Service public et fait religieux : la question des accommodements raisonnables
Par Gwénaële Calvès, Université de Cergy-Pontoise
Dans sa recension du livre d’Arend Lijphart, The Politics of Accommodation : Pluralism and Democracy in the Netherlands (1968), le philosophe britannique Brian Barry rapporte que le titre de l’ouvrage a égaré de nombreux lecteurs anglophones. Alors que le livre analyse le fonctionnement d’une démocratie de consensus, caractérisée par la négociation et le compromis permanents, ils s’attendaient – conformément à l’usage alors dominant du mot « accommodation » – à une étude sur… le logement social aux Pays-Bas[1].
De nos jours, le mot « accommodation » désigne toujours un hébergement (ainsi que divers services proposés aux voyageurs), mais il traduit plus couramment l’idée de l’adaptation d’une règle à un ou plusieurs cas particuliers. Lorsqu’une règle générale, ou une organisation collective (organisation du travail, organisation des transports publics, règles de fonctionnement d’une institution…) excluent, de facto, certaines catégories de personnes, on recherche des aménagements, dans la limite de ce qui est possible ou raisonnable. Cette nouvelle acception, qui s’est imposée au cours des années 1970, retient donc quelque chose du mot « hospitalité », puisque les mesures d’aménagement ou d’accommodement raisonnable sont placées sous le signe de l’accueil : accueil des personnes handicapées[2], accueil de la diversité culturelle[3], accueil, aussi, du fait religieux[4].
Dans cette dernière hypothèse, qui seule nous intéresse ici, le caractère plus ou moins accueillant du droit positif s’apprécie à l’aune d’une question très générale : ce droit dresse-t-il, devant les personnes religieuses (ou qui appartiennent à une religion donnée) des obstacles auxquelles ne sont pas confrontées les personnes sans religion (ou qui appartiennent à une autre religion) ? La question peut s’appréhender au niveau « macro » de l’accommodement dit institutionnel (state accommodation[5]) mais aussi à l’échelle, plus modeste, des arrangements observables dans le fonctionnement quotidien d’un service public.
Pour ces aménagements ponctuels qui visent à rendre compatible le fonctionnement du service avec des exigences de nature religieuse, le droit français ne fixe aucun cadre d’ensemble. Il n’ignore évidemment pas les pratiques locales d’accommodement pour motif religieux (dans un établissement public d’enseignement, un établissement pénitentiaire, un hôpital, un cimetière…), mais celles-ci sont régies par un droit mou, composé de circulaires, de chartes et de quelques solutions jurisprudentielles étroitement délimitées. Faute d’études sociologiques transversales, il est impossible de se prononcer sur l’ampleur, les modalités ou les effets des pratiques d’accommodement raisonnable dans les services publics français.
La Charte de la laïcité dans les services publics de 2007 en résume la philosophie dans les termes suivants : les usagers « ne peuvent […] exiger une adaptation du fonctionnement d’un service ou d’un équipement public. Cependant le service s’efforce de prendre en compte les convictions des usagers dans le respect des règles auquel il est soumis et de son bon fonctionnement ».
Il est vrai que la charte de 2007 est progressivement décrochée de tous les murs des locaux administratifs, au profit d’un nouveau texte, adopté en décembre 2021, qui a supprimé toute référence à la prise en compte des convictions religieuses des usagers par les gestionnaires du service public. Mais l’ordonnance rendue le 21 juin 2022 par le Conseil d’État dans l’affaire du burkini grenoblois (nous y reviendrons) montre bien que l’état du droit demeure inchangé.
Ce droit, par rapport aux pays où le mécanisme de l’accommodement raisonnable dans les services publics est institutionnalisé (États-Unis, Royaume-Uni, États membres du Commonwealth…), est marqué par trois spécificités. Elles sont relatives au déclenchement de la procédure d’accommodement (I), à son déroulement (II), et à son coût (III).
I. La demande d’accommodement
Toute demande d’accommodement pour motif religieux est dirigée contre une règle (ou parfois une simple pratique) dont il est argué qu’elle entre en conflit avec une conviction ou une obligation religieuse. Ce n’est pas la suppression de la règle qui est demandée : le demandeur admet qu’elle poursuit un objectif d’intérêt général, qu’elle ne vise pas à avantager ou léser une religion en particulier, et qu’elle s’applique sans distinction de religion. Mais il soutient que cette règle, appliquée à son cas, porte une atteinte excessive à sa liberté de culte, ou se révèle particulièrement préjudiciable aux adhérents de son culte. De cette situation naît un droit à l’adaptation de la règle, qui peut être satisfait de diverses manières : ouverture d’une faculté de dérogation à la règle, modification de la règle pour la rendre plus « inclusive », création d’une règle ou d’une prestation ad hoc, en complément de la règle générale.
Un tel droit à l’accommodement, entendu comme corollaire du droit à la liberté de religion ou du droit à la non-discrimination, est inconnu du droit français du service public, sauf à inclure dans le champ de l’étude le droit à une prestation d’aumônerie qui est reconnu aux usagers « captifs » du service public. Dans la mesure où cette prestation est en partie financée par les pouvoirs publics, on peut en effet l’analyser comme une dérogation à la règle de non-subventionnement des cultes[6]. L’absence de droit à l’accommodement a également été tempéré par quelques solutions ponctuelles du Conseil d’État, relatives aux autorisations d’absence accordées aux agents de la fonction publique et aux élèves de l’enseignement public, ainsi qu’à l’adaptation de la nourriture servie en détention. Sur ces trois terrains (voir infra, III), l’administration est tenue de satisfaire les demandes « dans la mesure du possible », et doit être en mesure de justifier, le cas échéant, le refus qu’elle leur a opposé.
À ces quelques exceptions près, la nécessité dans laquelle se trouvent certains agents ou usagers d’obéir à une loi religieuse n’est jamais opposable aux pouvoirs publics, notamment parce que le principe de laïcité, comme l’a rappelé le Conseil constitutionnel en 2004, « interdi[t] à quiconque de se prévaloir de ses croyances religieuses pour s’affranchir des règles communes régissant les relations entre collectivités publiques et particuliers »[7]. Ce point n’a jamais fait débat, même s’il obsède, depuis quelques années, des parlementaires français convaincus que les services publics sont assaillis par des usagers réclamant toute sorte de dérogations et traitements particuliers[8].
La recherche d’un accommodement raisonnable ne constituant pas un droit pour les agents ou les usagers, rien n’oblige l’administration à s’engager dans cette voie. Mais rien ne le lui interdit. Cette règle classique a récemment été réaffirmée par le Conseil d’État, à propos des cantines scolaires qui proposent un plat « de substitution » lorsqu’un plat contenant du porc est inscrit au menu[9]. Les collectivités ne sont pas tenues de proposer cet arrangement, mais rien – notamment pas le principe de laïcité – n’y fait obstacle. Si elles décident, de leur plein gré, de se montrer accommodantes, c’est parce qu’elles jugent important que tous les élèves puissent se nourrir convenablement à midi… À la fin des années 1990, la pratique du plat de substitution apparaissait ainsi comme « ancienne et constante, [observable] dans la totalité des cantines»[10].
Dès lors qu’un dispositif d’accommodement a été créé par l’administration, les conditions dans lesquelles les usagers peuvent en réclamer le bénéfice se présentent, en France, sous un jour très particulier. Il est effet interdit à l’administration de pénétrer sur un terrain dont elle n’a rien à connaître : celui des convictions personnelles des individus. Il ne lui est donc pas loisible de vérifier les deux points qui, partout ailleurs, forment le préalable à toute demande d’accommodement.
Premier point : le demandeur doit établir qu’il nourrit des convictions religieuses sincères (il doit les décrire précisément et l’administration, le cas échéant sous le contrôle du juge, appréciera la sincérité de sa croyance). Second point : il doit montrer en quoi sa croyance lui interdit de respecter la règle générale dont il demande, dans son cas, l’adaptation (la règle ou la pratique qu’il conteste doit entraver spécifiquement, et de manière significative, sa liberté de religion ou son droit à l’égalité de traitement). Chacun de ces deux points posent des problèmes d’autant plus épineux que l’administration, puis le juge s’il est saisi, doivent à la fois s’assurer du sérieux de la demande, pour parer le risque d’abus, et se garder d’une intrusion excessive dans le for intérieur des individus[11].
Rien de tel en France, où la pratique de l’accommodement raisonnable n’implique, en théorie, aucune rupture avec l’exigence laïque de cécité des pouvoirs publics à l’égard des croyances personnelles des citoyens. Ainsi, lorsqu’une collectivité a décidé de créer des regroupements confessionnels de sépultures dans le cimetière municipal (accommodement auquel au aura compris qu’elle n’est pas tenue), le maire ne peut pas s’opposer à ce qu’un administré dont il sait parfaitement qu’il est de confession catholique soit inhumé, s’il en a formulé la demande, dans le carré musulman[12]. De même, le chef de service saisi d’une demande d’autorisation spéciale d’absence pour l’Aïd n’a pas à rechercher si l’agent est bien musulman, ni à se demander pourquoi le même agent, l’année précédente, avait demandé un congé pour Kippour ou la fête de la Médaille miraculeuse. La règle vaut aussi en droit du travail, puisque la religion est une affaire privée qui ne regarde personne d’autre que celui qui l’a choisie (ou pas)[13].
L’accommodement consenti par le gestionnaire d’un service public consiste, comme l’a rappelé le Conseil d’État dans l’affaire du burkini grenoblois, à « tenir compte, au-delà des prescriptions légales et réglementaires qui s’imposent à lui, de certaines spécificités du public concerné », spécificités qui peuvent bien sûr « correspon[dre] à des convictions religieuses »[14]. Mais ni en amont ni en aval, il n’autorise les gestionnaires du service à se livrer à des vérifications d’identité confessionnelle[15].
II. La recherche d’un compromis acceptable
L’accommodement raisonnable pour motif religieux s’analyse toujours comme un compromis. Dans ses trois versions (ouverture d’une faculté de dérogation à la règle, modification de la règle générale, création d’une règle spéciale), il résulte d’une négociation, ou à tout le moins d’un dialogue, entre l’administration et le demandeur. Entre l’intérêt général et les droits ou intérêts particuliers, un processus d’ajustement mutuel doit s’engager, dans le but de parvenir à une solution à peu près équilibrée. Deux exemples, dans le domaine de l’enseignement, permettent d’illustrer cette démarche.
Le premier est celui du port du kirpan à l’école. Il s’agit d’un poignard en métal que les sikhs orthodoxes, des deux sexes, doivent porter en toutes circonstances à la ceinture après leur amrit pahul (cérémonie d’entrée dans la communauté, qui intervient parfois dès la petite enfance). L’introduction d’une arme dans un établissement scolaire étant interdite, quel accueil réserver aux élèves concernés ? Les États-Unis, le Canada, le Royaume-Uni, l’Australie ou la Nouvelle-Zélande, ont tous opté pour une procédure décentralisée de règlement de ce problème. Le chef d’établissement doit organiser une concertation avec la famille, élargie le cas échéant à la communauté sikhe locale, pour négocier les conditions auxquelles l’interdiction du port des armes pourra être aménagée : kirpan dans un fourreau scellé et cousu à l’intérieur des vêtements ; kirpan porté sous la forme symbolique d’un pendentif ; kirpan en plastique ou en bois, kirpan en métal mais à lame très courte… Les termes du compromis varient d’un établissement à l’autre, d’une famille à l’autre. En cas d’échec de la négociation, le juge vérifiera que chaque partie a essayé de bonne foi d’adapter ses exigences aux exigences de l’autre.
Le second exemple concerne le crucifix dans les salles de classe italiennes. Par un arrêt du 9 septembre 2021[16], la Cour de cassation a exigé que la présence de cet emblème (qui n’est imposée, décide-t-elle, par aucune règle de droit) donne lieu, si un membre de la communauté éducative le demande, à une procédure d’accommodement raisonnable (ragionevole accomodamneto), c’est-à-dire à «la recherche collective d’une solution douce et intermédiaire, propre à satisfaire, autant que possible, les différentes positions – tous faisant des concessions, et chacun faisant un pas vers l’autre »[17]. Un professeur qui a retiré le crucifix du mur ne peut donc pas, affirme la Cour, se le voir réimposer par un simple vote des élèves réunis en assemblée de classe. Le chef d’établissement doit organiser un large débat qui permettra à toutes les parties prenantes de dégager, pour l’année scolaire en cours, la règle la plus adaptée à chaque classe : accrocher le crucifix ailleurs que derrière le bureau du maître, flanquer le crucifix d’autres symboles (religieux ou profanes), assortir le crucifix d’une notice explicative rappelant l’importance du principe de laïcité, décrocher le crucifix le temps d’un cours, ou pour certains cours, ou pour tous les cours de l’année…
La recherche d’un compromis suppose « une démarche qui fait appel à la bonne foi, au respect mutuel, à la flexibilité et à la créativité »[18]. Chaque partie doit s’efforcer de comprendre les raisons de l’autre, sans le soupçonner de noirs desseins (contra : une situation où s’entrecroisent les accusations d’ « islamophobie » et de « séparatisme islamiste »). Chaque partie doit également admettre que la règle à laquelle elle est attachée n’est pas immuable. Ce pas est peut-être plus difficile à faire pour les religieux que pour l’administration… Mais la logique de l’accommodement leur interdit de présenter leurs obligations religieuses comme étant « à prendre ou à laisser ». Les règles religieuses doivent pouvoir être réinterprétées, adaptées ou transposées. Le cas topique à cet égard est celui du détenu qui, aux États-Unis, soutient que sa religion lui interdit de se raser la barbe. Dès lors que l’administration pénitentiaire accepte de transiger, jusqu’à un certain point (un demi-pouce, exactement, soit une barbe d’1,27 cm)[19], le détenu doit se convaincre que le compromis atteint est satisfaisant. La dimension négociée de l’accommodement exerce ainsi, sur les religions, un effet transformateur qui a été maintes fois relevé. Dans le cas français, on peut citer certains rites ou traditions de la religion musulmane qui se sont modifiés pour répondre à une proposition d’accommodement : c’est le cas des pratiques d’égorgement du mouton lors de l’Aïd el Kébir, fête co-organisée par les pouvoirs publics et les différentes communautés musulmanes[20]. C’est aussi le cas des rituels funéraires, sous l’effet de compromis réciproques entre l’État et les croyants[21].
Mais ces deux pratiques françaises d’accommodement raisonnable sont, l’une et l’autre, pilotées par l’administration centrale. Au niveau local, il est bien difficile de savoir dans quelles conditions sont engagés – ou non – des pourparlers entre l’administration et les usagers. Si négociations il y a, elles se déroulent en dehors de tout cadre juridique, et on n’en trouve guère de trace au contentieux. Il est vraisemblable qu’elles sont partout tributaires, comme l’a relevé une étude sociologique sur la gestion du fait religieux musulman en détention, « d’initiatives personnelles, du bon vouloir des directeurs, des rapports de force »[22].
La recherche d’un compromis est parfois explicitement exclue par les textes. La circulaire « Fillon » du 18 mai 2004[23] précise ainsi que la phase de dialogue avec l’élève de l’enseignement public qui refuse de se contenter de signes « discrets » pour manifester ses convictions religieuses, « n’est pas une négociation ». Son but exclusif est de « de convaincre les élèves de l’importance du respect du principe de laïcité » ; il « doit permettre d’expliquer à l’élève et à ses parents que le respect de la loi n’est pas un renoncement à leurs convictions ». Le port d’un bandana comme substitut au voile islamique ne peut donc pas être proposé à titre de moyen terme, dès lors que « le législateur a entendu interdire non seulement les signes religieux par eux-mêmes – à l’exception des signes discrets – mais également ceux dont le caractère religieux se déduira du comportement de l’élève »[24].
Au-delà du cas des signes religieux, il serait utile de disposer de travaux de recherche pour apprécier la réalité des ajustements mutuels entre l’institution scolaire et les revendications religieuses des familles. Ces ajustements ne peuvent évidemment pas porter sur l’application des programmes[25]. Mais chacun sait que certaines règles d’organisation (emploi du temps, restauration collective, déroulement des cours d’EPS, pratiques festives en maternelle…) sont ployées, au cas par cas, pour « accommoder » – par pragmatisme et toujours à titre de faveur, puisque les demandeurs n’ont aucun droit à faire valoir[26] – certains élèves.
III. Le coût de l’accommodement
L’accommodement pour motif religieux – simple faculté ouverte aux gestionnaires d’un service public dans le cas français, véritable obligation dans d’autres pays – s’exerce toujours dans les limites du raisonnable. Il ne doit pas faire peser sur le service de « contrainte excessive » (« undue hardship »).
Le coût de l’accommodement s’apprécie plus ou moins généreusement d’un ordre juridique à l’autre. Ses composantes sont généralement de trois ordres : organisationnelles (l’accommodement demandé ne doit pas nuire au bon fonctionnement du service), financières (l’accommodement ne doit rien coûter au service, ou ne pas coûter trop cher), et liées aux droits des autres usagers (qui ne doivent pas être lésés par l’arrangement proposé aux usagers religieux). Ces différents paramètres s’appréhendent toujours au cas par cas, en fonction des caractéristiques de l’espèce. Le rapprochement de deux décisions de la Cour européenne des droits de l’homme relatives au même établissement pénitentiaire (la prison de Rahova, en Roumanie) est à cet égard éloquent, car on y voit la Cour analyser de façon très concrète le caractère « raisonnable » des décisions prises pour satisfaire – ou pas – les demandes d’adaptation des menus formulées par des détenus de confession bouddhiste et juive[27].
En droit français, l’accommodement est consenti « dans la mesure du possible ». On trouve cette formule dans un certain nombre de textes, comme la circulaire Joxe du 15 mai 1992, qui suggère de proposer aux militaires « dans la mesure du possible » des rations certifiées halal ou casher, la circulaire Alliot-Marie du 19 février 2008, qui invite les élus locaux à prévoir des regroupements confessionnels de sépulture et à créer, « autant que faire se peut », un ossuaire confessionnel, ou encore le règlement intérieur type des établissements pénitentiaires, qui prévoit que « les détenus doivent recevoir une alimentation répondant dans toute la mesure du possible [à] leurs convictions philosophiques ou religieuses » [28].
« Faire ‘tout son possible’ », demandait Xavier Bioy en 2016, « est-il équivalent à ‘faire de son mieux’ ou à ‘faire des efforts’ »[29] ? Tout dépend, sans doute, de l’intensité du contrôle que le juge administratif exerce sur la décision de refus d’accommodement, dans les très rares hypothèses où celle-ci doit être motivée : hypothèse où le chef de service refuse d’accorder une autorisation spéciale d’absence pour motif religieux[30] ; hypothèse où le chef d’établissement refuse d’accorder une dispense d’assiduité à un élève[31] ; hypothèse du refus, par l’administration pénitentiaire, de mettre à la disposition des détenus des aliments conformes aux prescriptions de leur culte[32]. À ces trois hypothèses (présentées par ordre d’intensité croissante du contrôle des motifs), il convient d’ajouter le cas, mentionné plus haut, du conseil municipal qui décide de supprimer les menus alternatifs proposés à la cantine[33].
Dans ce contexte, l’affaire du burkini grenoblois[34] présentait un intérêt majeur, puisqu’elle ne portait ni sur un refus d’accommodement, ni sur l’abrogation d’une mesure d’accommodement, mais sur la décision même d’accorder un accommodement. Elle aurait donc pu conduire le juge administratif à se prononcer, pour la première fois, sur le caractère « raisonnable » d’une mesure générale d’adaptation des règles de fonctionnement d’un service public aux convictions religieuses de certains usagers.
Malheureusement, la ville de Grenoble a soutenu devant le juge des référés – contre toute évidence, et sans crainte du ridicule – que la question religieuse n’avait joué aucun rôle dans sa décision de modifier le règlement des piscines municipales. Le juge n’a bien sûr aucune peine à établir que le point litigieux du nouveau règlement a, au contraire, « pour seul objet d’autoriser les costumes de bain communément nommés ‘burkinis’ ». Ces costumes se composent en effet de trois pièces : une tunique, un legging, et un hijab de bain à nouer derrière la tête[35]. De ces trois pièces, la tunique est la seule qui ne soit pas « ajustée près du corps ». C’est son port, par dérogation à l’obligation générale de porter des tenues moulantes, qui se trouvait autorisé par l’article 10 du nouveau règlement, sous réserve qu’elle ne soit pas trop longue (pas « plus longue que la mi-cuisse »).
Sur le principe même de l’accommodement pour motif religieux, le juge des référés commence par rappeler la solution classique : rien ne l’impose, mais rien ne l’interdit (contrairement à ce qu’avait imaginé, pour des raisons qui restent mystérieuses, le tribunal administratif de Grenoble[36]). Le bien-fondé de la démarche d’accommodement est même salué par le juge, en tant qu’elle cherche à « satisfaire à l’intérêt général qui s’attache à ce que le plus grand nombre d’usagers puisse accéder effectivement au service public ».
La ligne de défense retenue par la ville privait hélas la mesure litigieuse de toute justification plausible. Si le but poursuivi, comme elle le soutient, est de « permettre aux usagers qui le souhaiteraient de pouvoir davantage couvrir leur corps, quelle que soit la raison de ce souhait », pourquoi avoir retenu une « dérogation très ciblée », limitée au port de la tunique courte ? Il saute aux yeux qu’un tel choix « ne répond pas au motif de dérogation avancé par la commune ».
Ce choix, en second lieu, crée entre les usagers une différence de traitement que la commune est incapable de justifier. Un grand nombre d’usagers souhaiteraient, notamment mais pas exclusivement pour des raisons religieuses, se soustraire à la règle générale qui impose une tenue moulante. Ils demandent notamment à pouvoir se baigner en bermuda. Il aurait sans doute été possible de distinguer le bermuda de la tunique en invoquant des raisons d’hygiène, mais cet effort n’a même pas été tenté. Le sort particulier réservé à la tunique apparaissait, dès lors, dénué de « réelle justification », et l’ordonnance du 21 juin 2022 ne pouvait que sanctionner l’atteinte à l’égalité de traitement entre les usagers. Le juge des référés enrichit ce raisonnement classique en se plaçant, de façon plus originale, sur le terrain de la sociologie du droit. À l’argument tiré de la rupture d’égalité, il ajoute qu’une mesure d’accommodement « très ciblée » et « fortement dérogatoire » comporte un risque de déstabilisation du droit commun : lorsque les règles applicables à tous apparaissent « trop différentes » de celles qui sont créées à titre dérogatoire, leur légitimité se trouve amoindrie. Elles risquent de n’être plus ni comprises ni respectées.
Une justification soigneusement étayée aurait-elle permis de sauver la mesure d’accommodement adoptée par la ville de Grenoble ? Il est bien difficile de le savoir. Mais on peut relever que l’ordonnance du 21 juin 2022, en son point 8, s’extrait du cadre de l’espèce, pour esquisser la grille d’analyse que le Conseil d’État élaborera peut-être un jour aux fins d’apprécier le caractère « raisonnable » d’un accommodement pour motif religieux. Or, à bien lire ce point 8, il est clair que ce n’est pas son caractère « fortement dérogatoire par rapport aux règles de droit commun » qui pourrait, à l’avenir, conduire le juge à estimer qu’une mesure d’accommodement contrevient au principe d’égalité ou met en péril l’autorité de la règle commune. C’est le fait qu’elle soit fortement dérogatoire et « sans réelle justification ».
La porte n’est donc pas fermée, loin de là, aux accommodements raisonnables dont les auteurs auront «fait appel à la bonne foi, au respect mutuel, à la flexibilité et à la créativité »[37].
[1] Brian Barry, « Political Accommodation and Consociational Democracy », British Journal of Political Science, vol 5, n° 4, 1975, p. 477.
[2] Pour une analyse conceptuelle de ce type de mesures, v. Sandra Fredman, « Disability Equality : A challenge to the existing Anti-Discrimination Paradigm ? », in Anna Lawson et Caroline Gooding, Disability Rights in Europe. From theory to Practice, Hart Publishing, 2005, pp. 199-218.
[3] V. au sein d’une immense littérature, Jeremy Waldron, « One Law for All ? The Logic of Cultural Accommodation », Washington and Lee Law Review, vol. 59, 2002, pp. 3-34.
[4] Pour un tour d’horizon, v. Emmanuelle Bribosia et Isabelle Rorive, dir., L’accommodement de la diversité religieuse : regards croisés – Canada, Europe, Belgique, Peter Lang, 2015.
[5] Pour une typologie et une étude comparée (limitées à l’islam, et qui n’incluent pas la question de l’autonomie des groupement religieux, ni celle du pluralisme normatif), v. Serdar Kaya, « State Policies toward Islam in Twenty Countries of Western Europe : The Accommodation of Islam Index », Muslim World Journal of Human Rights, vol. 14(1), 2017, pp. 55-81.
[6] Pour une brève présentation de la création par le Conseil d’État d’un droit aux services d’aumônerie, là où la loi se bornait à les autoriser, v. Gwénaële Calvès, La laïcité, La Découverte, 2022, p. 57.
[7] CC, 2004-505 DC du 19 novembre 2004, Traité établissant une Constitution pour l’Europe, cons. 18.
[8] Pour s’en convaincre, on peut lire les débats et travaux qui ont conduit à l’adoption par le Sénat, le 19 octobre 2020, de la proposition de loi constitutionnelle visant à garantir la prééminence des lois de la République, ou ceux qui ont débouché sur la création, par la loi du 24 août 2021 confortant le respect des principes de la république d’un « délit de séparatisme » dans le service public (nouvel art. 433-3-1 du code pénal).
[9] CE, 11 décembre 2020, n° 426483, Commune de Chalon-sur-Saône. L’apport de cet arrêt est d’énoncer que la pratique des menus de substitution, une fois adoptée, ne pourra être supprimée que pour des raisons tenant aux exigences du bon fonctionnement du service et des moyens humains et financiers dont dispose la collectivité. Pour une application immédiate de ce nouveau vade-mecum (qui conduit en l’espèce à juger illégale la suppression des menus « sans porc »), TA Nîmes, 9 février 2021, n° 1900310, LDH.
[10] Gilles Pélisser, note sous TA Marseille, 26 novembre 1996, n° 96-4527, Mme Zitouni et al. c. Commune de Marignane, DA n° 14, 1997, p. 6.
[11] Pour une analyse, dans une perspective transnationale, des difficultés rencontrées à la première étape du contrôle, v. Anna Su, « Judging Religious Sincerity », Oxford Journal of Law and Religion, vol. 5, 2016, pp. 28-48. Sur la seconde étape, v. Wojciech Ciszewski, « Conscience and the Burden Inquiry – What and Why Should be Investigated in Exemption cases ? », même Revue, vol. 10, 2021, pp. 133-144. Sur les différentes figures de l’imposteur, v. Tim Wolff, « True Believers ? – Sincerity and Article 9 of the European Convention on Human Rights », European Constitutional Law Review, vol. 17, 2021, pp. 259-286.
[12] Cette évidence est rappelée par la circulaire NOR/INT/A/08/00038/C du 19 février 2008, « Police des lieux de sépulture : Aménagement des cimetières – regroupements confessionnels des sépultures », au point 3.2.
[13] Le Guide pratique du fait religieux dans l’entreprise diffusé aux employeurs en 2017 par le ministère du travail indique ainsi (question 28) qu’un salarié n’est jamais tenu de faire connaître le motif religieux d’une demande de congé? « La question que vous devez vous poser : l’absence du salarié entrave-t-elle la marche de l’entreprise ? Les questions que vous ne devez pas vous poser : le salarié est-il pratiquant ? Le jour de congé correspond-il bien à une fête religieuse ?
[14] CE, ord., 21 juin 2022, n° 464648, Commune de Grenoble, pt. 8.
[15] Même si certains chefs de service semblent convaincus du contraire… En ce sens, voir les étonnantes déclarations de deux administrateurs invités à la table ronde « Laïcité et agents des services publics » in Clément Benelbaz et Charles Frogier, La laïcité dans les services publics. Aspects pratiques, entre renouveau et renoncement, Institut Francophone pour la Justice et la Démocratie, 2022, p. 106-107.
[16] Cour de cassation italienne, SS. UU., 9 septembre 2021, n° 24414.
[17] Arrêt préc., pt. 19, notre traduction.
[18] Gérard Bouchard et Charles Taylor, Fonder l’avenir. Le temps de la réconciliation, Rapport final de la Commission de consultation sur les pratiques d’accommodement reliées aux différences culturelles, 2008, disponible sur le site des archives nationales du Québec (www.banq.qc.ca).
[19] Holt v. Hobbs, 574 U.S. 352 (2015), et les remarques sur cet arrêt de Brian Hutler, « Compromise and Religious Freedom », Law and Philosophy, vol. 39, 2020, pp. 177-202, passim.
[20] Gwénaële Calvès, op. cit., p. 62.
[21] Stéphane Papi, « Droit funéraire et islam en France : l’acceptation de compromis réciproques », AJDA 2017, pp. 1968 sq.
[22] Claire de Galembert, Islam et prison, éd. Amsterdam, 2020, p. 65.
[23] Circulaire du 18 mai 2004 relative à la mise en oeuvre de la loi n° 2004-228 du 15 mars 2004 encadrant, en application du principe de laïcité, le port de signes ou de tenues manifestant une appartenance religieuse dans les écoles, collèges et lycées publics.
[24] Concl. Keller sur CE, 5 décembre 2007, n° 295671, M. et Mme Ghazal, RFDA, 2008, p. 530. La Cour européenne des droits de l’homme a jugé que ce genre de raisonnement mené par les autorités internes « n’est pas déraisonnable » (déc. Aktas c. France du 25 mai 2010, n° 43563/08, p. 9).
[25] Comme le rappelle la Charte de la laïcité à l’école de 2013, au point 12 : « aucun élève ne peut invoquer une conviction religieuse ou politique pour contester à un enseignant le droit de traiter une question au programme ».
[26] ibid, point 13 : « nul ne peut se prévaloir de son appartenance religieuse pour refuser de se conformer aux règles applicables dans l’École de la République ».
[27] Cour EDH, Vartic c. Roumanie (n°2) du 17 décembre 2013, n° 14150/08 et Cour EDH, Erlich et Kastro c. Roumanie du 9 juin 2020, n° 237335/16 et 23740/16.
[28] Ce règlement a été annexé à l’article R57-6-18 du code de procédure pénale par un décret du 30 avril 2013.
[29] Xavier Bioy, « Dans toute la mesure du possible… À propos de l’alimentation halal en détention », AJDA, 2016, p. 1131.
[30] CE, 12 février 1997, n°125893, Melle Henny (le refus doit être motivé par les nécessités du fonctionnement normal du service).
[31] CE, 14 avril 1995, n°125148, Consistoire central des israëlites de France (le refus doit être motivé par une incompatibilité de l’absence avec l’accomplissement des tâches inhérentes aux études, ou par des raisons liées au respect de l’ordre public dans l’établissement).
[32] CE 10 février 2016, n° 385929, Khadar (l’obligation de servir aux détenus une alimentation respectant leurs convictions religieuses s’entend dans les limites des contraintes matérielles et budgétaires qui pèsent sur l’établissement).
[33] supra note 9.
[34] Ord. du 21 juin 2022 citée supra note 14.
[35] Le hijab de bain peut être remplacé par une cagoule. Pour une présentation des différents modèles de burkini, on peut visiter le site https://www.commentshabiller.fr/basiques/comment-bien-choisir-son-burkini/
[36] « En dérogeant à la règle générale d’obligation de porter des tenues ajustées près du corps pour permettre à certains usagers de s’affranchir de cette règle dans un but religieux, […] les auteurs de la délibération litigieuse ont gravement porté atteinte au principe de neutralité du service public » (TA Grenoble, ord., 25 mai 2022, n° 2203163, Préfet de l’Isère, pt 6).
[37] Gérard Bouchard et Charles Taylor, préc.