La reconfiguration de l’office du juge de la conventionnalité de la loi
Décidément, « on nous change notre [contrôle de conventionnalité] » ((Pour reprendre la célèbre expression d’Hauriou, « On nous change notre Etat » (note sur T. confl. 9 déc. 1899, Association syndicale de canal de Gignac, S. 1900. III. 49)).
Les juridictions judiciaires et administratives ont donné une seconde naissance à la jurisprudence « Jacques Vabre-Nicolo », grâce au dédoublement du contrôle de conventionnalité de la loi fondé sur l’article 55 de la Constitution. Au contrôle classique de conventionnalité in abstracto, qui consiste à apprécier la loi en elle-même, de manière générale et en dehors des considérations de l’espèce, s’est ajouté depuis quelques années un contrôle in concreto centré sur le contrôle de la conventionnalité de l’application particulière de la loi dans les circonstances de l’espèce.
D’abord consacrée par la Cour de cassation dans le célèbre arrêt du 8 décembre 2013, cette nouvelle forme du contrôle de conventionnalité a été systématisée par le Conseil d’Etat dans la décision Gonzalez Gomez du 31 mai 2016. L’apport de cette mutation de l’office du juge de la conventionnalité des lois est sujet à controverse : véritable « révolution tranquille » ((Ph. Jestaz, J.-P. Marguénaud et Chr. Jamin, « Révolution tranquille à la Cour de cassation », Dalloz, 2014, p. 2061)), pour certains, « rien de nouveau » ((M. Guyomar, « Contrôle in concreto : beaucoup de bruit pour rien de nouveau », Mélanges en l’honneur du Professeur Frédéric Sudre. Les droits de l’homme à la croisée des droits)), pour d’autres, notamment en ce qui concerne le juge administratif davantage familier d’un contrôle de conventionalité mixte, hybride, mêlant contrôle concret et contrôle abstrait. Devant le Conseil d’Etat, les suites de la jurisprudence Gonzalez Gomez sont pour l’instant discrètes, et même en retrait à la lecture de la décision Molénat du 27 décembre 2017 ((Voy. X. Dupré de Boulois, « Contrôle de conventionnalité in concreto : à quoi joue le Conseil d’Etat ? (CE, 28 déc. 2017, Molénat) », RDLF 2018 chron. n°4)), qui juge inopérant le contrôle concret au regard des motifs d’intérêt général à l’appui de la loi.
Que le changement soit important ou minime, il déclencha une déferlante doctrinale impressionnante tantôt critique et pessimiste, tantôt approbatrice et emplie d’espoir, alimentée elle-même par le lien entre le (nouveau) contrôle concret de conventionnalité et le contrôle de proportionnalité en matière de droits fondamentaux incitant le juge du droit à aborder davantage des questions de fait. Pour justifier ce nouvel office du juge, l’influence grandissante de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme a souvent été avancée. Aussi, doit-on constater que loin de tomber en désuétude avec l’irruption de la QPC, le contrôle de conventionnalité a été revitalisé, le juge ordinaire ayant « approfondi[t] sa réflexion sur (sa) nature exacte et (sa) valeur ajoutée » ((J. Lessi, L. Dutheilet de Lamothe, « Cinq ans de QPC devant le juge administratif : retour d’expérience », AJDA, 2015, p. 761)). La concrétisation de leur office par les juges de la loi tend ainsi à légitimer leur intervention, même dans l’hypothèse où le Conseil constitutionnel aurait déjà déclaré une disposition législative conforme à la Constitution. Avec le contrôle concret de conventionnalité des lois, le marché des droits et libertés fondamentaux s’est donc enrichi d’une offre contentieuses stimulante et complémentaire. D’un point de vue subjectif prenant comme point de départ le niveau d’effectivité des droits et libertés des individus, on ne peut que saluer la concrétisation du contrôle de conventionalité.
Il n’empêche, la généralisation de cette nouvelle modalité du contrôle de conventionnalité suscite de nombreuses interrogations. Assiste-t-on à « retour en grâce du jugement selon l’équité »? Le jugement de la loi en France s’inscrit-il désormais dans une logique empirique et casuistique ? Le contrôle concret est-t-il vraiment dicté par la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme ou le juge interne s’est-il montré ici « Plus royaliste que le Roi » ? Comment les juridictions suprêmes envisagent l’exercice du contrôle concret de conventionnalité, notamment au regard des rapports avec le Parlement dont la loi peut être remise en cause au motif que son application porterait en l’espèce une atteinte disproportionnée aux droits et libertés ? Rencontre-t-on une tendance comparable à la concrétisation dans le cadre de l’ordre juridique de l’Union européenne considéré comme « objectif » par nature ? Quelles sont les conséquences d’un tel changement sur un plan institutionnel intégrant l’ensemble des juges de la loi ?
La reconfiguration de l’office du juge de la conventionnalité de la loi concentre ainsi toute une série de problématiques contentieuses, institutionnelles et théoriques, dont l’actualité est sans cesse renouvelée, au regard notamment de l’entrée en vigueur imminente du Protocole 16 à la CEDH prévoyant la possibilité pour les juridictions suprêmes des Etats d’adresser des demandes d’avis à la Cour européenne des droits de l’homme.
L’ensemble de ces questions seront examinées dans ce dossier à travers une approche pluridisciplinaire, grâce à la contribution d’enseignants-chercheurs de droit public (Mustapha Afroukh, Maître de conférences en droit public à l’Université de Montpellier, Membre de l’IDEDH EA 976 ; Julien Bonnet, Professeur de droit public à l’Université de Montpellier, Membre du CERCOP EA 2037 ; Nicolas Gabayet, Professeur de droit public à l’Université des Antilles, Membre du LC2S (Laboratoire caribéen de sciences sociales – UMR 8053) et associé au Centre de droit public comparé de l’Université Paris 2 (EA 7320) ; Alice Lassale, Équipe de Droit public de Lyon – Lyon III, CERCRID-UMR 51-37, Université Jean-Monnet Saint-Étienne), de droit privé (Jean-Pierre Marguénaud, Professeur de droit privé à l’Université de Limoges, Membre de l’IDEDH EA 3976), d’un membre du Conseil d’Etat (Mattias Guyomar, Conseiller d’État, Professeur associé à l’Université Paris 2 Panthéon-Assas),et d’un collègue référendaire à la Cour de justice de l’Union européenne (Laurent Coutron, Professeur de droit public à l’Université de Montpellier, Membre du CREAM EA 2038).
Julien Bonnet et Mustapha Afroukh
Contributions :
A. Lassale, » Le contrôle in concreto est-il un jugement en équité ?« , RDLF 2018 chron. n°18
J.-P. Margénaud, « L’exercice par la Cour de cassation d’un contrôle concret de conventionnalité », RDLF 2018 chron. n°25
L. Coutron, « Contrôle abstrait / contrôle concret : l’impossible systématisation de la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne relative au contrôle des actes des États membres« , RDLF 2019, chron. n°03
M. Afroukh, « Le contrôle de conventionnalité in concreto est-il vraiment « dicté » par la Convention européenne des droits de l’homme ?« , RDLF 2019 chron. n°04
C. Roulhac, « Le contrôle de conventionnalité in concreto de la loi : nouvelles applications, nouvelles interrogations (CE, 17 avr. 2019, n°420468 et 420469) », RDLF 2019 chron. n°51