Penser et parler de l’Union et de l’appartenance à l’heure du “constitutional reckoning”
Par le Professeur Tomasz Tadeusz Koncewicz, Université de Gdańsk 1
Prologue: La crise de l’État de droit: si vous vous concentrez sur les bateaux, vous raterez le voyage[1]
Aussi importantes et dévastatrices que soient la crise du Brexit et la crise financière, elles restent des crises de gouvernance et de structure institutionnelle. L’argument du présent essai est de dire qu’aucune de ces crises ne porte un coup aussi mortel à l’édifice européen que la crise durant laquelle un seul État membre bafoue les valeurs de la démocratie, de l’État de droit et des droits de l’homme, valeurs présumées communes à l’Union européenne et à ses États membres (article 2 du traité sur l’Union européenne, ci-après « TUE »)[2].
Avec la montée des politiques de ressentiment, nous n’avons pas affaire à un énième gouvernement voyou qui fait fi de ses obligations conventionnelles. Au contraire, nous sommes confrontés à un gouvernement qui remet en cause le fondement même de l’intégration européenne, de la démocratie libérale, et qui la sape de l’intérieur[3].
Le cas polonais de régression démocratique occupe une place particulière dans les annales de l’Union européenne[4]. La « capture constitutionnelle »[5] en Pologne a sapé l’idée même d’une Europe liée par des valeurs (prétendument) communes d’État de droit, de démocratie et de droits de l’Homme et sous-tendue par le libéralisme, la tolérance, le « vivre ensemble » et le « plus jamais de constitutionnalisme ». La contre-révolution polonaise a remplacé ces principes fondateurs par une politique à somme nulle, une vision du « nous contre eux » et un récit constitutionnel concurrent de désaccord fondamental sur les valeurs[6]. Elle a proclamé que « Nous, les peuples européens » ne sommes pas prêts à vivre ensemble dans un régime constitutionnel pluraliste. Les différences ont pris le pas sur les points communs.
Cet essai vise à contextualiser ces développements. Il soutient que la soi-disant réforme du système judiciaire polonais a déclenché un changement de paradigme au niveau européen[7]. En réponse aux saisines des tribunaux polonais et en statuant sur les recours en manquement introduits par la Commission, la Cour de justice (ci-après dénommée « la Cour ») a été prise à partie et est restée fidèle à son mandat, à savoir – pour reprendre les termes évocateurs de l’ancien juge de la Cour Constantinos Kakouris – « une mission » d’assurer la légalité supranationale dans le domaine d’application du droit communautaire. Il ne fait aucun doute que si cette jurisprudence émergente en matière d’État de droit ajoute des couches constitutionnelles à la communauté de droit, son potentiel de réforme et son importance vont clairement au-delà de la salle d’audience. Les affaires jugées jusqu’à présent par la Cour l’ont obligée à faire preuve d’imagination, tout en suscitant d’importantes questions et interrogations sur l’identité et l’appartenance qui doivent être sérieusement prises en compte.
Pour commencer, cependant, il faut être très clair sur le fait que tout ne doit pas être regroupé sous l’étiquette très controversée de « crise de l’État de droit »[8]. Il ne s’agit pas de désaccords bien intentionnés entre des démocrates raisonnables sur la meilleure façon de mettre en œuvre un élément technique du droit communautaire. Il y a une différence catégorique entre un manque de mise en œuvre du droit communautaire et/ou une ingérence dans les droits des citoyens de l’UE et le rejet de l’autorité de la Cour en la matière, qui s’illustre par la mise au pilori de juges nationaux que l’on pointe du doigt pour avoir fait part à la Cour de décisions préjudicielles, ces mêmes juges étant la cible de campagnes de haine s’ils ont osé dire « Non » à de telles pratiques d’intimidation et de peur. Ce rejet de l’autorité de la Cour prive les juges nationaux de tout sens pratique du mandat européen.
Ce sont précisément ces exemples extrêmes de violations de l’État de droit qui exigent, et continueront d’exiger que l’on explicite le cœur de l’État de droit de l’UE. Exclure les décisions arbitraires doit constituer la raison d’être de cette Union, et doit être largement accepté[9]. Cela se traduirait par la construction d’un noyau de principes partagés par tous et la mise en avant d’éléments constitutifs qui étaient autrefois implicites. Ces principes, non négociables, font partie du consensus initial qui avait réuni les États membres. Si ce noyau de principes ne peut être accepté et appliqué en temps de crise, le projet d’intégration lui-même se verrait sapé et perdrait de son éthique.
Si l’engagement de tous les acteurs impliqués dans le projet européen est absolument crucial, la crise de l’État de droit que nous vivons à l’heure actuelle démontre que ce principe n’est plus valable aujourd’hui. Il est devenu contrefactuel, car tous les États membres ne sont pas prêts à reconnaître que certaines valeurs doivent effectivement être partagées. Au contraire, certains États membres remettent en question la compréhension commune de certaines idées fondamentales, et en premier ce qui constitue l’État de droit.
La crise de ce que l’on pourrait appeler « l’Union de droit » montre clairement qu’il ne doit pas y avoir de resquillage, et que l’UE doit définir clairement ce qui constitue l’Union de droit en établissant des normes contraignantes pour tous. L’État de droit, bien qu’il soit ancré dans les systèmes et traditions juridiques nationaux, doit prendre sa propre signification s’il doit servir d’étalon de mesure. C’est une leçon incontestable que l’on doit tirer de la crise de l’État de droit.
Encore une fois, soyons clairs et précis sur les termes. S’entendre sur le fond ne consiste jamais à imposer l’uniformité ; il s’agirait de faire respecter des caractéristiques fondamentales de l’ordre juridique, essentielles à son fonctionnement et, plus largement, à sa survie. Il ne s’agit pas « d’imposer l’uniformité », mais d’accepter le fait que les États membres de l’UE sont liés par des principes constitutionnels essentiels.
Si l’Union ne parvient plus à faire respecter ces principes, cela portera atteinte à son éthique. Cela ne ferait en outre qu’accentuer la critique selon laquelle l’UE a un corps mais pas une âme. Après tout, si nous ne pouvons pas trouver un noyau de principes commun, alors l’ensemble de la communauté politique que constitue l’UE perd une grande partie de son crédit. Le choix des mots (faire respecter des engagements crédibles, ne pas imposer de normes uniformes) est particulièrement important, car il encadre et ordonne notre discours sur l’Union de droit. Trop souvent, on se concentre sur nos différences au lieu d’insister sur nos points communs.
Quand on constate la réaction de l’ensemble de la population face au recul démocratique, le problème ne tient pas tant à l’absence de point de référence commun qu’au fait que les peuples européens ne comprennent pas en quoi la qualité de la démocratie et de l’État de droit dans un des États membres devrait compter pour eux. L’UE doit non seulement instaurer la confiance dans l’adhésion de ses États membres aux valeurs démocratiques et à l’État de droit, mais aussi et surtout construire un récit civique et une fidélité à ces valeurs partagées. Tant que cela ne se produira pas, même les propositions juridiques les plus ambitieuses pour le contrôle démocratique au sein de l’UE échoueront face au manque de démocratisation et de l’éthique apolitique de la politique européenne, donnant l’impression aux citoyens qu’il ne s’agit que d’un énième débat pour les connaisseurs de la politique européenne.
Par conséquent, l’UE doit être capable de défendre ce discours sur l’État de droit, et doit pouvoir expliquer à un niveau national non seulement ce que l’UE « fait » et comment elle le fait, mais aussi pourquoi elle agit pour défendre les engagements et devoirs adoptés volontairement par les États lors de leur adhésion à l’Union. L’Europe a besoin de sa propre voix et d’un contre-récit afin de défendre l’Union de droit, pour ainsi être entendue jusque dans les capitales nationales[10].
Difficilement saisissables, ces constats vont bien au-delà des discussions, certes importantes, de procédures, de nouveaux articles et institutions, etc. Ils interrogent sur la volonté et l’imagination politique, la préparation et, bien évidemment, le courage politique de défendre un projet commun contre les particularités nationales et les préférences éphémères des électeurs et de l’électorat. Un véritable débat sur le contrôle de l’Union de droit a autant besoin de ces éléments intangibles que de mécanismes juridiques solides. Dans l’état actuel des choses, l’État de droit national et l’indépendance des tribunaux ne concernent pas les Néerlandais, les Français, etc. Sans un recalibrage de nos perspectives et de nos loyautés, la surveillance de l’Union de droit est condamnée à n’être qu’un processus de rafistolage appliqué ici et là, plutôt qu’une approche globale et l’établissement de principes nécessaires qui se pencheraient sur les causes et ne se contenterait pas de guérir les symptômes.
Il s’agit là de mises en garde systémiques importantes qu’il convient de garder à l’esprit à la lecture de l’analyse qui suit. Aussi importante soit-elle par son ampleur et sa gravité, la crise de l’État de droit polonais n’est qu’un bateau. Ce qui devrait également importer, c’est le chemin vers la création d’une union toujours plus étroite entre les peuples d’Europe, et les processus qui font dévier le bateau de sa route. Le voyage est trop souvent oublié au profit du bateau. C’est pourquoi l’analyse qui suit vise à rétablir un certain équilibre entre les bateaux et le voyage.
Mars 2022
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Les lignes de bataille sur le front intérieur ont été clairement tracées. La tentative la plus récente de l’exécutif polonais de saper les fondements de l’ordre juridique européen en se tournant une fois de plus vers la « cohorte discréditée »[11] autrefois connue sous le nom de « Cour constitutionnelle », et la « décision »[12] de cette dernière qui déclare essentiellement que la Pologne ne veut pas continuer à être un État membre de l’UE, en disent long sur le chemin parcouru par la nouvelle doctrine depuis 2015 et sur la puissance de la justification qu’elle fournit. Le processus dramatique de sortie de l’espace public européen a été porté à un autre niveau de désespoir et de cynisme avec la constatation par la même cohorte que l’art. 6 de la Convention européenne des droits de l’homme est également incompatible avec la Constitution polonaise[13]. Tout cela avec l’abus et l’instrumentalisation incessants du texte constitutionnel et la manipulation malhonnête du droit européen. Cependant, lorsqu’on essaie de voir un instant au-delà de l’attraction irrésistible du « ici et maintenant », un point de non-retour pourrait bien avoir été atteint…
Est-ce mauvais ou … très mauvais ?
Le philosophe politique espagnol Juan Linz a fait valoir que la démocratie n’est pas consolidée tant qu’elle ne devient pas « le seul jeu en ville » (“the only game in town”). Pour qu’il en soit ainsi, les conditions doivent être réunies à trois niveaux différents: sur le plan comportemental – lorsque chaque acteur politique accepte la légitimité du système ; sur le plan de l’attitude – lorsque les citoyens s’identifient à l’ordre constitutionnel existant ; et sur le plan constitutionnel – lorsque toute modification de l’ordre existant ne peut avoir lieu que dans le cadre d’une procédure régulière et d’un cadre contraignant. Lorsque nous considérons les valeurs qui unissent les Polonais, nous devons nous rappeler que, après 1989, le pays n’est jamais devenu une démocratie consolidée. Une grande partie de la population polonaise ignore le contenu de la constitution de 1997. Pour la Pologne, la question de savoir comment fonctionner dans une communauté de pays en voie d’intégration n’a pas été simple. Le fait que nous n’ayons pas profité de notre adhésion pour relever les normes a conduit à l’effondrement du paradigme qui avait façonné les révolutions de 1989 : l’idée que la libéralisation et la démocratisation étaient irréversibles. Par conséquent, en 2015, nous avons fait marche arrière. Si nous parlons de la manière de reconstruire l’État de droit, nous pouvons adopter une perspective institutionnelle. Mais si nous continuons à nous concentrer exclusivement sur la consolidation institutionnelle de la démocratie polonaise, nous répéterons l’erreur commise en 1989. La création d’un contexte constitutionnel exige bien plus que l’ajout de quelques institutions ou la création de nouvelles procédures. Nous avons donc également besoin d’une perspective civique. Il s’agit d’expliquer aux citoyens que la Constitution est plus qu’un document composé d’un texte sec, mais qu’elle est aussi là pour les protéger. J’appelle cela la « piste constitutionnelle », qui consiste à passer du texte à la constitution en tant qu’expérience vécue. C’est ce qui manque dans le contexte politique actuel et, plus tragiquement, il ne suffira pas d’un coup de baguette magique pour y remédier, une fois que la majorité actuelle aura perdu son emprise sur le pouvoir. Ce qui doit être étudié et réfléchi, c’est la profondeur et la gravité du rejet, après 2015, de tous les paradigmes libéraux qui ont régné en maître après 1989. Cette fois, les omissions de la génération précédente ne disparaîtront pas simplement avec un énième remaniement institutionnel. Qui et quoi ce soit qui vienne après le parti Droit et Justice (PIS), nous devons être clairs : il n’y a pas de retour à la politique d’avant 2015. Malheureusement, depuis 2015, l’opposition ne semble pas saisir cela et intérioriser le fait que les paradigmes ont bel et bien été changés. Au lieu de trouver le nouveau récit et de le communiquer à ceux qui sont consternés par la politique actuelle, ils continuent à se chamailler entre eux, au grand plaisir de Kaczyński et de ses acolytes.
Donc, c’est effectivement très mauvais.
L’UE à la rescousse : Mauvais ou… très mauvais ?
En Pologne, nous semblons avoir oublié comment notre débat interne sur les valeurs fondamentales se traduit dans le cadre européen. Nous avons également tendance à sous-estimer notre méconnaissance de la manière dont l’État de droit fonctionne dans d’autres États gouvernés démocratiquement. Peu de gens se souviennent que, lors de la signature du traité de Paris en 1951, la notion de communauté d’États européens était sous-tendue par l’hypothèse partagée de certains principes constitutionnels essentiels. C’est ce qui avait conduit les signataires à s’unir, malgré les différences. Il ne s’agissait pas d’un texte, mais de principes issus d’une culture juridique bouleversée par l’expérience de la guerre froide.
Mais aujourd’hui, la Pologne affirme que « l’État de droit » a une signification différente pour elle et qu’il est donc impossible de parvenir à un accord avec l’Europe sur l’indépendance du pouvoir judiciaire. Combiner des principes fondamentaux établis par d’autres États membres de l’UE avec une « définition polonaise » de l’Union et de ses valeurs ne pouvait que conduire à un conflit.
Pourquoi, alors, l’UE ne commence-t-elle que maintenant à pénaliser le comportement de la Pologne depuis 2015, alors que le PiS est revenu au pouvoir ? La Communauté européenne du charbon et de l’acier, et les institutions européennes qui en sont issues, ont toutes acclamé le triomphe de la démocratie libérale. En 1951, personne n’aurait pu prédire qu’un pays individuel pourrait remettre en question les fondements libéraux de l’ordre européen d’après-guerre. Aujourd’hui, la Pologne le fait quotidiennement. Les prémisses sur lesquelles l’ordre européen d’après-guerre a été construit ne résistent pas à l’épreuve du temps. Il semble que nous ayons affaire à une « erreur de conception constitutionnelle » fatale[14]. Cette erreur devient d’autant plus dangereuse qu’elle est associée au manque d’imagination et à la mollesse des dirigeants européens face (ou plutôt au refus de faire face…) à l’autocratie émergente en leur sein[15]. Les gains et les calculs politiques à court terme prennent le pas sur l’engagement à long terme envers le projet européen. Aujourd’hui, la tragédie constitutionnelle européenne voit la Commission devenir une partie du problème, plutôt qu’une solution, incapable de défendre l’État de droit et perdant lentement sa propre crédibilité en tant que gardienne des traités. Voilà comment et quand le « POLEXIT » national rencontre le « E(U)EXIT » supranational. L’Union est vidée de sa substance et dépourvue de tout principe directeur autre que le marché intérieur[16]. Bienvenue dans la politique de l’UE en 2022 … Le froid de mars polonais rencontre l’impuissance et le désengagement de mars bruxellois …
De toutes les institutions européennes, c’est la Cour de justice de l’UE qui a clairement compris que nous ne traitons pas ici simplement avec une autre crise de gouvernance, mais avec la crise des éléments essentiels qui ont réuni et qui ont maintenu les États membres ensemble. Les arrêts de la CJUE sur les « réformes » judiciaires de la Pologne du 19 novembre 2019 et du 8 avril 2020[17] (pour n’en citer que deux)[18] étaient une réponse aux attaques contre la procédure de renvoi préjudiciel en tant que fondement de l’intégration européenne ; aux procédures disciplinaires contre les juges qui appliquent le droit européen chez eux ; et aux gestes prétendant protéger la souveraineté de la Cour suprême polonaise. Plus récemment, le refus flagrant et continu de la Pologne de se conformer aux décisions provisoires de la CJCE n’a laissé à cette dernière d’autre choix que d’imposer des astreintes sans précédent.
In the Union we still trust ?
Alors comment et pourquoi la langue continue-t-elle de compter ici ? L’UE, même avec tous ses vices, son inertie frustrante, son manque de vision et son indécision débilitante, ne force pas la Pologne à faire quoi que ce soit. Elle ne fait qu’appliquer (imparfaitement) les dispositions du traité d’adhésion entré en vigueur en 2004 et auquel la Pologne a volontairement accepté d’être liée. Les tribunaux européens sont des arbitres indépendants et impartiaux qui contribuent à régler les différends que les États individuels ne sont pas en mesure de résoudre par eux-mêmes. La confiance dans ce processus a été une condition de l’adhésion de la Pologne à l’Union dès le début. Tous les États sont liés par le droit européen de manière égale et inconditionnelle, et pas seulement lorsque cela les arrange. La Cour est un espace exceptionnellement égalitaire : L’Allemagne dispose d’une seule voix, tout comme le Luxembourg. Le langage des principes juridiques contrôle les impulsions visant à promouvoir les intérêts politiques. Cela explique pourquoi la Cour rend le PIS nerveux : dans la salle d’audience, c’est le pouvoir des arguments, et non les arguments du pouvoir, qui prévaut. Ce changement d’argumentation était emblématique de la gouvernance de l’après-guerre. Le rêve des Pères fondateurs était que le droit, et non la guerre, devienne le moyen de concilier et d’encadrer les divers intérêts des États membres et de garantir que le mot « plus jamais ça » soit effectivement gravé dans le tissu du continent européen. Lorsqu’un pays membre manque à ses obligations, les autres ne sont pas autorisés à prendre des mesures unilatérales. Ils ne peuvent pas fermer leurs frontières et refuser l’entrée aux citoyens ou aux marchandises de l’État non-conforme. Au contraire, les États membres doivent suivre une procédure régulière, attendre une décision et s’y conformer. En effet, lorsqu’ils adhèrent à l’Union, tous les futurs États membres signent un accord comportant des stipulations essentielles concernant la reconnaissance de la juridiction de la Cour. Pour que cet engagement soit crédible, il est stipulé que le respect des pouvoirs de la Cour et de ses arrêts fonctionne aussi bien ex post (après le prononcé de l’arrêt) qu’ex ante et couvre les arrêts prospectifs, c’est le respect du droit de l’art. C’est le respect du droit dans l’article 19 du traité UE, tel qu’interprété par la Cour, qui définit l’élément minimal et non négociable du consensus liant toutes les parties[19]. Ce n’est qu’alors que le marché commun et la communauté politique ont un sens. Le rejet de ce principe touche au cœur même de l’intégration, ce que les dirigeants européens, et de manière choquante après 6 ans de traitement du PIS, ne semblent pas (ou ne veulent pas) comprendre …
Par conséquent, il faut rappeler aux élites désengagées de Bruxelles que la langue et une certaine éthique de l’Europe doivent encore compter. Car si ce n’est plus le cas, que reste-t-il ?
POLEXIT …
Les attaques contre les tribunaux supranationaux marginalisent la Pologne dans l’Union et pourraient, à terme, pousser le pays vers la sortie. Si cela devait arriver, les citoyens polonais redeviendraient des citoyens de seconde zone en Europe, privés de la protection que le droit européen et la Cour accordent aux ressortissants des autres pays membres. Un « Polexit » signifierait le retour à un monde dans lequel les citoyens polonais vivent dans la gloire réfléchie par l’État, tout en restant soumis à sa volonté. Le droit européen place les citoyens européens à la croisée de deux systèmes. Ils n’appartiennent plus exclusivement à des territoires délimités par les frontières de leur propre État-nation. L’esprit de l’intégration européenne libère les citoyens de l’UE des contraintes imposées par un État national tout-puissant, mais il repose aussi nécessairement sur le respect des arrêts de la Cour. Il existe une contradiction fondamentale entre la vision européenne et la doctrine selon laquelle vit le parti PIS. L’Europe promeut une culture de la retenue ; le PIS estime que les citoyens doivent vivre à l’ombre d’une constitution de la peur[20]. L’UE ouvre de nouvelles possibilités ; le PIS pousse les citoyens dans les limites d’une structure étatique. Le droit européen offre une réelle chance de défier l’État, le PIS préfère considérer ses engagements européens comme un bout de papier sans valeur. Pour le PIS, un « bon » citoyen est celui qui peut être contrôlé, celui qui est docile et qui fait entièrement confiance à l’État. Tout ceci pourrait bien représenter les prémices du « Polexit »[21]. La Pologne se place en dehors de l’Union et perd le peu de « crédibilité juridique » qui lui reste. Il ne peut y avoir qu’une seule place pour un pays qui ne veut jouer que pour lui-même et qui souligne son unicité par rapport aux autres, et c’est en dehors de la Communauté. Officiellement, la Pologne pourrait rester dans l’Union[22], puisqu’il n’existe aucune procédure permettant d’expulser un État membre qui viole les fondements du droit de l’Union. Mais dans le monde réel, son adhésion et sa présence dans l’UE ont déjà été reléguées au rang de non-facteur[23].
L’heure des décisions
Qui aurait imaginé que seize ans après l’adhésion de la Pologne, il serait nécessaire de rappeler toutes ces choses aux gens? Comme en témoignent l’anarchie que représente la fausse cour constitutionnelle, l’illégalité et l’oppression constitutionnelle qu’elle préside, nous vivons aujourd’hui dans un pays sans freins ni contrepoids, dans lequel l’État peut tout faire. En plus de cela, nous sommes confrontés à une crise épidémiologique qui est exploitée par le gouvernement pour consolider davantage le pouvoir et limiter les droits civils. Sa politique porte ses fruits au pire moment possible pour l’Europe, pour nous-mêmes et pour nos libertés. L’adhésion de la Pologne à l’Union n’est pas une certitude. Les libertés que l’adhésion nous donne encore sont celles de voyager, de travailler, de faire des achats ou de prendre des vacances. Elles ne seront pas les nôtres indéfiniment. Nous devons cesser de nous considérer comme une nation élue et habilitée. Ou bien avons-nous vraiment oublié qu’il y a seulement seize ans que nous avons volontairement embrassé l’Union ? Si nous tournons le dos à la communauté et à nos propres obligations découlant de l’adhésion, nous devons également nous attendre à perdre les opportunités et les droits qui en découlent. En Pologne, le débat public sur l’Europe en tant que communauté de nations et sur les valeurs que les peuples et les États du continent aspirent à partager, doit devenir une priorité urgente. La tragédie constitutionnelle à laquelle nous avons assisté au cours des six dernières années doit servir d’avertissement à l’absence d’action civique. Réfléchissons de manière sérieuse et critique à l’Europe, à sa vocation et à son avenir. Votons pour elle et pour que la Pologne y contribue et y participe. Par-dessus tout, comprenons les conséquences désastreuses et profondes des actions du gouvernement actuel[24].
Lorsque les lois et les institutions en viennent à servir la politique, au lieu de tenir le pouvoir en échec, une pierre angulaire de l’ordre européen d’après-guerre est perdue. Soyons donc conscients de ce qui est en jeu. Restons-nous dans le système européen régi par l’État de droit auquel la génération de mes parents et grands-parents aspirait après la Seconde Guerre mondiale et honorons-nous les engagements volontairement acceptés en 2004 ? Ou optons-nous pour le « Polexit » – sans retour en arrière ? C’est à nous de choisir.
[1] Le prologue s’appuie sur mes arguments présentés dans T. T. Koncewicz, L’Union de droit supranational comme premier principe de l’espace public européen. D’une union toujours plus étroite entre les peuples d’Europe mis à l’épreuve?, (La Collection débats et documents de la Fondation Jean Monnet pour l”Europe, 2021) https://jean-monnet.ch/en/publication/22e-numero-de-la-collection-debats-et-documents/; Pour la recension voir De Varsovie à Paris, la guerre du droit européen, Le Temps, 19 Novembre 2021 sur https://www.letemps.ch/monde/varsovie-paris-guerre-droit-europeen
[2] H. Labayle, Winter is coming ; l’État de droit devant des institutions de l’Union : remarques sur les crises polonaises en hongroises, (2018), 3e Revue trimestrielle de droit européen 485 ; V. Reveillere, L’Etat de droit : le concept au travail en droit de l’Union européenne, (2019) 1ère Revue trimestrielle de droit européen 17.
[3] Pour une analyse détaillée et d’autres références, voir K.L. Scheppele, L. Pech, Illiberalism Within: Rule of Law Backsliding in the EU, « Cambridge Yearbook of European Legal Studies » 2017/19, p. 3.
Voir aussi T.T. Koncewicz, Democratic backsliding and the European Constitutional Design in Error : When will How meet Why ? (https://verfassungsblog.de/the-democratic-backsliding-and-the-european-constitutional-design-in-error-when-how-meets-why) et l’analyse infra (30.04.2020).
[4] Voir, en général, M. Wyrzykowski, Antigone in Warsaw (in:) Human Rights in Contemporary World. Essays in Honour of Professor Leszek Garlicki, M. Zubik (ed.), Warsaw, 2017; W. Sadurski, How Democracy Dies (in Poland): A Case Study of Anti- Constitutional Populist Backsliding, “Sydney Law School Research Paper” 2018/1; W. Sadurski, Polish Constitutional Tribunal under PiS: From an Activist Court, to a Paralysed Tribunal, to a Governmental Enabler, “Hague Journal on the Rule Law” 2018/11, p. 63; J. Zajadło, Constitution-hostile Interpretation, “Przegląd Konstytucyjny” 2018/2.
[5] J.-W. Müller, Rising to the challenge of constitutional capture. Protecting the rule of law within EU member states, https://www.eurozine.com/rising-to-the-challenge-of-constitutional-capture/. Voir également l’analyse infra.
[6] T.T. Koncewicz, The Polish Counter-Revolution Two and a Half Years Later: Where Are We Today?, https://verfassungsblog.de/the-polish-counter-revolution-two-and-a-half-years-later-where-are-we-today/.
[7] Sur cet change de paradigm voir en profondeur The European Values in: The Oxford Encyclopedia of EU law, (Oxford University Press)
[8] Les arguments présentés ici s’inspirent de T.T. Koncewicz, The existential jurisprudence of the Court of Justice of the European Union. An essay on the judicial incrementalism in defence of European First Principles (in:) K. Szczepanowska-Kozłowska (ed.), Profesor Marek Safjan znany i nieznany. Księga jubileuszowa z okazji siedemdziesiątych urodzin, Warsaw 2019;
Understanding the politics of resentment: of the principles, institutions, counter-strategies, normative change and the habits of heart, “Indiana Journal of Global Legal Studies” 2019/26, p. 501;
The politics of resentment and first principles in the European Court of Justice (in:) F. Bignami (ed.), EU in Populist Times. Crises and Prospects, Cambridge University Press 2020;
The Democratic backsliding in the European Union and the challenge of constitutional design (in:) X. Contiades, A. Fotiadou (eds.), Routledge Handbook of Comparative Constitutional Change, Routledge 2020.
En polonais, voir les chapitres I et V de Filozofia unijnego wymiaru sprawiedliwości. O ewolucji podstaw unijnego porządku prawnego, Warsaw 2020.
[9] T. Konstadinides, The Rule of Law in the European Union. The Internal Dimension, Hart Publishing 2017.
[10] Pour une approche globale, voir D. Landau, Abusive constitutionalism, “University of California Davis Law Review” 2013/47, p. 189; O. Varol, Stealth authoritarianism, “Iowa Law Review” 2015/100, p. 1673; M. Tushnet, Authoritarian constitutionalism, “Cornell Law Review” 2015/100, p. 391; C.R. Sunstein (ed.), Can It Happen Here. Authoritarianism in America, New York 2018; A. Huq, T. Ginsburg, How to Lose a Constitutional Democracy, “UCLA Law Review” 2017/65; T. Ginsburg, A. Huq, How we lost constitutional democracy (in:) C.R. Sunstein, (ed.), Can It Happen Here. Authoritarianism in America, New York 2018, p. 135–156; T. Daly, Enough Complacency: Fighting Democratic Decay in 2017, I-CONnect, http://www.iconnectblog.com/2017/01/enough-complacency-fighting-democratic-decay-in-2017-i-connect-column/.
[11] T. T. Koncewicz, From Constitutional to Political Justice: The Tragic Trajectories of the Polish Constitutional Court, https://verfassungsblog.de/from-constitutional-to-political-justice-the-tragic-trajectories-of-the-polish-constitutional-court/ et en francais “De la justice constitutionnelle à la justice politique – qu’est-ce que les polonais ont perdu en 2015 et qu’ont-ils obtenu en retour ?”, RDLF 2020 chron. n°79 (www.revuedlf.com)
[12] S. Biernat, E. Łętowska, This Was Not Just Another Ultra Vires Judgment! Commentary to the statement of retired judges of the Constitutional Tribunal https://verfassungsblog.de/this-was-not-just-another-ultra-vires-judgment/
[13] E. Łętowska, The Honest (though Embarrassing) Coming-out of the Polish Constitutional Tribunal, https://verfassungsblog.de/the-honest-though-embarrassing-coming-out-of-the-polish-constitutional-tribunal/
[14] T. T. Koncewicz, The Democratic Backsliding and the European constitutional design in error. When will HOW meet WHY? https://reconnect-europe.eu/blog/european-constitutional-design-error-koncewicz/
[15] T. T. Koncewicz, Capturing the state and “polexiting” the Union – An essay in constitutional pessimism (Part III), https://reconnect-europe.eu/blog/polexit3/
[16] T. T. Koncewicz, How the EU is Becoming a Rule-of-Law-less Union of States
From POLEXIT to E(U)EXIT?https://verfassungsblog.de/how-the-eu-is-becoming-a-rule-of-law-less-union-of-states/
[17] M. Bucholc, M. Komornik, Final act. The repression of the judiciary in Poland https://www.eurozine.com/final-act/
[18] D. Kochenov, L. Pech, Respect for the Rule of Law in the Case Law of the European Court of Justice: A Casebook Overview of Key Judgments since the Portuguese Judges Case, https://www.sieps.se/en/publications/2021/respect-for-the-rule-of-law-in-the-case-law-of-the-european-court-of-justice/
[19] T. T. Koncewicz, L’Union de droit supranational comme premier principe de l’espace public européen. D’une union toujours plus étroite entre les peuples d’Europe mis à l’épreuve?, (La Collection débats et documents de la Fondation Jean Monnet pour l”Europe, 2021) https://jean-monnet.ch/en/publication/22e-numero-de-la-collection-debats-et-documents/;
[20] T. T. Koncewicz, A constitution of fear, https://verfassungsblog.de/a-constitution-of-fear/
[21] I. Krastev, Un Polexit pourrait se produire, non par stratégie, mais par accident, https://www.lemonde.fr/international/article/2021/11/05/ivan-krastev-un-polexit-pourrait-se-produire-non-par-strategie-mais-par-accident_6101092_3210.html
[22] D. Sarmiento, Poland is a problem for the EU precisely because it will not leave, https://www.economist.com/europe/2021/10/14/poland-is-a-problem-for-the-eu-precisely-because-it-will-not-leave
[23] T. T. Koncewicz, Poland and Europe at a Critical Juncture. What has happened? What is happening? What’s next? https://verfassungsblog.de/poland-and-europe-at-a-critical-juncture-what-has-happened-what-is-happening-whats-next/
[24] T. T. Koncewicz, On the rubble of the rule of law, https://www.eurozine.com/on-the-rubble-of-the-rule-of-law/
Notes:
- Tomasz Tadeusz Koncewicz est directeur du département de droit européen et comparé, Université de Gdańsk; membre du conseil de la Fondation Jean Monnet, Lausanne, 2021 – 2022 Professeur invité, Institut universitaire européen, Florence, chercheur principal, Réconcilier l’Europe avec ses citoyens par la démocratie et l’État de droit (RECONNECT) ↩