Défendre les libertés publiques avec Roseline Letteron
Par Julien Raynaud, Maître de conférences en droit privé à la Faculté de droit de Limoges – OMIJ (UR 14476)
Chacun connaît en principe les billets réguliers de Roseline Letteron sur son blog Libertés chéries[1]. Huit ou neuf articles y sont publiés chaque mois, tant l’actualité juridique en matière de libertés s’avère quasi-quotidienne. L’auteur a publié en octobre 2024 un ouvrage intitulé Comment défendre les libertés publiques ? (édition La Documentation française), décliné en sept chapitres, qui mérite d’être présenté.
D’emblée, on ressent à la lecture que l’auteur a voulu combattre un certain nombre d’idées reçues et débusquer quelques faux-semblants dans cette matière complexe des droits fondamentaux, baptisés libertés publiques dans l’ouvrage. Par exemple, la croissance exponentielle des libertés constitutionnelles, en apparence positive pour l’état de droit, entraîne inéluctablement un manque de lisibilité de la jurisprudence (p. 36, dans le chapitre sur l’empilement des normes). S’agissant du contrôle de proportionnalité opéré par le Conseil constitutionnel, s’il est souvent présenté comme ayant une nature juridique, voire scientifique, il conduit parfois à un arbitrage discrétionnaire (décision Florange[2] de 2014, citée p. 36). Quant au dialogue des juges (constitutionnels, du fond et européens), si souvent exalté par la doctrine et par les présidents de juridictions lors des colloques universitaires, il « peut parfois se montrer rugueux » (p. 46). L’auteur mentionne ainsi la décision French Data Network de 2021 dans laquelle le Conseil d’Etat, au nom de la suprématie de la Constitution, s’autorise à écarter l’application de normes de l’Union européenne au nom de la sauvegarde des intérêts fondamentaux de la Nation[3]. En 2006, dans sa décision sur la loi relative aux droits d’auteur, le Conseil constitutionnel avait retenu que la transposition d’une directive européenne ne pouvait aller à l’encontre d’un principe inhérent à l’identité constitutionnelle de la France, sauf à ce que le constituant y ait consenti (p. 48). Pour aller dans le sens de l’auteur, on pourra même rajouter une décision récente qui n’avait pas encore été rendue lors de la rédaction de l’ouvrage : le 27 février 2025, la Cour administrative d’appel de Paris s’assure qu’un arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme ne porte « atteinte à aucune règle ou à aucun principe de valeur constitutionnelle »[4]. Cela témoigne plus d’un réflexe souverainiste (à la conventionnalité douteuse) que d’un dialogue cordial des juges…
Ces premières remarques étant faites, on peut dire que tout au long de son ouvrage, la professeure Letteron distribue au droit positif les bons points et les critiques (I-), ce qui était bien la chose à faire puisque le propos consistait à se demander « comment défendre les libertés publiques », ce qui suggère qu’elles pourraient sans doute être mieux protégées. Par ailleurs, mais cela est naturellement subjectif, il nous semble que l’un des chapitres du livre (l’avant-dernier) mérite une place à part, car il constitue une mise au point combative sur une notion attaquée : la laïcité (II-).
I. Le droit des libertés : bons points et critiques
Les chapitres 3 à 5 du livre présentent les différents acteurs de la défense des libertés publiques. Si l’auteur regrette l’absence de pouvoir judiciaire (p. 52), on retiendra surtout, bien qu’étant privatiste, le bilan réalisé concernant le rôle du juge administratif, celui du Conseil constitutionnel, et celui des dix-sept autorités administratives indépendantes (listées p. 112). C’est l’occasion pour l’auteur d’adresser quelques félicitations, mais aussi de relever de nombreuses failles, que l’on ne reprendra pas toutes ici.
Tableau d’honneur, sans plus, pour le juge administratif. La juridiction administrative, singulièrement le Conseil d’Etat, part avec un handicap certain : ses liens presque incestueux avec l’exécutif. « Ce cordon ombilical jamais coupé avec l’administration ne peut que susciter la méfiance » (p. 55) ; comment pourrait-il il est vrai constituer un élément anecdotique lorsque l’atteinte aux libertés émane des pouvoirs publics ? La suspicion paraît légitime, surtout en période de crise, où tous les abus semblent possibles et la contestation paralysée. L’auteur n’élude pas ici les meilleurs exemples : lors des états d’urgence issus des menaces terroristes ou de l’épidémie de Covid, le contrôle des actes adoptés par l’exécutif a pour l’essentiel échu au Conseil d’Etat, la Cour de cassation ne récupérant de ce contentieux que « ce qu’elle pouvait récupérer » (p. 63).
Malgré tout, le juge administratif doit se voir délivrer plusieurs médailles, qui n’ont pas un caractère anodin, loin de là, en termes de protection des libertés publiques. Ainsi, en 2023, plusieurs Tribunaux administratifs ont suspendu des arrêtés préfectoraux qui interdisaient des « casserolades » organisées contre la réforme des retraites à chaque déplacement ministériel ou présidentiel : il ne s’agissait pas en l’espèce d’une menace terroriste, si bien qu’il n’était pas licite d’instaurer un périmètre de protection, c’est-à-dire ici une zone vierge de casseroles et de manifestants (p. 91, où est reproduit un large extrait d’une ordonnance de référé du TA d’Orléans). Autre bon point lorsque le Conseil d’Etat juge qu’un arrêté d’interdiction préalable d’une manifestation doit être communiqué aux organisateurs dans un délai qui leur permet d’attaquer utilement la mesure devant le juge des référés (p. 92). Enfin, le Conseil d’Etat a rendu inopérante une note de service du ministre de l’Intérieur qui donnait ordre d’interdire de manière indifférenciée toutes les manifestations pro-palestiniennes organisées après l’intervention israélienne à Gaza (p. 93).
Naturellement, dans le flot des décisions rendues par le juge administratif, il est inévitable d’en trouver qui suscitent la critique de Roseline Letteron. Il faut citer ici la solution rendue, en 2014, en référé par le Conseil d’Etat dans l’affaire Dieudonné. Le juge y reprend les motifs de la circulaire Valls et ne suspend pas l’interdiction d’un spectacle à venir de l’humoriste. Pour l’auteur, cette décision de censure est dangereuse : on organise une liberté « en la faisant disparaître » et le juge estime que « des propos antisémites qui n’ont pas encore été prononcés peuvent justifier une interdiction pour atteinte à la dignité de spectateurs qui ne les ont pas encore entendus » (p. 86).
Le cas problématique du Conseil constitutionnel. Compte tenu de la date de parution de l’ouvrage, la désignation de Richard Ferrand, grand ami du président de la République, à la tête de l’institution ne peut pas être mentionnée par l’auteur. Pour autant, les développements de Roseline Letteron résonnent avec pertinence au vu de cette actualité. La suspicion de partialité des membres du Conseil ne peut pas être éludée, et l’auteur indique ironiquement que la composition du Conseil constitutionnel « n’interdit pas les désignations politiques » (p. 66). C’est le moins que l’on puisse dire…
Plus juridiquement, il semble presque scandaleux (c’est nous qui le disons) que la QPC Fillon ait été jugée par seulement six membres du Conseil le 28 septembre 2023, car trois s’étaient déportés au vu de leur proximité politique avec l’ancien Premier ministre (ce qui était pour le coup la moindre des choses), si bien que la situation violait l’ordonnance de 1958 exigeant un quorum de sept membres pour statuer (p. 70). Ce cas démontre s’il le fallait que la composition politique du Conseil engendre de réels problèmes juridiques. Le pouvoir politique ne semble pas pressé de les résoudre et il est vrai que la nomination des membres du Conseil constitutionnel n’est pas la première des préoccupations qui remontent des circonscriptions.
Naturellement, ces considérations défavorables sur le Conseil ne conduisent pas à passer sous silence sa jurisprudence protectrice des libertés. Dans le chapitre 7 sur les nouvelles technologies, l’auteur donne l’exemple de la décision de 2018 sur la loi relative à protection des données personnelles : le Conseil pose des conditions à l’usage des algorithmes par l’administration[5].
La myriade d’autorités administratives indépendantes. Ces AAI méritent-elles leur I ? L’auteur précise d’emblée que leur indépendance demeure relative (p. 110). Le président de chacune est généralement nommé par l’exécutif (p. 111) ; tout est dit.
Deux exemples d’AAI retiennent l’attention. La Haute autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP), dont le site internet est si pratique pour découvrir le patrimoine et les conflits d’intérêts du personnel politique, n’a a l’origine été créée que pour montrer à l’opinion publique que l’on réagissait au scandale Cahuzac. Il y a bien là une volonté d’affichage, mais plus grave, l’Etat se défausse en laissant des « sages » résoudre les problèmes qui ont éclaté au sein de l’Etat (p. 113).
Le Défenseur des droits, véritable autorité constitutionnelle, paraît immédiatement séduisant, mais l’auteur se demande s’il est plus efficace qu’un juge dans son champ de compétence. Ses recommandations[6] sont certes souvent suivies, elles n’en gardent pas moins une force exécutoire « plus modeste qu’une décision de justice » (p. 115).
II. Une mise au point combative sur la laïcité
Ne le cachons pas, c’est la partie du livre que nous avons préférée. Sans doute car dans ce chapitre 6, l’auteur remet, si l’on peut dire, la laïcité au centre du village, ce qui est salutaire au vu de toutes les bêtises proférées sur les plateaux de télévision à longueur de journée et de soirée. Puissent certains intervenants et animateurs s’instruire… Il suffit de lire Roseline Letteron, et tout s’éclaire.
L’auteur annonce la couleur : la laïcité est un vrai champ de bataille. Elle se trouve contestée au nom d’une définition de la liberté religieuse inspirée du sécularisme américain et suscite un débat qui s’est déplacé vers l’islam (p. 118). Les difficultés s’annoncent aigües.
Historiquement conçu comme « un instrument de paix religieuse », le principe de laïcité est aujourd’hui contesté par des plaideurs qui invoquent malicieusement le droit des libertés (p. 119 et 120). Ils présentent la laïcité comme une ingérence dans leur liberté religieuse, brandissant le principe de non-discrimination, pour lutter en réalité contre le principe constitutionnel d’égalité devant la loi. Il s’agit ici d’une importation de la conception américaine, laquelle a pour ambition de protéger les religions contre l’Etat et permet la constitution de communautés, alors que le modèle français repose précisément sur l’idée inverse : il faut protéger l’Etat contre les religions, par la neutralité du service public, de l’Etat et de l’espace public (p. 121 à 123).
En droit positif, la loi du 9 décembre 1905 garantit avant tout la liberté de conscience, si bien que « les propos sur la religion ne bénéficient d’aucune protection particulière » (p. 126). La jurisprudence de la Cour EDH (arrêt Otto-Preminger de 1994) va dans le même sens. Cela n’empêche pas certains justiciables de tenter de remettre en cause cette primauté de la liberté de conscience (impliquant un droit de critiquer les religions) au profit de la liberté de culte. Leur but est de donner un autre contenu au principe de laïcité : l’assimiler à un principe d’égalité entre les religions (p. 127, 128). D’où des revendications, juridiques et politiques, en faveur d’une laïcité « plurielle », « inclusive »[7], « ouverte », visant à autoriser les communautés religieuses à adresser des exigences à l’Etat (p. 128). Juges et juristes sont alors piégés : tout refus opposé à ces exigences sera présenté comme une discrimination, alors qu’il ne s’agit que de limiter l’affirmation religieuse dans l’espace public (p. 128, 129).
L’auteur illustre ces questions en présentant l’affaire de la délibération grenobloise de 2022 autorisant le port du burkini dans les piscines municipales et le cas a priori inverse de la prohibition (contestée) du port de l’abaya dans les établissements secondaires par la circulaire Attal de 2023 (p. 129s)[8]. Face à ces deux « attaques », le Conseil d’Etat a tenu bon[9], défendant la laïcité à la française. Il est vrai que l’argumentation des plaideurs était contradictoire : ils commencent par dire que le burkini comme l’abaya n’ont rien de religieux (et l’argument est aussi utilisé par les adeptes des crèches de Noël ou des statues de la Vierge…), pour immédiatement après soutenir qu’interdire ces vêtements (ou symboles) heurterait la liberté religieuse ! (p. 133)
L’auteur termine en suggérant que le cap maintenu par le droit français peut être jugé conforme à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, qui dans son arrêt S.A.S. contre France du 1er juillet 2014 n’a pas condamné la loi du 11 octobre 2010 interdisant la dissimulation du visage dans l’espace public, donc notamment le niqab[10]. Ce faisant, le juge européen a bien accepté la vision française de la laïcité, il a admis « la possibilité pour un Etat de pratiquer une neutralité active » (p. 136), reconnaissant la conception française du vivre-ensemble qui refuse « qu’une partie de la population se voie assigner un statut d’infériorité » (p. 137). On ne pense pas trahir la pensée de l’auteur en concluant que pour Roseline Letteron, la prise en compte de ces principes cardinaux participe salutairement et de manière importante à la défense des libertés publiques.
[1] https://libertescheries.blogspot.com/
[2] CC 27 mars 2014, Rec. Dalloz 2014, p. 1101, note J.-P. Chazal.
[3] Sur cette notion dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel, v. notamment la chronique de J. Bonnet et A. Roblot-Troizier aux Nouveaux Cahiers du Conseil constitutionnel juin 2017 : https://www.conseil-constitutionnel.fr/nouveaux-cahiers-du-conseil-constitutionnel/chronique-de-droits-fondamentaux-et-libertes-publiques-12
[4] https://paris.cour-administrative-appel.fr/decisions-de-justice/dernieres-decisions/refus-de-rapatriement-de-francais-retenus-dans-le-nord-est-de-la-syrie-le-juge-administratif-admet-sa-competence-en-cas-de-circonstances-exceptio
[5] Sur cette décision : Fl. Chaltiel, Petites Affiches 1er août 2018, p. 7.
[6]https://juridique.defenseurdesdroits.fr/index.php?lvl=cmspage&pageid=12&id_rubrique=213&opac_view=16
[7] L’auteur ne prononce pas le mot « woke », mais il nous semble qu’on s’en rapproche puisque certains dénoncent une laïcité islamophobe, ce qui pour d’autres est une victimisation (v. sur ces questions : N. Heinich, Le Wokisme serait-il un totalitarisme ?, éd. Albin Michel, 2023).
[8] Sur ces questions, v. J. Arroyo, RDLF 2023, chron. n° 30, https://revuedlf.com/droit-administratif/interdiction-des-signes-religieux-la-fin-justifie-t-elle-les-moyens/ ; R. Tinière, Droit des libertés fondamentales en 9 thèmes, éd. Dalloz 2024, p. 250s ; add. notre ouvrage Introduction aux droits fondamentaux pour les L1, notions et jurisprudence clés, éd. Ellipses, mai 2025, n° 120s.
[9] Madame Letteron fait le choix de reproduire (p. 130) l’ordonnance du CE du 7 septembre 2023, rendue à la suite du recours contre l’interdiction de l’abaya intenté par l’association Action droits des musulmans.
[10] Sur cet arrêt : K. Blay-Grabarczyk, RDLF 2014, chron. n°23, https://revuedlf.com/cedh/une-certaine-retenue-face-a-un-choix-de-societe-lepilogue-europeen-de-la-loi-interdisant-la-dissimulation-du-visage-dans-lespace-public/