Lutte contre le terrorisme et droits fondamentaux
L’État de droit est parfois soumis à rude épreuve. Dans de magistrales conclusions prononcées sous l’arrêt Kadi rendu par la Grande Chambre de la Cour de justice de l’Union européenne, l’avocat général M. Poires Maduro soulignait, en des termes très limpides, qu’en « matière de sécurité publique notamment, le processus politique risque d’être trop réactif face à l’urgence des préoccupations populaires, amenant les autorités à dissiper les craintes du plus grand nombre au détriment des droits de quelques‑uns. C’est précisément là où les juridictions doivent intervenir, afin de veiller à ce que les nécessités politiques d’aujourd’hui ne deviennent pas les réalités juridiques de demain. Leur responsabilité est de garantir que ce qui peut être opportun d’un point de vue politique à un moment donné est également conforme à la prééminence du droit, sans quoi aucune société démocratique ne peut, à long terme, prospérer véritablement » (CJCE, 3 septembre 2008, Kadi, Al Barakaat Foundation c. Commission et Conseil de l’Union européenne, aff. jointes, C-402/05 et C-415/05, Rec. 2008 I-06351).
Au lendemain des attentats terroristes de Paris et des dérives de certains discours politiques, cette mise en garde paraît particulièrement bienvenue. En effet, il est navrant de constater que beaucoup considèrent encore le juge, en particulier la juridiction européenne des droits de l’homme, comme une contrainte, un obstacle dans la lutte contre le terrorisme, n’hésitant pas à formuler des propositions insensées d’un point de vue juridique : menace d’un retrait de la Convention, suspension du droit de recours individuel,… En somme, la réponse au terrorisme devrait pouvoir s’accommoder d’un recul de la règle de droit et des libertés publiques au nom de considérations sécuritaires. On conviendra que l’affirmation selon laquelle « ce serait plutôt dans la réponse au terrorisme que dans le terrorisme lui-même que situerait véritablement la menace pour la démocratie » (G. Soulier, « Lutte contre le terrorisme et droits de l’homme. De la Convention à la Cour européenne des droits de l’homme », RSCrim., 1987, p. 663) contient ici une part de vérité. Toute aussi problématique est la proposition visant à utiliser la clause de dérogation de l’article 15 de la Convention qui est évoquée sans dire un mot des nombreuses conditions encadrant son utilisation. C’est oublier également que la plupart des droits garantis par la Convention peuvent être restreints, a fortiori dans un contexte de lutte contre le terrorisme et qu’en pareille circonstance le juge européen contrôle le degré de l’atteinte aux libertés. Ainsi, la Cour a-t-elle indiqué que les États pouvaient légitimement agir pour combattre ces menaces mais qu’ils « ne sauraient prendre, au nom de la lutte contre (…) le terrorisme, n’importe quelle mesure jugée par eux appropriée » (CourEDH, 6 septembre 1978, Klass et autres c. Allemagne, § 49, A/28).
S’il est légitime dans une société démocratique que la question de la réponse au terrorisme puisse être largement débattue et discutée, on avoue être choqué par cette réactivité excessive du processus politique focalisée sur la « culpabilité européenne » pour mieux « garder dans l’ombre les défaillances nationales ». La volonté exprimée par certains dirigeants d’adopter un « Patriot Act » à la française confirme un certain mépris pour les libertés, surtout lorsqu’on s’intéresse au contenu de cette législation liberticide aux États-Unis. Dans ce domaine aussi, l’arsenal législatif évolue au gré des surenchères, « la technique de l’accumulation fébrile des textes restreignant les libertés est (…) devenue un cas de figure habituel » pour paraphraser le Professeur Patrick Wachsmann (« Nouvelles techniques permettant des restrictions aux libertés publiques ou de la protection des libertés dans la société du spectacle », Jus politicum, 2010).
Ce sont ces dérives qui nous ont conduit à proposer à la Revue des Droits et Libertés Fondamentaux la parution d’un dossier sur la lutte contre le terrorisme et les droits fondamentaux. Il nous est apparu important de ramener le débat sur le terrain juridique en étudiant notamment comment l’opposition entre liberté et sécurité – qui est finalement la question centrale ici – est appréhendée par le droit. Dans quelle mesure peut-on parler de législation(s) d’exception(s) ? Le contexte de la lutte contre le terrorisme conduit-il les juges à moduler leur contrôle ? Si oui, en fonction de quels critères ? Les réponses adoptées par les États sont-elles si différentes ? Autant de questions qui seront examinées à travers une approche pluridisciplinaire puisque contribuent à ce dossier des enseignants-chercheurs de droit public, de droit privé et un philosophe.
Seront progressivement publiées les contributions suivantes (les titres seront précisés ultérieurement et mis à jour dans ce document) :
- Garanties du procès équitable et lutte contre le terrorisme, Laure Milano, Professeur à l’Université d’Avignon et des pays du Vaucluse
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Approche philosophique, Michel Terestchenko, Maître de conférences à l’Université de Reims.
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La lutte contre terrorisme dans la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne, Henri Labayle, Professeur à l’Université de Pau, directeur du CDRE (EA 3004).
Mustapha Afroukh,
Maître de conférences à l’Université de Montpellier (IDEDH – EA 3976)