen ne s’en trouvent guère modifiés. Accusant encore la procéduralisation de l’interdiction des traitements inhumains et dégradants (cf infra, B, Cour EDH, 15 avril 2021, K.I. c. France, n° 5560/19), le juge européen se borne en substance à vérifier que les autorités judiciaires françaises ont dûment pris en considération la qualité et la situation personnelle du requérant (§§ 136-140). Leur examen ayant été approfondi, il est admis qu’elles ne disposaient pas davantage pour ce grief de « bases factuelles suffisamment solides pour caractériser l’existence d’un risque réel de violation de l’article 3 et refuser, pour ce motif, l’exécution du MAE » (§ 141). Il y a donc non-violation de l’article 3 dans le chef du premier requérant.
B) Les trompe-l’œil du dialogue des juges en matière d’asile et de contrôle des entrées
1° – Un dialogue affiché autour des conséquences de la révocation du statut de réfugié sur le respect du principe de non-refoulement
Singularisé par des circonstances inédites, l’arrêt K.I. contre France 40 renforce les liens entre le droit de la Convention et le droit des réfugiés, en incorporant des éléments du droit de l’Union. Appelée à statuer sur la compatibilité avec l’article 3 CEDH de l’expulsion d’un ressortissant russe d’origine tchétchène vers la Russie, la Cour européenne des droits de l’homme se voit surtout saisie de la situation d’un requérant dont l’éloignement forcé fait suite à une décision de révocation de son statut de réfugié en France en raison d’activités terroristes menaçant l’ordre public. Cette faculté de révocation ayant été ouverte aux membres de l’UE par l’article 14§4 de la Directive « Qualification » 41, la Cour se cale logiquement sur le sens donné à cette disposition par la Cour de justice. Dans un arrêt de principe du 14 mai 2019, cette dernière s’est en effet appliquée à démontrer toute la différence entre une exclusion de la qualité de réfugié, qui ne permet pas de bénéficier du principe de non-refoulement, et une révocation du statut de réfugié, qui remet seulement en cause un acte de nature déclaratoire 42 et qui n’empêche donc pas – à l’inverse – que ce principe continue de s’imposer 43. Evitant d’apprécier et de qualifier elle-même les risques qui seraient encourus par les Tchétchènes en Russie, la Cour de Strasbourg s’empare alors de cette différenciation (§ 142) pour imposer aux autorités internes d’intégrer à l’évaluation complète et ex nunc des faits, requise par le respect de l’article 3 CEDH, tant la qualité de réfugié qui est susceptible de rester au requérant après le retrait de son statut, que son identification initiale, en l’occurrence, comme membre d’un groupe ciblé (§ 144).
Par un effet en quelque sorte dialectique, l’arrêt K.I. prolonge ainsi et précise la décision préjudicielle de la Cour de justice 44. Il ne faut cependant pas se méprendre sur sa portée. Car le juge de la Convention n’a manifestement pas entendu signifier que puisqu’une décision de révocation ne préjudicie pas par elle-même à la qualité de réfugié, tout renvoi de l’intéressé vers son pays d’origine serait proscrit ab initio 45. S’en tenant une fois de plus à un constat de violation d’ordre purement procédural 46, l’arrêt K.I revient plutôt à spécifier que le retrait du statut de réfugié pour motif d’ordre public implique de vérifier si l’intéressé demeure néanmoins un réfugié au sens de l’article 1 A de la convention de Genève, avant de prendre un décision d’éloignement à son encontre et surtout de fixer le pays de destination 47. Il est alors permis de se demander dans quelle mesure l’obligation d’examen incombant aux autorités nationales s’en trouve réellement renforcée, quand l’évaluation des risques de traitements inhumains et dégradants au titre de l’article 3 CEDH paraît déjà inclure et même dépasser la vérification de l’existence dans le pays d’origine d’un risque de persécution à raison de la race, de la nationalité, de la religion, de l’appartenance à un groupe social ou des opinions 48.
2° – Un dialogue masqué sur la qualification des zones de transit hongroises
Le régime mis en place par la Hongrie dans ses zones de transit, à la frontière avec la Serbie, a donné lieu à des qualifications divergentes. Dans l’arrêt Ilias et Ahmed 49, la Grande chambre de la Cour européenne des droits de l’homme a considéré, aux termes d’une lecture passablement régressive de l’article 5§1 CEDH, que les requérants n’y avaient subi aucune privation de liberté. Six mois plus tard, la Cour de justice de l’Union européenne concluait au contraire à l’existence d’une rétention de fait dans son arrêt FMS et autres 50. Un des intérêts de l’arrêt du 2 mars 2021, R.R. et autres c. Hongrie (n° 36037/17) est alors de réduire la fracture, à travers une solution d’espèce qui, selon la technique usuelle du distinguishing, se fonde sur des différences de fait pour rejoindre – sans le dire – les appréciations du juge de l’Union. S’agissant en l’occurrence du maintien pendant près de quatre mois d’une famille irano-afghane dans la zone de transit de Röszke, durant l’examen poussif d’une demande d’asile présentée à la Hongrie, la Cour a beau jeu d’opposer le cas présent à celui de l’affaire Ilias et Ahmed (§§ 79-80), dans lequel le confinement des requérants, adultes majeurs, n’avait guère duré plus de trois semaines, sans qu’aucun manque de diligence puisse être reproché aux autorités hongroises lors de la procédure d’asile à la frontière. Cependant, le critère pris de la durée de la mesure, considérée notamment à la lumière du but poursuivi et de la protection procédurale dont les requérants jouissaient au moment des événements, n’est pas tout. Or, à se tourner ensuite vers la nature et le degré des restrictions concrètement subies par les intéressés, l’arrêt R. et R., s’il s’appuie encore sur des facteurs particuliers à l’espèce, tels que le placement de la famille à l’isolement pendant six semaines ou des conditions de vie jugées contraires à l’article 3 (cf. infra, VI A), ne se sépare pas moins de la logique même de l’arrêt Ilias et Ahmed, en faisant clairement prévaloir la sévérité du contrôle policier s’exerçant à l’intérieur et aux abords immédiats de la zone de transit sur l’argument douteux pris de la liberté physique des requérants d’en sortir pour revenir en Serbie (§§ 81-82). Aussi l’article 5§1 est-il cette fois tenu pour applicable à la cause (§ 83). Il s’ensuit un constat presque mécanique de violation, puisque la privation de liberté s’est opérée de facto, en dehors de toute base légale véritablement définie et sans même donner lieu à l’adoption préalable d’une décision motivée (§§ 89-90) 51. Si l’on veut croire à un esprit de saine émulation entre les juges européens, la symétrie qui s’établit ainsi avec la position de la Cour de justice reste cependant précaire. Pas plus qu’il ne constitue un franc revirement, l’arrêt R et R ne se réclame d’une recherche d’équivalence avec la protection assurée par l’ordre juridique de l’UE, l’arrêt FMS et autres n’étant jamais mentionné à l’appui d’une motivation donnée pour casuistique…
Caroline Boiteux-Picheral
V- CRISE DE L’ETAT DE DROIT EN POLOGNE
L’idée selon laquelle l’interprétation de la Convention est ancrée dans un système de valeurs n’est pas nouvelle, loin s’en faut. Selon la Cour, le modèle de société démocratique sous-tend l’interprétation et l’application de la Convention. Cette référence au standard de société démocratique, enrichie par le principe de principe de prééminence du droit, joue au profit de l’ensemble des droits conventionnels. La crise actuelle de l’Etat de droit en Europe montre que l’une des caractéristiques des régimes populistes est de s’en prendre quasi-systématiquement au pouvoir judiciaire en remettant en cause son indépendance. Ces attaques répétées empruntant parfois la voie constitutionnelle obligent les organes de contrôles à adapter leurs méthodes de contrôle. Aussi, en réponse à ces attaques, les Cours européennes semblent parfois raisonner en termes de hiérarchisation des droits fondamentaux, en replaçant les droits procéduraux au cœur de l’ordre public européen 52. C’est en ce sens qu’il faut comprendre la Cour de Strasbourg lorqu’elle affirme dans son arrêt Broda c. Pologne que « la négation de l’Etat de droit est tout aussi intolérable en matière de droits procéduraux qu’en matière de droits substantiels » (29 juin, 26691/18 et 27367/18, § 45).
Ce faisant, on a vu par exemple la Cour européenne prendre quelques libertés avec la lettre de la Convention afin d’éviter que ces régimes autoritaires n’instrumentalisent les dispositions de la Convention européenne. L’affaire Grzęda c. Pologne (déc. ch. 18 févr. 2021, n° 43572/18), en témoigne de façon paroxystique. En l’espèce, la Cour était saisie de réforme judiciaire en Pologne, ayant eu pour effet la cessation prématurée du mandat de quatre ans d’un juge de la Cour administrative suprême élu au Conseil national de la magistrature. La chambre constituée pour examiner l’affaire a fait le choix de se dessaisir au profit de la grande chambre, objection contestée par le gouvernement polonais conformément à l’article 30 de la Convention européenne : « Si l’affaire pendante devant une chambre soulève une question grave relative à l’interprétation de la Convention ou de ses Protocoles, ou si la solution d’une question peut conduire à une contradiction avec un arrêt rendu antérieurement par la Cour, la chambre peut, tant qu’elle n’a pas rendu son arrêt, se dessaisir au profit de la Grande chambre, à moins que l’une des parties ne s’y oppose ». On mesure ainsi combien la lecture combinée des articles 30 et 43 de la Convention ouvre « la voie à des jeux tactiques sophistiqués » 53. Selon l’ancien Président de la Cour Bernhardt, « le système entier […] rend la Cour entièrement dépendante des parties » 54. Rien n’interdit d’abord à une partie de s’opposer au dessaisissement de la chambre et de demander, une fois l’arrêt rendu, son réexamen par la Grande chambre.
S’inscrivant dans le sillage de la conférence de Brighton, le Protocole n° 15 à la Convention a donc prévu la suppression du droit d’opposition des parties au dessaisissement. Pour des motifs tenant à la préservation de la cohérence de la jurisprudence européenne, le Protocole n° 15, entré en vigueur le 1er août 2021, supprime la possibilité pour les parties de s’opposer au dessaisissement en faveur de la grande chambre en prévoyant néanmoins que le droit d’opposition demeure pour les affaires pendantes dans lesquelles l’une des parties s’est déjà opposée (art. 8 § 2). L’affaire Grzęda c. Pologne étant antérieure à cette entrée en vigueur, la Pologne pouvait donc s’opposer au renvoi en grande chambre. Or, pour la première fois, la chambre est passée outre l’objection du gouvernement polonais, anticipant ainsi l’entrée en vigueur du Protocole 15. Celle-ci a pris connaissance des raisons pour lesquelles l’Etat défendeur souhaitait s’opposer au dessaisissement et a choisi de les écarter. La motivation ne laisse guère planer de doute quant à l’anticipation de l’entrée en vigueur du Protocole n° 15, la chambre relevant au passage que la Pologne a ratifié le Protocole n ° 15, le 10 septembre 2015. Son volontarisme réside ici dans le fait qu’elle a pris le parti de faire prévaloir l’esprit de la Convention, perceptible à travers la position des États parties à l’égard du Protocole n° 15, sur sa lettre. C’est dire que la prise en compte du Protocole n° 15 avant son entrée en vigueur n’a pas seulement affecté l’interprétation des droits garantis par la Convention. Elle concerne en l’espèce des dispositions relatives à la procédure devant la Cour. De surcroît, à l’argument du gouvernement polonais selon lequel la Pologne conserve la possibilité de faire entendre l’affaire à deux niveaux de juridiction, la chambre oppose le caractère exceptionnel du renvoi en grande chambre qui ne donne pas aux parties un droit automatique à réexamen.
Rien ne s’oppose dès lors au renvoi en grande chambre de l’affaire Grzęda c. Pologne. Il est évident que le contexte de l’affaire a été en l’espèce déterminant : la chambre a estimé qu’il y avait là un abus du droit d’opposition visant à forcer la chambre à se prononcer, alors que le dessaisissement n’était pas justifié. Plus particulièrement, était en cause une question grave relative à l’interprétation de la Convention ou de ses Protocoles. Contexte également marqué par de nombreuses affaires pendantes sur la même question, ving-sept au total sur divers aspects de la réforme du système judiciaire en Pologne à la suite de l’entrée en vigueur des lois en 2017 et 2018.
Les affaires illustrant le recul démocratique à l’œuvre en Pologne sont légion. Dans l’arrêt Xero Flor w Polsce sp. z o.o. c. Pologne précité était notamment en cause la composition de la Cour constitutionnelle qui a examiné l’affaire de la société requérante, un juge ayant été élu par la Diète (chambre basse du Parlement) alors que le poste avait déjà été attribué à un autre juge. Cette situation concernait trois juges de la Cour constitutionnelle légalement élus.
La société faisait valoir une violation de son droit à un « tribunal institué par la loi » (art. 6) en raison de cette composition de la Cour constitutionnelle contraire à la Constitution. Les concepts d’indépendance et d’impartialité des juges ne sont donc pas en cause en l’espèce. Pour bien comprendre l’exigence de légalité d’un tribunal, il faut se référer à l’arrêt de Grande Chambre Guðmundur Andri Ástráðsson contre l’Islande (1er déc., n° 26374/18) qui a mis au jour trois critères pour vérifier si la nomination irrégulière d’un juge emporte violation de l’article 6, paragraphe 1, de la CEDH: i) il doit, en principe, exister une violation manifeste du droit interne, en ce sens que celle-ci doit être objectivement et réellement reconnaissable en tant que telle ; ii) la violation en question doit s’analyser à la lumière de l’objet et du but de l’exigence d’un « tribunal établi par la loi » ; iii) la nécessité de prendre en considération le contrôle opéré par les juges nationaux sur la question des conséquences juridiques d’une atteinte aux règles du droit interne régissant les nominations judiciaires. Appliquant cette démarche en trois temps aux faits de l’espèce, elle constata une violation de l’article 6 § 1 en raison de graves violations du droit national lors de la nomination d’un juge à la Cour d’appel nouvellement créée en Islande. Le gouvernement polonais n’est pas dupe et a rapidement récusé cette jurisprudence. Ainsi, dans une affaire examinée par la Cour de justice de l’Union européenne relative à l’impossibilité de contester les décisions Conseil national de la magistrature relatives à la présentation ou non-présentation au président de la République de candidats à des postes de juge à la Cour suprême, le gouvernement polonais est allé jusqu’à demander une réouverture de la phase orale de procédure afin de discuter les implications éventuelles de l’arrêt Guðmundur Andri Ástráðsson c. Islande (CJUE, 2 mars 2021, C‑824/18).
Dans la droite ligne de cet arrêt de principe, la Cour examine dans l’affaire Xero Flor w Polsce sp. z o.o. les irrégularités invoquées à la lumière de ce triple test. Deux éléments retiennent l’attention. Primo, elle fait sienne la conclusion de la Cour constitutionnelle selon laquelle la nomination desdits juges a été entachée d’irrégularités qui s’analysent en des violations manifestes du droit interne (§ 255 et s.). Les instances du Parlement n’avaient pas le pouvoir de modifier une décision antérieure sur l’élection d’un juge de la Cour constitutionnelle. Secundo, dans la droite ligne de la commission de Venise, les juges de Strasbourg viennent au soutien de la Cour constitutionnelle en rappelant que ses décisions doivent être respectées par les autres organes politiques (§ 283). Les faits de l’espèce révèlent une remise en cause flagrante du rôle de la Cour constitutionnelle comme arbitre ultime des litiges constitutionnels. Aussi, sans surprise, les intrusions répétées du Parlement et du pouvoir exécutif constituent une atteinte à la substance du droit à un « tribunal établi par la loi ».
Cette solution appelle deux observations.
D’abord, résumé à grands traits, l’arrêt Xero Flor w Polsce donne à voir l’image d’une juridiction qui prend ses responsabilités en vue de sauvegarder les valeurs de l’État de droit au cœur de la Convention européenne 55. Mais les conséquences du constat d’inconventionnalité risquent fort d’être relatives tant les autorités polonaises ne semblent nullement disposer à entendre raison. La Pologne refuse en effet de s’incliner et d’exécuter l’arrêt. Allant encore plus loin que la Cour constitutionnelle russe qui avait conditionné l’exécution des arrêts de la Cour au respect des valeurs constitutionnelles 56, la Cour constitutionnelle polonaise, exerçant un contrôle de l’ultra vires, a estimé dans une résolution du 15 juin 2021 (P 7/20) que l’arrêt Xero Flor n’existe tout simplement pas car la Cour européenne a dépassé sa compétence, sans prévoir une possibilité de désamorcer le conflit. Il reste à espérer que les organes politiques du Conseil de l’Europe prennent leurs responsabilités, en particulier le Comité des ministres. L’activation de la procédure en manquement prévue à l’article 46 § 4 de la Convention serait-elle efficace ? Le mécanisme européen de garantie des droits de l’homme est-il vraiment en mesure de faire rentrer dans le rang un pays qui a définitivement succombé aux sirènes du populisme ? D’autant ce refus d’appliquer les exigences européennes est loin d’être isolé. Par une ordonnance du 23 septembre 2020, la chambre disciplinaire de la Cour suprême avait déjà considéré que l’arrêt A.K. de la Cour de justice « ne saurait être considéré comme ayant un caractère obligatoire dans l’ordre juridique polonais » 57. Rien ne semble arrêter ce processus de défiance à l’endroit des Cours européennes 58. Il faut bien prendre la mesure de la gravité de cette crise.
Ensuite, sur ces questions, il est crucial d’envisager les jurisprudences des deux Cours en termes de complémentarité. S’agissant plus précisément la notion de tribunal établi par la loi, la Cour de justice considère qu’elle fait partie du droit à un procès équitable protégé par l’article 47, deuxième alinéa, de la Charte. Plus largement, « la Cour a jugé que « l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE impose à tous les États membres d’établir les voies de recours nécessaires pour assurer, dans les domaines couverts par le droit de l’Union, une protection juridictionnelle effective, au sens notamment de l’article 47 de la Charte […], de telle sorte que cette dernière disposition doit être dûment prise en considération aux fins de l’interprétation de l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE » 59 de sorte que la notion de tribunal établi par la loi est une composante de l’article 19 §1 TUE. Dans une récente affaire relative au nouveau régime disciplinaire applicable aux juges de la Cour suprême) et aux juges des juridictions de droit commun, la Cour de Luxembourg a jugé que cette exigence n’était pas remplie s’agissant de disposition nationales qui confèrent au président de la chambre disciplinaire le pouvoir discrétionnaire de désigner le tribunal disciplinaire territorialement compétent pour connaître de telles affaires (15 juillet 2021, C‑791/19).
Enfin, doit être relevé l’arrêt Broda et Bojara c. Pologne (29 juin, 27367/18) concluant à la violation de l’article 6 § 1 de la Convention en raison de la révocation arbitraire de deux magistrats vice-présidents de juridiction, qui n’avaient pu saisir un tribunal pour en contester le bien-fondé. La démarche retenue en l’espèce n’est pas sans rappeler l’argumentaire développé dans l’affaire Baka c. Hongrie, dans laquelle était en cause la cessation prématurée des fonctions du requérant, président de la Cour suprême hongroise, à la suite de critiques émises sur différents projets de loi.
VI- PROTECTION DES PERSONNES VULNERABLES
A) Le cas des demandeurs d’asile et victimes de la traite
Critère aux applications parfois aléatoires dans le contentieux des étrangers, la vulnérabilité particulière des requérants imprègne néanmoins le jugement de trois causes différentes, durant le premier semestre 2021.
1° – Conditions de vie indignes d’une famille de demandeurs d’asile dans une zone de transit
La première cause porte sur l’incompatibilité avec l’article 3 CEDH des conditions de vie d’une famille de demandeurs d’asile dans la zone de transit hongroise de Röszke, où ils avaient été retenus pendant quatre mois. Comme sur le terrain de l’article 5§1 (cf supra IV, A), les différences de circonstance justifient que l’arrêt du 2 mars, R.R. c. Hongrie (n° 36037/17) se détache des appréciations de la Grande chambre, dans l’affaire Ilias et Ahmed 60. En l’occurrence, en effet, le premier requérant, c’est-à-dire le père, avait la particularité d’avoir déjà présenté puis retiré une première d’asile en Hongrie, cette considération autorisant – en droit UE – à moduler les conditions d’accueil garanties au primo-demandeurs sous réserve de proportionnalité. Quant aux autres requérants, c’est-à-dire la mère enceinte de six mois et trois jeunes enfants, ils relevaient de catégories qualifiées de vulnérables, aux besoins desquelles le droit de l’Union commande en revanche d’accorder une attention spéciale.
Prenant acte de ces règles européennes 61, la Cour se livre alors à un examen distinct des situations. Dans le cas du père, elle se fonde essentiellement (§ 55) sur sa « complète dépendance à l’égard des autorités hongroises pour subvenir à ses besoins les plus élémentaires » (critère notamment utilisé pour juger des obligations positives des Etats à l’égard des détenus, dont il caractérise la vulnérabilité) et estime donc, à la lumière des informations fournies par le HCR (§ 56), qu’à défaut de lui avoir assuré des repas gratuits, lesdites autorités avait maintenu le requérant dans une situation incompatible avec l’article 3 (§ 57). Dans le cas de la mère et des enfants, la Cour conclut également à une violation de l’interdiction des traitements inhumains et dégradants mais pour d’autres motifs, qui témoignent enfin de l’application au maintien en zone de transit, dans le cadre d’un contrôle des entrées, des principes développés à propos de la rétention aux fins d’éloignement 62. Eu égard au jeune âge des enfants, et à l’état de santé de la mère (traumatisée de surcroît par les violences sexuelles subies en Afghanistan), le « passage du temps » constitue ainsi un facteur primordial (§ 64), rendant inacceptable l’absence à la fois de ventilation dans le container dédié à l’hébergement des familles, d’aires de jeux accessibles aux enfants dans la section d’isolement et de tout suivi psychologique (§§ 60-63). En somme, l’arrêt R et R rend à la vulnérabilité toute la considération qui lui est due et offre de ce point de vue un heureux contraste avec l’arrêt J.R. et autres c. Grèce, concernant le traitement des demandeurs d’asile dans un des « hot spots » grecs de la mer Egée 63.
2° – Privation injustifiée du droit de visite d’une mère, victime de la traite des êtres humains
Concernant l’incompatibilité avec l’article 8 CEDH d’une décision judiciaire privant une ressortissante nigériane, victime de la traite, de tout contact avec ses enfants en dépit des préconisations des experts et avant même la décision définitive sur leur adoptabilité, la deuxième cause s’inscrit, pour sa part, dans la ligne de l’affaire Soares de Melo c. Portugal 64. De la même manière, l’arrêt du 1er avril 2021, A. I. c. Italie (n° 70896/17) s’articule en effet autour de deux axes : d’une part, le principe, martelé par une abondante jurisprudence 65, selon lequel seules des circonstances exceptionnelles peuvent justifier de rompre le lien familial entre un enfant et ses parents, car il est de l’intérêt supérieur de l’enfant de maintenir des liens avec ses racines, sauf si sa famille s’est montrée indigne (§ 98) ; d’autre part, le rappel à la protection accrue qui doit être accordée aux personnes vulnérables 66. L’intérêt spécifique de l’arrêt A.I., néanmoins, tient à la mise en valeur des obligations pesant sur les autorités nationales à cet égard, par référence aux exigences de la Convention du Conseil de l’Europe du 16 mai 2005 sur la lutte contre la traite des êtres humains qui, de l’interprétation de l’article 4 CEDH, s’étend ainsi à celle de l’article 8. Car si la Cour retient que la procédure en cause n’a pas été entourée de garanties proportionnées à la gravité de l’ingérence et des intérêts en jeu (§ 105), ce n’est pas seulement pour le motif que les juridictions italiennes du fond n’ont pas effectivement examiné si une rupture définitive des contacts servirait véritablement l’intérêt supérieur des enfants (§ 99). C’est aussi parce qu’au moment d’évaluer les capacités parentales de la requérante, elles n’ont pas dûment apprécié sa vulnérabilité en tant que victime de la traite des êtres humains (§§ 102-103).
3° – Poursuites pénales contre des mineurs incompatibles avec leur identification comme victimes probables ou avérées de la traite des êtres humains
Relative à deux mineurs vietnamiens accusés et condamnés à raison de leur emploi dans une fabrique de cannabis au Royaume-Uni alors que tout laissait supposer qu’ils y étaient exploités, la troisième cause permet à la Cour européenne des droits de l’homme de faire œuvre doublement créatrice dans l’arrêt du 16 février 2021, V.C.L. et A.N. c. Royaume-Uni (n°77587/12 74603/12). D’abord, parce qu’aucune affaire précédente, depuis l’arrêt Rantsev 67, ne lui avait encore donné l’occasion de se prononcer sur la compatibilité de telles procédures avec l’article 4 CEDH, en vertu duquel les Etats sont tenus de prendre des mesures concrètes afin de protéger les personnes que des motifs plausibles désignent comme des victimes de la traite des êtres humains. Ensuite, parce qu’aucune des normes internationales ou européennes dédiées à la lutte contre la traite n’impose d’accorder une immunité pénale aux victimes, même lorsque leur participation à des activités illicites ou criminelles – telles la production de stupéfiants en l’espèce – est forcée 68. Soulignant combien l’exercice de poursuites à leur encontre préjudicie néanmoins aux buts mêmes de l’obligation positive matérielle induite par l’interdiction de la servitude et du travail forcé (§158), l’arrêt V.C.L. et A.N ajoute ainsi à l’état du droit, en encadrant les pouvoirs du ministère public à trois égards.
Nourri par les règles de la Convention anti-traite du Conseil de l’Europe, le respect de l’article 4 CEDH commande en premier lieu une identification précoce : en présence de motifs crédibles de penser qu’une personne suspectée d’une infraction pénale est une victime des trafiquants d’êtres humains, la situation de cette personne doit aussitôt être évaluée, par des agents spécialement formés à cet effet, pour déterminer si elle a bien été recrutée, transportée, transférée, accueillie ou hébergée sous la contrainte ou la menace à des fins d’exploitation, conformément aux trois critères de définition de la traite établis par le Protocole de Palerme et en ayant égard au fait que celui pris du recours à la contrainte n’est pas requis dans le cas des mineurs (§ 160). En deuxième lieu, toute décision sur l’opportunité de poursuites pénales à l’encontre d’une telle personne ne devrait – dans la mesure du possible – être prise qu’une fois achevée cette évaluation spécifique, surtout lorsqu’il s’agit d’un mineur dont la vulnérabilité particulière nécessite des mesures de protection renforcée (§ 161). Enfin, et en troisième lieu, une fois l’évaluation menée à terme par un agent qualifié, le ministère public devrait tenir compte de ses conclusions, dans toute décision subséquente en matière de poursuites, et ne s’en affranchir que pour des raisons claires, conformes à la définition de la traite (§ 162).
Aucun de ces trois principes n’ayant été observé en l’espèce, la Cour conclut donc à une violation de l’article 4, qui se double par ailleurs d’une violation de l’article 6, sur le droit à un procès équitable, au motif notamment que les défaillances dans la procédure d’identification des requérants en tant que victimes de la traite des êtres humains les avaient empêchés d’obtenir des éléments de preuve susceptibles de constituer un aspect fondamental de leur défense (§ 200).
Caroline Boiteux-Picheral
B) Victimes de violence et d’abus sexuels : des avancées en demi-teinte
Plusieurs arrêts récents constatent des manquements dans la procédure pénale constituant de graves cas de victimisation secondaire de victimes de violences sexuelles. Dans l’affaire N.Ç c. Turquie (9 fév., n° 40591/11) c’est la procédure menée à l’encontre de 28 personnes (accusées du viol d’une fille de moins de quinze ans, de séquestration pour désir sexuel, d’incitation à la prostitution et de participation à la séquestration) qui amène la Cour à conclure à la violation des articles 3 et 8 du fait de nombreux « cas graves de victimisation secondaire » (§132). La Cour y relève l’absence d’assistance sociale ou psychologique apportée à la requérante ; son manque de protection vis-à-vis des accusés (face auxquels elle dut relater en détails les faits) ; la reconstitution inutile des viols (dont « le caractère traumatisant […] a dû atteindre un niveau extrême » [§110], que respect des droits de la défense et huis clos ne suffisaient à justifier) ; le « nombre excessif et inexpliqué d’examens médicaux, souvent extrêmement intrusifs, [constituant] une atteinte inacceptable à l’intégrité physique et psychologique » (§111) ; l’absence de mesures destinées à garantir la sérénité et la sécurité durant les audiences (comme la délocalisation du procès) ; l’évaluation défaillante du consentement de la victime (dont l’intérêt supérieur et la vulnérabilité particulière n’auraient pas dû permettre d’accorder le même poids à son consentement qu’à celui d’un adulte)[[La décision des juridictions internes d’appliquer à tous les accusés sauf deux l’article 414 §1 du Code pénal (impliquant le consentement du mineur) plutôt que son §2 (qui emportait la qualification de crime du fait d’une contrainte, violence, menace, ou impossibilité de résister à l’acte impliquant l’absence de consentement) en dépit des menaces, coups et paiements réalisés, avait donné lieu à des sanctions beaucoup moins lourdes.]] et la durée excessive de la procédure (11 ans, dont 5 d’inactivité inexpliquée), qui avait entraîné la radiation du rôle pour prescription pénale des chefs d’accusation de séquestration et d’incitation à la prostitution.
Dans ces conditions, la rapidité du déclenchement de l’enquête et la condamnation de la majorité des accusés à des peines de réclusion criminelle ne pouvaient suffire à garantir le respect des obligations pesant sur l’État au titre des articles 3 et 8. La procédure s’était révélée inadaptée au contexte : « les autorités judiciaires avaient déployé d’énormes efforts pour éviter l’application de l’article 414 §2 qui prévoyait une réclusion criminelle plus lourde et ne s’étaient à aucun moment préoccupées de la vulnérabilité de la requérante […]. Cette interprétation restrictive qui ne prenait pas en considération l’âge de la victime ne correspondait aucunement à une évaluation objective du contexte sensible de cette affaire, ni à la protection d’un enfant victime d’exploitation et d’abus sexuels » (§119). Constatant que « le comportement des autorités judiciaires ne cadrait aucunement avec l’exigence de célérité et de diligence nécessaire dans cette affaire qui méritait une attention particulière et une priorité absolue » (§125), la Cour rend donc un constat de violation en recourant au référentiel axiologique qu’elle affectionne pour souligner l’importance de son propos 69, estimant que la conduite de la procédure n’avait pas assuré l’application effective du droit pénal vis-à-vis de l’atteinte portée aux valeurs protégées par les articles 3 et 8.
Dans la même perspective, elle conclut (6 voix c/ 1) à la violation de l’article 8 du fait du défaut de protection adéquate de la requérante contre une victimisation secondaire, dans l’arrêt J.L. c. Italie (27 mai 2021, n° 5671/16) concernant une procédure pénale dirigée contre sept hommes inculpés de violences sexuelles en réunion et finalement acquittés. Elle prolonge ici ses arrêts Sanchez Cardenas c. Norvège (4 oct. 2007, no 12148/03) et surtout Carvalho Pinto de Sousa Morais c. Portugal (25 juil. 2017, no 17484/15, concernant déjà les stéréotypes de genre), dans lesquels elle avait constaté que les motivations des décisions de justice pouvaient constituer des atteintes au droit à la vie privée. Estimant qu’« il lui incombe de déterminer si le raisonnement suivi par les juridictions et les arguments utilisés ont ou non abouti à une entrave au droit de la requérante au respect de sa vie privée et de son intégrité personnelle et s’il a emporté violation des obligations positives inhérentes à l’article 8 » (§135), elle constate que l’arrêt rendu par la Cour d’appel de Florence comportait des commentaires injustifiés concernant la bisexualité de la requérante, ses relations sentimentales et ses rapports sexuels occasionnels antérieurs à son agression.
Rappelant que la « manière dont la victime présumée d’infractions à caractère sexuel est interrogée doit permettre de ménager un juste équilibre entre l’intégrité personnelle et la dignité de celle-ci et les droits de la défense garantis aux prévenus » (§128), elle considère que « le langage et les arguments utilisés par la cour d’appel véhiculent les préjugés sur le rôle de la femme qui existent dans la société italienne et qui sont susceptibles de faire obstacle à une protection effective des droits des victimes de violences de genre en dépit d’un cadre législatif satisfaisant » (§140). Certes, enquête et débats avaient respecté les obligations positives de l’Italie : auditions ni irrespectueuses, ni intimidantes, ne tentant pas de décourager la requérante ; président du tribunal et procureur cherchant à protéger son intimité et son intégrité personnelle, notamment en empêchant les avocats de la défense de la dénigrer ou la perturber inutilement. Mais il n’en avait pas été de même du contenu de l’arrêt de la Cour d’appel, qui contenait des passages « regrettables et hors de propos » (§137).
Constatant que l’échec des autorités à protéger la requérante « d’une victimisation secondaire durant toute la procédure, dont la rédaction de l’arrêt constitue une partie intégrante de la plus grande importance compte tenu notamment de son caractère public » (§142), la Cour redessine le cadre de la protection garantie : c’est au nom de la nécessaire préservation de la confiance des victimes dans la justice, conçue comme instrument de lutte, qu’elle conclut à la violation de l’article 8, s’affirmant « convaincue que les poursuites et les sanctions pénales jouent un rôle crucial dans la réponse institutionnelle à la violence fondée sur le genre et dans la lutte contre l’inégalité entre les sexes. Il est dès lors essentiel que les autorités judiciaires évitent de reproduire des stéréotypes sexistes dans les décisions de justice, de minimiser les violences contre le genre et d’exposer les femmes à une victimisation secondaire en utilisant des propos culpabilisants et moralisateurs propres à décourager la confiance des victimes dans la justice » (§141). Cette formulation paraît motivée notamment par l’attitude du Gouvernement italien, arguant à la fois de la tardiveté du recours (posté la veille du jour d’expiration du délai de 6 mois) et du non-épuisement des recours internes (au motif que la requérante n’aurait pas cherché à obtenir un redressement approprié de son grief, alors qu’en tant que partie civile elle ne pouvait interjeter appel du jugement de première instance que sur sa partie concernant l’action civile…).
L’attitude des autorités à l’égard des procédures relatives aux agressions sexuelles paraît également centrale dans l’arrêt E.G. c. Rép. de Moldova (13 avr. 2021, n° 37882/13), relatif à l’inexécution de la peine infligée à l’un des auteurs d’une agression sexuelle suite à l’octroi puis à l’annulation d’une amnistie. Bien qu’ils relèvent essentiellement du droit interne, la Cour commence par y rappeler que « l’amnistie et le pardon ne devraient pas être tolérés […] en matière de torture et de mauvais traitements », que ces actes aient été infligés ou non par des agents de l’État. L’amnistie de l’un de ses agresseurs était donc susceptible d’entraîner la violation des droits de la requérante, dans la mesure où son agression avait constitué une « atteinte grave » à son droit à l’intégrité physique et morale (§43). Analysant le manque de coordination entre services et les retards injustifiés dans le lancement des avis de recherche (qui avaient permis la fuite) comme une situation continue, la Cour précise le principe posé dans l’arrêt M.C. c. Bulgarie (4 déc. 2003, no 39272/98), selon lequel « une dissuasion effective contre un acte aussi grave que le viol, qui met en jeu des valeurs fondamentales et des aspects essentiels de la vie privée, appelle des dispositions pénales efficaces » (§150) en établissant le droit de la victime d’agressions sexuelles à l’exécution de la peine prononcée contre son agresseur. Considérant l’insuffisance des mesures destinées à retrouver et punir l’agresseur au regard de l’obligation d’exécuter les condamnations pénales prononcées à l’encontre d’auteurs d’agressions sexuelles, elle conclut unanimement à la violation des articles 3 et 8.
L’attention portée par la Cour à la vulnérabilité particulière de certaines victimes doit toutefois s’envisager également à travers le volontarisme qu’il semble induire dans sa jurisprudence récente, tel l’arrêt X. et a. c. Bulgarie (Gde ch., 2 fév., n° 22457/16), dans lequel les cinq membres d’une famille avaient introduit un recours concernant les abus sexuels subis par les trois enfants, adoptés par un couple italien, dans l’orphelinat dans lequel ils avaient été placés dans leur pays d’origine. En effet, contrairement à la chambre (concluant unanimement à la non-violation des articles 3 et 8), la Grande chambre conclut (9 voix c/ 8) à la violation de l’article 3 en son volet procédural, au motif que les autorités bulgares auraient rendu l’enquête ineffective en manquant à leur obligation d’employer toutes les mesures raisonnables en matière d’enquête et de coopération internationale.
Elle conclut unanimement à la non-violation en son volet matériel car 1° la Bulgarie dispose d’une législation pénale applicable« destinée à assurer la prévention et la sanction des atteintes sexuelles perpétrées sur des enfants » (§194) sans que la Cour ne dispose d’informations suffisantes pour se prononcer sur l’efficacité des mécanismes spécifiques de prévention et de détection des mauvais traitements dans les institutions accueillant des enfants, ni pour établir l’existence d’un « problème systémique » (§195-196) ; 2° en dépit de la « particulière vulnérabilité [des requérants] placés sous la responsabilité exclusive des autorités publiques » (qui impliquait pour ces dernières une obligation « renforcée » de « prendre des mesures opérationnelles préventives lorsqu’elles ont ou doivent avoir connaissance d’un risque [réel et immédiat] qu’un enfant subisse des mauvais traitements » et les appelait à « une vigilance particulière », §197), aucun élément ne lui permettait de conclure que tel avait été le cas en l’espèce.
Elle constate en revanche un ensemble d’omissions « suffisamment sérieuses » pour considérer que l’enquête « ne présentait pas l’effectivité requise par l’article 3 de la Convention, interprété à la lumière des autres instruments internationaux applicables et en particulier de la Convention de Lanzarote » (§228). C’est ce choix stratégique qui lui permet de conclure à la violation du volet procédural de l’article 3. Par une approche très englobante s’appuyant essentiellement sur cette convention, la Grande chambre paraît en fait relever l’ineffectivité de l’enquête surtout quant à la volonté des autorités d’enquête de chercher à établir l’existence d’abus de même type concernant d’autres enfants. Ainsi, c’est comme au-delà des requérants qu’elles se voient reprocher de n’avoir pas pris « toutes les mesures raisonnables pour faire la lumière sur les faits » (§220). Identifiant des « défaillances [dans l]’analyse des éléments recueillis et la motivation des décisions rendues », la Cour considère que « [l]a motivation avancée n’apparaît pas comme résultant d’une analyse minutieuse des éléments rassemblés et semble faire apparaître que, plutôt que d’éclaircir l’ensemble des faits pertinents, l’objectif des autorités chargées des enquêtes était d’établir que les accusations des requérants étaient fausses en pointant [leurs] inexactitudes » (§227-228).
Il est difficile de ne pas s’interroger sur l’importance qu’a joué dans cette solution l’agacement de la majorité des juges de la Grande chambre face aux pouvoirs publics bulgares, tant il transparaît lorsque l’arrêt souligne que l’ordonnance du parquet semble « calquée » sur une déclaration « inacceptable » du président de l’Agence Nationale pour la Protection de l’Enfance (« accus[ant] les parents des requérants devant des chaînes de télévision de calomnie, de manipulation et d’incompétence parentale » avant même les premiers résultats de l’enquête) et lorsqu’il dénonce l’« attitude similaire » d’une délégation parlementaire en visite à l’orphelinat (§224). On ne peut ainsi se défaire de l’impression que c’est peut-être parce que la fin justifie les moyens que la Cour s’appuie aussi largement sur la Convention de Lanzarote pour renforcer l’obligation d’enquête découlant de l’article 3 et conclure à son ineffectivité au vu du défaut de « mesures d’enquête plus discrètes, telles qu’une surveillance des environs de l’orphelinat, des écoutes téléphoniques ou une interception de messages téléphoniques et électroniques, ainsi qu’un recours à des agents infiltrés » (§221). Car ces mesures n’étaient envisagées que par l’article 30 § 5 de la Convention de Lanzarote, et non par la CEDH, dont la Cour a pourtant progressivement tiré un arsenal de mesures lui permettant de préciser la nature des obligations pesant sur les États pour protéger les victimes d’abus sexuels, surtout mineures.
C’est donc parce que la Convention est « un instrument vivant, à interpréter à la lumière des conditions de vie d’aujourd’hui » que la Cour choisit de l’interpréter au prisme d’instruments internationaux dont les « principes peuvent, dans une large mesure, être considérés comme découlant de [son] article 3 » (op. conc. Turković, Pinto de Albuquerque, Bošnjak et Sabato, pt.10). Par une approche ouvertement holistique, il s’agit d’étendre la protection garantie en s’appuyant sur des instruments envisagés comme formant l’« environnement » de la Convention (op. p. conc. Serghides)… qu’ils aient été adoptés ou non dans le cadre du Conseil de l’Europe. Alors que, dans leur opinion commune, les huit juges minoritaires soulignent le risque d’un tel raisonnement pour les droits fondamentaux de « toute cible éventuelle de ces mesures discrètes » (pt.12), on ne peut que constater la faiblesse de l’argumentation, qui attire l’attention sur la manière dont, après celle d’intérêt supérieur de l’enfant, la notion de vulnérabilité fait aujourd’hui figure d’arme atomique entre les mains de la Cour, sa force de dissuasion le disputant à son maniement délicat…
Le raisonnement est au contraire précis dans l’arrêt Kurt c. Autriche du 15 juin 2021 (n° 62903/15) par lequel la Grande chambre entend « clarifier ce qu’implique la prise en compte du contexte particulier et de la dynamique des violences domestiques sous l’angle du critère Osman » (§164). L’« obligation de prendre préventivement des mesures d’ordre pratique pour protéger l’individu dont la vie est menacée par les agissements criminels d’autrui » étant une obligation de moyens et non de résultat, elle rappelle que, lorsque « le risque réel et immédiat s’est matérialisé » (par le meurtre du fils de la requérante par son mari), la situation doit s’apprécier « sur la base de ce que les autorités compétentes savaient » mais exige néanmoins « l’appréciation de la nature et du niveau de risque » (§160).
Dans le contexte spécifique des violences domestiques, elle considère que cette obligation doit s’envisager à travers 3 aspects, au degré de complexité variable (§190). En effet, si l’obligation de réagir immédiatement aux allégations formulées paraît assez simple, il n’en va pas de même de celle d’établir s’il existe un risque réel et immédiat pour la vie de la ou des victimes. Pour que l’évaluation du risque soit « autonome, proactive et exhaustive », les autorités doivent « compléter […] la perception de la victime […] par leur propre appréciation » en recueillant et analysant tout élément pertinent. Pour la Cour, cette évaluation peut s’espérer exhaustive grâce à des « listes de contrôle standardisées reconnues internationalement » énumérant les facteurs de risque et à la formation et sensibilisation des agents, essentielles pour « cerner la dynamique de ces violences » et « repérer systématiquement chacune des victimes potentielles, directes et indirectes [avec] la possibilité que l’exercice fasse apparaître un niveau de risque différent pour chacune ». La coordination entre services importe également, dans l’information de tous comme dans l’accompagnement et la protection des victimes, impliquant de « consigner sommairement le déroulement de l’évaluation des risques » (§169-174).
Quant à l’évaluation de l’immédiateté du risque, prendre en compte le « schéma classique d’aggravation des violences domestiques » impose de ne pas se limiter aux « situations d’escalade manifeste » (fréquence, intensité et dangerosité) pour considérer l’existence d’un « risque significatif de récidive, parfois potentiellement mortelle ». D’une manière délicate à mettre en œuvre, la Cour invite alors les autorités à « dûment prendre en compte ces données générales ainsi que les résultats de l’ensemble des travaux de recherche disponibles […], même après l’adoption d’une mesure d’interdiction et de protection », sans « toutefois [leur] imposer […] un fardeau insupportable ou excessif ». Comment alors s’assurer que les mesures opérationnelles préventives sont « adéquates et proportionnées au niveau de risque décelé » ? Cadre juridique et coordination permettant la « diffusion rapide de l’information » sont à nouveau essentiels et « l’établissement de protocoles de traitement des auteurs de violences » souhaitable. Mais une réponse adéquate et effective implique surtout la mise en balance des droits des victimes et de leur agresseur présumé : si « [l]a nature et la gravité du risque décelé constitueront toujours un facteur important eu égard à la proportionnalité des mesures de protection et de prévention à adopter » (§183), une protection effective ne peut imposer l’adaptation du cadre juridique interne relatif à la privation de liberté que dans le respect des articles 5 et 8 . Impliquant l’évaluation exhaustive des risques de létalité potentiels auxquels sont exposées leurs victimes et une interprétation particulière de la notion d’imminence, cette prise en compte de la spécificité des violences domestiques amène la Grande chambre à un constat de non-violation de l’article 2 §1 (10 voix c/ 7). Car, même si « rétrospectivement, on peut penser qu’il aurait été souhaitable d’informer rapidement l’école […] ou les services de protection de l’enfance » de la situation, rien ne permettait de remettre en cause l’appréciation des autorités selon laquelle « il n’était pas possible de déceler un risque pour la vie des enfants », les menaces proférées n’étant pas « suffisamment sérieuses ou crédibles pour être annonciatrices d’un risque de létalité qui aurait justifié une détention provisoire ou des mesures de prévention plus strictes ». Le fait de ne pas livrer cette information, « dont la communication n’était pas prévue par le droit interne à l’époque des faits », ne constituait donc pas un manquement à leurs obligations positives, tout comme la décision de ne pas opter pour la détention provisoire (§207-208). Une évaluation adéquate n’ayant pas fait apparaître l’existence d’un risque réel et immédiat pour la vie du fils de la requérante 70, c’est la délicate question de l’équilibre à respecter dans la gestion du risque qui se trouve posée, révélant les limites indépassables du droit en tant qu’instrument – pourtant privilégié – de la régulation sociale.
C. Husson-Rochcongar
C) Vers la consécration d’un droit de mendier ?
Est-il besoin de le rappeler, la jurisprudence récente est marquée par une valorisation du principe de subsidiarité. Anticipant l’entrée en vigueur du protocole n° 15, la Cour européenne s’est montrée plus respectueuse de la défense des intérêts étatiques. Aussi, la doctrine n’a-t-elle pas manqué de dénoncer un repli conventionnel marqué par des reculs et des interprétations régressives dans certains domaines. Mais il serait évidemment excessif de prétendre que tous les arrêts rendus ne vont pas dans le sens de la protection des droits. Heureusement, la Cour de Strasbourg continue à rendre de grands arrêts. Un arrêt rendu en 2021 en atteste plus particulièrement : l’arrêt Lacatus c. Suisse (19 janv.) dans lequel le juge européen a considéré que la condamnation à une peine d’amende (assortie d’une peine privative de liberté de cinq jours en cas de non‑paiement de la requérante) pour avoir mendié sur la voie publique à Genève n’était pas « nécessaire dans une société démocratique » au sens de l’article 8 § 2. L’audace qui fait les grands arrêts est ici manifeste. L’arrêt est remarquable en ce qu’il témoigne de l’attachement de la Cour à la célèbre formule de l’arrêt Airey, selon laquelle « le but de la Convention consiste à protéger des droits non pas théoriques ou illusoires, mais concrets et effectifs » (§ 57). Tout en demeurant dans un volume raisonnable, sa motivation est extrêmement riche. D’aucuns pourraient estimer que l’arrêt n’a rien d’original en ce qu’il combine une nouvelle fois les notions de dignité et vulnérabilité.
Il est vrai que la jurisprudence européenne a mis en exergue depuis bien longtemps les utilisations libératrices de la dignité comme vecteur de protection des droits fondamentaux des personnes vulnérables. Que l’on songe à la jurisprudence sur l’indignité des conditions de détention ou des violences faites aux femmes. La profonde originalité de l’arrêt Lacatus est que la Cour était confrontée pour la première fois à la question de la mendicité. In specie, sur la base de l’article 3 de la Convention, la requérante se plaignait d’avoir subi une atteinte à son droit au respect de la vie privée, l’interdiction de mendier l’ayant empêchée de subvenir à son minimum vital. Pour la première fois de son histoire contentieuse, la Cour fut amenée à examiner l’applicabilité de l’article 8 à un cas d’interdiction de la mendicité. Et pour étendre le contenu du droit consacré à l’article 8, elle renoua avec l’utilisation de la dignité comme « concept interprétatif » 71 selon l’heureuse formule du Professeur Burgorgue-Larsen. La formulation retenue mérite d’être reproduite in extenso : « La Cour estime que la notion de la dignité humaine est sous-jacente à l’esprit de la Convention. Souvent mentionnée sur le terrain de l’article 3, cette notion a également été évoquée à plusieurs reprises par la Cour sous l’angle de l’article 8 (…). La Cour estime que la dignité humaine est sérieusement compromise si la personne concernée ne dispose pas de moyens de subsistance suffisants (…). En mendiant, l’intéressé adopte un mode de vie particulier afin de surmonter une situation inhumaine et précaire » (§ 56). On ne saurait mieux illustrer la fonction institutionnelle du principe de dignité, au service de l’élargissement des droits (Semblable utilisation de la dignité pour étendre l’applicabilité de l’article 8 est critiquée par le juge Ravarani : « De plus, une telle approche est extrêmement réductrice dans ce sens où l’on ne sait pas comment il faut envisager la mendicité pratiquée par celles et ceux qui ne se trouvent pas dans un extrême dénuement. Celui-ci est-il une condition sine qua non de l’applicabilité de l’article 8, et faut-il alors prouver que l’on vit dans une extrême pauvreté ? Une certaine indigence suffirait-elle ? Quel serait le critère à remplir pour tomber dans la catégorie de ceux qui se trouvent dans un état de dénuement tel que mendier ferait partie de leur dignité humaine ? Pourrait-on raisonnablement obliger l’intéressé à travailler – et dans l’affirmative, quels travaux lui imposer ? Voilà une ribambelle de questions auxquelles il serait très délicat, sinon impossible, de répondre. Y aurait-il des « bons » et des « mauvais » mendiants ? Qu’il soit permis de rappeler que certains personnages bien connus de l’histoire ont choisi la pauvreté et la mendicité »[/foot]. Prêtant une grande attention aux effets de l’interdiction de mendier sur sa situation personnelle (impossibilité de prendre contact avec d’autres personnes pour subvenir à ses besoins), l’arrêt souligne que « le droit de s’adresser à autrui pour en obtenir de l’aide, relève de l’essence même des droits protégés par l’article 8 de la Convention » (§ 59). La Cour fait prévaloir une interprétation contextualisée afin justement d’étendre la portée des droits garantis par la Convention.
Sans doute, cette approche contextualisée a-t-elle fait défaut au gouvernement suisse. Il fallait en effet beaucoup d’audace pour soutenir, dans le sillage de Grande chambre S.A.S. c. France, que l’objectif du « vivre ensemble » justifiait l’interdiction de la mendicité (!). On ne peut qu’être choqué par cette argumentation scabreuse qui suggère que le fait de mendier porte atteinte aux exigences minimales de la vie en société. La Cour n’y a pas répondu, préférant retenir l’argument tiré de la lutte contre le phénomène de l’exploitation des personnes, en particulier des enfants (§§96-97).
La place de la dignité est toute aussi importante au stade de l’examen de la nécessité de l’ingérence, permettant de contrebalancer le jeu de l’interprétation consensuelle. Primo, de l’absence de consensus européen « au sein du Conseil de l’Europe par rapport à l’interdiction ou à la restriction de la mendicité » (§ 105) la Cour n’en inférât point une ample marge nationale au bénéfice de l’Etat défendeur car parmi les Etats ayant réglementé la mendicité la solution de l’interdiction générale prévue par le droit est exceptionnel. Associé à la nature du droit en jeu dont on a vu qu’il était indissolublement lié à la dignité humaine, ce constat conduit à un contrôle resserré de la marge. En ce qui concerne la pesée des intérêts en présence, elle relève que la requérante, qui se trouvait dans une situation de vulnérabilité manifeste, avait le droit inhérent à la dignité humaine de pouvoir exprimer sa détresse et d’essayer de remédier à ses besoins par la mendicité (§ 107). Surtout, la sanction appliquée à la requérante, une peine d’amende de 500 francs suisse (assortie d’une peine privative de liberté de cinq jours en cas de non‑paiement de la requérante), était excessive « dans les circonstances de l’espèce, eu égard à la situation précaire et vulnérable de la requérante » (§ 108). Parvenue à ce stade de son raisonnement, la Cour devait encore apprécier si l’ingérence était justifiée de solides motifs d’intérêt public. Sans remettre en cause le motif de la lutte contre l’exploitation des enfants qui fait écho à l’obligation positive de protéger les victimes, elle doute de l’efficacité d’une pénalisation des victimes de ces réseaux. Ne saurait non plus être accueilli l’argument tiré de ce que l’interdiction de la mendicité protégerait les droits des passants, résidents ou propriétaires des commerces. De l’avis de la Rapporteuse spéciale des Nations unies sur l’extrême pauvreté et les droits de l’homme (§113), la Cour de Strasbourg hérite la conviction que l’objectif d’exclure les mendiants des villes ne doit aucunement permettre de justifier des atteintes aux droits de l’homme. Elle fait sienne l’argumentation de la requérant selon laquelle « il convient de lutter contre la pauvreté et non contre les pauvres ». En l’occurrence, celle-ci n’a d’ailleurs jamais été mise en cause pour un quelconque comportement agressif. Enfin, dans l’arrêt Lacatus, le contrôle de nécessité consiste à vérifier si les autorités suisses n’auraient pas pu aboutir au même résultat en adoptant des mesures moins restrictives. Or, sur ce point, le moins que l’on puisse dire est que le jeu de l’interprétation consensuelle se retourne contre l’Etat défenseur, « la majorité des États membres du Conseil de l’Europe (prévoyant) des restrictions plus nuancées que l’interdiction générale découlant de l’article 11A de la LPG » (§ 114).
Le constat de violation de l’article 8 est sans appel. En punissant la requérante pour avoir mendié, seul moyen pour subvenir à ses besoins élémentaires, les autorités ont porté atteinte à sa dignité humaine. La référence à « l’essence même des droits protégés par l’article 8 » n’est pas sans rappeler la notion d’atteinte à la substance du droit. En définitive, cet arrêt est marqué du sceau des grandes décisions. La Cour y fait preuve tout à la fois d’habileté sur le plan juridique et d’un courage salutaire. Una habileté et un courage également au cœur du très bel avis rendu par la Cour africaine des droits de l’homme le 4 décembre 2020 sur la compatibilité des lois sur le vagabondage avec la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples et avec les autres instruments internationaux des droits de l’homme applicables en Afrique. La Cour d’Arusha estime notamment que les lois sur le vagabondage sont incompatibles avec la notion de dignité humaine, qui est protégée à l’article 5 de la Charte. Parce que les arrestations pour infraction de vagabondage visent les personnes défavorisées uniquement, « les lois sur le vagabondage qui autorisent ces arrestations sont incompatibles avec le droit à la dignité, tel qu’il est garanti à l’article 5 de la Charte africaine ». Il est regrettable que cet avis ne soit mentionné par la Cour de Strasbourg, qui se contente de renvoyer aux « Principes relatifs à la dépénalisation des infractions mineures en Afrique » adoptés par la Commission africaine. L’harmonie des solutions n’en demeure pas moins manifeste.
Il est un point sur lequel l’arrêt Lacatus encourt la critique, c’est le refus de la Cour de se prononcer sur le grief tiré d’une violation de l’article 10 de la Convention. Les opinions en partie concordante en partie dissidente des juges Lemmens et Ravarani sont sur ce point pleines de bon sens en soulignant que le grief soulevé par la requérante sur le terrain de l’article 10 était bien distinct de celui examiné sous l’angle de l’article 8, ce qu’avait d’ailleurs bien compris le tribunal fédéral suisse. Quid enfin de l’article 3 qui n’était certes pas invoqué par la requérante ? Seul l’avenir dira si l’arrêt Lacatus a constitué un tournant dans la jurisprudence de la Cour, dans la prise en considération des situations d’extrême pauvreté. Mais on sait déjà que grâce à la notion de dignité humaine, la Cour a fourni un effort aussi décisif que spectaculaire pour invalider la célèbre formule de Pierre-Henri Imbert « Droits des pauvres, pauvres droits ». Sans doute, J. Mourgeon, qui écrivait il y a déjà quelques temps que « là où le concept de dignité peut trouver toute son utilité, c’est pour faire remonter les gens qui sont au fond de l’échelle sociale. Là [ ] la dignité peut être un concept extrêmement pertinent pour justifier davantage d’obligations positives au sens de la jurisprudence européenne, de droits sociaux, de droits créance : la dignité a un rôle majeur à jouer dans les années et les décennies à venir sur ce terrain où vont se concentrer la plupart des enjeux du XXIème siècle » 72, se réjouirait-il de ces utilisations libératrices de la dignité comme vecteur de protection des droits fondamentaux des personnes vulnérables, loin de l’asservissement auquel elle peut conduire lorsqu’elle vise à protéger la personne vulnérable contre elle-même 73.
Mustapha Afroukh
Notes:
- v. notamment son opinion séparée sous l’arrêt Xero Flor w Polsce sp. z o.o. c. Pologne du 7 mai 2021 ↩
- L. Coutron, « L’articulation entre la nouvelle procédure consultative et le renvoi préjudiciel devant la Cour de justice de l’Union européenne », in M. Afroukh et J.-P. Marguénaud Le Protocole n° 16 à la CEDH, Pedone, 2020, p. 123 ↩
- CJCE 11 mars 1980, Foglia, aff. C-104/79 et CJCE 16 déc. 1981, Foglia, aff. C-244/80 ↩
- P. Oliver, La recevabilité des questions préjudicielles : la jurisprudence des années 1990, CDE 2001. 15 ↩
- CJCE 16 juin 1981, Maria Salonia c. Giorgio Poidomani et Franca Giglio, veuve Baglieri, aff. C-126/80 ↩
- J. Andriantsimbazovina, « Le Conseil d’État renvoie, pour la première fois, une demande d’avis consultatif à la Cour européenne des droits de l’homme : la chasse au dialogue des juges », La Semaine Juridique Edition Générale n° 24, 14 Juin 2021, 660 ↩
- Voy. F. Krenc, « L’autorité de la Cour européenne des droits de l’homme et sa jurisprudence à l’aune de la subsidiarité et de la marge nationale d’appréciation », in in L. Milano et C. Blay-Grabarczyk, Les 70 ans de la CEDH : enjeux et perspectives, Pedone, 2021, p. 49 ↩
- AJDA 2010. 2362 ↩
- « Propos introductifs », in L. Milano et C. Blay-Grabarczyk, Les 70 ans de la CEDH : enjeux et perspectives, Pedone, 2021, p. 19 ↩
- Il faut souligner ici la très belle étude de M. Larché et T. Larrouturou, « La Cour EDH, juge des états d’urgence ? » dans le dernier numéro de la RDP ↩
- 6 novembre 1980, Guzzardi c. Italie, n° 7367/76 ↩
- Gde ch., 23 fév. 2017, De Tommaso c. Italie, n° 43395/09 ↩
- « Le recours au mécanisme dérogatoire en période de Covid-19 ou le droit international des droits de l’homme à la croisée des chemins », RTDH, 2021, pp. 275-300 ↩
- 13 novembre 2012, Hristozov et a. c. Bulgarie, n° 47039/11 358/12 ↩
- Sur les critères présidant à la qualité de victime en matière de surveillance secrète, voir Cour EDH, Gr. ch., 4 déc. 2015, Roman Zakharov c. Russie, n° 47143/06, § 171 ↩
- Voir parallèlement, Big Brother Watch, §§ 322-323 et §§ 341-346 et Centrum för rättvisa, §§ 236-237 et §§ 255-260 ↩
- A savoir : (a) interception et rétention initiale des communications et des données de trafic qui s’y rapportent ; (b) application de sélecteurs spécifiques aux communications retenues et aux données de communication associées ; (c) examen par des analystes des communications sélectionnées et des données associées ; et (d) rétention subséquente des données et utilisation du « produit final », notamment partage de ces données avec des tiers ↩
- Outre les arrêts de chambre dans les deux affaires sous commentaire (cette Chron, RDLF, 2019, n° 13, IV A), voir pour des interceptions indiscriminées Cour EDH, 29 juin 2006, Weber et Saravia c. Allemagne (déc.), n° 54934/00 ; 1er juillet 2008, Liberty et autres c. Royaume-Uni (déc.), n° 58243/00 ; 12 janvier 2016, Szábo et Vissy c. Hongrie, n° 37138/14 ↩
- opinion en partie concordante commune aux juges Lemmens, Vehabović et Bošnjak sous l’arrêt Big Brother Watch, point 16 ↩
- Voir l’opinion en partie concordante et en partie dissidente du juge Pinto de Albuquerque sous l’arrêt Big Brother Watch, point 59 ↩
- CJUE, Gde ch., 8 avril 2014, aff. C-239 et C-594/12 ; voir également CJUE, 21 déc. 2016, Tele2 Sverige AB et autres, aff. jtes C-203 et C-698/15, point 103 ; CJUE, Gde ch., 6 oct. 2020, La Quadrature du Net e.a., aff. jtes C-511, 512 et 520/18, ECLI:EU:C:2020:791, point 141 ↩
- CJUE, Gde ch., 6 oct. 2020, Privacy International contre Secretary of State for Foreign and Commonwealth Affairs e.a., aff. C-623/17; ECLI:EU:C:2020:790, point 81, à propos du régime britannique en cause dans l’affaire Big Brother Watch ↩
- 7 janv. 2010, Rantsev c. Chypre et Russie, n° 25965/04 ↩
- Estimant qu’il ne saurait être question de chercher à « éviter un vide juridique dans l' »espace juridique de la Convention » », puisque l’Afghanistan n’est pas partie à la Convention, les juges Grozev, Ranzoni et Eicke dénoncent une « extension injustifiée de l’approche relative aux « circonstances propres » », dont ils craignent qu’elle ne risque d’ « étendre au-delà du point de rupture le caractère « détachable » de l’obligation procédurale d’enquêter [en] rompant ainsi tout lien avec une obligation matérielle sous-jacente », op. p. diss., pt. 12 ↩
- Pour une analyse détaillée : M. Gudzenko, « La jurisprudence chaotique de la Cour européenne sur la juridiction extraterritoriale dans les conflits armés », https://i91h9azrmj.preview.infomaniak.website ↩
- Cour EDH, 21 avr. 2009, Enerji Yapi-Yol Sen c. Turquie, n° 68959/01, §24 ↩
- Cour EDH, 8 avril 2014, National Union of Rail, Maritime and Transport Workers c. Royaume-Uni, n° 31045/10, § 76 ↩
- Cour EDH, Gde ch, 30 juin 2005, Bosphorus Airways c. Irlande, n° 45036/98 ↩
- Cour EDH, 5 nov. 2019, Konkurrenten no AS c. Norvège, n° 47341/15, §§ 42-45 ↩
- Avis consultatif dénué de force obligatoire, renvoi préjudiciel facultatif ↩
- La clause d’engagement prioritaire des travailleurs employés par le bureau administratif du port, inscrite dans la convention collective, jetant le doute sur les finalités purement sociales de la démarche syndicale en l’occurrence ↩
- CEDS, 30 juill. 2013, décision sur le bien-fondé, LO et TCO c. Suède, n° 85/2012, point 122 ↩
- CJUE, Gde ch., 18 déc. 2007, Laval un Partneri Ltd, aff. C-341/05 ↩
- Cour EDH, 9 juillet 2019, Romeo Castaño c. Belgique, RDLF, 2020, Chron. n° 22, II, obs. C. Boiteux-Picheral ↩
- CJUE, 5 avril 2016, Aranyosi et Căldăraru, aff. C‑404 et C-659/15 PPU, EU:C:2016:198, Chron. « Droits fondamentaux », Ann. Dr. UE 2016, Bruylant, 2017, p. 522, obs. C. Vial ; 25 juillet 2018, Generalstaatsanwaltschaft (Conditions de détention en Hongrie), aff. C‑220/18 PPU, EU:C:2018:589 ; CJUE, Gde ch., 15 oct. 2019, Dorobantu, aff. C-128/18, ECLI:EU:C:2019:857 ↩
- Cour EDH, Gde ch, 30 juin 2005, Bosphorus Airways c. Irlande, n° 45036/98, § 157 ↩
- Cour EDH, 6 déc. 2012, Michaud c. France n° 12323/11, § 115 ↩
- Cour EDH, Gde ch., 23 mai 2016, Avotiņš c. Letonie, n° 17502/07, cette Chron, RDLF 2016, n° 29, I ↩
- CJUE, Gde ch., 15 oct. 2019, Dorobantu, préc. : si l’appréciation des conditions de détention, dans l’établissement pénitentiaire où il est concrètement envisagé d’incarcérer la personne visée, ne doit pas se limiter au contrôle des insuffisances manifestes, le juge requis doit se fier, en principe, aux assurances fournies par l’autorité judiciaire d’émission, à moins que des motifs précis ne l’autorisent à considérer les conditions de détention comme contraires à l’interdiction des traitements inhumains et dégradants ↩
- Cour EDH, 15 avril 2021, K.I. c. France, n° 5560/19 ↩
- Directive 2011/95/UE du Parlement européen et du Conseil du 13 décembre 2011 concernant les normes relatives aux conditions que doivent remplir les ressortissants des pays tiers ou les apatrides pour pouvoir bénéficier d’une protection internationale (refonte), JOUE 2011, L 337, p. 9 ↩
- Selon les termes du HCR, « la détermination du statut de réfugié n’a pas pour effet de conférer la qualité de réfugié; elle constate l’existence de cette qualité» », Guide des procédures et des critères à appliquer pour déterminer le statut de réfugié, Genève, rééd. de 1992, § 28 ↩
- CJUE, Gde ch., 14 mai 2019, M contre Ministerstvo vnitra et X et X contre Commissaire général aux réfugiés et aux apatrides, aff. jtes C-391/16, C-77/17 et C-78/17, ECLI:EU:C:2019:403, spéc. pts 92 et 95-97 ↩
- L’arrêt préc. de la CJUE, du 14 mai 2019, visait seulement à déterminer si à travers l’article 14§4 et § 5 de la directive 2011/95, le législateur de l’Union avait introduit une cause supplémentaire d’exclusion de la qualité de réfugié, au mépris des dispositions de l’article 1 F de la Convention de Genève qui en dresse une liste exhaustive ↩
- De fait, la qualité de réfugié reste tributaire de critères matériels et ne se conserve que tant qu’ils se vérifient, comme en attestent les clauses de cessation prévues par la Convention de Genève. En soi, l’absence d’incidence d’une décision de révocation ne permet donc pas en soi de présumer que l’intéressé continue d’en bénéficier ↩
- Voir cette Chron., RDLF 2021, n° 12, III B ↩
- Voir à cet égard les termes très éclairants du paragraphe 145 ↩
- D’autant qu’indépendamment de la qualité de réfugié, l’exigence d’individualisation du risque s’est même adaptée au cas des groupes ciblés dans le cadre de l’article 3 CEDH : voir Cour EDH, 11 janv. 2007, Salah Sheekh c. Pays-Bas, n° 1948/04, § 148 ; 28 fév. 2008, Saadi c. Italie, préc., § 132 ; Gde ch. 23 aout 2016, J.K. et autres c. Suède, n° 59166/12, §§ 103-105, cette Chron., RDLF 2017, n° 13, obs. M. Afroukh ↩
- Cour EDH, Gde ch., 21 nov. 2019, Ilias et Ahmed c. Hongrie, n° 47287/15 ; cette Chron., RDLF, 2020, n° 32, III A ↩
- CJUE, Gde ch., 14 mai 2020, FMS e.a. contre Országos Idegenrendészeti Főigazgatóság Dél-alföldi Regionális Igazgatóság, aff. C-924 et C-925/19 PPU, ECLI:EU:C:2020:367, point 231 confirmé par CJUE, Gde ch., 17 décembre 2020, Commission européenne contre Hongrie, aff. C-808/18, ECLI:EU:C:2020:1029 ↩
- Cp. CJUE, Gde ch., 14 mai 2020, FMS e.a. préc. point 259 ↩
- R. Spano, « L’Etat de droit – étoile polaire de la CEDH », RTDH, 2021, p. 481 ↩
- Patrick Wachsmann et a. (dir.), Le Protocole n° 11 à la Convention européenne des droits de l’homme, Bruylant, Bruxelles, coll. « Droit et justice », 1995, n° 15, pp. 28 ↩
- Cité par Jerzy Makarczyk, « Protocole n° 11 à la Convention européenne des droits de l’homme et des libertés fondamentales : notes de lecture », op. cit., p. 447 ↩
- art. de R. Spano précité ↩
- S. Touzé, « Regard critique que l’exécution conditionnelle des arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme », in Mélanges en l’honneur d’E. Decaux, Pedone, Paris, 2017, pp. 761-778 ↩
- v. L. Coutron, « Jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne (2019), RDP, p. 1755 ↩
- Voy. la décision K3/21 précitée en date du 7 octobre, obs. F. Martucci) ↩
- CJUE, 2 mars 2021, A.B. e.a., C‑824/18 ↩
- Cour EDH, Gde ch., 21 nov. 2019, Ilias et Ahmed c. Hongrie, n° 47287/15 : conditions d’existence des requérants dans la même zone de transit jugées ne pas atteindre le niveau de gravité des traitements inhumains et dégradants ↩
- Directive 2013/33 du Parlement européen et du Conseil établissant des normes pour l’accueil des personnes demandant la protection internationale (refonte), JO 2013, L 180, p. 96, art. 20 § 1 sous c), art. 21 et s. et art. 11§§ 1-2 ↩
- Cour EDH, 19 janv. 2012, Popov v. France, n° 39472/07 ; 12 juill. 2016, A.B. et autres c. France, n°11593/12 ↩
- Cour EDH, 25 janv. 2018, J.R. et autres c. Grèce, n° 22696/16, cette Chron., RDLF 2018 n°22, IV, C ↩
- Cour EDH, 16 fév. 2016, Soares de Melo c. Portugal, req. n° 72850/14, concernant le placement en institution, augmenté d’une interdiction de contact, des enfants d’une étrangère en attente de régularisation et se trouvant dans une situation de grand dénuement matériel ↩
- Cour EDH, 19 sept. 2000, Gnahoré c. France, n° 40031/98, § 59 ; 16 fév. 2016, Soares de Melo c. Portugal, préc., § 93 Gde ch. 10 sept. 2019, Strand Lobben et a. c. Norvège, n° 37283/13, § 207 ↩
- Cour EDH, Soares de Melo c. Portugal, préc., § 106 ↩
- Cour EDH, 7 janv. 2010, Rantsev c. Chypre et Russie, n° 25965/04 ↩
- Convention du Conseil de l’Europe du 16 mai 2005, STCE 197, art. 26 ; Directive 2011/36/UE du Parlement européen et du Conseil du 5 avril 2011, JO 2011, L 101, p. 1, art. 8 ↩
- C. Husson-Rochcongar, Droit international des droits de l’homme et valeurs, Bruylant, 2012 ↩
- Les autorités ont adopté des mesures opérationnelles avec toute la diligence particulière requise et procédé à une appréciation des risques autonome, proactive et exhaustive, les enfants ne constituant pas « la cible principale » selon les informations disponibles et la requérante n’ayant pas demandé une interdiction de tout contact avec leur père, §206 ↩
- La dignité dans la jurisprudence de la Cour EDH » in L. Burgorgue-Larsen (dir.), La dignité saisie par les juges en Europe, Bruylant, 2010, p. 59 ↩
- Les droits de l’homme, PUF »Que sais-je ? » 8ème édition 2004 p.62 ↩
- voy. aussi l’arrêt Hudorovic c. Slovénie du 10 mars 2020 n°24816/14. Il a été rendu à la requête de membres de la communauté roms relégués dans des campements où ils vivaient dans des cabanes en bois dépourvues de canalisations d’eau et de tout-à-l’égout. Admettant que l’eau est un élément nécessaire à la survie de l’espèce humaine, la Cour en tire la conséquence remarquable que l’absence persistante, sur le long terme, d’un accès à l’eau peut avoir des conséquences néfastes sur la santé et la dignité humaine et porter effectivement atteinte à un domaine essentiel de la vie privée et de la jouissance d’un domicile ↩