Les obligations de vigilance des Etats parties à la CEDH. Essai sur la transposition en droit européen des droits de l’homme d’un concept de droit international général [Résumé de thèse]
Les obligations de vigilance des Etats parties à la CEDH. Essai sur la transposition en droit européen des droits de l’homme d’un concept de droit international général
Par Hélène Tran
Thèse Université de Strasbourg, 10 décembre 2011. Jury : – Mme Florence BENOÎT-ROHMER, Professeure à l’Université de Strasbourg. – Mme Hélène RUIZ FABRI, Professeure à l’Université, Panthéon-Sorbonne, Paris I (Rapporteure). – Mme Hélène TIGROUDJA, Professeure à l’Université d’Aix-Marseille (Rapporteure). – Mme Françoise TULKENS, Juge à la Cour européenne des droits de l’homme. – M. Patrick WACHSMANN, Professeur à l’Université de Strasbourg (Directeur).
Prix Jacques Mourgeon 2012 ; Mention spéciale attribuée par le jury du Prix René Cassin 2012; Publiée chez Bruylant en décembre 2012 (406 p.)
Commandant aux Etats de faire usage de leurs pouvoirs de répression pour protéger les droits des Etats tiers contre les agissements préjudiciables des particuliers sur leur territoire, l’obligation de vigilance ou de diligence ne s’impose pas comme une composante naturelle de la protection des droits de l’homme. Intrinsèquement liée à la nécessité d’établir des règles permettant la coexistence des entités souveraines que sont les États, l’obligation de vigilance leur impose de protéger leurs égaux sur les espaces où ces derniers consentent à reconnaître leur compétence exclusive. Le souverain territorial a en effet le devoir de déployer son autorité avec suffisamment de vigueur pour réprimer les comportements individuels préjudiciables à ces droits. En réprimant ces comportements avec la vigueur souhaitée, il montre qu’il n’est pas disposé à les tolérer sur son territoire. Il prévient la violation des droits des Etats tiers en dissuadant quiconque d’y porter préjudice, sous peine d’avoir à s’en expliquer devant lui. Ceci étant posé, il n’est pas possible de transposer tel quel le concept international de vigilance à la matière des droits de l’homme, qui met en présence l’individu face à l’Etat et vise à enfermer l’exercice du pouvoir à l’intérieur d’une sphère bien délimitée. Toutefois, le droit international des droits de l’homme a engendré des obligations sous-tendues par ce qu’il convient d’appeler « la logique de la vigilance », de sorte qu’il est pertinent de conclure à l’existence d’un concept de vigilance spécifique aux droits de l’homme. Or, parmi les mécanismes internationaux de protection des droits de l’homme, celui de la Convention européenne a donné naissance à la version la plus aboutie de l’obligation de vigilance, son caractère normatif y est pleinement affirmé, ce dont témoigne une abondante jurisprudence. Permettant de rendre compte des potentialités maximales de la vigilance en matière des droits de l’homme, le droit européen méritait sans conteste de faire l’objet de recherches approfondies sur cette question. L’objet de cette étude était donc de mettre en lumière la façon dont la logique de la vigilance a fait évoluer le droit européen des droits de l’homme, et de démontrer qu’elle en constitue aujourd’hui une composante fondamentale. A ce titre, il est possible de distinguer, en droit européen des droits de l’homme, deux familles d’obligations de vigilance. Bien que nées du meme concept, ces deux familles bien distinctes imposent de prendre acte de la rupture d’unité conceptuelle qui en résulte, et de constater qu’il existe “des” obligations de vigilance en droit européen des droits de l’homme.
D’une part, les Etats contractants doivent exercer leur pouvoir de coercition face aux agissements attentatoires aux droits, c’est-à-dire de déployer leur autorité – intervention policière, injonction, restriction de liberté, sanctions civiles ou pénales -, afin d’endiguer les atteintes. Cette obligation est transversale à la Convention, de sorte que l’on peut affirmer qu’il existe un devoir général de coercition, dès lors qu’on est en présence d’individus violant ou sur le point de violer les droits. On retrouve là l’aspect classique de la vigilance, tel qu’elle est apparue en droit international general, auquel est consacrée la première partie de la thèse. D’autre part, au terme de plusieurs glissements successifs, le juge européen a reconnu ce que l’on peut designer comme un « devoir général de précaution », et qui fait l’objet de la seconde partie de la these. Il impose aux Etats d’exercer une vigilance dès lors que, dans le cadre de l’exercice de leurs prérogatives, ils envisagent une mesure susceptible de violer les droits. Il leur revient alors de prendre les précautions qui s’imposent pour parer aux risques de violations, quand bien même ces dernières surviendraient par inadvertance. Le terme de « précaution » renvoie ici à une exigence de circonspection et de prudence à l’égard de toute source potentielle de violation. Cette dimension du droit européen des droits de l’homme constitue une innovation marquante par rapport à l’approche internationale, qui ne connaît pas cette dimension de la vigilance.
Ainsi, analyser la jurisprudence européenne à la lumière du concept de vigilance permet de mettre en cohérence un nombre important d’évolutions qui ne paraissent pas entretenir de lien entre elles, autre que l’exigence d’effectivité des droits, et qui sont en réalité unies par un objectif commun, celui de prévenir les violations. Cet objectif de prévention, qui se trouve désormais au cœur des exigences du droit européen des droits de l’homme, a profondément renouvelé la nature de la protection, car devoir de répression et devoir de précaution ne relèvent pas de la logique traditionnelle des droits de l’homme. Pourtant, ils irriguent désormais l’ensemble du système conventionnel et entraînent une remise en question globale de l’organisation interne des Etats parties, qui se voient désormais obligés de faire de la protection des droits de l’homme une donnée à prendre en compte de façon constante. La logique de la vigilance les oblige à se doter d’une organisation conçue pour réduire au minimum les risques de violation, à faire de leur territoire un endroit non propice à la violation des droits. La volumineuse jurisprudence concernée par la vigilance permet de mettre en lumière la diversité des logiques qui animent les nombreuses obligations résultant du droit de la Convention, et que des theories bien connues, comme celle des obligations positives ou celle de l’effet horizontal indirect, sont impuissantes à rendre compte. On peut ainsi distinguer quatre categories d’obligations. Les deux premières constituent le niveau minimal de la protection: il s’agit d’une part du devoir de s’abstenir de porter atteinte aux droits et d’autre part, celui de fournir des prestations tel que l’organisation d’élections libres ou l’octroi d’une aide judiciaire lorsqu’elle conditionne l’accès à un tribunal. Le deux autres catégories constituent le pallier supérieur de la protection en ce qu’elles ont pour objet de la rendre plus efficace, et sont sous-tendues par la logique de la vigilance: il s’agit des devoirs de coercition et de precaution.