L’atteinte aux Droits fondamentaux était-elle le prix du sauvetage de la zone euro ?
La crise est un bon test de l’effectivité des droits fondamentaux en Europe. La carte de la situation des droits fondamentaux, dans le contexte de la crise, révèle une série d’antagonismes actuels ou potentiels, notamment entre les citoyens des pays aidés et ceux des pays aidant, entre les droits politiques et ceux économiques et sociaux, ainsi qu’entre diverses autorités nationales et européennes, juridictionnelles ou non. Ainsi le sauvetage de la zone euro va mettre à l’épreuve les droits démocratiques, essentiellement des citoyens allemands ; tandis que les politiques d’austérité mises en place dans les pays sous assistance ont incontestablement eu un impact sur les droits économiques et sociaux des citoyens de ces Etats, même si les deux Cours de justice européennes paraissent mal armées pour le reconnaître.
Francette Fines est Maître de conférences à l’Université de Bordeaux (CRDEI)
L’aide apportée aux États endettés dans la zone euro, notamment à travers la mise en place de divers mécanismes financiers (MESF (mécanisme européen de stabilisation financière) et FESF (facilité européenne de stabilité financière), auxquels a succédé en 2013 le MES (mécanisme européen de stabilité)) 1, a été conditionnée à la mise en œuvre de programmes d’ajustement économique ; ces programmes, qui se sont traduits par des politiques d’austérité, ont eu un impact important sur les populations, sans que l’on doive néanmoins négliger ce qui se serait passé, en cas d’inaction des partenaires européens. Politique d’assistance et politique d’austérité apparaissent alors comme les deux faces d’une même médaille ; mais peut-on évaluer l’une sans tenir compte de l’autre ? Parallèlement, l’Union économique et monétaire (UEM), la zone Euro et le secteur bancaire vont être réformés, par une série de mesure « anti-crises » 2 en vue d’en améliorer le fonctionnement, ce qui va se traduire par des contraintes supplémentaires pesant sur les États et leurs budgets, mais entraîner aussi des conséquences sur le modèle social européen.
Ainsi, au-delà de l’analyse économique, le sauvetage de la zone Euro, et notamment la lutte contre la crise des dettes souveraines, va interagir avec les droits fondamentaux des citoyens européens. Nous allons chercher à mesurer cette interaction, principalement à travers l’examen d’une série de décisions de justice nationales et européennes (passées, récentes, et pour certaines, à venir), ou de prises de positions émanant d’autorités publiques aux compétences reconnues dans le domaine des droits de l’homme. Notre approche, qui se veut résolument juridique, et non politique, sera donc largement focalisée sur l’analyse de ces divers actes, dont certains paraissent un peu dissonants dans la construction d’une Europe des droits fondamentaux.
La crise est alors un bon test de l’effectivité des droits fondamentaux en Europe. Or, à rebours de leur dynamisme incontestable dans l’Union, le sauvetage de la zone Euro, qui circonscrit géographiquement cette étude, va mettre à l’épreuve la garantie de ces droits fondamentaux.
Nous entendons dévoiler la carte de la situation des droits fondamentaux, dans le contexte de la crise. Serait alors révélé un premier type d’antagonisme, comme il ressort déjà du choix de l’intitulé de cette contribution. Certes, la question, telle que nous la formulons, peut paraître provocante et polémique, mais c’est bien en ces termes qu’elle se pose. En effet, cette carte de l’Europe montrerait un manque d’attention envers les droits humains des citoyens des pays en difficulté (plutôt au Sud), lors de la mise en œuvre des politiques d’austérité. De plus, il y aurait aussi, ce qui peut étonner de prime abord, une atteinte aux droits fondamentaux des citoyens des pays apportant leur garantie ; il y a en tout cas des milliers de citoyens allemands à le penser, et qui refusent donc le principe de cette aide.
Surtout, il convient de souligner que ces deux approches paraissent s’opposer entre elles, ce qui révèle un deuxième type d’antagonisme. On est en effet confronté à une situation a priori paradoxale, dans laquelle les droits fondamentaux sont invoqués par les uns, mais dans un sens, apparemment, diamétralement opposé à celui des droits fondamentaux des autres.
Reconnaissons, en tout cas, ce qu’il y a de particulièrement délicat voire choquant à mettre en parallèle, ou en balance, ces deux formes d’atteintes aux droits fondamentaux. Il est essentiel de remarquer en premier lieu, qu’elles ne sont pas forcément de même nature : ainsi les citoyens allemands qui refusent l’aide invoquent la garantie de leurs droits démocratiques ; tandis que ceux des pays sous assistance se plaignent de l’atteinte à leurs droits économiques et sociaux. De plus, le défaut de solidarité entre les pays du nord et du Sud, ainsi dévoilé, écorne alors fortement l’image d’une Union des droits fondamentaux, prônée à l’échelle du continent européen. Une nouvelle division de l’Europe des droits fondamentaux n’est-elle pas en train de se constituer, sous l’effet de la crise ?
La question posée n’est pas limitée à la sphère nationale, puisqu’elle va aussi être portée devant diverses instances européennes, juridictionnelles ou non. Quelles conceptions des droits fondamentaux, ces différentes autorités nationales et européennes vont-elles alors exprimer face à ce contexte de crise ? Les solutions adoptées, parfois sur les mêmes types d’affaires, ne sont-elles pas susceptibles d’être différentes, ce qui pourrait révéler alors une troisième forme d’antagonisme ?
Il convient de saisir les enjeux de ces antagonismes, lesquels peuvent différer en fonction des types de droits concernés. C’est pourquoi, nous allons dessiner la carte des atteintes possibles aux droits fondamentaux, en abordant successivement la thématique des droits démocratiques fondamentaux (I), puis celle des droits économiques et sociaux (II).
I. Les Droits démocratiques fondamentaux à l’épreuve du sauvetage de la zone euro
Commençons par nous demander si le sauvetage de la zone Euro n’a pas été assuré en méconnaissance d’exigences démocratiques fondamentales. Les droits démocratiques en cause sont largement ceux, substantiels, des citoyens des pays aidant (A), mais pas uniquement. Se pose aussi le problème du caractère démocratique du processus suivi pour réformer l’UEM et la zone euro (B).
A/ Politique d’assistance « versus » droits démocratiques nationaux
1) La Cour constitutionnelle fédérale allemande (CCF) a déjà eu à examiner plusieurs mécanismes d’aide, au regard de l’autonomie financière de l’État, dans ses précédentes décisions : 7 septembre 2011 (aide à la Grèce) ; 12 septembre 2012, et aussi la décision au fond du 18 mars 2014 (aide octroyé à travers le MES). Elle avait été saisie par environ 13 000 personnes.
La Cour de Karlsruhe va examiner ces requêtes, en partant d’un raisonnement qui procède d’une interprétation très extensive du risque d’atteinte aux droits fondamentaux nationaux, en la matière, dès lors que serait en cause l’autonomie budgétaire de l’Allemagne. Selon l’approche du juge, cette autonomie budgétaire est rattachée ou liée au droit de vote et au principe démocratique ; en effet, porter atteinte à l’autonomie budgétaire reviendrait à porter atteinte à la « capacité d’un État constitutionnel de s’autodéterminer démocratiquement », selon la CCF. Ceci se situe au cœur de l’identité constitutionnelle allemande, et du principe de l’État démocratique tel que protégé notamment par la clause d’éternité de l’article 79 III de la Loi fondamentale.
Mais dans ses décisions précitées, la Cour a considéré qu’il n’y avait pas atteinte aux droits fondamentaux nationaux, sous réserve que certaines conditions soient remplies : il s’agit de la limitation du montant des engagements financiers de l’Allemagne, ainsi que la préservation des compétences budgétaires du parlement allemand.
2) Avec sa décision du 14 janvier 2014 (2 BvR 2728/13), la CCF a décidé de saisir la CJUE, par voie préjudicielle (affaire P. Gauweiler e.a., (aff. C-62/14)), en vue de faire examiner la politique mise en œuvre par la Banque centrale européenne (BCE), pour lutter contre la crise des dettes souveraines, en rapport avec sa politique sur les OMT (opérations monétaires sur titres). Rappelons que la BCE a annoncé qu’elle pourrait procéder à un rachat potentiellement illimité des obligations d’Etat, ce qui a d’ailleurs suffi à calmer les marchés. A l’origine de cette saisine, plusieurs milliers de citoyens allemands estiment qu’il y a atteinte à leurs droits démocratiques fondamentaux, du fait des risques financiers que présente cette politique de soutien apportée par la BCE aux pays fragilisés par leur surendettement.
Les droits fondamentaux nationaux sont invoqués dans un litige mettant en cause le caractère ultra vires de l’action de la BCE. On sait qu’en violation du monopole de la CJUE, la juridiction allemande se reconnaît compétente pour examiner la politique de la BCE au nom de la protection des droits fondamentaux tirés de sa Constitution nationale. Néanmoins, elle a accepté d’exercer ce contrôle en coopération avec le juge européen et c’est l’une des raisons de cette toute première saisine préjudicielle dans l’histoire de la CCF.
Cette saisine met en cause plus précisément l’interdiction d’apporter une aide (directe) aux États en difficulté de la zone Euro, à travers le principe de « non renflouement » ou de « no bail out », lequel pèse sur les États, mais aussi les Institutions, dont la BCE. Mais si l’aide ne peut être directe, peut-elle être indirecte ? Surtout, peut-elle être illimitée ? Pour les juges allemands, la réponse est clairement négative ; il s’agit, pour eux, d’une condition de l’acceptation de la politique de la BCE.
Quelle va être la position de la CJUE ? Va-t-elle se laisser guider par le raisonnement du juge allemand, et les conditions qu’il a posées ? Quelle interprétation donnera-t-elle du mandat de la BCE ? Va-t-elle considérer que les OMT sont compatibles avec son mandat ? De son côté, quelles conséquences le juge allemand tirera-t-il de la réponse préjudicielle ? Si la Cour de Luxembourg n’intègre pas les conditions posées par la Cour de Karlsruhe, il est à craindre que, cette fois, la CCF ne déclenche une « guerre des juges », au nom de la protection des droits démocratiques nationaux des citoyens allemands.
B/ Les mesures « anti-crise » au crible de la démocratie européenne
Il convient aussi de se demander si la réforme de l’UEM ne s’est pas faite en méconnaissant certaines des exigences de la démocratie européenne ; de plus, l’Union sera démocratique, si elle est aussi une Union de droit, c’est-à-dire soumise au droit, et au contrôle par un juge indépendant.
1) Quelques-unes des réponses apportées, il est vrai dans l’urgence, pour faire face à la crise, ne l’ont-elles pas été en créant, ou en aggravant, le déficit démocratique ? La résorption d’un tel déficit passe notamment par le respect des prérogatives parlementaires. Plusieurs auteurs 3 ont pourtant souligné la crise des parlements, en la matière. Effectivement, les parlements nationaux paraissent avoir été relégués dans une fonction subalterne, tenus notamment d’entériner les choix intergouvernementaux, ou placés en quelque sorte « sous tutelle », du fait des nouvelles règles budgétaires (règle d’or ; semestre européen…). De plus, la crise de la zone euro a été traitée en marginalisant largement le Parlement européen, comme l’illustre l’exemple de l’adoption, hors UE, du TSCG (traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance).
Se pose aussi la question des pouvoirs croissants, détenus, notamment suite à la réforme du secteur bancaire, par une Institution européenne indépendante telle la BCE, laquelle n’est donc politiquement responsable ni devant le Parlement européen ni devant les Conseils. La critique du caractère antidémocratique de cette Institution est récurrente 4. Mais cela ne signifie pas qu’elle soit forcément justifiée. En effet, cette Institution doit être soumise à un principe d’accountability ou de reddition des comptes 5 , principe qui permet aussi d’évaluer le caractère démocratique d’un régime. De plus, le fait que la politique de la BCE sur les OMT va être examinée par les juges européens apparaît particulièrement notable.
2) La CJUE a déjà pu adapter sa jurisprudence aux effets de la crise, comme l’illustre l’ordonnance du Président du Tribunal, le 19 septembre 2012, Grèce c/ Commission, (aff. T-52/12) : « Dans les circonstances exceptionnelles qui marquent actuellement la situation économique et sociale en Grèce, il convient donc de reconnaître la priorité aux intérêts invoqués par la République hellénique consistant, d’une part, à préserver la paix sociale et à prévenir les troubles sociaux ». Relevons aussi la réduction, par la CJUE, des sanctions financières imposées aux États, dans le cadre des actions en manquement, en vue de tirer les conséquences de la crise sur certaines États (CJUE, 19 décembre 2012, Commission c/ Irlande, aff. C-374/11).
Mais l’arrêt (Ass. Plénière) de la CJUE du 27 novembre 2012, Pringle, (aff. C-370/12) avait aussi montré l’ingéniosité des États à échapper au contrôle juridictionnel pour certaines de leurs actions ; en effet, dans cet arrêt, la CJUE a affirmé l’inapplication de la Charte des droits fondamentaux lorsque les États prévoient un mécanisme de stabilité tel que le MES.
II. L’impact des politiques d’austérité sur les Droits économiques et sociaux
Du côté des populations soumises aux mesures d’austérité, imposées en échange de l’aide, l’approche est inversée. La « constitution sociale » a-t-elle alors été sacrifiée pour sortir de la crise ? Au plan juridique, on peut dissocier deux interrogations, qui sont d’abord celle de la mesure de l’atteinte étatique aux droits fondamentaux (A), et ensuite celle de l’éventuel rattachement des atteintes aux institutions européennes (B).
A/ La difficile mesure de l’atteinte étatique aux droits fondamentaux
La situation de crise économico-financière paraît bien avoir engendré une crise du modèle sociétal en Europe. A lire certains comptes-rendus de la situation sanitaire, en Grèce, 6 ce serait même « le droit à la vie » qui aurait été affecté. Et plusieurs types d’institutions publiques ont déjà dressé le constat sévère de l’atteinte aux droits fondamentaux des citoyens des pays sous assistance. Ce constat est-il partagé par les juridictions européennes ?
1) La « dénonciation » expresse de l’atteinte aux droits fondamentaux
Les tribunaux nationaux, eux, ont déjà condamné certaines mesures nationales comme contraires aux droits fondamentaux nationaux. Peuvent être citées plusieurs décisions de la Cour constitutionnelle portugaise, dont celles en date du 5 avril 2013, ou du 30 mai 2014 ; cette Cour a joué un rôle de garde-fou, lorsqu’elle a, par exemple, déclaré les lois successives, réduisant les salaires ou pensions de retraite des seuls fonctionnaires, contraires au principe constitutionnel de non-discrimination ou de proportionnalité. Cependant, le Conseil d’État grec, lui, a déjà validé de telles mesures (arrêt de 20 février 2012, cité par la Cour EDH, infra) ; mais le juge grec avait-il vraiment le choix ? Les tribunaux grecs sont d’ailleurs revenus à des solutions plus protectrices.
Au-delà de ces décisions de justice nationales, diverses autorités européennes et même internationales vont aussi se prononcer. Le comité de la liberté syndicale du bureau international du travail (BIT, qui est le secrétariat de l’OIT) dresse un bilan accablant de la situation sociale en Grèce. Le Comité européen des droits sociaux du Conseil de l’Europe a déjà identifié plusieurs motifs de violations de la Charte sociale européenne, dans une série de décisions (23 mai 2012 (réclamations n° 65/2011 et n° 66/2011) et 7 décembre 2012 7) concernant la Grèce ; il critique notamment « l’effet cumulé » de l’instauration de ces mesures restrictives.
2) Des juridictions européennes en retrait
La CourEDH va-t-elle partager ce constat ? Il convient d’abord de relever que la compétence de la Cour de Strasbourg est limitée par le contenu des droits protégés par la Convention européenne des droits de l’homme, laquelle laisse largement de côté les droits sociaux, mais intègre les droits patrimoniaux, grâce à l’article 1er du protocole n° 1 additionnel à la Convention. Confrontée au problème, la CourEDH a pourtant déclaré irrecevables les requêtes de personnes dont les primes et salaires ou les pensions de retraite avaient été réduits : CourEDH, 8 octobre 2013, da Conceição Mateus c/ Portugalet Santos et Januario c/ Portugal ; CourEDH, 7 mai 2013, Koufaki c/ Grèce et ADEDY c/ Grèce. Dans cette dernière décision, la Cour note « que l’adoption des mesures litigieuses a été justifiée par l’existence d’une crise exceptionnelle et sans précédent dans l’histoire récente de la Grèce ». L’argument de l’atteinte aux biens n’est donc pas retenu par la CourEDH ; ainsi contrairement à la charte sociale européenne, la Convention n’a été d’aucun secours, en cette matière professionnelle.
La Cour de justice de l’Union européenne, qui a été saisie, par voie préjudicielle, également à propos de la réduction des salaires ou des avantages dans la fonction publique dans certains de ces États, offre-t-elle une meilleure garantie ? Si la réponse est pour l’heure négative, comme nous allons le voir, l’enjeu dans les pays sous assistance est aussi celui de l’éventuel rattachement des atteintes invoquées aux institutions et aux politiques de l’Union européenne.
B/ Le rattachement « problématique » des atteintes aux institutions de l’Union
1) Une interrogation a porté par exemple sur la violation de l’article 31 § 1 de la Charte des droits fondamentaux, qui a trait au droit à des conditions de travail respectant la dignité du travailleur, dans une affaire portugaise, Sindicato Nacional dos Profissionais de Seguros e Afins c/ Fidelidade Mundial-Companhia de Seguros, SA (aff. C-264/12). Mais suffit-il d’invoquer la violation de la Charte, pour que la Cour de justice de l’Union soit compétente ? Il avait été demandé, au juge portugais, s’il maintenait sa question préjudicielle, au vu de l’ordonnance du 7 mars 2013, BPN (aff. C-128/12), laquelle déclare l’incompétence manifeste de la Cour, dans un litige assez similaire, lié à des réductions salariales dans la fonction publique, au Portugal également ; le juge national a cependant choisi de ne pas retirer sa question préjudicielle.
Ces affaires conduisent d’abord à s’interroger sur l’invocation de la charte des droits fondamentaux, et donc son application, face à des dispositions nationales de réduction des déficits et des dépenses. Pour pouvoir se situer dans le champ d’application de la Charte (selon l’article 51), les mesures étatiques doivent être considérées comme des mesures de mise en œuvre du droit de l’Union, ce qui n’a pas été admis par la Cour de justice dans l’ordonnance précitée DPN. C. Barnard 8 fait remarquer : “This suggests a developing twin-track approach: on the one hand the Charter will be applied with vigour to non-crisis situations; on the other, the Charter will not be applied to rules arising out of the EU’s response to the financial and economic crisis. Ultimately, such an approach, with crisis related measures in the slow lane, is not legally, politically or practically sustainable”. Mais une ordonnance d’incompétence manifeste va à nouveau être adoptée dans la deuxième affaire, le 26 juin 2014.
2) Car si la CJUE s’était reconnue compétente pour faire respecter la Charte, les conséquences auraient pu être dévastatrices pour les institutions européennes. Car implicitement, cela conduisait aussi à rechercher l’imputabilité des violations, voire des dommages qui auraient été causés. Et d’ailleurs, plusieurs recours directs en annulation et en responsabilité, contre la Commission et la BCE, ont été intentés devant le Tribunal, à propos de leur gestion de la crise chypriote 9, et grecque 10.
De façon générale, on peut en effet s’interroger sur la façon dont les règles d’assainissement des finances publiques et les restructurations bancaires ont été imposées par les diverses instances européennes et internationales. Même si les politiques visant à réduire l’endettement sont bien sûr dictées par de nombreux autres impératifs, les réformes « douloureuses » ont aussi été engagées, et devaient être « rigoureusement » 11 mises en œuvre, en contrepartie de l’aide apportée, conformément au principe de conditionnalité. Elles l’ont notamment été à partir de protocoles d’accords signés par la Commission européenne, à la demande de la troïka, (qui comprend outre la Commission, la BCE, et le FMI), ainsi que sur la base de décisions du Conseil de l’Union 12.
Or, si le FESF et MES se situent en dehors du cadre juridique de l’Union, comme il résulte de l’arrêt précité Pringle, qu’en est-il du régime applicable aux institutions européennes, lorsqu’elles agissent au sein de la troïka ? De toutes façons, toutes les actions européennes entreprises pour régler la crise ne sont pas imputables à la seule troïka ; divers actes juridiques ont bien été directement adoptés par exemple par le Conseil de l’Union en la matière, comme on vient de le voir. Et les institutions européennes ne devraient pas pouvoir échapper au respect de la Charte et du droit de l’Union. Pourtant, si certaines règles protectrices ont été récemment affichées au niveau de l’Union 13, les institutions, en charge de la gestion des crises, ne paraissent pas toujours s’être suffisamment préoccupées de la sauvegarde procédurale et substantielle des droits fondamentaux en pratique 14. En même temps, si la CJUE s’est désintéressée du salarié portugais (V. supra), il ne serait pas anodin, concernant les instances pendantes précitées, que le juge se préoccupe davantage de l’épargnant ou investisseur européen ou même étranger, fût-il victime d’un « bail-in », ou d’un « hair-cut ».
Pour l’instant la « balle » judiciaire est encore dans le camp de la CJUE, mais on comprend qu’elle hésite à s’engager sur ce terrain qui paraît « miné ». De plus, l’autre terrain, celui posé par la question préjudicielle allemande, est lui aussi explosif, comme on l’a vu, puisque cela peut conduire à une « guerre des juges ».
Pour terminer sur une note plus optimiste, indiquons que l’Irlande, et le Portugal récemment, sont sortis du programme de plan d’aides… Mais à quel prix !!
Cet article est issu d’une communication prononcée lors du colloque annuel 2014 de la CEDECE (Association d’études européennes) organisé par l’IDEDH à Montpellier et intitulé « La protection des droits fondamentaux dans l’Union européenne – entre évolution et permanence ». Il sera publié dans une version augmentée avec les actes de ce colloque aux éditions Bruylants dans la collection « droit de l’Union européenne-colloques » (plus d’information ici).
Notes:
- F. Fines, « La construction européenne au défi de la crise des dettes souveraines dans la zone euro », Mélanges J. Molinier, LGDJ, 2012, 219-231. ↩
- L. Clément-Wilz, « Les mesures « anti-crise » et la transformation des compétences de l’Union en matière économique », Débats et politiques, n° 134, mai 2014, Réformer l’Europe, 103-114. ↩
- F. Allemand et F. Martucci, « La légitimité démocratique de la gouvernance économique européenne : la mutation de la fonction parlementaire », Débats et politiques, n° 134, mai 2014, Réformer l’Europe, 115-131. ↩
- V. par ex. C. Fontan, « La BCE, un problème démocratique pour l’Europe », La Vie des idées.fr, 15 avril 2014. ↩
- V. par ex. l’Accord interinstitutionnel entre le Parlement européen et la Banque centrale européenne sur les modalités pratiques de l’exercice de la responsabilité démocratique et du suivi de l’accomplissement, par la BCE, des missions qui lui sont confiées dans le cadre du mécanisme de supervision unique (2013/694/UE). ↩
- V. les études de médecins et de sociologues publiées dans la revue médicale “The Lancet”: « Healtheffects of financial crisis: omens of a Greek tragedy », octobre 2011;« Greece’s health crisis: from austerity to denialism », février 2014. ↩
- C. Nivard, « Comité européen des droits sociaux (CEDS) ; Seconde condamnation des mesures d’austérité grecques par le Comité européen des droits sociaux », in Lettre « Actualités Droits-Libertés du CREDOF, 11mai 2013. ↩
- “The Charter, the Court-and the Crisis”, paper n° 18/2013, University of Cambridge. ↩
- V. la série de recours intentés à la fois contre la Commission et la BCE, en 2013 et 2014. ↩
- Recours introduit le 11 février 2013, Accorinti e.a. c/ BCE, aff. T-79/13. ↩
- V. par ex. la décision du Conseil du 25 avril 2013 adressée à Chypre, portant mesures spécifiques pour restaurer la stabilité financière et une croissance durable (2013/236/UE). ↩
- V. par ex., la décision d’exécution du Conseil du 30 mai 2011, sur l’octroi d’une assistance financière au Portugal (2011/344/UE). ↩
- Il en est ainsi notamment des références à l’article 28 de la Charte, dans les deux règlements du two-pack, datant du 21 mai 2013. ↩
- V. les deux rapports adoptés par le Parlement européen, le 13 mars 2014 : rapport du 21 février 2014 sur l’emploi et les aspects sociaux du rôle et des opérations de la Troïka (BCE, Commission et FMI) dans les pays du programme de la zone euro (2014/2007(INI)) ; rapport du 28 février 2014 sur le rapport d’enquête sur le rôle et les activités de la troïka dans les pays sous programme de la zone euro (2013/2277(INI)). ↩
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