Le droit de vote des prisonniers : le point de vue de la CourEDH
Cet article vise à présenter la position de la Cour européenne des droits de l’homme sur la question du droit de vote des prisonniers. Partant du constat de l’existence d’un climat quelque peu tendu avec le Royaume-Uni, cette étude présente les différentes étapes qu’a récemment connues la jurisprudence de la Cour en la matière en les mettant en perspective avec le principe de subsidiarité.
Gérard Gonzalez est professeur à l’université Montpellier I – IDEDH (EA 3976)
Au terme d’une analyse aussi subtile que complète de la réponse du juge britannique à la jurisprudence de la Cour européenne condamnant l’interdiction indifférenciée du droit de vote des détenus (Hirst n°2, Gr. Ch., 6 oct. 2005, § 59, RDP 2005, 811, obs. M. Levinet), le Professeur Peggy Ducoulombier concluait que « l’idée même de dialogue des juges est contestable en ce qu’elle tente de masquer la lutte pour affirmer sa supériorité dans le champ juridictionnel européen », puis que « à défaut de hiérarchie strictement établie, il ne reste que la façade d’un dialogue juridique qui masque une confrontation par essence politique » (P. Ducoulombier, « Le droit de vote des prisonniers: la perspective britannique », RDLF 2014, chron. n°12 (www.revuedlf.com)). La confrontation politique fut essentiellement menée lors des trois conférences de haut niveau qui se déroulèrent entre 2010 et 2012 à Interlaken, Izmir puis Brighton. L’affrontement final sur les bords de la Manche semblait devoir couronner la pugnacité du Royaume-Uni, jouant finalement à domicile et déterminé, avec quelques autres, à endiguer l’influence de la Cour de Strasbourg. Si les contempteurs de la Cour européenne ne sont pas parvenus à imposer la réduction drastique de ses compétences figurant dans un projet de Déclaration présenté le 12 février 2012, les fondements d’une Cour génétiquement modifiée ont néanmoins été jetés. Certes la Déclaration finale rappelle que « la Cour interprète de manière authentique la Convention » (§ 10) et réaffirme que « le droit de recours individuel est l’une des pierres angulaires du système de la Convention » (§ 13) ; le système est donc sauf. Mais elle insiste aussi sur le fait que « les autorités nationales sont en principe mieux placées qu’une Cour internationale pour évaluer les besoins et les conditions au niveau local » (ce qu’admet d’ailleurs de longue date la Cour : 7 déc. 1976, Handyside, GACEDH n°7), la supervision des juges européens devant se limiter à vérifier que les mesures nationales « sont compatibles avec la Convention, eu égard à la marge d’appréciation dont disposent les États » (§ 11). Surtout, la Conférence propose qu’une référence au principe de subsidiarité et à la doctrine de la marge d’appréciation soit incluse dans la Convention par voie d’amendement. Dans son allocution, le Président Bratza rappelait opportunément que la subsidiarité est « une responsabilité partagée » et que « l’application de ce principe dépend de la bonne mise en œuvre de la Convention au niveau interne et ne pourra jamais exclure totalement un contrôle de la Cour ». Quant à la marge d’appréciation, « outil précieux conçu par la Cour elle-même pour délimiter la portée de son contrôle … elle ne se prête pas à une caractérisation précise » et on ne saisit pas la nécessité de lui réserver un traitement différent des autres outils d’interprétation en l’inscrivant dans la Convention. Le conflit d’interprétation est conceptuel. Selon la Cour, le principe de subsidiarité met en avant la responsabilité première des États dans l’effectivité de la Convention. Selon les États, le principe de subsidiarité devrait générer une plus grande réserve de la Cour à l’égard de mesures étatiques entrant dans une marge d’appréciation qu’ils souhaitent la plus large possible. On sait que, finalement, cette référence au principe de subsidiarité et à la marge nationale d’appréciation empruntera la voie du Protocole n° 15 qui, complété par le n°16 relatif à une procédure d’avis consultatif, constituent les gênes mutants dont les effets, bien qu’aucun des deux ne soit entré en vigueur (tous les États doivent ratifier le Protocole ; à ce jour seuls 7 l’ont fait pour le n°15, aucun pour le n°16), se font déjà sentir (F. Sudre, « La subsidiarité, « nouvelle frontière » de la Cour européenne des droits de l’homme, à propos des Protocoles 15 et 16 à la Convention », JCP G, 2013, 1086, p. 1912). Sur le terrain purement politique, la partie n’est donc pas jouée.
Qu’en est-il sur le terrain strictement judiciaire ? Comme le souligne Peggy Ducoulombier, la Cour Suprême en confirmant le constat d’inconventionnalité de la loi britannique sans toutefois prononcer une déclaration d’incompatibilité qui, si on a bien compris, n’aurait rien apporté aux requérants, a montré qu’elle n’était pas sourde aux injonctions de la Cour européenne mais qu’elle ne pouvait en l’espèce pas se substituer au législateur pour exécuter l’arrêt Hirst n°2. Le dialogue des juges semble donc bien exister, malgré quelques réticences et résistances, mais butte essentiellement sur les crispations des institutions politiques, Gouvernement et Parlement. Qu’en est-il du côté de la Cour européenne ? A-t-elle résisté aux coups de boutoir que depuis quelques années, le lion anglais s’est efforcé de lui asséner ? De fait, la construction de sa jurisprudence sur le droit de vote des prisonniers s’est poursuivie, mêlant fermeté (I) et circonspection (II). Hors ce domaine de confrontation directe sur lequel elle ne peut céder complètement sans perdre la face, la jurisprudence récente concernant notamment le Royaume-Uni ne laisse pas d’inquiéter (III).
I. Fermeté
La Cour tient ferme (mais peut-elle faire autrement) sur l’inconventionnalité de l’interdiction indifférenciée de droit de vote pour tous les prisonniers. On connait la coloration « interétatique » de l’article 3P1 qui est le seul article de la Convention énonçant un droit ou une liberté à viser les « Hautes Parties contractantes ». La Cour a eu tôt fait de corriger une lecture trop souverainiste de ce texte en établissant que cet article garantit néanmoins « des droits subjectifs dont le droit de vote et celui de se porter candidat », ce qui constitue le volet actif (droit de vote) et passif (éligibilité) de ce droit (Mathieu-Mohin et Clerfayt c. Belgique, arrêt du 2 mars 1987, A no 113). Si l’on comprend que le volet passif puisse être soumis à certaines restrictions qui peuvent être importantes, il n’en va pas de même du volet actif, le droit de vote bénéficiant d’une présomption d’octroi au plus grand nombre (Hirst n° 2, §59). Tout le débat a porté sur l’ampleur de la marge d’appréciation des Etats postulée très large compte tenu des spécificités de l’article 3P1 et du domaine concerné. S’agissant des détenus, la Cour attache beaucoup d’importance à ce que ces populations vulnérables continuent à jouir de tous les droits et libertés fondamentaux garantis par la Convention qui ne sont pas incompatibles avec leur privation de liberté et avec les règles d’ordre et de sécurité qui prévalent dans les lieux de détention (Béatrice Pastre-Belda, Les droits de l’homme des personnes privées de liberté, Bruylant 2010, coll. Droit de la Convention EDH, 745 p.). Au rang des principes forts affirmés par la Cour dans l’arrêt Hirst n° 2, le paragraphe 70 de l’arrêt proclame solennellement qu’ « il n’est nullement question qu’un détenu soit déchu de ses droits garantis par la Convention du simple fait qu’il se trouve incarcéré à la suite d’une condamnation » et qu’ « il n’y a pas non plus place dans le système de la Convention, qui reconnaît la tolérance et l’ouverture d’esprit comme les caractéristiques d’une société démocratique, pour une privation automatique du droit de vote se fondant uniquement sur ce qui pourrait heurter l’opinion publique ». Si des restrictions sont envisageables, « il ne faut toutefois pas recourir à la légère à la mesure rigoureuse que constitue la privation du droit de vote » (§ 71). Délaissant le terrain du but légitime, très largement ouvert par l’article 3P1 qui n’en mentionne expressément aucun, la Cour se concentre sur le contrôle de proportionnalité. Malgré l’ample marge d’appréciation et l’absence de consensus des Etats européens sur cette question, le Royaume-Uni n’étant pas le seul Etat à interdire le vote des détenus et n’ayant pas non plus la législation la plus stricte en ce domaine (des exceptions sont prévues pour les personnes condamnées à une peine d’emprisonnement pour atteinte à l’autorité de la justice ou pour défaut de paiement d’une amende ; l’incapacité légale de voter est levée dès que la personne sort de prison ; droit de vote des personnes en détention provisoire accordé par une loi de 2001), la Cour disqualifie au regard de la Convention une restriction qui est, malgré les quelques exceptions relevées, qualifiée de « générale, automatique et indifférenciée » (§82). La Cour n’a eu de cesse de confirmer cette disqualification au regard de la Convention d’une telle restriction automatique et indifférenciée du droit de vote (Calmanovici c/ Roumanie, 1er juillet 2008 ; Frodl c/ Autriche, 8 avril 2010, § 35 ; Cucu c/ Roumanie, 13 novembre 2012 ; Söyler c/ Turquie, 17 sept. 2013). Surtout, la résistance du Royaume-Uni l’a contraint à recourir à la procédure d’arrêt pilote (M.T. et Greens c/ Royaume-Uni, 23 nov. 2010). S’agissant des moyens d’exécution de ses arrêts, la Cour souligne (ironiquement ?) « que son rôle dans ce domaine est subsidiaire » par rapport au décideur national logiquement renvoyé à ses responsabilités (§113) et s’appuie opportunément sur l’affirmation par les juges internes (Registration appeal court et le juge Burton de la High Court) évoquant « une large palette de solutions politiques » à la disposition de l’Etat défendeur (§ 114). Le dialogue des juges n’est donc pas rompu. La pression politique perdure via le Comité des ministres du Conseil de l’Europe chargé de surveiller l’exécution des arrêts de la Cour, en l’espèce en procédure soutenue. Il observe que le 22 novembre 2012, les autorités britanniques ont introduit devant le Parlement des propositions législatives qui comportent trois options pour amender le droit de vote des personnes condamnées purgeant une peine de prison :
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option 1 : interdiction du vote des seuls prisonniers condamnés à quatre ans de prison au moins.
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option 2 : interdiction du vote des seuls prisonniers condamnés à six mois de prison au moins.
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option 3 : maintien du statu quo et perpétuation de la confrontation avec la Cour.
Lors de sa 1193e réunion de mars 2014, le Comité des ministres a pris note de la proposition du Comité parlementaire travaillant sur cette question au Royaume-Uni de rejeter la proposition du gouvernement de recommander l’option 3 et de proposer une voie médiane visant à octroyer le droit de vote à tous les condamnés purgeant une peine de 12 mois ou moins. Une proposition est attendue lors de la rentrée parlementaire 2014-2015.
II. Circonspection
Dans sa jurisprudence post-Hirst 2 et concernant d’autres Etats, la Cour arrondit les angles de façon à rendre plus digeste la couleuvre de la conventionnalisation de la législation britannique devenue nécessaire en exécution des arrêts Hirst n°2 et M.T. et Greens. Il est acquis que priver un prisonnier de son droit de vote de façon automatique, sans aucune forme d’individualisation de cette sanction, est inconventionnel. Reste à déterminer à quelles conditions une restriction du droit de vote des détenus est compatible avec 3P1. De ce point de vue l’arrêt Scoppola n°3 apporte des réponses (Scoppola c/ Italie n°3, Gde ch., 22 mai 2012, JCP G 2012, act. 716, C. Picheral). La Cour demeure sourde aux incitations à revenir sur ses conclusions dans Hirst n°2 puisqu’aussi bien il ne s’est produit aucun « événement ou changement quelconque susceptible d’accréditer la thèse selon laquelle les principes affirmés dans cette affaire devraient être réexaminés », au contraire (Scoppola n°3, § 95). La fermeté est encore de mise et la Cour « réaffirme » les principes de Hirst avec vigueur et constance (ibid., § 96). Néanmoins la Cour réfute l’interprétation large des principes Hirst développée par la chambre qui s’était appuyée sur l’absence de tout examen par un juge de l’interdiction du droit de vote, intervention qualifiée par ailleurs d’ « élément essentiel » pour l’appréciation de la proportionnalité de la mesure (Frodl, § 35). La Grande chambre précise que les éléments essentiels sont « la généralité, l’automaticité et l’application indifférenciée de la mesure litigieuse » (Scoppola n°3, § 98). L’intervention d’un juge peut être utile, elle n’est néanmoins pas indispensable à la conventionnalité des mesures en question. L’interprétation consensuelle permet à la Cour de conclure que « chaque État demeure libre d’adopter sa législation en la matière selon ‘l’évolution historique, la diversité culturelle et la pensée politique qu’[il lui] incombe d’incorporer dans sa propre vision de la démocratie’ » (ibid., § 102). En l’absence d’intervention d’un juge, comme en l’espèce, c’est au législateur de « moduler l’emploi de cette mesure … compte étant notamment tenu de la gravité de l’infraction commise et de la conduite du condamné » (ibid., § 106). Un système qui prévoit que cette sanction ne s’applique qu’aux personnes condamnées à une peine de prison égale ou supérieure à trois ans et dont la durée est fonction de la peine infligée (5 ans d’interdiction de vote pour une peine de 3 à 5 ans de prison ; définitive si la peine et égale ou supérieure à 5 ans) est compatible avec 3P1, d’autant plus si, comme en Italie, un dispositif procédural de demande de réhabilitation permettant d’obtenir le rétablissement du droit de vote est accessible. Une seule opinion dissidente s’est faite entendre, le juge opposé au constat de non-violation par l’Italie de l’article 3P1 soutenant de façon un peu excessive que « la législation italienne, tout comme celle du Royaume-Uni, est un instrument sans nuances ». Il n’en demeure pas moins que l’arrêt Scoppola n°3 en validant un système qui se passe de l’intervention d’un juge sur l’adoption de la mesure d’interdiction du droit de vote et qui se contente de fixer un seuil législatif de déclenchement (automatique) de la sanction dissipe considérablement (trop !) le constat de fermeté dont elle a su faire preuve dans Hirst n°2 et M.T.-Greens. D’autant que la perte du droit de vote dite « définitive » en Italie, à la différence du système britannique, perdure malgré la sortie de prison sauf mise en œuvre de la procédure de réhabilitation. Avant l’arrêt Scoppola n°3, le doute était grand quant à la conventionnalité des options législatives 2 et, évidemment, 3 du Parlement britannique. L’option 3 qui maintiendrait le statu quo serait une provocation, voire une déclaration de guerre ouverte avec la Cour de Strasbourg. L’option 2 interdisant le droit de vote au-delà d’une condamnation à 6 mois de prison semble peu proportionnée et, en l’absence de détails, peu respectueuse des critères Hirst n°2 car l’on y retrouve, sous une forme édulcorée, un fort relent de généralité, d’automaticité, la différenciation ainsi introduite apparaissant pour le moins factice. Aujourd’hui, on peut se demander si la Cour, de guerre lasse, ne pose pas les jalons d’un compromis honorable pour les deux parties et si le ravissement ne viendrait pas de l’adoption de la proposition du Comité parlementaire qui propose de retenir un seuil de 12 mois de prison. Comme au Royaume-Uni la libération entraîne la récupération du droit de vote, mécanisme ici plus souple qu’en Italie, la Cour européenne pourrait s’en satisfaire.
III. Contagion
La conférence de Brighton a promu deux idées majeures, concrétisées par des révisions de la Convention.
Premièrement les États attendent de la Cour européenne une plus grande cohérence, clarté, de sa jurisprudence synonyme d’une meilleure sécurité juridique. Cet objectif passe par une plus grande mobilisation de la Grande chambre concrétisée par l’article 3 du Protocole n°15 qui supprime, comme préconisé par la Déclaration de Brighton, la possibilité des parties de s’opposer au dessaisissement d’une chambre en faveur de la Grande chambre prévue à l’article 30 de la Convention. La Déclaration de Brighton encourage les Etats, d’ici l’entrée en vigueur de cette réforme, à s’abstenir de faire objection à toute proposition de dessaisissement.
Deuxièmement, la promotion du principe de subsidiarité, accouplé à la marge nationale d’appréciation par le même Protocole 15, et sans doute renforcé, dans l’esprit de ses promoteurs, par le dialogue des juges instauré par le Protocole 16 relatif aux avis consultatifs de la seule compétence de la Grande chambre relève de cette même logique de plus grande lisibilité de la Convention et promeut encore le rôle de la Grande chambre.
Ces deux Protocoles ne sont pas encore entrés en vigueur et sont sans doute encore loin de l’être si l’on se fie à l’état de leurs ratifications. Mais les réformes qu’ils portent sont d’ores et déjà effectives, soit que l’on assiste à une plus grande implication depuis quelques années de la Grande chambre, soit que, comme ils s’y sont engagés, les Etats s’abstiennent d’objecter à sa saisine, soit encore que le principe de subsidiarité induit, sur certains points, une plus grande réserve de la Cour.
Le Professeur Ducoulombier évoque à ce titre l’arrêt de Grande chambre Al-Khawaja et Tahery c/ Royaume-Uni (15 décembre 2011). M. Al-Khawaja, médecin, était poursuivi pour agression sexuelle sur deux patientes sous hypnose. L’une s’étant suicidée, le juge lut son témoignage, seule preuve directe du premier chef d’accusation. La condamnation de M. Tahery reposait sur la lecture de la déposition du seul témoin des coups de couteau portés que la peur empêchait de comparaitre. La Cour rappelle que les droits de la défense commandent « de donner à l’accusé une possibilité adéquate et suffisante de contester les témoignages à charge et d’en interroger les auteurs, soit au moment de leur déposition, soit à un stade ultérieur » (§118). Il en résulte que « l’absence d’un témoin doit être justifiée par un motif sérieux » et que « lorsqu’une condamnation se fonde uniquement ou dans une mesure déterminante sur des dépositions faites par une personne que l’accusé n’a pu interroger ou faire interroger ni au stade de l’instruction ni pendant les débats, les droits de la défense peuvent se trouver restreints d’une manière incompatible avec les garanties de l’article 6 » (§119 ; CEDH, 27 février 2001, Lucà c/Italie ; 22 juin 2006, Guilloury c/France). Les deux affaires jointes posaient « la question de savoir si cette règle doit être considérée comme une règle absolue dont le non-respect rendrait automatiquement la procédure inéquitable » (§119). La Grande chambre refuse de faire de « cette règle un instrument aveugle et inflexible » et la situe dans la ligne de sa jurisprudence selon laquelle la procédure doit être envisagée dans son ensemble afin d’apprécier son « équité globale », notamment « en mettant en balance les intérêts concurrents de la défense, de la victime et des témoins et l’intérêt public à assurer une bonne administration de la justice » (§146 ; CEDH, GC, 1 juin 2010, Gäfgen c. Allemagne, JCP G 2010, Act. 701, obs. G. Gonzalez). Dans l’affaire Al-Khawaja, les « éléments compensateurs » du témoignage déterminant (la similitude du témoignage lu sur lequel reposait le premier chef d’inculpation de viol avec celui de la deuxième victime ainsi que l’avertissement fait aux jurés) permettent un constat de non-violation. En revanche, dans l’affaire Tahery, les « éléments compensateurs » (possibilité pour la défense de citer d’autres personnes présentes et avertissement aux jurés) des obstacles auxquels s’est heurtée la défense sont insuffisants pour éviter le constat de violation. Sont ainsi clarifiés les critères d’appréciation de la valeur d’un témoignage dont l’auteur est absent, critères désormais proches de ceux du témoignage anonyme (CEDH, 20 nov. 1989, Kostovski c/Pays-Bas, GACEDH n°38 ; 26 mars 1996, Doorson c/Pays-Bas), deux situations qui ne « sont pas identiques » mais qui « ne diffèrent pas dans leur principe » (§127). Le constat de non-violation dans l’affaire Al-Khawaja contribue à désamorcer la querelle née de l’arrêt de chambre avec les autorités britanniques. Le constat de violation dans l’affaire Tahery préserve le contrôle « utile » de la Cour. Il s’agit là d’un bel exemple de « dialogue judiciaire » (opinion concordante du juge britannique) qui, s’il aboutit à un abaissement du « niveau de protection » (opinion de deux juges), contribue néanmoins à restituer aux États le bénéfice d’une vraie subsidiarité du contrôle européen. Dans la même veine, la Grande chambre confrontée pour la première fois à la question de savoir si le confinement d’un groupe de personnes pendant plusieurs heures à l’intérieur d’un cordon de police, afin de maintenir l’ordre, constitue une privation de liberté au sens de l’article 5 § 1, décide dans l’arrêt Austin c/ Royaume-Uni (15 mars 2012), qu’il n’y a pas, en l’espèce, privation de liberté et que l’article 5 ne peut s’appliquer et profite de l’aubaine pour rappeler que le principe de subsidiarité est « l’un des piliers de la Convention » (§ 61).. Comme le souligne Frédéric Sudre, « c’est admettre qu’une restriction de liberté prise dans un but légitime d’intérêt général puisse échapper à la protection de l’article 5 » et « la subsidiarité, ainsi (mal) comprise, rime avec marge nationale d’appréciation et marque un recul de la protection conventionnelle » (JCP G, 2012, act. 455 obs. F. Sudre). Mais la Grande chambre témoigne aussi de la vigueur toujours intacte de son volontarisme interprétatif appuyé sur une solide interprétation consensuelle évolutive (9 juillet 2013, Vinter et a. c. Royaume-Uni, JCP G 2013, act. 918, obs. F. Sudre – inconventionnalité des peines perpétuelles incompressibles). Là serait peut-être la solution : abandonner la confrontation sur l’accessoire et tenir bon sur l’essentiel. Il n’est pas certain que la frontière entre ces deux domaines de l’accessoire laissé à la libre appréciation des Etats et de l’essentiel strictement préservé et renforcé par la Cour ait été clairement identifiée comme en attestent l’arrêt Austin et quelques autres qui ne concernent pas le Royaume-Uni (par exemple GC, 9 juillet 2013, Sindicatul « Păstorul cel Bun » c/Roumanie sur le droit de former des syndicats). Sur ce terrain le suivisme des chambres semble acquis (par exemple 15 avril 2014, Oran c/ Turquie ; 8 avril 2014, The National Union of Rail, Maritime and Transport Workers c/ Royaume-Uni, JCP G 2014, act. 515, obs. G. Gonzalez). Quoiqu’il en soit le dialogue ne saurait être à sens unique et le Royaume-Uni serait bien inspiré d’adopter une réforme qui ne soit pas a minima sur le droit de vote des prisonniers.
Pour citer cet article: G. Gonzalez, « Le droit de vote des prisonniers : la perspective de la Cour EDH », RDLF 2014, Chron. n°16 (www.revuedlf.com).
La RDLF a également publié un article présentant le thème du droit de vote des prisonniers suivant la perspective du Royaume-Uni : P. Ducoulombier, « Le droit de vote des prisonniers: la perspective britannique », RDLF 2014, chron. n°12 (www.revuedlf.com)