La hiérarchie des droits et libertés dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme [Résumé de thèse]
La hiérarchie des droits et libertés dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme
Par Mustapha Afroukh
Thèse soutenue à l’Université de Montpellier I le 19 juin 2009 devant un jury composé des Professeurs P. WACHSMANN (rapporteur), J. ANDRIANTSIMBAZOVINA (rapporteur), F. SUDRE, F. TULKENS et M. LEVINET (Directeur de thèse)
Ce travail a pour point de départ une interrogation : le débat relatif à l’utilisation du label de fondamentalité en droit interne et à l’éventuelle hiérarchisation des normes constitutionnelles peut-il être transposé à la Convention européenne des droits de l’homme ? Ignorant les frontières entre les différentes disciplines, le thème de la hiérarchie des droits suscite des interrogations transversales. Le contexte s’avérait donc propice à l’engagement d’une telle réflexion. En raison de l’affluence des instruments de protection des droits de l’homme, de la diversité croissante des droits et libertés proclamés et donc de leur éventuelle incompatibilité, il est apparu de plus en plus utile « de les organiser, les classer ou les catégoriser » (BRIBOSIA (E.), « Classification des droits de l’homme », in ANDRIANTSIMBAZOVINA (J.), GAUDIN (H.), MARGUENAUD (J.-P.), RIALS (S.) et SUDRE (F.) (dir.), Dictionnaire des Droits de l’Homme, PUF, 2008, p. 126), voire même de les hiérarchiser (BENAR (G.), « Vers des droits de l’homme de la quatrième dimension. Essai de classification et de hiérarchisation des droits de l’homme », in Les droits de l’homme à l’aube du XXIè siècle, Amicorum Liber Karel Vasak, Bruylant, 1999, p. 75, spéc. p. 94). L’élargissement continu de la notion de droits de l’homme conduit en effet à se demander si le droit positif les protège de façon équivalente. La Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme est, à cet égard, un objet d’étude pertinent dans la mesure où elle valorise certains droits considérés comme intangibles, offrant ainsi l’avantage d’identifier, avant même l’intervention du juge, des droits particulièrement importants.
Mais une difficulté vient de ce que l’emploi consacré par l’usage et le droit positif du terme de hiérarchie conduit à lui donner une connotation péjorative dans le domaine des droits de l’homme, et encore davantage s’agissant d’une éventuelle hiérarchie entre droits consacrés par un même instrument. Ainsi, il a pu être soutenu que « sauf à recourir à des postulats ou à des prémisses indémontrables, aucune démarche, théologique, rationaliste, matérialiste ou autre, ne peut établir une hiérarchie des droits, qu’elle la fonde sur une essence présupposée, sur une utilité prédéterminée, sur un bienfait préqualifié. Dès lors qu’ils expriment une aspiration de l’homme, ses droits sont tous équivalents dans leur nécessité comme dans leur légitimité » ( MOURGEON (J.), Les droits de l’homme, PUF, « Que sais-je ? », 8ème éd. refondue, 2003, p. 9-10). L’idée de hiérarchie s’avère d’autant plus difficile à admettre qu’il paraîtrait hasardeux de transposer en cette matière la théorie kelsénienne de la hiérarchie des normes. On est bien conscient que, pour être véritablement opérationnel, le recours à l’idée de hiérarchie devrait par exemple permettre de dégager des droits systématiquement privilégiés en cas de conflits de droits. Sans que cette définition ne soit nécessairement exclue au regard de la jurisprudence européenne – notamment pour ce qui concerne l’article 3 -, il convient, à notre sens, de recourir à une définition plus souple de l’idée de hiérarchie au sens où elle peut s’observer à partir de la préséance, de la force normative, accordée à certains droits en raison de leur importance dans un ordre de valeurs. Une telle perspective s’avère nécessaire pour saisir la nature profonde de la hiérarchie qui s’opère au niveau européen. Dès lors, en considérant le lien consubstantiel entre l’ordre public européen et la société démocratique, est née l’hypothèse centrale de cette étude. Selon la Cour en effet, le modèle de société démocratique sous tend l’interprétation et l’application de la Convention (CourEDH (GC), 30 janvier 1998, Parti communiste unifié de Turquie et autres c. Turquie, Rec. 1998-I, GACEDH, n° 6 et 61, § 46). Plus encore, « la démocratie est l’unique modèle politique envisagé par la Convention et, partant, le seul qui soit compatible avec elle », « [elle] représente un élément fondamental de « l’ordre public européen » (Cf., parmi d’autres, CourEDH (GC), Parti Communiste Unifié de Turquie et autres c. Turquie, § 45). La thèse cherche en effet à démontrer qu’une posture hiérarchisante innerve progressivement la jurisprudence européenne, conduisant alors à la mise au jour d’une échelle des droits garantis composée, non pas des seuls droits indérogeables, mais également des droits touchant à la société démocratique, valeur centrale de l’ordre public européen. Par où l’on voit que la hiérarchisation à l’œuvre dans le système européen de protection des droits de l’homme tend à mettre en exergue les droits qui « touchent au cœur de la société démocratique et des structures juridiques » (PECES-BARBA MARTINEZ (G.), Théorie générale des droits fondamentaux, LGDJ, coll. « Droit et société », n° 38, 2004, p. 23. p. 330). La démarche suggérée ne se limite pas à rendre compte sur cette base de l’usage rhétorique de l’idée de hiérarchie. Elle prétend également montrer que cette utilisation emporte bien souvent des conséquences importantes sur la portée de la marge nationale d’appréciation, ou sur la nature du contrôle exercé sur les atteintes aux droits ainsi valorisés. Dans le même temps, un examen critique a permis de dévoiler les lacunes de l’idée de hiérarchie en ce que le juge européen ne semble pas disposé à lui assigner des effets juridiques stables et indiscutables.
La construction du plan rend compte des deux étapes essentielles de la recherche : la construction d’une hiérarchie prétorienne en décalage avec la distinction posée à l’article 15 entre les droits intangibles et les droits conditionnels et l’évaluation des incidences attachées à l’établissement de cette hiérarchie.
Plusieurs enseignements semblent pouvoir être déduits de cette recherche.
Il s’est avéré opportun de révéler en premier lieu, les insuffisances du critère formel de l’indérogeabilité pour dévoiler et comprendre les raisons qui ont conduit le juge à construire une nouvelle échelle de valeurs. Ce détour obligé s’est révélé instructif dans la mesure où, dès le début, on a pu constater que, dans l’esprit des auteurs de la Convention, ce critère reposait exclusivement sur le souci de permettre à certains droits d’être écartés en temps de crise. Cette signification était implicitement confirmée par l’article 57 de la Convention qui n’interdit pas les réserves aux droits intangibles. Plus encore, qu’il s’agisse du champ d’application de la clause d’abus de droit ou de la question de l’effet extraterritorial de la Convention, la Cour a souligné, à maintes occasions, l’importance de droits qui ne figurent pas dans la liste des droits intangibles. En conséquence, la jurisprudence européenne participe au brouillage de la hiérarchie posée à l’article 15. L’indérogeabilité n’était pas le seul critère susceptible de fonder une hiérarchie des droits et libertés. A la catégorie rigide des droits intangibles, s’ajoute désormais celle des droits fondamentaux dans une société démocratique plus en phase avec l’interprétation évolutive chère au juge européen. Une autre question devait être réglée. Quelle est la fonction exacte de la hiérarchie matérielle ? D’emblée, l’idée qui a retenu notre attention est que la hiérarchie à l’œuvre dans la jurisprudence européenne n’impliquait pas l’existence de droits prévalant toujours sur d’autres. Son intérêt premier consiste, non pas à consacrer des droits hiérarchiquement supérieurs, mais à souligner la fonction essentielle de certains droits dans une société démocratique. Les droits ainsi valorisés regroupent tant des droits intangibles que des droits conditionnels comme la liberté d’expression, la liberté de religion… Mais cette phase ne constituait qu’un préalable.
S’est alors ouverte la seconde étape de la recherche, consacrée à l’analyse des incidences attachées à la qualification de droit fondamental. Il s’agissait de montrer que ce rattachement des droits aux valeurs essentielles de la société démocratique, rejaillissait au stade de la redéfinition du régime juridique des droits. Cependant l’hypothèse formulée au départ selon laquelle la qualification de droit fondamental dans une société démocratique débouchait sur un resserrement du champ d’action des Etats n’a été vérifiée qu’en partie. En pratique, ce ne sont que certains aspects de ces droits qui font l’objet d’un contrôle strict. Les différences d’appréciation observées parmi les discours relevant de la liberté d’expression l’illustrent de façon topique. C’est dire qu’il existe une hiérarchie au sein même d’un droit garanti. Pour ce qui concerne les droits intangibles, la Cour a en revanche considérablement renforcé leur force contraignante au motif qu’il s’agit justement de « valeurs fondamentales des sociétés démocratiques qui forment le Conseil de l’Europe » (CourEDH (GC), 28 juillet 1999, Selmouni c. France, § 101, Rec. 1999-V ). A propos de ces dispositions, elle évoque même la notion de noyau dur des droits de l’homme (CourEDH (GC), 4 février 2005, Mamatkulov et Askarov c. Turquie, Rec. 2005-I, § 108 ; CourEDH (GC), 11 juillet 2006, Jalloh c. Allemagne, n° 54810/00, § 104). Quoi qu’il en soit, il faut reconnaître que la portée de la marge nationale d’appréciation varie en fonction de la nature des droits concernés. En dernier lieu, ayant pu mesurer l’importance de la fonction conciliatrice de la Cour, il a été intéressant de mettre cette idée de hiérarchie à l’épreuve de la résolution des conflits de droits. L’examen du corpus jurisprudentiel pertinent impose de retenir une conclusion nuancée quant à l’utilité de la hiérarchie matérielle en matière de conflits de droits. Il apparaît, en effet, que l’idée de hiérarchie ne correspond pas à un mode particulier de solution des conflits de droits. Cela ne doit pas étonner. Suivant une approche pragmatique et tout en laissant aux Etats une certaine marge d’appréciation, le juge européen préfère dissocier ces hypothèses de toute solution fondée sur une échelle de priorités. Admettre explicitement l’idée de hiérarchie en amont du conflit reviendrait pour la Cour à réduire son rôle. Autant dire donc qu’il est particulièrement malaisé de dégager une hiérarchie abstraite valable pour résoudre ces problèmes de conflits de droits. La Cour l’a clairement indiqué dans un arrêt N. N et T.A c. Belgique du 13 mai 2008 où était en cause un conflit entre le droit à un procès équitable et le droit au respect de la vie privée. Elle y précise que ces droits « méritent a priori un égal respect ». Participe de la même logique l’affirmation selon laquelle « la Convention doit se lire comme un tout et s’interpréter de manière à promouvoir sa cohérence interne et l’harmonie entre ses diverses dispositions » (CourEDH (GC), Déc. 6 juin 2005, Stec et autres c. Royaume-Uni, n° 65731/01 et 65900/01, § 48). Cette approche commande de soumettre l’ensemble des droits garantis, même les droits indérogeables, au processus de conciliation et d’adapter le contrôle européen à la logique particulière des conflits de droits. Mais l’idée de hiérarchie n’est pas absente de la résolution des conflits de droits. Elle peut s’apprécier à l’issue du conflit, lorsque le juge choisit de faire prévaloir un des intérêts en jeu. Plus encore, à défaut de constituer une clef pour résoudre ces conflits, l’importance d’un droit dans la société démocratique intervient plutôt au stade de l’évaluation du poids des dispositions en cause. C’est ce qui explique que la liberté d’expression, lorsqu’elle porte sur des questions d’intérêt général, bénéficie par exemple d’un traitement de faveur au détriment des intérêts énumérés au paragraphe 2 de l’article 10. Mais là encore, une nuance s’impose. La préférence accordée à une liberté au détriment d’une autre n’est jamais que relative. Elle peut être renversée ou nuancée à tout moment. En témoigne la démarche récente du juge européen tendant à prendre davantage en considération le droit des tiers à la réputation dans l’appréciation des conflits entre les articles 8 et 10 (AFROUKH (M.), « Les conflits entre la liberté d’expression et le droit à la réputation dans la jurisprudence de la Cour EDH (année 2008), in Annuaire de droit européen, vol. VI, 2008, Bruylant, 2011, pp. 949-964). Globalement, même s’il est difficile de rendre compte de l’appréhension de ces conflits par le juge européen, l’on doit admettre que l’arbitrage auquel il se livre n’exclut pas le recours à une certaine hiérarchisation des intérêts en présence.
Malgré les objections que soulève l’existence d’une hiérarchie des droits de l’homme, on ne peut faire abstraction de sa place dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme. En ce sens, la jurisprudence la plus récente de la Cour a semblé confirmer les conclusions formulées dans la thèse. Tout récemment, la Grande Chambre a ainsi considéré que « le caractère spécifique » (CourEDH (GC), 9 avril 2009, Šilih c. Slovénie, § 147, no 71463/01) des droits protégés aux articles 2 et 3 lui commandait de relativiser les critères énoncés dans sa jurisprudence concernant sa compétence rationae temporis (H. SURREL, «L’extension audacieuse de la compétence ratione temporis de la Cour européenne des droits de l’homme en matière de protection des droits procéduraux garantis par les articles 2 et 3 de la Convention», Annuaire de droit européen à paraître). Autrement dit, l’interprétation de la Cour varie selon l’importance des dispositions en cause. Dans le même sens, il est utile de relever que la pratique de la Cour, elle-même, dans le traitement des affaires fait appel à une certaine hiérarchisation. A titre d’illustration, une politique de « prioritisation » a été mise en place en décembre 2010 pour permettre à la Cour de traiter en priorité les affaires urgentes et celles mettant en cause les droits du noyau dur. La nouvelle condition de recevabilité de l’article 35.3 de la Convention vise enfin à permettre à la Cour de se concentrer sur les violations des droits les plus fondamentaux (Les premières décisions rendues par la Cour enseignent que le nouveau critère de l’«absence de préjudice important» repose sur l’idée que la violation d’un droit doit atteindre un seuil minimal de gravité pour justifier un examen par une juridiction internationale. L’absence d’incidence patrimoniale de l’affaire pour le requérant n’implique pas automatiquement l’absence de préjudice important, la Cour estimant que ce préjudice peut résulter d’une « importante question de principe» (v. notamment déc. 1er juillet 2010, Kolorev c. Russie, n° 25551/05).
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