Rire de tout, même du terrorisme ? (CEDH, 2 septembre 2021, Z.B. c. France, n° 46883/15)
Par David Szymczak, Professeur de droit public, Sciences Po Bordeaux, CRDEI, EA 4193
Tout le monde connaît la célèbre formule de Pierre Desproges, « on peut rire de tout mais pas avec n’importe qui ». Formule qui est à l’origine de ce que certains baptisent aujourd’hui le « point Desproges », en référence au « point Godwin ». Or, cette phrase, qui d’ailleurs n’a jamais été prononcée telle quelle 1, est souvent utilisée à contresens, de façon à légitimer par l’humour des propos particulièrement douteux, qu’ils soient de nature raciste, sexiste, homophobe ou autre. Et ceci alors même que Desproges semblait plutôt sous-entendre, à l’époque, qu’il y avait des personnes en compagnie desquelles il n’avait pas forcément envie de rire… et que ces dernières n’étaient précisément pas celles dont il se moquait 2. Quoiqu’il en soit, l’humour est sans doute la chose la plus subjective au monde et la question de ses limites éventuelles, l’un des thèmes les plus débattus 3. Par exemple, pour Guy Bedos, « vouloir définir l’humour, c’est prendre le risque d’en manquer ». Pour Albert Einstein, « l’humour est la seule chose absolue dans ce monde ». Et pour le regretté Cabu, « il n’y a pas de limites à l’humour qui est au service de la liberté d’expression car, là où l’humour s’arrête, bien souvent, la place est laissée à la censure ou à l’autocensure ». Un peu en sens inverse, l’essayiste belge Gaëtan Faucer écrit que « rire de tout et sur tout, c’est la meilleure façon de déshonorer l’humour » et il ajoute que « l’humour c’est comme l’amour, ça ne vaut que quand c’est bien fait ». Pour Stephen King, « l’humour est presque toujours la colère maquillée ». Enfin, terminons ce florilège, évidemment non exhaustif, par une citation des poètes Samuel Taylor Coleridge (« l’essence de l’humour est la sensibilité ») et Robert Desnos (« l’humour n’est possible qu’à la faveur d’une liberté d’esprit presque absolue »).
Personne ne parvenant donc à s’entendre sur ce qu’est l’humour ni sur le point de savoir s’il convient de lui assigner des limites, on comprendra aisément que ce type de questions fasse partie des aspects les plus complexes que la Cour européenne des droits de l’Homme est appelée occasionnellement à trancher, sous l’angle plus général des limites admissibles à la liberté d’expression telle que protégée par l’article 10 de la Convention 4.
En particulier d’ailleurs lorsque le prétendu humour n’est en réalité que la justification rétrospective d’un propos ou une attitude particulièrement odieuse, voire porteuse de haine. Ce sont ces questions qui se trouvent – directement et plus indirectement – au cœur de l’arrêt Z.B. c. France rendu par la Cour le 2 septembre 2021. En l’espèce, le requérant avait été condamné par les autorités françaises à une amende de 4.000 euros, ainsi qu’à une peine de deux mois de prison avec sursis, pour apologie de crimes d’atteintes volontaires à la vie, infraction prévue par les articles 23 et 24 de la loi du 29 juillet 1881. Il lui était en effet reproché d’avoir fait fabriquer spécialement pour son neveu, âgé de trois ans et prénommé Jihad, puis de lui avoir demandé de porter au sein de son école maternelle, un T-Shirt sur lequel était inscrit, sur la poitrine, la mention « Je suis une bombe ! » et, dans le dos, « Jihad, né le 11 septembre ». Relaxé par le tribunal correctionnel d’Avignon le 10 avril 2013, le requérant fut condamné en appel le 20 septembre de la même année, la Cour d’appel de Nîmes jugeant que les faits reprochés au prévenu étaient constitués 5. Le 17 mars 2015, cet arrêt fut confirmé par la Cour de Cassation, à l’exception de la partie du jugement concernant les dommages et intérêts à verser à la commune de Sorgues.
Devant la Cour de Strasbourg, le requérant alléguait une violation de l’article 10 de la Convention. A bien des égards, l’arrêt rendu par la juridiction européenne s’efforce d’atteindre une délicate position d’équilibre, en refusant, d’une part, d’appliquer la clause « guillotine » 6 de l’article 17 de la Convention au titre de la recevabilité de la requête (I) mais en conférant, d’autre part, à la France une ample marge d’appréciation, ce qui l’amène finalement à conclure à la non-violation de l’article 10 de la Convention (II).
I. La recevabilité de la requête ou le refus d’utiliser la clause d’abus de droit de l’article 17 CEDH
Au titre des exceptions préliminaires, le gouvernement français incitait la Cour à faire usage de l’article 17 de la Convention, disposition qui, on le sait, renvoie à l’idée d’une démocratie apte à se défendre et vient illustrer en droit positif le célèbre adage de St Just, « pas de liberté pour les ennemis de la liberté ». Dit autrement, pourra se voir priver d’une partie de la protection conventionnelle un requérant qui, par ses actes ou par ses propos, a lui-même cherché à détruire les droits et libertés reconnus par la Convention, ainsi que les valeurs sous-jacentes à cette dernière : tolérance, pluralisme, esprit d’ouverture 7. Ceci étant, on sait aussi que la Cour européenne des droits de l’Homme fait un usage généralement très prudent de cette « clause guillotine » 8, la réservant à des cas jugés extrêmes 9. A la lumière de l’ensemble de sa jurisprudence relative à l’article 17 10, il n’est donc guère surprenant que l’exception française ait été rejetée dans l’affaire Z.B., ce qui n’empêche évidemment pas certaines questions.
En premier lieu, il convient d’indiquer que des comportements ou des propos de nature à inciter au terrorisme ou à faire l’apologie de ce dernier ont bien vocation à faire partie des buts prohibés par l’article 17. Ce qu’a par exemple montré, quoiqu’indirectement, l’arrêt Leroy de 2008 concernant une caricature de presse sur les attentats du 11 septembre 2001 et ceci bien que la Cour n’ait pas fait application de l’article 17 dans cette affaire 11. Ce qu’a aussi montré, plus directement, la décision Roj TV A/S de 2018, à propos d’une chaine de télévision interdite par les autorités danoises car elle incitait à l’action violente au Kurdistan, l’article 17 étant ici mobilisé pour déclarer la requête irrecevable 12. En second lieu, rappelons que pour que la clause d’abus de droit trouve à s’appliquer, la manifestation des buts interdits devra répondre en principe à deux critères complémentaires : être suffisamment grave 13et être non équivoque (Leroy préc.). Or, ces deux critères semblent avoir inéluctablement pour effet d’introduire une certaine dose de subjectivité dans le raisonnement de la Cour de Strasbourg.
Même appuyé sur des éléments plus précis d’appréciation, lesquels tiendront notamment au contexte et à l’impact de la conduite litigieuse, le premier critère semble ainsi de nature à engendrer une certaine forme de hiérarchisation des comportements prohibés en fonction d’une échelle de valeurs propre au juge européen, ou du moins perçue comme telle par l’auditoire externe. En particulier par le requérant lorsque l’article 17 lui est appliqué mais aussi, en sens inverse, par les personnes à qui les propos incriminés auraient porté préjudice, si la clause d’abus de droit n’est pas utilisée. Avec le risque d’en déduire, au prix d’une lecture trop rapide voire biaisée de la jurisprudence européenne, que l’apologie du terrorisme serait par exemple « moins grave » que l’homophobie, qui elle-même serait « moins grave » que l’islamophobie. Ou encore, que la négation de la Shoah serait, par principe, plus intolérable que celle du génocide arménien 14. De façon liée, l’usage même exceptionnel (ou précisément parce qu’il l’est) de l’article 17 pourra avoir pour effet de conforter les requérants et, au-delà, l’ensemble des personnes soutenant leurs propos, dans une posture de victimisation, le cas échéant doublée d’une énième dénonciation des « élites gouvernantes » symbolisées par la Cour de Strasbourg.
Le second critère – le caractère non équivoque donc – pose également problème, la Cour ayant précisé, à juste titre selon nous, que l’article 17 ne s’appliquait pas uniquement à des propos explicites et directs ne nécessitant aucune interprétation. Ainsi, dans l’affaire M’Bala M’Bala, elle a jugé qu’« une manifestation patente des buts interdits par l’article 17, travestie sous l’apparence d’une production artistique d’un caractère satirique ou provocateur » était « aussi dangereuse qu’une attaque frontale et abrupte » 15. Si cette extension semble a priori heureuse, en ce qu’elle permet de faire prévaloir la réalité sur les apparences 16, elle pose avec plus d’acuité encore la question de savoir à partir de quel moment il sera véritablement possible de parler de « caractère non équivoque » ou de « manifestation patente ». La subjectivité apparente du second critère 17tend dès lors à renforcer celle du premier critère.
Dans l’affaire Z.B., la Cour estime en effet que « les mentions litigieuses – aussi controversées soient elles – ne suffisent pas à révéler de manière immédiatement évidente que le requérant tendait à la destruction des droits et libertés consacrés dans la CEDH » (§26). Partant, nonobstant la qualification d’apologie de crimes d’atteintes à la vie retenue en droit interne, les inscriptions apposées sur le T-shirt de l’enfant « ne sauraient en soi justifier l’application de l’article 17 » (§26). De ce point de vue, la décision semble cohérente avec la position précédemment retenue dans l’affaire Leroy 18, dans laquelle la Cour avait aussi refusé d’appliquer la clause d’abus de droit, précisant au passage que « l’offense faite à la mémoire des victimes des attentats du 11 septembre n’implique pas en soi que la teneur de propos controversés afférents à ces attentats ne puisse être examinée à la lumière de la liberté d’expression » (§ 27 de l’arrêt Leroy). Néanmoins, si le refus d’appliquer l’article 17 dans l’affaire Z.B. ne nous apparait pas critiquable à titre personnel, une autre lecture des critères de gravité et surtout d’univocité apparaissait a priori possible. Tel semblait être en substance le cas de la Cour d’appel de Nîmes puis de la Cour de Cassation, en apparence largement insensibles au prétendu « humour noir » du requérant 19. Quoiqu’il en soit, si la Cour de Strasbourg a pu admettre par le passé que la qualification juridique donnée au comportement du requérant par les juridictions internes pouvait constituer un facteur pertinent à prendre en compte en vue d’appliquer ou non l’article 17 de la Convention 20, tel n’est clairement pas le cas ici.
D’un point de vue moins axiologique et plus méthodologique, il convient enfin de signaler la dualité des usages fait, par la Cour, de l’article 17. En effet, à côté de « l’utilisation directe » qui peut donc conduire à l’irrecevabilité de la requête 21, le juge européen mobilise aussi cette disposition de façon indirecte, comme aide à l’interprétation des dispositions matérielles de la Convention 22. Ce qu’elle rappelle dans l’arrêt Z.B. (§27), sans que l’on parvienne forcément à déterminer par la suite dans quelle mesure « l’esprit de l’article 17 » a conditionné le constat de non-violation de l’article 10. Mais ce qui laisse tout de même entendre que le refus d’appliquer directement l’article 17 n’était peut-être pas si évident que cela dans l’esprit des juges européens, du moins de certains d’entre eux. Une même démarche s’est retrouvée, plus récemment encore, dans l’affaire Bonnet 23où, concernant le polémiste Alain Soral, la Cour conclut que « à supposer même que l’article 10 trouve à s’appliquer, l’ingérence dans l’exercice de son droit à la liberté d’expression, était nécessaire dans une société démocratique », rejetant ainsi la requête pour défaut manifeste de fondement. Il est d’ailleurs à noter que cette « prise en compte auxiliaire » pourra, selon les cas, être explicite ou implicite…
En conclusion de cette première partie, nous restons convaincus par la forte dimension symbolique de l’article 17, mais nous le somme de moins en moins par son utilité tant pratique que pédagogique. Et nous serions même d’avis que cette clause pourrait finalement être assez contreproductive, tant pour l’office de la Cour, que du point de vue du message adressé aux requérants. Partant et au risque de choquer un peu, peut-être conviendrait-il que la Cour de Strasbourg renonce à l’avenir à utiliser l’article 17 de la Convention comme clause d’irrecevabilité autonome et s’en serve exclusivement comme guide d’interprétation des dispositions matérielles de la Convention, en particulier de son article 10. Ce qui n’empêcherait pas de continuer à faire passer le message que certains propos sont particulièrement intolérables, le cas échéant en concluant au caractère manifestement mal fondé de la requête comme dans les affaires Gündüz 24ou Bonnet (préc.). Mais ce qui permettrait de rationnaliser l’approche jurisprudentielle de la Cour, tout en limitant un peu les « procès » en subjectivité ou en asymétrie qui lui sont adressés. A l’heure où le juge de Strasbourg va probablement être de plus en plus confronté à ce type de discours de haine 25, cela n’équivaudrait pas forcément à un « renoncement » mais serait plutôt pour lui un moyen de se remettre « en ordre de bataille ».
II. Le fond de la requête ou l’élargissement de la marge nationale d’appréciation au titre des limites admissibles à l’article 10
Appelée à juger de la violation de l’article 10 de la Convention, la Cour se trouvait plus directement confrontée ici à la question posée dès le départ : « peut-on rire de tout ? ». Mais aussi à une autre qui lui est largement corrélée : comment distinguer l’humour véritable, même maladroit ou de mauvais goût, du discours de haine présenté préventivement ou rétrospectivement comme de l’humour ? Devant les juridictions internes comme devant la Cour de Strasbourg, l’argument principal du requérant consistait en effet à avancer qu’il avait voulu faire une plaisanterie, certes de mauvais goût « mais ponctuelle, à l’ampleur limitée et manifestement dénuée de toute arrière-pensée liée à une idéologie terroriste ». Selon lui, la mention « je suis un bombe » renvoyait ainsi à la beauté de son neveu et non à une arme, interprétation qu’aurait comprise la juridiction de première instance. Plus largement, le fait que sa plaisanterie soit perçue « comme de mauvais goût, voire comme manquant de tact et d’à-propos », ne suffisait pas à justifier une condamnation aussi lourde, surtout pour un chef d’incrimination aussi grave. Et le requérant de conclure que « raisonner différemment revenait à prohiber purement et simplement toute forme d’humour – notamment noir et incisif – envers tout attentat et évènement tragique liés au terrorisme. Et ce, durant tout le temps que durerait la menace terroriste, laquelle serait probablement pérenne voire perpétuelle ».
Se placer sur ce terrain était relativement habile, le requérant était d’ailleurs « soutenu » en ce sens par une tierce intervention de l’ONG « Article 19 » 26. Relativement habile non seulement en regard du fameux considérant de l’arrêt Handyside 27mais aussi lorsque l’on connait le poids traditionnellement accordé par la Cour de Strasbourg à la protection de la satire 28, « forme d’expression artistique et de commentaire social qui, de par l’exagération et la déformation de la réalité qui la caractérise, vise naturellement à provoquer et à agiter. C’est pourquoi il faut examiner avec une attention particulière toute ingérence dans le droit d’un artiste – ou de toute autre personne – à s’exprimer par ce biais » 29. Reste que si de telles formes d’expression ne peuvent être « appréciées ou censurées à l’aune des seules réactions négatives ou indignées qu’elles suscitent », la Cour rappelle dans le même temps qu’elles n’échappent évidemment pas totalement aux limites définies par l’article 10§2 de la Convention.
L’existence d’une ingérence n’étant cependant pas discutée en l’espèce, pas plus que la question de sa légalité ou de sa légitimité, le contrôle européen se concentre exclusivement sur la nécessité de l’ingérence. Or, comme c’est de plus en plus souvent le cas désormais, un tel examen va en réalité se limiter à un « contrôle du contrôle », la Cour cherchant à « se convaincre que les autorités nationales ont appliqué des règles conformes aux principes consacrés à l’article 10 et ce, de surcroît, en se fondant sur une appréciation acceptable des faits pertinents » (§54). Sous couvert de subsidiarité, la Cour de Strasbourg évite ainsi d’avoir à déterminer clairement si l’intention humoristique du requérant était avérée, quoique déplacée, ou si elle masquait en réalité une volonté sous-jacente de valoriser le terrorisme 30.
D’emblée, le juge européen prend cependant soin de préciser que l’expression en cause dans l’affaire Z.B. ne participait pas d’un « débat d’intérêt général », ce qui est donc de nature à étendre la marge d’appréciation de la France 31. Ensuite, dans le sillage des juridictions internes, la Cour va accorder un poids décisif au contexte de l’affaire. Au contexte général tout d’abord, car même si onze années s’étaient écoulées depuis les attentats du 11 septembre 2001 32, les inscriptions litigieuses avaient été diffusées quelques mois seulement après les attentats de Mohamed Merah et la tuerie à l’école juive Ozar Hatorah à Toulouse. Au contexte particulier ensuite, tenant à l’instrumentalisation d’un enfant de trois ans, porteur involontaire du message au sein de son école maternelle. En outre, si les inscriptions n’avaient finalement été visibles que de deux adultes qui avaient aidé l’enfant à se rhabiller, le requérant ne niait pas avoir demandé spécifiquement à son neveu de porter le T-Shirt ni avoir cherché à partager publiquement son message. Ce faisant, « il ne pouvait ignorer la résonance particulière – au-delà de la simple provocation ou du mauvais goût dont il se prévalait de telles inscriptions dans l’enceinte d’une école maternelle, peu de temps après des attentats ayant coûté la vie à des enfants dans une autre école et dans un contexte de menace terroriste avérée » (§63).
Pour toutes ces raisons, la Cour estime qu’en condamnant le requérant, les autorités internes ont fait une juste application des critères d’appréciation de l’article 10§2 tels que définis par sa jurisprudence, après avoir procédé à une mise en balance des différents intérêts en présence. Elle ne voit donc aucune raison de substituer son appréciation à celle du juge interne, même si, ultime « coup de pied de l’âne », la Cour déplore une nouvelle fois 33l’insuffisance de motivation de l’arrêt de la Cour de cassation en vue d’une bonne compréhension de la solution retenue 34. Enfin, tout en rappelant que la voie pénale doit rester exceptionnelle en matière de liberté d’expression 35, la Cour juge que la condamnation à une amende et à une peine de prison avec sursis reste proportionnée dans le contexte spécifique de l’affaire. Il s’ensuit que la condamnation du requérant n’a pas violé l’article 10.
En ce sens, l’arrêt Z.B. nous apparait bien comme une « solution d’équilibre », certains diront de « compromis ». Et qui, comme telle, pourra susciter des critiques diamétralement opposées, en particulier de ceux qui privilégient l’esprit de système à l’esprit de nuance. Pour certains en effet, la solution apparaitra attentatoire à la liberté d’expression, au droit à l’humour ou encore, sera présentée comme une occasion manquée pour la Cour de statuer sur les infractions relatives à l’apologie du terrorisme, catégorie « fourre-tout » et potentiellement menaçante pour les libertés (ce qu’elles peuvent être à l’occasion). Pour d’autres en revanche, la Cour n’aura pas été assez intransigeante en refusant d’appliquer la « clause guillotine ». Les mêmes critiques avanceront peut-être qu’indépendamment des faits de l’espèce, le seul fait d’avoir prénommé son enfant Jihad, alors même qu’il était né un onze-septembre, pouvait apparaitre d’emblée révélateur d’une certaine sympathie pour le terrorisme islamiste. Ce à quoi il sera éventuellement possible d’objecter que le prénom Jihad, au-delà de son sens connoté de « guerre sainte » peut également signifier « travail », « effort » 36. En un sens, l’amphibologie même du prénom Jihad est finalement assez révélatrice de l’impossibilité dans laquelle se trouvait la Cour de Strasbourg de déterminer clairement quelles étaient les intentions réelles du requérant, sauf pour elle à « sonder les âmes » ce qui n’est pas a priori sa mission première…
Notes:
- Dans le cadre d’une plaidoirie lors de l’émission Le Tribunal des flagrants délires, à laquelle était invité Jean-Marie Le Pen, Desproges avait en réalité posé deux questions successives : « Les questions qui me hantent […] sont les suivantes. Premièrement, peut-on rire de tout ? Deuxièmement, peut-on rire avec tout le monde ? » ↩
- Ce qu’il développera par la suite, en particulier à travers une autre formule dont il avait le secret : « Il vaut mieux rire d’Auschwitz avec un Juif que de jouer au Scrabble avec Klaus Barbie », Vivons heureux en attendant la mort, 1983 ↩
- Voy. par ex. S. BETTENS, Pour une éthique de l’humour, 2018, 148 p. ↩
- Pour une illustration récente, voy. Cour EDH, arrêt du 17 mai 2022, Simić c. Bosnie-Herzégovine, n° 39764/20 : condamnation d’un avocat pour outrage au tribunal, car il avait raconté une plaisanterie à l’audience en vue d’illustrer sa critique d’une procédure. Pour d’autres exemples récents, voy. aussi l’arrêt Handzhiyski c. Bulgarie du 6 avril 2021 relevant une violation de l’article 10 du fait de sanctions infligées aux requérants pour avoir affublé la statue du fondateur du parti social-démocrate bulgare d’un bonnet et d’une hotte de Père Noel ; ou encore, l’arrêt Sinkova c. Ukraine du 27 février 2018 estimant, à l’inverse, que l’article 10 n’avait pas été violé dans le cas d’une requérante condamnée pour avoir fait frire des œufs sur la flamme du Soldat inconnu ↩
- La mère de l’enfant, sœur du requérant, fut pour sa part condamnée à un mois d’emprisonnement avec sursis et à 2.000 euros d’amende. Elle n’était toutefois pas requérante devant la Cour de Strasbourg ↩
- L’expression « effet guillotine » a semble-t-il été utilisée pour la première fois par le Professeur Jean-François FLAUSS dans son article « L’abus de droit dans le cadre de la CEDH », RUDH 1992, p. 464 ↩
- Voy. à cet égard l’étude de J. ANDRIANTZIMBAZOVINA, « L’abus de droit dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme », Rec. Dalloz, 2015, pp. 1854 et s. ↩
- Voy en ce sens Cour EDH, arrêt du 23 septembre 1998, Lehideux et Isorni c. France, n° 24662/94 ↩
- Pour un exemple célèbre, voy. Cour EDH, décision du 24 juin 2003, Garaudy c. France, n° 65831/01) ↩
- Qu’il soit permis de renvoyer au guide sur l’article 17 : https://www.echr.coe.int/Documents/Guide_Art_17_FRA.pdf ↩
- Cour EDH, 2 octobre 2008, Leroy c. France, n° 36109/03. Publié peu de temps après les attentats, le dessin en question représentait les tours jumelles du World Trade Center abattues, avec la légende « Nous en avons tous rêvé… le Hamas l’a fait » ↩
- Cour EDH, décision du 17 avril 2018, Roj TV A/S c. Danemark, n° 24683/14 ↩
- Voy. par ex. Cour EDH, arrêt du 10 juillet 2008, Soulas et autres c. France, n° 15948/03 concernant la parution d’un ouvrage intitulé « La colonisation de l’Europe » et sous-titré « Discours vrai sur l’immigration et l’islam ». L’article 17 n’est pas appliqué dans cette affaire. Voy. également CourEDH, décision du 16 novembre 2004, Norwood c. Royaume-Uni, n° 23131/03 avec une application de l’article 17 en l’espèce ↩
- Voy. en ce sens les critiques qui ont pu être adressées à la Cour de Strasbourg à propos de l’arrêt Perinçek c. Suisse du 15 octobre 2015, n° 27510/08 ↩
- Cour EDH, décision du 10 novembre 2015, M’Bala M’Bala c. France, n° 25239/13. Voy par ex. H. SURREL « La Cour de Strasbourg donne une leçon de droits de l’homme à Dieudonné », JCP G, n°51, 14 décembre 2015, 1405 ↩
- Ou de contrer le recours au « masque de l’humour, de la caricature », pour reprendre l’expression de X. BIOY, « Affaire Dieudonné : l’unisson franco-européen », AJDA 2015, p. 2512 ↩
- Dans le même sens, voy. B. NICAUD, « Dieudonné M’Bala M’Bala c. Les droits de l’homme », RDLF 2016, chron. n°10 ↩
- préc. § 27, repris dans l’arrêt Z.B. c. France au § 26 ↩
- Tandis que le juge de première instance, rappelons-le, avait estimé que les éléments du dossier ne suffisaient pas à caractériser une volonté de promouvoir les crimes d’atteintes volontaires à la vie, en l’absence de toute attitude à cet égard ↩
- Voy. par ex. Cour EDH, arrêt du 8 octobre 2020, Ayoub et autres c. France, n° 77400/14 et s., § 101. Sur cette affaire, voy. par ex. C. Gauthier, « Les limites de la liberté d’association en questions : CEDH, Ayoub et autres c. France, 8 octobre 2020, n°77400/14 et s. », RDLF 2021 chron. n°38 ↩
- Signalons à cet égard la configuration spécifique rencontrée dans l’arrêt Soulas précité dans laquelle la Cour décide de joindre l’exception au fond, commence par statuer sur la violation de l’article 10 de la Convention… et termine par la question de l’applicabilité de l’article 17 ↩
- Voy. par ex. Cour EDH, décision du 18 mai 2004, Seurot c. France, n° 57383/00 ↩
- Cour EDH, décision du 25 janvier 2022, Alain Bonnet c. France, n° 35364/19 : le requérant avait notamment publié sur son site internet un dessin représentant le visage de Charlie Chaplin devant une étoile de David, qui posait la question « Shoah où t’es ? » à laquelle répondent des bulles indiquant « ici », « là » et « et là aussi », placées devant des dessins figurant du savon, un abat-jour, une chaussure sans lacet et une perruque… ↩
- Cour EDH, 13 novembre 2003, Gündüz c. Turquie, n° 59745/00 ↩
- On pensera par exemple à l’affaire Zemmour c. France (n°63539/19), communiquée au gouvernement le 1er mars 2021 ↩
- L’ONG soulignait, en particulier, que la plaisanterie ou la moquerie est une forme d’expression primordiale dans la culture européenne et elle citait à cet égard la jurisprudence de certains États membres du Conseil de l’Europe ainsi que de la Cour suprême des États-Unis ↩
- Cour EDH, arrêt du 7 décembre 1976, Handyside c/ Royaume-Uni, n° 5493/72 : « La liberté d’expression vaut non seulement pour les informations ou idées accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent, inquiètent : ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture sans lesquels il n’est pas de société démocratique » ↩
- Voy. par ex. B. NICAUD « La Cour européenne des droits de l’homme face à la caricature de presse », RTDH, n°80, 10/2009 ; et D. SZYMCZAK, « Censure et droit européen des droits de l’Homme », in S. Saunier (dir.), Censure et arts, à paraitre ↩
- Cour EDH, arrêt du 14 mars 2013, Eon c. France, n° 26118/10, § 60 ↩
- Ce que la Cour concède d’ailleurs lorsqu’elle affirme « qu’elle ne peut spéculer sur la nature exacte des intentions du requérant sur ce point », §62 ↩
- Voy. a contrario l’arrêt Leroy précité dans lequel la Cour avait relevé « que les actes tragiques du 11 septembre 2001 qui sont à l’origine de l’expression litigieuse ont entraîné un chaos mondial et que les questions abordées à cette occasion, y compris l’interprétation qu’en fait le requérant, relèvent du débat d’intérêt général » ↩
- La Cour rappelle à cet égard le considérant de l’affaire Perinçek précitée – §250 – : « si un événement relativement récent peut être traumatisant au point de justifier, pendant un certain temps, que l’on contrôle davantage l’expression de propos à son sujet, il n’en demeure pas moins que la nécessité d’une telle mesure diminue forcément au fil du temps » ↩
- Voy. précédemment Cour EDH, arrêt du 14 mars 2019, Quilichini c. France, n° 38299/15, § 44 ↩
- « La Cour rappelle l’importance, dans une affaire comme celle-ci, du raisonnement des juridictions nationales. Elle note que, devant la Cour de cassation, le requérant a introduit un mémoire ampliatif et argué d’une violation de l’article 10 de la Convention. Or, en dépit de la contribution qu’apporte en l’espèce l’avis de l’avocat général à la compréhension de la solution, une motivation plus développée de la décision aurait permis de mieux appréhender et comprendre le raisonnement tenu par la Cour de cassation en ce qui concerne le moyen tiré de l’article 10 de la Convention », §66 ↩
- Voy. notamment Cour EDH, arrêt du 12 juillet 2016, Reichman c. France, n° 50147/11, § 73 ↩
- A cet égard, signalons une décision du juge des affaires familiales de Dijon rendue le 27 septembre 2019. Celle-ci a refusé, dans l’intérêt de l’enfant, le prénom Jihad pour un garçon né en 2018, le remplaçant par le prénom Jahid qui est aussi synonyme d’effort, de courage, mais sans être associé à la notion de guerre sainte ↩