La Cour EDH et les « budgets carbone » : contribution à la compréhension des litiges climatiques fondés sur les « parts équitables »
CEDH, Grande Chambre, 9 avril 2024, Verein KlimaSeniorinnen Schweiz et autres c. Suisse, requête n° 53600/20
Les États se sont engagés en 2015 dans l’Accord de Paris à tout faire pour limiter l’élévation de la température de la planète bien en dessous de 2 degrés Celsius, et si possible 1,5, ce qui implique d’atteindre plus ou moins rapidement la neutralité carbone. Or, les nombreux rapports publiés depuis par les organismes pertinents montrent que les contributions nationales des États sont insuffisantes pour tenir ces objectifs (constat résultant, notamment, de l’estimation d’un budget mondial restant d’émissions comparé aux objectifs nationaux). De nombreux contentieux climatiques mobilisant la science et les notions d’équité et de justice se sont alors développés pour mettre en évidence l’inadéquation des contributions nationales avec les efforts à déployer pour respecter une « part équitable » dans l’effort mondial. La mobilisation des instruments normatifs des droits de l’homme ou des droits fondamentaux plaide également en faveur d’un renforcement de cette approche. Dans l’arrêt KlimaSeniorinnen, rendu par la Cour européenne des droits de l’homme le 9 avril 2024, l’argumentation des requérantes se fondait sur les parts équitables. Une analyse de la décision se révèle donc utile pour comprendre l’intérêt mais également les limites d’une telle approche judiciaire, notamment par le biais de la notion de « budgets carbone ».
Par Sami Tartarat-Chapitre, Doctorant contractuel en droit public, Université du Mans

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L’arrêt du 9 avril 2024 rendu en Grande chambre dans l’affaire KlimaSeniorinnen (les «Aînées pour la protection du climat») apporte la première pierre à l’édifice jurisprudentiel de la Cour en matière de lutte contre les changements climatiques. La doctrine n’a pas manqué de relever la dimension déjà historique de la décision et les commentaires généraux sur celle-ci1évoquent notamment l’interprétation stricte retenue par la Cour s’agissant de la qualité de victime, la qualité pour agir reconnue à l’association requérante ou, d’une manière générale, détaillent les obligations positives mises à la charge des États dans le contexte climatique sous l’angle de l’article 8 de la Convention (la Cour ayant précisé qu’elle tenait également compte des principes voisins développés dans le cadre de l’article 2). Avant d’avoir précisé ces obligations, la Cour a jugé que découlait de l’article 8 de la Convention un droit pour les individus d’être effectivement protégés, par les autorités nationales, contre les effets néfastes graves des changements climatiques sur leur santé, leur vie et leur bien-être (§ 519). L’arrêt a également prononcé la condamnation de la Suisse sur le terrain de l’article 6 § 1 (§§ 575-640) en raison de la motivation retenue par les tribunaux fédéraux suisses pour rejeter le recours de l’association requérante. Enfin, la Cour a également examiné la violation alléguée de l’article 13 (§§ 641-645).
En revanche, un point particulièrement important, qu’il reste à explorer, concerne spécifiquement les aspects de la décision sur les « budgets carbone ». Ces derniers, raison principale dans la présente affaire de la violation par l’État défendeur de ses obligations en vertu de l’article 8 de la Convention, jouent en effet un rôle particulier au sein des contentieux du climat. Ils permettent ainsi de distinguer les contentieux portant sur le respect par l’État de ses objectifs climatiques des litiges climatiques fondés sur le concept, généralement non étudié en France, des « parts équitables » ou de la « juste part ». Une analyse plus approfondie de l’arrêt KlimaSeniorinnen sur ce point permet de mettre en évidence ce dernier type de contentieux et révèle que la Cour, sans aller jusqu’à adopter le raisonnement des parts équitables, n’y est pas complètement insensible.
I- LE RÔLE DES BUDGETS CARBONE DANS LES LITIGES CLIMATIQUES
Il faut d’abord rappeler que les lois-cadres nationales sur le climat définissant les stratégies politiques des États, et incluant généralement des objectifs de réduction à échéances successives et un objectif de neutralité carbone, sont d’une grande variété. On compte notamment 25 États signataires de la CEDH sur la soixantaine ayant, dans le monde, promulgué de telles lois2. En revanche, seule une minorité de ces lois-cadres contiennent des « budgets carbone ». Il s’agit majoritairement de lois adoptées par des États européens (Allemagne, Irlande, Royaume-Uni, France ou encore Luxembourg) mais les budgets carbone qu’elles contiennent, ainsi que nous le verrons, ne sont pas des budgets « équitables » dans une perspective crédible de tenir les objectifs de température de l’Accord de Paris.
Dans les contentieux français par exemple, l’État a été condamné en 2021 à réparer le préjudice écologique causé par le dépassement du budget carbone réglementaire de la période 2015-20183. Cette condamnation judiciaire pour dépassement d’un budget carbone national est à ce jour unique4, d’autant que ledit budget ne correspond temporellement qu’à une partie de la trajectoire vers un objectif de réduction plus lointain. Les budgets jouent également un rôle important lorsqu’il s’agit, non d’engager la responsabilité de l’État, mais de contrôler la légalité des mesures prises pour atteindre l’objectif législatif de réduction des émissions pour 2030 qu’il s’est assigné.
Par exemple, dans l’affaire « Grande-Synthe », le rehaussement par le décret du 21 avril 20205 du budget carbone de la période 2019-2023 a été un élément important, dans une appréciation globale, pour juger la crédibilité de la trajectoire vers l’objectif pour 2030. En effet, dans sa décision avant dire droit (Commune de Grande-Synthe 1), le Conseil d’Etat relevait que le gouvernement avait modifié le budget carbone pour s’autoriser à émettre une quantité plus importante d’émissions de gaz à effet de serre en équivalent CO2 sur cette période (passant de 399 à 422 millions de tonnes en moyenne par année). Le gouvernement n’a cependant pas ajusté les budgets des périodes 2024-2028 et 2029-2033, ce qui reportait l’essentiel des efforts après 2020 « selon une trajectoire qui n’a jamais été atteinte jusqu’ici »6.
Et lorsque le Conseil d’État a été saisi d’un recours visant à examiner si sa décision d’annulation du refus litigieux rendue en 2021 (« Commune de Grande Synthe 2 ») enjoignant à l’État de prendre les mesures supplémentaires pour infléchir la courbe des émissions et atteindre l’objectif de 2030 a été correctement exécutée, il développe un contrôle en trois temps, dont le premier l’invite à examiner le respect des « objectifs intermédiaires »7 que constituent en réalité les plafonds indicatifs de chacune des années composant le budget carbone en cours, tout en tenant compte des évènements exogènes qui ont pu impacter les résultats obtenus (guerre en Ukraine, pandémie liée au Covid etc.) et sans se limiter à ces résultats (« Commune de Grande Synthe 3 »).
Dans cette première conception des « budgets carbone » nationaux, il s’agit simplement de « fixer un plafond ou un niveau maximum en dessous duquel les émissions de gaz à effet de serre (GES) doivent être ramenées afin d’atteindre les objectifs climatiques fixés par un État »8. Ces budgets carbone correspondent concrètement à une quantité globale disponible d’émissions de gaz à effet de serre (en équivalent CO2) sur une période donnée (annuelle ou sur plusieurs années). Lorsque le budget couvre une période supérieure à un an, il correspond généralement à une moyenne des années sur cette période (comme en France) mais peut aussi viser une quantité globale couvrant toute la période. Les budgets permettent ainsi de quantifier les émissions restantes disponibles pour atteindre les objectifs nationaux de réduction des gaz à effet de serre (GES) et mesurer les résultats de la trajectoire en cours. Ils sont ici toutefois « déconnectés » de la notion d’équité, en ce sens qu’il n’est pas recherché s’ils s’inscrivent, ainsi que les objectifs de réduction, dans le cadre de trajectoires nationales réellement compatibles avec les objectifs de température énoncés dans l’Accord de Paris.
Les contentieux français, exclusivement centrés sur le respect par l’État de ses objectifs et de sa trajectoire climatique, ne sont pas des contentieux « de la juste part » ou des « parts équitables ». Ils ne visent pas à remettre en cause les objectifs de réduction et la quantification même des budgets carbone, autrement dit leur caractère suffisamment ambitieux, au regard des objectifs de température9. En revanche, de nombreux contentieux initiés à l’étranger, invoquant les obligations climatiques des États pour préserver les droits fondamentaux, mobilisent le principe des « parts équitables » et interrogent ainsi la crédibilité des cadres juridiques nationaux en matière climatique au regard des engagements de l’Accord de Paris. C’est précisément à cette catégorie de litiges que l’argumentation développée par l’association requérante se rattachait dans l’affaire KlimaSeniorinnen.
En effet, la portée juridique réelle des objectifs de température énoncés dans l’Accord de Paris (« limiter l’élévation des températures en dessous de 2 degrés Celsius, et si possible 1,5 ») jusqu’à la neutralité carbone est très discutée dans la mesure où le traité « ne contient pas de mécanisme permettant d’examiner l’adéquation de la contribution de chaque État à l’effort mondial d’atténuation »10. Or, il est indéniable que les contributions nationales, censées refléter le niveau d’ambition le plus élevé possible, que les États doivent obligatoirement transmettre au secrétariat de la Convention-cadre des Nations-Unies pour les changements climatiques (CCNUCC) sont scientifiquement insuffisantes pour limiter la hausse des températures aux seuils visés au moment de la neutralité carbone11. La Cour européenne des droits de l’homme l’affirme d’ailleurs explicitement à propos de l’objectif de 1,5°C (§ 436). Toutefois, le relatif succès de l’Accord de Paris repose précisément sur le fait qu’il s’inscrit dans une logique « ascendante » qui, au lieu d’imposer en amont des objectifs précis aux Parties, privilégie les engagements volontaires des États dans l’effort collectif d’atténuation à travers des contributions nationales qui doivent être révisées tous les cinq ans.
Les récents contentieux des « parts équitables » reposent donc sur une méthode ambitieuse impliquant des budgets carbone et régulièrement mobilisée par des chercheurs et groupes d’experts indépendants. En effet, à partir des rapports du GIEC12, « un budget carbone mondial peut être conçu et utilisé pour montrer la quantité de CO2 que la Terre dans son ensemble peut se permettre de rejeter dans l’atmosphère pour rester dans les limites de l’objectif de température de 1,5 degré Celsius de l’Accord de Paris »13. Selon le principe de « la juste part », ce budget planétaire peut ensuite être réparti le plus équitablement possible entre les États (ainsi que nous le verrons, cela pose en réalité de véritables difficultés). Ainsi, les budgets que le gouvernement suisse « pourrait se fixer pour atteindre ses objectifs climatiques intermédiaires et pour 2050 ne sont pas nécessairement les mêmes »14 qu’un budget issu d’un partage équitable calculé sur des bases scientifiques. Le concept des « parts équitables » ou de la « juste part » n’est pas précisément défini ni quantifié mais il est généralement admis qu’il repose sur plusieurs principes de droit international, notamment le principe des « responsabilités communes mais différenciées » rappelé par la Cour (§ 442), que l’on retrouve au sein de nombreux textes internationaux en matière environnementale et climatique et qui exige des États d’agir « dans le respect de l’équité et de leurs capacités respectives » (§ 571).
Dans l’affaire des « Aînées pour le climat », les requérantes ont justement conclu qu’en alignant, sur les objectifs actuels de réduction du droit suisse, un budget carbone « équitable » pour le pays estimé à partir du budget mondial, ce budget restant d’émissions serait intégralement consommé au plus tard en 2034 (pour 1,5 degré, et en retenant un seuil de probabilité élevé de 83% que l’objectif de température ne soit pas dépassé à ce moment précis), soit bien avant 2050 qui est la date retenue pour la neutralité carbone par le droit suisse (§ 77). On notera également que dans la requête des jeunes portugais contre 33 États, jugée irrecevable le même jour que la décision KlimaSeniorinnen, le raisonnement construit autour d’un budget équitable compatible avec les objectifs de température était au cœur de l’argumentation développée15.
La Cour rappelle également dans l’affaire suisse la méthodologie complexe retenue par le GIEC pour estimer les trajectoires compatibles avec les objectifs de température (§§ 109-110). D’une part, le budget carbone mondial restant peut varier en fonction de la cible de température retenue (1,5° à 2°C) et du pourcentage de probabilité que la cible ne soit pas dépassée même en restant dans les limites du budget jusqu’à la neutralité carbone (33 à 83%). D’autre part, la méthode utilisée pour répartir le budget mondial entre les pays ne fait l’objet d’aucun consensus scientifique ou politique (population du pays rapportée à la population mondiale dans une approche dite « par habitant », émissions égales par habitant, rôle historique des pays dans les émissions depuis la révolution industrielle etc.) Certaines approchent favorisent ainsi les États dits « en développement », d’autres les États développés. Il faut également noter que le budget disponible est susceptible d’évoluer compte-tenu des incertitudes scientifiques liées notamment à la fonte du pergélisol ou des émissions en provenance des zones humides16. Enfin, le budget mondial du GIEC est exprimé en CO2 mais les objectifs régionaux (par exemple au niveau de l’Union européenne) ou nationaux sont formulés en « équivalent CO2 », ce qui impose une opération de conversion.
L’absence d’un accord sur un budget mondial dans le cadre des négociations internationales de la CCNUCC peut s’expliquer par le fait qu’une telle approche conduit à « un jeu à somme nulle »17, dans lequel une quantité attribuée à un État prive de facto un autre État de la possibilité d’utiliser ces émissions. Les « parts équitables » dans les contentieux du climat ne visent ainsi pas nécessairement à établir un budget équitable qui deviendrait une obligation précise au sein d’un cadre juridique national mais peuvent plus simplement se concevoir comme un « concept utile pour représenter l’urgence du problème climatique mondial »18 et montrer le décalage existant entre les objectifs nationaux et les efforts auxquels il faudrait réellement consentir.
La logique des contentieux fondés sur « les parts équitables », utilisée pour mettre en cause les réelles insuffisances des trajectoires nationales, doit être bien comprise : il ne s’agit pas de condamner un État pour ne pas avoir atteint seul des objectifs de température qui ne peuvent être respectés que collectivement et qui sont généralement interprétés comme exigeant des États qu’ils respectent une obligation de « diligence raisonnable »19 plutôt que de résultat. Il s’agit en revanche de mettre en cause un État qui n’aurait pas l’intention ou serait très loin de respecter sa part équitable dans l’effort mondial d’atténuation pour l’inciter à en faire plus. On pourrait penser que ce raisonnement repose sur un artifice puisqu’il suppose nécessairement que les autres États accomplissent leur propre « juste part ». Mais ainsi que cela est désormais établi dans les litiges climatiques, un État ne peut s’exonérer en invoquant l’insuffisance des mesures prises par les autres États ou sa faible contribution dans les émissions mondiales. La Cour rappelle à ce propos « qu’un État défendeur ne doit pas se soustraire à sa responsabilité en mettant en avant celle d’autres États, qu’il s’agisse ou non de Parties contractantes à la Convention » (§ 442). Surtout, elle énonce que « l’analyse pertinente n’exige pas qu’il soit démontré qu’en l’absence d’un manquement ou d’une omission des autorités, le dommage ne se serait pas produit ». L’engagement de la responsabilité suppose plus simplement « le constat que des mesures raisonnables que les autorités internes se sont abstenues de prendre auraient eu une chance réelle de changer le cours des événements ou d’atténuer le préjudice causé » (§ 444).
Les contentieux des « parts équitables » peuvent ainsi être mobilisés pour critiquer directement un budget national insuffisant déterminé par les autorités (lorsqu’il y en a un) ou même lorsque le cadre national n’en contient pas et se contente d’objectifs de réduction à certaines dates. Toutefois, il est important de noter que certains considèrent les budgets comme véritablement nécessaires dans un cadre climatique car les objectifs annuels de réduction des émissions « ne sont que des instantanés des émissions à un moment précis »20 et « ne constituent pas des outils de responsabilisation aussi efficaces que les budgets carbone »21. Le pays est alors susceptible de respecter son objectif de réduction « tout en enregistrant avant et après l’année visée des émissions annuelles beaucoup plus élevées que les trajectoires de réduction à respecter pour atteindre les objectifs de température »22.
Les budgets carbone dans une perspective équitable mobilisent ainsi deux éléments fondamentaux des litiges climatiques : le rôle du droit international public et notamment de l’Accord de Paris, qui contient les cibles de température, et celui de la science pour quantifier les efforts à fournir. Or, cette complémentarité de la science et du droit international pour interpréter les obligations climatiques des États est bien établie, notamment en matière de protection des droits de l’homme. Conformément à sa jurisprudence dite de la « communauté de vue » ou « common ground »23, que la Cour applique ici en matière climatique, « la Convention est un instrument vivant qui doit être interprété à la lumière des conditions de vie actuelles, auxquelles il y a lieu d’intégrer l’évolution du droit international, de façon à refléter le niveau d’exigence croissant en matière de protection des droits de l’homme » ainsi que la nécessité de prendre en compte tout à la fois « les éléments scientifiques actuels et en constante évolution qui établissent la nécessité de lutter contre ce phénomène et l’urgence d’agir face à ses effets négatifs » (§ 434) et le lien de causalité reconnu entre les effets néfastes des changements climatiques et la jouissance effective des droits protégés par la Convention (§ 435). Les limites de température de l’Accord de Paris, ainsi que le consensus scientifique sur les efforts à fournir pour tenir ces objectifs, sont ainsi des outils interprétatifs importants pour vérifier le respect des obligations climatiques, notamment en vertu de la CEDH.
C’est précisément avec ce raisonnement que dans la célèbre affaire Urgenda, les tribunaux néerlandais, en vertu du devoir découlant des articles 2 et 8 de la Convention de prendre les mesures requises contre les changements climatiques pour protéger sa population, avaient ordonné à l’État de réduire ses émissions de 25% d’ici 2020. Il existait en effet un large consensus international, à l’aune duquel les obligations découlant de la CEDH devaient être interprétées, sur la nécessité pour les États dits de « l’Annexe 1 » d’atteindre des seuils de réduction compris entre 25 et 40% pour 2020 par rapport au niveau des émissions en 1990 (les juges néerlandais ayant donc retenu la part « basse » de la fourchette) pour conserver une probabilité de tenir les cibles de température de l’Accord de Paris24. Mais si le consensus est envisageable lorsque les efforts portent sur une fourchette relativement large de réduction des émissions, comme dans l’affaire Urgenda, il devient beaucoup plus incertain lorsqu’il s’agit de s’entendre sur un budget carbone mondial, qui correspond à une quantité précise d’émissions.
Deux affaires nationales en Europe ayant donné lieu à un contrôle judiciaire des budgets carbone illustrent cette problématique et doivent être abordées pour comprendre les questions que l’affaire suisse soulevait devant la CEDH. Elles s’inscrivent dans une dynamique contentieuse plus large, principalement active en Europe25.
Dans l’affaire « Neubaeur et autres » en 2021, citée par la Cour au stade de l’application au cas d’espèce (§ 571), la Cour constitutionnelle allemande était saisie de plusieurs recours dirigés contre la loi fédérale allemande sur le climat. La loi reprenait comme ambition les objectifs de température de l’Accord de Paris et contenait, outre l’objectif de neutralité carbone pour 2050 et l’objectif de réduction des émissions pour 2030, les budgets carbone pour chaque année entre 2020 et 2030. Après un raisonnement qui la conduit à considérer les objectifs de température comme la norme pertinente pour vérifier si le législateur n’a pas méconnu son obligation constitutionnelle de protection des fondements naturels de la vie en matière climatique, la Cour a concédé qu’il n’était pas immédiatement possible de contrôler la constitutionnalité des quantités d’émissions figurant dans les budgets carbone de la loi (les objectifs de température, à eux seuls, n’indiquant aucune quantification précise en termes de réduction des émissions ou de budgets).
Elle a donc longuement examiné les travaux scientifiques du Conseil consultatif allemand. Celui-ci a estimé que le budget carbone autorisé par la loi allemande jusqu’en 2030 correspond presque en totalité au budget carbone du pays s’il était dérivé du budget mondial du GIEC (pour tenir un objectif de température de 1,7 degré avec 66% de probabilité). Or, ce « budget équitable » est théoriquement censé tenir jusqu’à peu de temps avant la neutralité carbone. Cela signifiait donc que les budgets de la loi allemande, et les objectifs de réduction, étaient très éloignés de la « juste part » du pays puisque la neutralité carbone n’était pas envisagée avant 2050. Cependant, au regard des incertitudes sur la quantification précise du budget mondial, la Cour n’a pas censuré la loi sur ce fondement et a jugé que le « montant du budget d’émission restant nécessaire au respect de la limite de température ne peut actuellement pas être déterminé avec suffisamment de précision pour que le montant du budget indiqué par le Conseil consultatif puisse servir de référence numérique exacte au contrôle de la Cour constitutionnelle fédérale »26. Malgré cela, elle a jugé que les objectifs de réduction devaient prendre en compte les estimations du GIEC, dès lors que celles-ci laissent apparaître la possibilité d’un dépassement des limites de température, et que la marge d’appréciation du législateur dans ce domaine n’était pas illimitée compte-tenu de son devoir de diligence particulier en ce domaine. La censure constitutionnelle interviendra en revanche en raison de l’absence de trajectoire sur la période postérieure à 2030 ce qui a conduit le législateur allemand à proposer une version modifiée et plus ambitieuse de sa loi climatique.
Il faut également évoquer un contentieux climatique initié en République tchèque présentant de fortes similarités avec l’affaire suisse, notamment l’absence d’un budget carbone national et d’un cadre juridique rigoureux sur le climat. Dans l’affaire « Klimatika », les requérants alléguaient que l’insuffisance des mesures d’atténuation prises par le gouvernement tchèque, pour respecter les engagements du pays issus de l’Accord de Paris, violaient plusieurs de leurs droits fondamentaux, y compris sur le fondement de la CEDH. Ils ont alors estimé un budget carbone national à partir des travaux de synthèse du GIEC et l’ont soumis au juge dans l’espoir que celui-ci le considère comme une obligation suffisamment précise pour son contrôle.
Si le jugement du tribunal municipal de Prague énonce de manière classique que « les températures qui ne doivent pas être dépassées d’ici la fin du siècle ne suffisent pas à elles seules à faire l’objet d’un contrôle judiciaire, car elles ne permettent pas de déterminer clairement à première vue quelle contribution un État donné apporte »27, il accepte d’analyser les estimations universitaires des requérants, afin de quantifier précisément l’obligation recherchée (la démarche est identique à celle de la Cour allemande). Or, s’il juge « qu’un budget carbone global de 900 Gt de CO2 depuis janvier 2018 est conforme à l’engagement de l’Accord de Paris » et qu’il est « tiré du rapport su GIEC, qui contient des données scientifiques crédibles »28, le tribunal ne le retient pas pour autant, au motif que le calcul contient trop de variables et qu’il n’existe pas de consensus international sur le budget mondial pour en inférer une obligation contraignante à la charge des défendeurs29. Le raisonnement est donc le même que dans l’affaire Neubaeur.
C’est précisément en raison de ces difficultés à évaluer des mesures d’atténuation « compatibles » avec les exigences de l’Accord de Paris que le gouvernement suisse soutenait devant la Cour européenne des droits de l’homme « qu’il n’existe aucune méthodologie établie pour déterminer le budget carbone d’un pays » ou sa « juste part » (§ 360) et, tout en essayant de justifier l’absence assumée de fixation d’un budget carbone spécifique, que « sa politique nationale en matière de climat est assimilable à une approche consistant à établir un budget carbone ».
Mais la Cour n’a pas été convaincue par ce raisonnement compte-tenu de la différence entre la difficulté d’établir des budgets carbone, surtout sous l’angle d’une « part équitable », et l’absence pure et simple de ces derniers dans une législation ou une réglementation en matière de climat. En raison des données scientifiques et du lien de causalité entre les effets graves des changements climatiques et la protection des droits conventionnels (§§ 435 et 519), la Cour détaille les obligations positives à la charge des États en matière climatique sur le fondement de l’article 8.
Ces obligations laissent apparaître le rôle important que la Cour accorde aux budgets carbone, mais ne semblent pas imposer une quantification précise de ces budgets.
II- LA NATURE DU CONTRÔLE DE LA COUR SUR LES BUDGETS CARBONE
La Cour européenne des droits de l’homme opère d’abord une modulation, s’agissant de la marge d’appréciation de l’État, entre les obligations globaux de réduction des émissions, pour lesquels cette marge est « réduite », et le choix des moyens et politiques publiques destinés à les atteindre, pour lesquels elle est « ample » (§ 543). Cependant, ainsi que la doctrine le note, la décision KlimaSeniorinnen « n’impose pas aux États de poursuivre un objectif précis »30.
Si la marge d’appréciation est réduite pour les objectifs de réduction (et donc pour les budgets carbone qui transcrivent plus ou moins fidèlement en émissions ces objectifs), elle n’est pas inexistante pour autant. D’ailleurs, la Cour rappelle que les objectifs nationaux ne peuvent en eux-mêmes constituer un critère pour déterminer le respect des obligations de la Convention dans la mesure où les objectifs de l’Accord de Paris ne font que « guider » les politiques nationales.
La Cour affirme même que « chaque État est appelé à définir sa propre trajectoire capable de lui faire atteindre la neutralité carbone » (§ 547), ce qui ne signifie nullement que cette trajectoire doit être « compatible » avec la limitation des températures de l’Accord de Paris comme l’imposerait un budget national équitable. Elle affirme précisément que le respect des droits qui découlent de l’article 8 impose que les mesures prises permettent d’atteindre la neutralité nette « en principe au cours des trois prochaines décennies » (§ 548). Or, les contentieux fondés sur la « juste part » (tels que ceux évoqués ci-dessus) mettent en évidence qu’une neutralité carbone aux alentours de 2050 pour certains États n’est pas compatible avec un budget équitable, même lorsque celui-ci est loin d’être le plus ambitieux.
Plus précisément s’agissant du contenu des obligations, la Cour énonce tout de même une obligation de mettre en œuvre des « mesures générales précisant le calendrier à respecter pour parvenir à la neutralité carbone ainsi que le budget carbone total restant pour la période en question, ou toute autre méthode équivalente de quantification des futures émissions de GES » et, notamment, de « fixer des objectifs et trajectoires intermédiaires de réduction des émissions de GES (par secteur ou selon d’autres méthodes pertinentes) qui sont considérés comme aptes à permettre, en principe, d’atteindre les objectifs nationaux globaux de réduction des émissions de GES dans les délais fixés par les politiques nationales » (§ 550, a et b). Elle précise toutefois qu’une lacune sur un aspect en particulier des obligations n’emporte pas nécessairement violation de la Convention pour dépassement de la marge d’appréciation de l’État, l’appréciation devant être globale (§ 551).
Le choix de la Cour d’exiger, entre autres, des budgets carbone pour apprécier le respect des exigences qui découlent de l’article 8 de la Convention, et non de se contenter par exemple d’objectifs généraux de réduction des émissions de GES, peut paraître surprenant, dans la mesure où peu de lois-cadres nationales sur le climat ont fait le choix des budgets carbone. Le véritable intérêt des budgets carbone nationaux dans une législation climatique est qu’ils permettent de retranscrire en émissions restantes les objectifs de réduction et d’opérer un contrôle dans le temps de la trajectoire, comme en France. Sur ce point, la décision constitue un véritable progrès.
Mais dans un contentieux climatique fondé sur la « juste part », les budgets carbone sont évoqués pour mettre en évidence l’insuffisance ou l’incohérence des objectifs et du calendrier retenu par les autorités nationales par rapport à la neutralité carbone (au moyen, comme nous l’avons vu, d’une comparaison avec un budget national « équitable » dérivé d’un budget mondial estimé par le GIEC). C’est précisément sur ce point que reposait l’argumentation des requérantes. Il y a donc un paradoxe à insister sur la marge d’appréciation, même réduite s’agissant des objectifs, dont dispose les États pour définir leurs trajectoires vers la neutralité carbone, tout en soulignant l’importance des budgets carbone, et en particulier du « budget restant » jusqu’à la neutralité carbone ( § 550), qui sont surtout mobilisés dans les contentieux climatiques pour mettre en cause la crédibilité de ces trajectoires vers les objectifs de température.
Il est donc important de savoir ce que la Cour européenne entend véritablement par « budgets carbone » dans le cadre de son contrôle. Entend-t-elle simplement contrôler l’existence même des budgets dans le cadre juridique national, ou, d’une manière qui reste à préciser, leur contenu et quantification à la lumière des exigences de l’Accord de Paris nécessaires à la protection des droits fondamentaux ?
La partie de la décision relative aux budgets carbone (§§ 569-573) n’apporte pas clairement la réponse. Certes, la Cour estime qu’il n’est pas possible de « considérer que l’État défendeur, en l’absence de toute mesure interne tendant à quantifier son budget carbone restant, se conforme de manière effective à l’obligation en matière de réglementation qui pèse sur lui au titre de l’article 8 de la Convention » (§ 572) et que le processus mis en œuvre par le gouvernement « a comporté de graves lacunes, notamment un manquement desdites autorités à quantifier, au moyen d’un budget carbone ou d’une autre manière, les limites nationales applicables aux émissions de GES » (§ 573).
Mais la Cour ne tranche pas explicitement la nature des « budgets carbone ». Elle n’indique pas si elle envisage possiblement les budgets carbone comme des budgets « équitables » pouvant ainsi servir à appuyer de futurs contentieux nationaux pour dégager des objectifs plus ambitieux ou si, au contraire, elle a simplement « voulu donner à l’idée d’un budget carbone une incarnation procédurale plus classique, dans laquelle les États resteraient maîtres de leurs propres ambitions en matière d’objectifs climatiques et où le budget carbone les aiderait simplement à rendre compte des objectifs qu’ils se sont fixés »31. Certes, la Cour affirme ne pas être « convaincue qu’un cadre réglementaire effectif puisse être mis en place en matière de changement climatique sans que, au moyen d’un budget carbone ou d’une autre manière, les limites nationales applicables aux émissions de GES soient quantifiées » (§ 570) et rappelle « que le GIEC a souligné l’importance des budgets carbone et des politiques visant un objectif de zéro émission nette » (§ 571). Mais cela n’indique pas quelle quantification retenir pour les budgets carbone.
De plus, lorsque la Cour observe « que l’association requérante a produit une estimation du budget carbone restant pour la Suisse en l’état actuel de la situation » (§ 569), elle semble dans une certaine mesure s’approprier l’évaluation du GIEC à laquelle se réfèrent les requérantes pour établir leur calcul (§ 77). Pour rappel, ce calcul met en évidence l’incohérence d’un budget national fondé sur les objectifs actuels du droit suisse par rapport à un budget équitable restant assigné à la Suisse à partir du budget mondial. La Cour note d’ailleurs que « si elle s’en tient à sa stratégie climatique actuelle, la Suisse autorise plus d’émissions de GES que ne le permettrait même une méthode de quantification fondée sur des « émissions égales par habitant ». Prima facie, cela laisse à penser que la Cour est loin d’être insensible au raisonnement fondé sur les parts équitables.
Mais il est sans doute plus prudent de soutenir que la Cour a simplement voulu condamner la Suisse pour l’absence pure et simple de budgets carbone au sein de son système juridique (en plus du retard dans la transposition en droit interne de sa contribution nationale et du non-respect de ses objectifs passés), et non souhaiter indiquer quelle forme ces derniers devraient prendre.
D’une part, lorsque la Cour indique, à titre comparatif, être convaincue par le raisonnement que la Cour constitutionnelle allemande « a suivi pour rejeter l’argument selon lequel il est impossible de déterminer le budget carbone national, raisonnement qui renvoie notamment au principe de responsabilités communes mais différenciées contenu dans la CCNUCC et l’Accord de Paris » (§ 571), elle fait explicitement référence aux paragraphes 215 à 229 précités de l’arrêt Neubaeur et autres. Or, si la Cour constitutionnelle allemande a estimé que le budget carbone ne pouvait pas être fixé arbitrairement par le législateur national en dépit de la marge d’appréciation dont il dispose, elle n’a pas pour autant conclu à l’inconstitutionnalité du budget carbone national, malgré les travaux du Conseil consultatif allemand, dans la mesure où la quantification d’un budget mondial est incertaine. L’absence d’un consensus politique ou scientifique sur un budget mondial empêche donc un juge de se prononcer directement sur la compatibilité d’un éventuel budget carbone national avec un budget « équitable » dérivé du budget mondial même si l’esprit des décisions climatiques en la matière est que le cadre national doit être le plus ambitieux possible.
La Cour est consciente qu’un consensus sur une quantité précise pour un budget carbone (y compris lorsque celui-ci n’est pas fondé sur un raisonnement « équitable ») est loin d’être impossible, y compris à une échelle plus large que celle d’un État, ce qui invalide l’argument selon lequel il est impossible d’en établir un. Pour preuve, elle note qu’il « est instructif, à des fins comparatives, de voir que la loi européenne sur le climat prévoit l’établissement de budgets indicatifs en matière de GES » (§ 571). En revanche, la décision n’indique pas si la Cour envisage ce budget indicatif de l’Union comme un budget carbone scientifiquement pertinent et dérivé d’un budget mondial pour avoir une probabilité intéressante de respecter les objectifs de température de l’Accord de Paris (« part équitable » de l’Union à partir d’un budget mondial unique). Il est plus vraisemblable qu’elle l’envisage simplement comme un budget correspondant aux objectifs de réduction de l’UE, sans rechercher si ces derniers sont suffisamment ambitieux pour être véritablement « compatibles » avec la juste part théorique de l’UE. Cette réflexion, loin d’être anodine ou purement théorique, est pourtant au cœur des discussions en cours sur le « Pacte vert pour l’Europe » (« Green Deal ») vers l’objectif de l’Union européenne pour 2040.
En effet, la loi européenne sur le climat32 prévoit en son article 4.2 que la proposition législative élaborée par la Commission dans le cadre de l’objectif de l’UE pour 2040 devra contenir le budget indicatif prévisionnel de l’Union pour la période 2030-2050, c’est-à-dire « le volume total indicatif des émissions nettes de gaz à effet de serre » (exprimées en équivalent CO2) de l’Union sur cette période. Or, dans une communication récemment publiée par la Commission européenne, celle-ci préconise effectivement un budget prévisionnel fixe de l’UE en faisant explicitement référence à l’Accord de Paris et au raisonnement des parts équitables, et en proposant de retenir un ambitieux objectif de réduction des émissions de l’UE de 90% en 204033, différent de la « trajectoire linéaire » actuellement évoquée à l’article 8 de la loi européenne sur le climat.
Le choix de déterminer un budget prévisionnel fixe, et non une fourchette plus large, tenant compte de plusieurs scénarios différents, comme l’avait proposé le Conseil consultatif européen sur le climat34, permet de mettre l’accent sur les critiques parfois formulées35 contre une logique qui vise à « budgétiser » avec une quantité précise, qu’ils s’agissent des budgets nationaux ou à une échelle plus large comme avec l’UE. Cela sans compter les difficultés à établir des budgets dérivés d’un budget mondial en l’absence d’un accord sur une cible précise de température et un pourcentage de probabilité ou sur les difficultés à répartir le budget et à tenir compte des incertitudes scientifiques pouvant influer sur la quantité restante. De plus, l’obligation découlant de l’article 8 de la Convention « d’actualiser les objectifs pertinents de réduction des émissions de GES avec la diligence requise et en se fondant sur les meilleures données disponibles » (§ 550, d.) est difficilement compatible avec le fait de retenir un budget fixe équitable, qui n’offrirait aucune marge de manœuvre et devrait être modifié à chaque fois que le GIEC publie un nouveau rapport (généralement moins optimiste que le précédent sur le plan du budget mondial restant) conduisant à d’innombrables difficultés sur le plan politique, contrairement à un budget national non-dérivé d’un budget mondial qui pourrait plus facilement être ajusté.
D’autre part, la Cour confirme « que les mesures et méthodes retenues par l’État pour définir précisément sa politique climatique relèvent de l’ample marge d’appréciation dont il jouit » (§ 572) même si cette marge d’appréciation ne va pas jusqu’à lui permettre de s’abstenir de toute quantification des objectifs de réduction sous la forme de budgets carbone.
Finalement, il ressort clairement de l’arrêt Klimaseniorinnen que la Cour est consciente de la logique contentieuse basée sur les « parts équitables » sans toutefois aller au bout de cette logique compte-tenu de la marge d’appréciation des États, certes modulée, pour fixer leurs objectifs et moyens pour les atteindre. Si la Cour évoque à de multiples reprises les budgets carbone, y compris parfois sous un angle « équitable », elle semble davantage utiliser ces derniers comme un élément pertinent pour vérifier le respect des obligations climatiques, compte-tenu de la nécessité d’établir un cadre juridique contraignant suffisamment développé avec une trajectoire claire et régulièrement mesurable vers la neutralité carbone. Autrement dit, cela permet une trajectoire et donc un contrôle« dynamique », plutôt que se contenter simplement d’objectifs de réduction « figés » à une certaine date. De ce point de vue, la condamnation de la Suisse était sans doute inévitable et l’arrêt résonne aussi comme un signal d’alarme pour quantité d’autres États qui n’ont pas encore fait le choix des budgets carbone. Il est aussi possible de conclure que la Cour, dont la jurisprudence climatique n’en est qu’à ses débuts, garde « ouverte la possibilité de développer progressivement son point de vue sur les budgets carbone dans ses arrêts futurs »36.
Le fait d’insister sur la nécessité d’inscrire des budgets carbone dans le droit interne peut enfin s’interpréter comme une volonté de la CEDH de permettre aux juges nationaux de pouvoir plus facilement contrôler le respect par un État de son obligation d’établir un cadre développé ainsi que, une fois les budgets déterminés, le respect dans le temps de sa trajectoire climatique vers la neutralité carbone. La Cour rappelle en effet, conformément au principe de subsidiarité, le rôle clé des autorités nationales (§ 541) et, notamment, des juridictions nationales (§ 639) dans la mission d’assurer la protection des droits garantis par la Convention.
1 Voir par exemple M. de Ravel d’Esclapon, « Une association de femmes amène la CEDH à se prononcer sur l’urgence climatique », Dalloz Acutalité, 24 avril 2024.
2 Le nombre étant susceptible d’évoluer, voir notamment cette page régulièrement actualisée https://climate-laws.org/framework-laws.
3 TA de Paris, 3 février 2021, Association Oxfam France, n°s 1904967, 1904968, 1904972, 1904976/4-1, § 30.
4 Elle peut s’expliquer, en partie, par le fait que le cadre climatique français, contrairement à quelques autres législations sur le climat, notamment européennes, contenant des budgets carbone, ne prévoit pas de lui-même des « mesures correctives » particulières en cas de dépassement des objectifs.
5 Décret n° 2020-457 du 21 avril 2020 relatif aux budgets carbone nationaux et à la stratégie nationale bas-carbone.
6 CE, 19 novembre 2020, Commune de Grande-Synthe, n° 427301, §15.
7 CE, Ass. 10 mai 2023, Commune de Grande-Synthe, n° 467982, §8.
8 Traduction personnelle : C. Hilson, « The Meaning of Carbon Budget within a Wide Margin of Appreciation: The ECtHR’s KlimaSeniorinnen Judgment », VerfBlog, 2024/4/11, https://verfassungsblog.de/the-meaning-of-carbon-budget-within-a-wide-margin-of-appreciation/, DOI: 10.59704/8c4e66bfedce514e.
9 Le moyen tiré de l’insuffisance des objectifs nationaux par rapport aux objectifs de température mondiaux a été rapidement écarté par le tribunal administratif de Paris dans son jugement avant dire droit précité du 3 février 2021, voir § 32.
10 Traduction personnelle : L. Rajamani, « National ‘fair shares’ in reducing greenhouse gas emissions within the principled framework of international environmental law » Climate Policy, 21(8), 983–1004. https://doi.org/10.1080/14693062.2021.1970504.
11 PNUE, Emissions Gap Report, 2023, p.22.
12 Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat.
13 Traduction personnelle, C. Hilson, op.cit.
14 Ibid.
15 CEDH, GC, arrêt du 9 avril 2024, Duarte Agostinho et a. c/ Portugal et 32 autres, Voir l’annexe de la plainte déposée par les requérants, p.22.
16 Voir notamment le rapport AR6 du GIEC.
17 Traduction personnelle, O. Geden, B. Knopf et F. Schenuit, « Benefits and Pitfalls of an EU Emissions Budget Approach », SWP 2023/C 34, 21 juin 2023, DOI : 10.18449/2023C34.
18 Ibid.
19 M. Brus, A. de Hoog et P. Merkouris, « The Normative Status of Climate Chang Obligations under International Law », Policy Department for Citizens Rights and Constitutional Affairs Directorate-General for Internal Policies, PE 749.395 – June 2023, p.28.
20 K. Péloffy et N. Zrinyi, « La juste part du Canada dans les réductions d’émissions en vertu de l’Accord de Paris », https://rosagalvez.ca/fr/initiatives/responsabilite-climatique/la-juste-part-du-canada-dans-les-reductions-d-emissions/.
21 Ibid.
22 Ibid.
23 CEDH, GC, arrêt du 12 novembre 2008, Demir et Baykara c. Turquie, n° 34503/97, § 146.
24 Cour suprême des Pays-Bas, décision du 20 décembre 2019, The State of the Netherlands c. Stichting Urgenda, n° 19/00135, p.35, § 7.2.11.
25 On peut citer par exemple les affaires « Aurora » en Suède, « ClientEarth » en Pologne mais aussi l’affaire « Min-A Park » en Corée du sud, voir la base des litiges recensés par le SabinCenter : https://climatecasechart.com/non-us-case-category/ghg-emissions-reduction-and-trading/.
26 Traduction personnelle, Neubauer et al. v Germany, Case N°. BvR 2656/18/1, BvR 78/20/1, BvR 96/20/1, BvR 288/20, § 229.
27 Traduction personnelle, Tribunal municipal de Prague, jugement du 15 juin 2022, n° 14A 101/2021, § 233.
28 Ibid. § 239.
29 Le tribunal finira tout de même par identifier que la base légale pertinente est l’objectif de réduction des émissions pour 2030 assigné à la République tchèque par le règlement européen du 30 mai 2018 du Parlement européen et du Conseil relatif aux réductions annuelles contraignantes des émissions de gaz à effet de serre par les États membres de 2021 à 2030 contribuant à l’action pour le climat afin de respecter les engagements pris dans le cadre de l’accord de Paris et modifiant le règlement (UE) n° 525/2013
30 A. Stevignon et M. Torre-Schaub, « Épilogue dans l’affaire des Aînées pour le climat : la Cour européenne des droits de l’homme rend une décision remarquable », Dalloz Actualité, 29 avril 2024.
31 Traduction personnelle, C. Hilson, op.cit.
32 Règlement (UE) 2021/1119 du Parlement européen et du Conseil du 30 juin 2021 établissant le cadre requis pour parvenir à la neutralité climatique et modifiant les règlements (CE) n° 401/2009 et (UE) 2018/1999 (« loi européenne sur le climat »).
33 Selon la communication du 6 février 2024 de la Commission au Parlement européen, au Conseil, au comité économique et social européen et au comité des régions, qui s’appuie notamment sur une étude d’impact approfondie, le budget carbone disponible pour la période 2030-2050 est estimé à « 16 Gt éq. CO2 » (16 milliards de tonnes), soit un objectif de réduction des émissions de 90% en 2040. En revanche, dans la mesure où l’objectif de l’UE pour 2030 est une réduction de 55%, le choix d’une réduction linéaire jusqu’en 2050, sans accélération significative, signifierait un objectif de réduction de seulement 78% environ en 2040, ce qui autoriserait un total d’émissions bien supérieur au budget restant.
34 Dans son rapport du 15 juin 2023, le Conseil consultatif scientifique européen sur le changement climatique préconisait un budget compris entre 11 et 14 Gt éq. CO2 pour un réchauffement de 1.5 degré Celsius, soit une réduction des émissions de 90 à 95% en 2040 par rapport à 1990.
35 O. Geden, B. Knopf et F. Schenuit, op.cit.
36 Traduction personnelle, C. Hilson, op.cit.