Les droits et libertés fondamentaux de l’employeur
Thèse soutenue le 6 décembre 2024 à l’Université de Bordeaux devant un jury composé de Monsieur Gilles Auzéro, Professeur à l’Université de Bordeaux (directeur de thèse), Madame Véronique Champeil-Desplats, Professeure à l’Université de Paris Nanterre, Monsieur Alexandre Fabre, Professeur à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne (rapporteur), Madame Elsa Peskine, Professeure à l’Université de Paris Nanterre (rapporteure) et Monsieur Christophe Radé, Professeur à l’Université de Bordeaux (président).
Par Pauline Fleury, docteure en droit
Les droits et libertés fondamentaux seraient-ils devenus un « vaste supermarché », dans lequel chacun se « pioche des ressources argumentatives » selon ses besoins[1] ? Un regard jeté du côté des auteurs des questions prioritaires de constitutionnalité appelle aux questionnements. En effet, les QPC sont largement formulées par des sociétés commerciales, qui tentent par ce biais d’écarter des dispositions législatives jugées trop contraignantes pour leur activité économique[2]. Ainsi, loin de n’être qu’un outil de protection des plus faibles, les droits et libertés fondamentaux constituent désormais une arme certaine pour les entreprises. En droit du travail, ce phénomène a pris une ampleur toute particulière au cours des dernières années. Alors que la fondamentalisation du droit s’opérait initialement au bénéfice du salarié, partie faible au contrat de travail, un mouvement de « rééquilibrage » s’opère désormais, par la prise en compte de l’employeur au rang des bénéficiaires de droits et libertés fondamentaux. Ce faisant, les employeurs n’hésitent plus à invoquer la protection de tels droits au soutien de leurs prétentions, soit pour remettre en cause l’action du législateur au sein de conflits verticaux, soit pour justifier l’exercice de leur pouvoir à l’encontre des salariés, au sein de litiges horizontaux. Or, loin de réaliser une égalité des armes entre les parties au contrat de travail, ce phénomène de fondamentalisation des droits de l’employeur conduit, au contraire, à créer de nouveaux déséquilibres. Renforçant la légitimité de son pouvoir et autorisant plus aisément l’atteinte aux droits et libertés fondamentaux des salariés, cette reconnaissance de droits fondamentaux au profit de l’employeur tend à bousculer les fondements du droit du travail.
Face à un tel constat, plusieurs questions ont éveillé notre intérêt : d’abord, l’employeur peut-il réellement être compris comme un titulaire de droits et libertés fondamentaux ? Le pouvoir qu’il détient à l’encontre de ses salariés, ainsi que sa nature, bien souvent, de personne morale, ne constituent-ils pas des obstacles à la reconnaissance de droits fondamentaux à son profit ? Ensuite, quelles sont les conséquences de la reconnaissance de tels droits et libertés au profit de l’employeur, tant sur le droit du travail que sur la relation de travail ? Enfin, les droits ainsi reconnus sont-ils préservés de la même manière que pour toute autre personne juridique ? En clair, le fait d’être employeur modifie-t-il la façon dont s’exercent et sont préservés ses droits et libertés fondamentaux ?
La présente thèse propose ainsi d’apporter des éléments de réponses à l’ensemble de ces questionnements. Pour ce faire, le raisonnement est construit en deux parties. Dans la première partie, il s’agit d’étudier le principe de la titularité par l’employeur de droits et libertés fondamentaux. Celui-ci concentre de nombreuses difficultés. D’abord, il apparaît que l’employeur n’est pas une personne aisément identifiable. Défini comme une personne juridique, partie au contrat de travail et titulaire d’un pouvoir de direction, l’employeur est en réalité une entité complexe. Souvent constitué en une personne morale, il se fond dans une multitude de personnes qui le représentent et exercent ses prérogatives. Dans ces circonstances, il est apparu nécessaire de clarifier l’identification de l’employeur et de mettre en évidence toutes ses particularités. Ces réflexions sont suivies d’une étude de la capacité de l’employeur à être titulaire de droits et libertés fondamentaux, spécialement lorsqu’il est une personne morale. Si l’attribution de droits fondamentaux aux personnes morale est à présent largement admise, celle-ci ne relevait pas de l’évidence. Pensés pour la protection universelle des personnes humaines, les droits et libertés fondamentaux s’accordent difficilement avec la diversité et la technicité des personnes morales. Or, par une sorte d’anthropomorphisme, les juges reconnaissent avec de plus en plus de facilité la possibilité pour les personnes morales d’invoquer des droits pensés pour les personnes physiques. Dans ce contexte, il apparaît que l’employeur, même personne morale, est aujourd’hui largement admis à invoquer la protection de ses droits et libertés fondamentaux. Pour autant, la thèse démontre que cette reconnaissance repose sur des fondements fragiles. Ceux-ci méritent d’être repensés, afin de ne pas dévoyer les droits et libertés fondamentaux et conserver un équilibre entre les personnes morales et physiques.
Ces premières considérations font ainsi état d’une titularité particulière des droits et libertés fondamentaux. D’une part, parce que l’employeur est une personne complexe, qui ne se résume pas à cette dénomination et, d’autre part, parce que l’employeur est, bien souvent, une personne morale. Ces éléments ne sont toutefois pas les seuls à expliquer que les droits et libertés fondamentaux n’aient que tardivement été reconnus aux employeurs. Une étude de la construction du droit du travail démontre en effet qu’historiquement, les droits et libertés fondamentaux n’ont été intégré à cette matière que dans une optique de protection des salariés contre le pouvoir patronal. Les droits et libertés fondamentaux apparaissaient ainsi antinomiques du pouvoir : il s’agissait uniquement de s’y opposer, de l’encadrer, non de le supporter. Par ailleurs, placé en position dominante dans la relation de travail, l’employeur ne semblait pas nécessiter l’invocation de ses droits et libertés à l’encontre d’autrui. Les normes fondamentales ne présentaient, ainsi, aucun intérêt pour l’employeur. Or, cette dynamique s’est peu à peu renversée, jusqu’à observer désormais une véritable fondamentalisation de son pouvoir. En effet, à force de fondamentalisation des droits des salariés, l’employeur a trouvé dans les droits fondamentaux le moyen de contredire efficacement l’argumentation salariale. Plus encore, avec l’avènement de la QPC, les droits et libertés ont constitué un outil de remise en cause de la loi. En outre, ils représentent également une potentielle source de légitimation du pouvoir de l’employeur : si l’exercice de ce pouvoir correspond à l’exercice d’une liberté fondamentale, telle que la liberté d’entreprendre, alors toute limité qui lui est apportée doit être justifiée et proportionnée. De la même façon, tout exercice de ce pouvoir devient légitime et peut justifier des atteintes portées aux droits fondamentaux des salariés. Cette logique, pouvant paraître surprenante, a pourtant été accueillie par les juges. Par la protection grandissante des libertés économiques au sein des jurisprudences constitutionnelle et européennes, les employeurs ont vu leurs intérêts élevés au rang de valeurs fondamentales. La Cour de cassation a ainsi pu considérer que le pouvoir de direction de l’employeur constituait l’exercice de sa liberté d’entreprendre[3]. Un droit à la preuve a également été largement reconnu à l’employeur, justifiant des atteintes aux droits et libertés fondamentaux des salariés[4]. Cette fondamentalisation des droits et intérêts de l’employeur aboutit à une modification de l’approche des conflits entre les parties au contrat de travail. Il ne s’agit plus d’encadrer le pouvoir de l’employeur afin de respecter les droits et libertés fondamentaux des salariés mais, désormais, il est question de concilier de manière proportionnée les droits et libertés de chacun. Or, cette conciliation suppose que les parties disposent de droits de même nature et tend à placer employeur et salariés sur un pied d’égalité. On sait pourtant combien la relation salariale est inégale. De nouveaux déséquilibres semblent alors émerger.
Afin de vérifier la réalité de cette supposition, la seconde partie de la thèse est consacrée à l’étude du régime juridique des droits et libertés fondamentaux de l’employeur. Il s’agit ainsi d’identifier les droits et libertés de l’employeur et d’en étudier le régime juridique, c’est-à-dire la façon dont le droit encadre et permet l’exercice de ces droits et libertés, ainsi que la façon dont il en assure la protection. Pour clarifier ces développements et mettre en évidence l’importance accordée aux libertés économiques, le choix a été fait d’un plan séparant l’étude des droits et libertés à vocation économique d’un côté, de celle des droits et libertés non-marchands, de l’autre.
Tout d’abord, les droits à vocation économique désignent le triptyque constitué par la liberté d’entreprendre, le droit de propriété et la liberté contractuelle de l’employeur. Placés au fondement de toute activité économique, ces droits et libertés fondent l’existence et l’activité de la majorité des employeurs. En effet, l’existence même d’une société commerciale et d’un contrat de travail s’expliquent par l’exercice de ces trois droits et libertés. Ceux-ci semblent ainsi, à première vue, revêtir une importance toute particulière dans la protection des intérêts de l’employeur. L’étude de leur régime démontre toutefois que seule la liberté d’entreprendre bénéficie d’une réelle attention et d’un régime particulièrement protecteur. Celle-ci tend même à surpasser la protection accordée aux droits et libertés des salariés. Un questionnement émerge alors sur le potentiel destructeur de cette liberté pour le droit du travail. Surtout, cette liberté préserve des intérêts plus larges que ceux du seul employeur. Les décisions des associés par exemple, peuvent être préservés sur le fondement de la liberté d’entreprendre. Or, le droit semble de plus en plus sensible à la protection de cette liberté. Par conséquent, la thèse propose plusieurs moyens de rééquilibrages dans l’appréhension de la liberté d’entreprendre de l’employeur.
Quant au droit de propriété et à la liberté contractuelle, ceux-ci présentent un intérêt plus secondaire pour la protection des droits de l’employeur. Souvent ignorés par les juges, ces droits sont placés dans l’ombre de la liberté d’entreprendre, laquelle s’accorde mieux avec la protection du pouvoir économique au sein des organisations sociétaire. L’effacement du droit de propriété et de la liberté contractuelle derrière la liberté d’entreprendre laisse ainsi penser que l’employeur est moins protégé en sa qualité de partie au contrat de travail ou de propriétaire qu’en sa qualité d’opérateur économique, d’entrepreneur. Pourtant, il nous a semblé nécessaire de réinvestir le droit de propriété et la liberté contractuelle de l’employeur, en clarifiant leur régime et en les conciliant véritablement avec les droits et intérêts des salariés. Cela permettrait de trouver de nouveaux équilibres, sans que toute atteinte aux droits sociaux ne puisse être systématiquement justifiée par la liberté d’entreprendre.
L’étude se poursuit ensuite vers le régime des droits et libertés fondamentaux non-marchands, c’est-à-dire les droits et libertés n’ayant pas pour objet de permettre ou de préserver l’exercice d’une activité économique. Parmi ces droits et libertés figurent des droits et libertés substantiels tels que le droit au respect de la vie privée, les droits de la personnalité ou encore, les libertés intellectuelles (liberté d’expression et liberté de croyance et d’opinion) ; mais également, des droits et libertés procéduraux, tels que le droit à la preuve, le droit à un recours juridictionnel effectif, le principe du contradictoire ou encore, le droit à un délai raisonnable de jugement. L’ensemble de ces droits et libertés, lorsqu’ils ont l’employeur pour titulaire, bénéficient d’un régime juridique particulier. En effet, souvent invoqués dans des litiges horizontaux, à l’encontre des salariés, ces droits et libertés ne bénéficient pas d’une protection égale à celle des libertés économiques. Du fait de sa position dominante dans la relation de travail, l’employeur n’est pas une personne comme une autre et subit une limitation plus importante de ses droits et libertés non-marchands. Plus encore, lorsqu’il est une personne morale, ces droits se trouvent souvent teintés de considérations économiques, les détournant de leur objet premier. Dans ce cadre, un traitement différent est réservé à ces droits et libertés.
L’employeur bénéficie ainsi d’une protection limitée de son droit à la protection de sa réputation, celui-ci devant être concilié avec la liberté d’expression des salariés. Le droit au respect de la vie privée lui est difficilement reconnu. Plus encore, sa liberté d’expression ou sa liberté religieuse n’ont pas toujours droit de cité dans l’entreprise. Particulièrement encadrées, au regard du pouvoir que détient l’employeur, ces libertés ne font l’objet que d’une protection amoindrie. Cela est également vrai au sujet de certains droits procéduraux. Lorsque l’employeur n’est plus placé en position de pouvoir mais, au contraire, lorsqu’il subit les décisions prises par autrui, ses droits procéduraux sont remis en cause. Il en va ainsi lorsqu’une décision de reconnaissance d’un accident du travail est prise par une caisse de sécurité sociale ou encore, lorsqu’une décision d’inaptitude est rendue par le médecin du travail. Ces décisions, emportant des conséquences importantes pour l’employeur, doivent être rendues dans le respect du principe du contradictoire. De la même façon, leur contestation doit être possible pour l’employeur et donner lieu à un procès équitable. Pourtant, ces exigences ne sont pas réellement respectées par le droit. Devant être conciliés avec le respect du secret médical, les droits procéduraux de l’employeur subissent dans ces conditions une atteinte très nette. Ici encore, des solutions existent afin de retrouver un certain équilibre, ce que la thèse propose de démontrer.
L’ensemble de ces considérations font ainsi état d’un traitement totalement différencié entre les libertés économiques de l’employeur et ses droits et libertés non-marchands. Cependant, il existe un droit y faisant exception. Il s’agit du droit à la preuve de l’employeur, qui bénéficie aujourd’hui d’une protection élargie suite au revirement de jurisprudence opéré par la Cour de cassation. L’étude du nouveau régime juridique du droit à la preuve démontre ainsi un changement de conception du procès et une expansion importante – voire inquiétante – du pouvoir de l’employeur.
Finalement, la thèse offre une nouvelle perspective d’étude du droit du travail, sous l’angle des droits et libertés fondamentaux de l’employeur. N’ayant encore fait l’objet d’aucune étude d’ensemble, les droits et libertés fondamentaux de l’employeur constituaient jusqu’alors une sorte de « nébuleuse juridique »[5]. La thèse a ainsi pour ambition d’offrir une première approche des droits et libertés fondamentaux de l’employeur. Celle-ci permet de constater les évolutions qui sont à l’œuvre et qui tendent à accorder une certaine primauté aux valeurs économiques. Mais surtout, cette étude démontre que l’employeur n’est pas un titulaire de droits et libertés fondamentaux comme les autres et nécessite, de ce fait, une attention toute particulière.
PLAN DE LA THÈSE :
PARTIE 1 : L’EMPLOYEUR TITULAIRE DE DROITS ET LIBERTÉS FONDAMENTAUX
TITRE 1 : L’identification d’une personne juridique titulaire de droits et libertés fondamentaux
Chapitre 1 : L’identification de l’employeur
Chapitre 2 : La titularité par l’employeur de droits et libertés fondamentaux
TITRE 2 : L’invocation progressive des droits et libertés fondamentaux de l’employeur
Chapitre 1 : L’indifférence originelle à l’égard des droits et libertés fondamentaux de l’employeur
Chapitre 2 : L’attraction nouvelle pour les droits et libertés fondamentaux de l’employeur
PARTIE 2 : LE RÉGIME DES DROITS ET LIBERTÉS FONDAMENTAUX DE L’EMPLOYEUR
TITRE 1 : Les droits et libertés au fondement de l’activité économique de l’employeur
Chapitre 1 : La liberté d’entreprendre
Chapitre 2 : Le droit de propriété et la liberté contractuelle
TITRE 2 : Les droits et libertés fondamentaux non-marchands
Chapitre 1 : Les droits et libertés substantiels
Chapitre 2 : Les droits et libertés procéduraux
[1] X. DUPRÉ DE BOULOIS, « La QPC supermarché des droits fondamentaux ou les dérives du contentieux objectif des droits », RDLF, 2014, chron. n° 2.
[2] Ibid. ; v. également : D. ROMAN, La cause des droits, Dalloz, 2022.
[3] V. not. Cass. soc., 13 juill. 2004, n° 02-15.142, Bull. civ. V, n° 205 : JCP E. 2005. 32, note F. Petit ; Cass. soc., 12 déc. 2012, n° 11-26.585, Bull. civ. V, n° 331 : D. actualités. 23 janv. 2013, obs. M. Peyronnet.
[4] V. not. Cass. ass. plén., 22 déc. 2023, n° 20-20.648 et n° 21-11.330, P : D. 2024. 291, obs. G. Lardeux.
[5] Expression empruntée à M. MOLINIER-DUBOST, « La liberté d’entreprendre. Brèves réflexions sur une « nébuleuse » juridique », CJEG, 2004, n° 7.