La lutte contre le terrorisme en droit constitutionnel étranger : vers un nouvel équilibre entre sécurité et libertés ?
La violence des attaques terroristes de janvier 2015 ont conduit des hommes et femmes politiques français à appeler à l’adoption de mesures de lutte contre le terrorisme comparables à celles adoptées à l’étranger, notamment aux États-Unis. S’agit-il pour autant de modèles à suivre ? L’étude du droit américain, canadien, britannique et allemand nous enseigne beaucoup sur l’attitude de ces démocraties face au défi terroriste. Celles-ci ont accepté des atteintes profondes et durables aux droits fondamentaux. Certes des remparts, notamment juridictionnels, ce sont dressés face à ces violations, mais ceux-ci demeurent encore faibles. Loin d’avoir pu concilier libertés et sécurité, les démocraties occidentales ont au contraire donné naissance à une nouvelle balance entre libertés et sécurité.
Carolina Cerda-Guzman est Maître de conférences en droit public à l’Université Paul-Valéry Montpellier, C.E.R.C.C.L.E.
« Je suis Charlie Hebdo ». Ce slogan fut le plus repris lors des marches citoyennes organisées le dimanche 11 janvier 2015 dans plusieurs villes de France. Ce même jour, Valérie Pécresse affirmait sur les ondes d’Europe 1 qu’« il faudra bien entendu un Patriot Act à la française. Il faut une réponse ferme et globale ». L’adoption en France d’un texte réputé pour son caractère liberticide et voté dans la précipitation (Le USA PATRIOT Act fut adopté le 26 octobre 2001. P.L. 107-56, 115 Stat. 272 (2001).) est-elle la réponse adaptée au terrorisme au moment même où des millions de personnes défilent dans les rues pour affirmer leur attachement à la liberté d’expression ? La crainte d’un nouvel attentat terroriste doit-elle inciter les pouvoirs publics français à s’inspirer des exemples étrangers, et notamment de l’exemple américain ? Certes, la précision « à la française » laisse entendre une forme d’adaptation de ce texte. Néanmoins, avant d’opérer une telle adaptation, il convient de connaître avec précision le contenu de l’USA PATRIOT Act (Il convient en réalité de dire le titre entier de la loi, car il s’agit d’un acronyme. USA PATRIOT Act signifie Uniting and Strenthening America by Provinding Appropriate Tools Required to Intercept and Obstruct Terrorism Act ; ce qui peut être traduit comme « Loi pour unir et renforcer l’Amérique en fournissant des outils appropriés afin d’intercepter et contrer le terrorisme ». Cette précision est nécessaire car quelques jours plus tard, le 20 janvier 2005, V. Pécresse a affirmé que si elle a évoqué un « Patriot Act à la française», c’est « parce que le mot « patriotisme » ne (lui) fait pas peur ». Or ce n’est pas ce que signifie « PATRIOT ».), ainsi que les autres solutions adoptées à l’étranger et d’en faire un état des lieux.
Cette tâche apparaît comme un défi immense, tant sont intervenus, depuis le 11 septembre 2001, de nombreux lois et décrets visant à lutter contre le terrorisme. Pour circonscrire l’étude, il apparaît ainsi indispensable de limiter le nombre d’Etats étudiés. Les Etats-Unis seront bien évidemment les premiers et les plus abondamment évoqués, ne serait-ce que par la référence incessante à l’USA PATRIOT Act. L’étude inclura en outre le Canada, qui lui aussi fut récemment touché par des attaques qualifiées de terroristes (La fusillade d’Ottawa du 22 octobre 2014 fit deux morts.). Le cas du Canada s’avère d’autant plus pertinent qu’actuellement est en discussion devant le Parlement canadien une nouvelle réforme – la plus importante depuis une décennie – du dispositif législatif de lutte contre le terrorisme. Le projet de loi, dénommé « Bill C-51 », a pour ambition de compléter le dispositif législatif adopté suite au 11 septembre 2001 (FORCESE (C.) et ROACH (K.), « Canada’s Antiterror Gamble », The New York Times, 11 mars 2015, http://www.nytimes.com/2015/03/12/opinion/canadas-antiterror-gamble.html?smid=nytcore-ipad-share&smprod=nytcore-ipad&_r=0). Enfin, pour revenir sur le continent européen, seront étudiés les exemples britanniques et allemands, qui constituent également des points de comparaison pertinents du fait de leur passé plus ancien de lutte contre le terrorisme et de leur soumission à la Convention européenne des droits de l’Homme.
Malgré cette limitation du champ d’étude à quatre Etats, l’étude reste ambitieuse, dans la mesure où la lutte contre le terrorisme concerne différentes branches juridiques : droit international, droit pénal, droit civil ou droit administratif. Le choix sera fait ici de limiter le domaine d’étude au champ constitutionnel. Le traitement de la lutte contre le terrorisme par le prisme du droit constitutionnel n’est certes pas une évidence ; la thématique de la lutte contre le terrorisme ayant été longtemps réservée aux seuls pénalistes. De fait, le terme « terrorisme » n’est que faiblement présent dans les Constitutions (Pour plus de détails sur la « constitutionnalisation textuelle » du terrorisme, voir : CERDA-GUZMAN (C.), « La Constitution : une arme efficace dans le cadre de la lutte contre le terrorisme ? », R.F.D.C., n°73, 2008, pp. 41-63, spéc. pp. 45-46.). Il est possible de citer la Constitution portugaise (Le terme terrorisme est apparu suite à la révision constitutionnelle du 12 décembre 2001. Loi constitutionnelle n°1/2001 du 12 décembre 2001. Cf. PEREIRA (R.), « Portugal – Table ronde : lutte contre le terrorisme et protection des droits fondamentaux », A.I.J.C., XVIII, 2002, pp. 305-318.), la Constitution chilienne et son article 9, la Constitution péruvienne (Articles 37 et 140), la Constitution espagnole (Article 55-2) et la Loi fondamentale allemande (Article 73. 9a). Mais ce cas de figure demeure rare.
Pour autant, le droit constitutionnel demeure un angle d’étude pertinent dans la mesure où le terrorisme est en lui-même une idéologie qui se veut opposée à la notion d’Etat, qui est au cœur du droit constitutionnel. Non seulement le crime terroriste est un acte inconstitutionnel – c’est-à-dire contraire au texte constitutionnel – mais anti-constitutionnel – c’est-à-dire contraire à l’idée même de Constitution –, dans la mesure où il remet en cause l’ordre établi (ASCENSIO (H.), « Terrorisme et juridictions internationales », in Les nouvelles menaces contre la paix et la sécurité internationales. Journée franco-allemande de la Société française pour le droit international, Ed. A. Pédone, Paris, 2004, p. 272.). Du fait de ce caractère anti-constitutionnel, la lutte contre le terrorisme soulève des enjeux cruciaux en droit constitutionnel, puisque cette politique est amenée à revenir au cœur du pacte social pour réaffirmer ou réévaluer la balance entre sécurité et libertés. Ces libertés confiées à l’Etat-Léviathan, en échange de la garantie de la sécurité, sont d’après Hobbes au cœur du contrat social, et ont été placées au fondement des Constitutions démocratiques et libérales. La doctrine constitutionnaliste a donc pour mission d’analyser les mesures de lutte contre le terrorisme au regard de cette balance et d’étudier les limitations apportées aux libertés pour lutter contre ce type de crimes visant à annihiler les Constitutions.
La globalisation des actes terroristes, notamment depuis 2001, offre par ailleurs un champ d’étude fertile à la comparaison des droits constitutionnels. Dans la mesure où les Etats sont confrontés aux mêmes problèmes, la question se pose alors de savoir s’ils proposent des solutions identiques.
Si l’on prend l’exemple des quatre pays ici étudiés – à savoir les Etats-Unis, le Canada, la Grande-Bretagne et l’Allemagne – force est de constater qu’il n’existe pas de réponse standard au terrorisme. Chaque Etat a proposé différentes solutions, aussi bien dans la détermination du crime terroriste – certains Etats insistant sur l’idéologie politique ou religieuse de cet acte criminel, et d’autres restant plus vagues et se limitant à indiquer que ces crimes visent à répandre la terreur –, que dans les techniques de prévention de l’acte terroriste – certains Etats prévoient l’interdiction du retour sur le territoire national des nationaux partis pour le djihad, d’autres non.
Malgré cette diversité des réponses, il est cependant possible d’identifier des lignes de convergence.
Ces similitudes sont telles qu’elles nous conduisent à nous interroger sur la formation d’un nouvel équilibre entre sécurité et libertés. Cet équilibre avait déjà été théorisé, notamment par Thomas Hobbes et John Locke. Thomas Hobbes estimait que l’Etat-Léviathan reposait sur un échange : les hommes avaient confiés leurs libertés à l’Etat pour s’assurer de leur sécurité. L’exercice des libertés devait alors être conditionné par la recherche de la sécurité. John Locke, quant à lui, estimait que le pacte social qui forme l’Etat est continu et qu’il ne se perpétue que si la sécurité et les libertés sont constamment préservées. A l’examen des réactions des Etats démocratiques, il semblerait qu’il faille ré-envisager ces rapports : sans être en parfait équilibre, ni être totalement conditionnées, les libertés sont sacrifiées au nom de la lutte contre le terrorisme, mais de manière très inégale et diffuse.
En effet, nous verrons dans une première partie que dans ces quatre Etats la lutte contre le terrorisme conduit inévitablement à une atteinte aux droits et libertés fondamentaux, pourtant au cœur du pacte constitutionnel. Ces limites apportées aux libertés sont particulièrement graves, comme en atteste le recours à la torture, et plus inquiétant encore, elles sont persistantes. Alors que beaucoup de ces législations se présentaient comme des législations temporaires, le maintien d’une menace élevée d’attaques terroristes a conduit les gouvernements à pérenniser ces dispositifs particulièrement liberticides. La balance entre sécurité et libertés semble donc pencher actuellement en faveur de la sécurité. Mais l’équilibre peut-il être restauré ? Nous verrons alors dans une seconde partie que la lutte contre le terrorisme a conduit de manière quasi imperceptible à une évolution dans la protection des droits et libertés fondamentaux. Face aux atteintes aux droits fondamentaux, des gardiens se sont dressés pour empêcher les dérives sécuritaires de la lutte contre le terrorisme. Si les gardiens classiques, que sont les juridictions constitutionnelles, ont tenu à rappeler que les droits fondamentaux devaient demeurer au cœur du pacte constitutionnel, leur vigilance a surtout permis de préserver certains droits plutôt que d’autres. Ainsi, les droits procéduraux ont semble-t-il été placés au sommet des catalogues des droits fondamentaux, transformant ainsi l’équation entre sécurité et liberté. Mais plus encore, au regard de la pratique actuelle de la lutte contre le terrorisme, on constate que les gardiens juridictionnels ont été dépassés dans leur efficacité par de nouveaux gardiens. Ces nouveaux gardiens, qui s’appuient à la fois sur la difficulté pour les Etats de maîtriser le fonctionnement d’Internet et sur l’obligation de transparence, parviennent à contraindre les pouvoirs exécutifs à révéler certaines de leurs pratiques et à contraindre les juges à accentuer leur contrôle. Ce dessine alors une nouvelle balance ; une balance qu’il convient d’analyser sous tous ses aspects avant de procéder à toute adoption d’une nouvelle législation anti-terroriste.
I. Une lutte globalement menée au détriment des droits et libertés fondamentaux
La lutte contre le terrorisme impacte nécessairement les libertés, puisque toute mesure de police, qu’elle soit judiciaire ou administrative, induit une restriction des libertés. Toutefois, la lutte contre le terrorisme se distingue des mesures policières classiques du fait de sa gravité et de sa permanence.
En effet, habituellement les mesures de police peuvent conduire à une restriction des droits et libertés mais cette restriction se doit d’être proportionnelle et mesurée dans une société démocratique. Or, dans le cadre de lutte contre le terrorisme, les mesures mises en place ne reposent pas sur une logique de proportionnalité mais sur une logique de pure prévention, conduisant ainsi à porter gravement atteinte aux droits fondamentaux, dont certains comme l’interdiction de la torture, semblaient pourtant pratiquement intangibles (A). En outre, la politique de lutte contre le terrorisme mise en place par les sociétés démocratiques se caractérise par sa permanence. Si les Etats sont en droit de mettre en place des mesures drastiques de police afin de protéger la sécurité de la Nation, ces mesures doivent, dans une société démocratique, être temporaires ou exceptionnelles. Pourtant, les dispositifs actuels de lutte contre le terrorisme ne se présentent pas comme temporaires, mais tendent au contraire à normaliser l’exception (B).
A. La gravité des atteintes portées aux droits et libertés fondamentaux
« Les démocraties résistent (…) plus ou moins difficilement à la tentation de franchir les bornes qu’elles se sont fixées pour ne pas céder sur l’essentiel des valeurs qui les fondent. En Europe, cette érosion est parfois difficile à lire, tant elle est insidieuse. Aux Etats-Unis, en revanche, le franchissement de ces bornes a été manifeste » (BOURDON (W.), « Les camps de détention illégaux : le cas Guantánamo », in BIGO (D.) et al., Au nom du 11 septembre …, La Découverte, Cahiers libres, Paris, 2008, p. 76.). Comme le souligne ici William Bourdon, l’une des caractéristiques de la lutte anti-terroriste, notamment aux Etats-Unis, est son impact sur les droits fondamentaux. Dans les quatre pays étudiés, mais il est vrai plus particulièrement aux Etats-Unis, la lutte contre le terrorisme a conduit d’une part à violer des droits fondamentaux qui jusqu’alors étaient considérés comme particulièrement protégés, et tout particulièrement l’interdiction du recours à la torture (1), et, d’autre part, de manière tout aussi étonnante, à l’élaboration d’argumentaires visant à justifier juridiquement ces violations, donnant ainsi corps à un droit dérogatoire des libertés (2).
1/ La violation de droits et libertés fondamentaux bénéficiant traditionnellement d’une protection élevée
Aucune liberté n’est exercée de manière totale ou entière dans une société démocratique. Ainsi, le fait que la lutte contre le terrorisme conduise à atténuer l’exercice de certaines de nos libertés n’est pas en soi un phénomène d’une grande singularité. Les dispositifs législatifs ou réglementaires en droit étranger attestent de la multiplication de ces restrictions aux droits et libertés comme la liberté d’expression, le droit de propriété ou le droit à une vie privée et familiale. Toutefois, la lutte contre le terrorisme se distingue de l’ensemble des mesures de police par les atteintes qu’elle a engendrées à des droits et libertés qui habituellement bénéficient d’une protection textuelle et juridictionnelle forte, et à commencer par la première d’entre elles : l’interdiction du recours à la torture.
Les Etats-Unis constituent à cet égard l’exemple le plus emblématique. Le recours à la torture débuta en 2002, à Guantanamo (Pour une description des différents camps créés à Guantanamo, voir : BOURDON (W.), art. préc., pp. 76-89.), puis se poursuivit à Abou Ghraib (En ce qui concerne les actes de torture commis à Abou Ghraib, voir le rapport du général Taguba de 2004, et voir le dossier publié par Le Monde les 9 et 10 mai 2004. http://medias.lemonde.fr/medias/pdf_obj/sup_torture_040508.pdf.) – prison américaine située en Irak – et dans d’autres sites gérés par des agents américains. Dans ces lieux furent notamment pratiqués sur les détenus des privations sensorielles (JABRI (V.), « La torture, une politique de guerre », in BIGO (D.) et al., Au nom du 11 septembre …, La Découverte, Cahiers libres, Paris, 2008, p. 70.), des punitions collectives (Idem.), des abus sexuels (Ibidem, p. 73. Voir également : BOURKE (J.), « Torture as pornography », The Guardian, 7 mai 2004.) – surtout commis par des femmes sur des hommes à Abou Ghraib –, le waterboarding, des privations de sommeil, et des agressions physiques.
L’interdiction de la torture est pourtant considérée comme un droit de l’Homme quasi intangible, liée au principe de dignité de la personne humaine. Cette interdiction découle en droit constitutionnel américain du 5ème et du 8ème amendements de la Constitution (Voir notamment l’opinion concurrente du juge Brennan dans l’affaire « Furman v. Georgia », 408 U.S. 238 (1972), du 29 juin 1972 : https://supreme.justia.com/cases/federal/us/408/238/case.html). Sur le plan du droit international cette interdiction se retrouve dans de nombreuses déclarations des droits et elle a été notamment consacrée par la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants du 10 décembre 1984 adoptée par les Nations Unies. Les Etats-Unis sont une partie contractante de cette convention, qu’ils signèrent en 1988 et ratifièrent en 1994. Cette Convention précise que cette interdiction vaut en temps de guerre ou en temps d’état d’exception (article 2 de la Convention), attestant ainsi de son intangibilité.
Toutefois, en dépit de cette solide reconnaissance juridique, l’Exécutif américain a ouvertement validé le recours à la torture comme technique d’interrogation des présumés terroristes. Cette volonté fut telle que le 7 mars 2008, George W. Bush opposa son veto à une loi, adoptée par le Congrès, interdisant l’usage de méthodes « poussées d’interrogatoire des « combattants ennemis illégaux » », dont le waterboarding (BOURDON (W.), art. préc., p. 89.). Ces pratiques furent a priori abandonnées suite au décret adopté par Barack Obama, en janvier 2009. Cependant, cette interdiction formelle n’a qu’une faible valeur juridique, ce qui n’interdit pas un Président d’y avoir recours dans le futur. Le 5 janvier 2015, une sénatrice démocrate, Dianne Feinstein a déposé une proposition de loi visant à interdire à la Central Intelligence Agency (C.I.A.) le recours à la torture, ce qui permettrait de limiter le pouvoir exécutif. Néanmoins, cette proposition n’a pas encore été adoptée.
Si les Etats-Unis constituent un exemple emblématique et extrême, ils ne furent pas les seuls à enfreindre cette interdiction. Des Etats européens furent directement associés à ces violations. Dès juin 2006, Dick Marty remit un rapport à l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, dans lequel il atteste que l’Allemagne et le Royaume-Uni ont collaboré de manière directe ou indirecte avec les Etats-Unis dans la mise en œuvre de leur politique de « restitutions extraordinaires ». Cette expression renvoie au fait de capturer un individu et à le détenir dans un lieu tenu secret pour l’interroger. Lors de ces interrogatoires, le recours à la torture fut fréquent. L’Allemagne et le Royaume-Uni, qui sont pourtant eux aussi liés par la Convention des Nations Unies de 1984 et par la Convention européenne des droits de l’Homme, ont notamment fourni des informations aux agents du renseignement américain ou ont autorisé le survol de leur espace aérien d’avions transportant des personnes dans le cadre de « restitutions extraordinaires » (Pour plus de détails sur l’étendue de la collaboration de ces trois pays et d’autres pays, voir également le rapport « Globalizing Torture » de l’Open Society Justice Initiative de 2012 : http://www.opensocietyfoundations.org/sites/default/files/globalizing-torture-20120205.pdf.).
Outre le recours à la torture, la politique de lutte contre le terrorisme menée par les grandes démocraties occidentales se distingue par l’atteinte qu’elle porte aux droits de la défense, qui bénéficient également d’une forte protection textuelle et juridictionnelle. Une fois encore, la politique de lutte contre le terrorisme menée par les Etats-Unis apparaît comme la plus attentatoire. Comme le relate l’avocat William Bourdon, à Guantanamo, « l’exercice des droits de la défense n’existe que dans une portion congrue et sous contrôle. Les notes prises par les avocats sont saisies et placées dans des enveloppes scellées. C’est le ministère de la Justice qui décide de leur classification « secret défense » ou non » (BOURDON (W.), art. préc., p. 86.). De même, « entre 2002 et l’automne 2006, pour gagner en crédibilité des interrogateurs de l’armée se sont fait passer auprès des détenus pour des avocats … Ensuite, quand les premiers avocats sont arrivés à l’automne 2006, ils ont, par ces mêmes interrogateurs, été stigmatisés comme juifs ou homosexuels » (Idem.). De manière générale, les Etats-Unis ont développé un arsenal législatif et réglementaire visant à vider de leur contenu les droits de la défense des présumés terroristes, comme en attestent les textes adoptés pour encadrer l’accès au juge des détenus à Guantanamo. De 2002 à 2004, les détenus n’avaient pas d’accès à un juge et étaient donc dans l’impossibilité de se défendre. Puis à partir de 2004, notamment suite aux Military orders adoptés par le président George W. Bush, le statut de combattants illégaux de ces détenus était soumis à des tribunaux militaires – sans que ces détenus puissent toutefois contester leurs conditions de détention devant ces juges. Bien que la Cour Suprême des Etats-Unis soit parvenue, à travers ses décisions, à limiter l’impact de ces textes, il n’en demeure pas moins, qu’il s’agit là de textes violant directement les 5ème et 6ème amendements de la Constitution américaine.
Cette même violation des droits de la défense se retrouve dans l’arsenal législatif britannique. L’Antiterrorism, Crime and Security Act de 2001 a rendu possible la détention illimitée et sans procès d’étrangers considérés comme représentant une menace (DAVID (L.), « Le 11 septembre, la « guerre au terrorisme » et la surveillance généralisée », in BIGO (D.) et al., Au nom du 11 septembre …, La Découverte, Cahiers libres, Paris, 2008, p. 113.). Les décisions de détention pouvaient faire l’objet d’un appel devant une commission ad hoc créée à cet effet, la Special Immigration Appeals Commission. Toutefois, celle-ci s’appuyait sur des rapports confidentiels des services secrets non communiqués aux parties et n’acceptait les appels que pour des questions de procédure (MACCANICO (Y.), « Urgence et exception : l’extension des politiques antiterroristes au Royaume-Uni », in BIGO (D.) et al., Au nom du 11 septembre …, La Découverte, Cahiers libres, Paris, 2008, p. 199.). De fait, en 2001, dix-sept personnes de confession musulmane ont été enfermées dans la prison de haute sécurité de Belmarsh, pendant plus de trois ans pour certaines, sans qu’aucune charge ne soit retenue contre elles. Ces personnes auraient pu y demeurer pour une durée illimitée si la Chambre des Lords n’avait pas fini par déclarer cette mesure illégale, comme il sera vu dans la seconde partie de cette étude (Idem.). Alors que l’histoire constitutionnelle de la Grande-Bretagne se distingue par l’importance des droits d’accès au juge, comme en atteste la consécration de l’habeas Corpus, cet Etat a décidé de poursuivre dans cette démarche de limitation des droits de la défense dans le cadre de la lutte contre le terrorisme. En 2005, le gouvernement britannique a fait adopter une nouvelle loi, la Prevention of Security Act (PAYE (J.-C.), « The Prevention Security Act britannique du 11 mars 2003 », Revue Trimestrielle des Droits de l’Homme, n°63, 1er juillet 2005, pp. 635-647.), permettant d’émettre des control orders restreignant drastiquement les droits des personnes pouvant être « raisonnablement suspectées » d’être des terroristes (DAVID (L.), art. préc., p. 114.) pour une période de douze mois, renouvelable « une ou plusieurs fois ». Ces control orders permettent d’imposer aux individus une série de contrôles, allant du port d’un bracelet électronique à des restrictions en terme de travail ou d’activité, en passant par l’assignation à résidence, l’interdiction d’utiliser internet, l’autorisation préalable pour les visites amicales ou des restrictions à la circulation dans une ville ou une zone. Les soupçons proviennent de renseignements obtenus par le Security Service, qui n’a pas à justifier ses sources. Il est vrai toutefois que les décisions de control order sont prononcées par un magistrat, mais en cas de violation de l’une de ces interdictions par la personne concernée, la révocation du control order peut conduire à un emprisonnement allant jusqu’à cinq ans, sans procès (MACCANICO (Y.), art. préc., p. 200.). Enfin, il est possible de donner un autre exemple de ces atteintes au droit à un procès et aux droits de la défense dans la législation britannique : la durée de détention préalable à la mise en examen d’un suspect terroriste. En 2000, ce délai était de sept jours ; en 2004, le délai passe à quatorze jours ; puis, suite au vote du Terrorism Act, il est passé à vingt-huit jours (Ibid., p. 201.).
La lutte contre le terrorisme a également conduit les Etats démocratiques à fortement réduire la portée de la liberté de circulation. Une des expressions les plus connues est le recours par l’administration américaine de la sécurité des transports – American Transportation Security Administration – d’une « no-fly list ». Cette liste, utilisée depuis 2001, permet d’interdire l’accès à un avion en direction des Etats-Unis de personnes supposément liées à des activités terroristes. Toutefois, les éléments permettant d’inscrire le nom de personnes sur cette liste sont très divers et il est impossible de connaître à l’avance si l’on est ou non présent sur cette liste.
Cette pratique se retrouve par exemple au Canada, qui a, à son tour, adopté en 2007, la specified persons list (DAVID (L.), art. préc., p. 94.), mais elle s’est d’autant plus accentuée dans les Etats démocratiques suite au phénomène des nationaux ayant décidé de faire la hijra, c’est-à-dire partir de leur pays pour faire le djihad à l’étranger. Le Canada discute actuellement d’une nouvelle loi sur le terrorisme – Bill C-51. Le projet contient notamment une autorisation pour le Canadian Security Intelligence Service – C.S.I.S. –, qui est le service de renseignement intérieur canadien, de « prendre les mesures, sur et hors du territoire canadien, afin de réduire » les menaces à la sécurité nationale (FORCESE (C.) et ROACH (K.), art. préc.). Cette autorisation très vague permettra aux agents du C.S.I.S. de prendre des mesures afin de bloquer le retour des canadiens partis faire la hijra, limitant ainsi fortement leur liberté de circulation. Si cette limitation peut paraître justifiée afin de prévenir tout attentat sur le sol national, il n’en demeure pas moins qu’il s’agit d’une atteinte importante à l’égard d’une liberté qui bénéficie d’une protection textuelle forte aussi bien en droit international qu’en droit constitutionnel, surtout pour les nationaux, comme en atteste l’article 12.4 du Pacte international des droits civils et politiques de 1966 (Article 12.4 du Pacte international des droits civils et politiques : « Nul ne peut être arbitrairement privé du droit d’entrer dans son propre pays ».).
Ce type de mesure législative atteste de la prévalence du volet préventif dans la lutte contre le terrorisme : « On assiste ainsi à une dévalorisation profonde de la logique policière en tant que justice criminelle au profit de la proactivité ou de la prévention. Une prévention non pas au sens d’éliminer les facteurs structurels encourageant à la violence, mais au sens d’ »agir avant que l’autre n’agisse » » (BIGO (D.) et al., « Introduction. Les libertés sacrifiées au nom de la sécurité ? », in BIGO (D.) et al., Au nom du 11 septembre …, La Découverte, Cahiers libres, Paris, 2008, p. 6.). Cette vision a été baptisée par John Ashcroft, ancien ministre de la Justice américain, de « paradigme préventif » (Cité par BOURDON (W.), art. préc., p. 77.) et caractérise parfaitement la nature des violations faites aux droits et libertés fondamentaux. Ainsi, non seulement la lutte contre le terrorisme porte atteinte à des droits fortement protégés, mais cette atteinte s’opère souvent avant que le crime terroriste n’ait eu lieu.
Si d’un point de vue moral, cette violation peut être condamnée, du point de vue juridique, elle peut apparaître critiquable. D’autant plus que l’on voit naître dans les Etats démocratiques une volonté de justifier juridiquement ces violations, conduisant ainsi à les consolider dans la durée et à détruire juridiquement les assises sur lesquelles s’appuyaient les droits et libertés fondamentaux dans une société démocratique et libérale.
2/ La justification recherchée des violations commises
L’élément le plus frappant des politiques de lutte contre le terrorisme en droit étranger est le fait que les Etats démocratiques cherchent à « négocier » ou à trouver des fondements juridiques à l’utilisation de la torture. Alors que les Etats qui y avaient eu recours à la torture par le passé – on pense ici au Chili sous Augusto Pinochet, à l’Argentine sous Jorge Rafael Videla ou à la France en Algérie – n’avaient pas justifié légalement leurs actions, mais l’avaient simplement niée ou tue, la démocratie libérale post-2001 cherche à « légaliser » des actes considérés comme illégaux (JABRI (V.), art. préc., p. 72.).
En effet, si le recours à la torture a été établi par de nombreux rapports, il a également été démontré que ce recours ne peut s’analyser comme une simple « dérive » par des groupes d’agents de la C.I.A., mais qu’il a été entièrement validé par les plus hautes instances américaines. Ce processus de validation a été mis à jour et parfaitement attesté par le Senate Select Committee On Intelligence – S.S.C.I. Cette commission du Sénat américain a publié en décembre 2014 un rapport de plus de 800 pages dans lequel sont clairement évoqués et abondamment cités des documents internes à l’administration fédérale américaine validant juridiquement le recours à la torture (Pour le rapport, voir : http://www.intelligence.senate.gov/study2014/executive-summary.pdf. Pour une analyse du rapport, voir : COLE (D.), « “New Torture Files”: Declassified Memos Detail Roles of Bush White House and DOJ Officials Who Conspired to Approve Torture », 2 mars 2015, http://justsecurity.org/20553/new-torture-files-declassified-memos-detail-roles-bush-wh-doj-officials-conspired-approve-torture/#more-20553). On y retrouve une série de mémorandums et de communications qui attestent de multiples réunions à la Maison Blanche et au Département de la Justice lors desquelles a clairement été discuté et validé le programme de torture. Sont notamment mis en cause Jay Bybee et John Yoo, les deux avocats de l’Office of Legal Counsel, qui est un service du Département de Justice dont la fonction est d’apporter une assistance juridique au Président des Etats-Unis et à toutes les agences de l’Exécutif fédéral. Ces avocats sont ceux qui ont rédigé entre 2002 et 2007 les premiers mémorandums autorisant le programme de torture de la C.I.A en démontrant sa parfaite conformité à la loi et à la Constitution. Dans ces documents, ils affirment par exemple que le waterboarding, la privation de sommeil, le confinement dans des boîtes ressemblant à des cercueils, l’obligation de tenir une position stressante et douloureuse pendant de longues heures ou le fait de cogner des personnes contre des murs n’étaient pas de la torture, que ces actes n’étaient ni cruels, ni inhumains, ni dégradants. Par ce biais, le gouvernement Bush cherchait à donner une nouvelle définition des « traitements cruels et inhumains ». Jay Bybee a formulé, en août 2002, cette redéfinition des termes : « Certains actes peuvent être cruels, inhumains ou dégradants, mais ils ne produisent pas une douleur ou une souffrance d’une intensité suffisante pour tomber dans le cadre de l’interdiction légale de la torture. […] Nous en concluons que, pour qu’un acte soit considéré comme de la torture […], il doit infliger une peine difficile à supporter. La douleur physique considérée comme de la torture doit être équivalente en intensité à la douleur qui accompagne les blessures physiques graves, comme la défaillance d’un organe, la déficience des fonctions corporelles ou même la mort » (Cité par JABRI (V.), art. préc., p. 72.). Le but alors était clair, celui de pouvoir soutenir juridiquement qu’il n’y avait pas eu de torture à Guantanamo. Cette même volonté explique la transformation du vocabulaire. Les actes commis par les autorités américaines ne sont plus appelés torture mais des « techniques d’interrogatoire renforcées » (Ibid., p. 63.). Ce terme fut même officiellement consacré dans une loi, puisque la Military Commission Act de 2006 valide la possibilité d’utiliser ce type de techniques.
Outre cette tentative de requalification, l’administration américaine a développé d’autres arguments et d’autres moyens pour s’extraire juridiquement des obligations constitutionnelles et internationales qui interdisent le recours à la torture. Le choix même de la base de Guantanamo pour y placer les personnes capturées lors de la guerre en Afghanistan en est l’exemple concret.
Guantanamo est une base de la marine américaine située sur l’île de Cuba. Cette enclave est une concession perpétuelle, fondée sur un traité de février 1903, pour laquelle les Etats-Unis paient une somme dérisoire. Dans la mesure où il s’agit d’une concession, le traité maintient la propriété du bien à Cuba. Il ne s’agit donc pas d’un territoire américain. En s’appuyant sur cet argument, mais aussi sur une jurisprudence ancienne de la Cour suprême, l’administration Bush tentera en 2004, lors de la première audience devant la Cour suprême des Etats-Unis sur une affaire concernant un détenu à Guantanamo, de soutenir l’incompétence des tribunaux américains. En effet, en 1950, dans l’affaire Johnson v. Eisentrager (U.S.S.C., 5 juin 1950, Johnson v. Eisentrager, 339 U.S. 763 (1950). A cette époque, la Cour s’était notamment prononcée sur le cas des militaires allemands détenus par les autorités américaines au sein des prisons allemandes.), la Cour suprême avait estimé que les tribunaux américains n’étaient pas compétents pour connaître des griefs provenant d’étrangers détenus en dehors du territoire américain. Appliquée à Guantanamo, cette jurisprudence aurait permis d’extraire de la connaissance des juges américains la situation des détenus sur la base, mais également d’empêcher les détenus de bénéficier du Bill of Rights américain (BOURDON (W.), art. préc., p. 79.). Bien que cette argumentation ne fut pas retenue par la Cour suprême, elle atteste de la volonté de l’administration américaine de défendre une position dans laquelle la torture n’est pas niée mais couverte juridiquement.
En concomitance avec cet argument, fut développé celui de la qualification spécifique des détenus à Guantanamo. Alors même que ces personnes avaient été capturées dans le cadre de la guerre en Afghanistan, l’administration Bush a refusé de leur reconnaître la qualité de « prisonniers de guerre » afin qu’ils ne puissent pas bénéficier de la protection prévue dans les Conventions de Genève. Cette ligne de défense est apparue dès le 7 février 2002 dans un mémorandum de George W. Bush portant « sur le traitement humain des détenus talibans et d’Al-Qaida » (Ibid., p. 79.), qui qualifie les détenus de « combattants illégaux ». « Selon Bush, cette notion – qui n’existe pas de façon normative en droit international – était justifiée par le fait que la « guerre globale contre le terrorisme » relevait d’un « nouveau concept exigeant une nouvelle approche du droit de la guerre » » (Ibid., p. 80.). A l’appui de sa thèse, le pouvoir exécutif américain avait de nouveau invoqué une jurisprudence de la Cour suprême de 1942 qui avait qualifié de « combattants illégaux » des saboteurs, membres des forces armées allemandes, qui s’étaient déguisés en civils sur le territoire américain, permettant ainsi de leur refuser le traitement de prisonniers de guerre. Le lien avec la Convention de Genève est particulièrement intéressant. En réalité, à travers ce mémorandum, George W. Bush a cherché à atteindre deux buts. Si très rapidement il est apparu aux yeux des spécialistes, que ce mémorandum visait à exclure l’application de la Convention de Genève à ces détenus, le reste du mémorandum obligeant les Forces Armées à traiter dignement ces détenus était restée quelque peu énigmatique. On sait maintenant, avec la publication de rapports déclassifiant des mémorandums internes, que le but était de lier juridiquement les Forces Armées américaines, mais de laisser sans contrainte la C.I.A., qui elle par la suite a clairement pris en charge le programme de torture (COLE (D.), art. préc.).
Enfin, les Etats-Unis mais également la Grande-Bretagne ont trouvé un dernier moyen pour contourner l’interdiction de la torture via l’organisation des « restitutions extraordinaires ». Celles-ci ont permis d’une part de passer outre les longues procédures d’extraditions, en transférant les détenus dans plusieurs pays où la torture est « banalisée » (DAVID (L.), art. préc., p. 115.), mais d’autre part, d’éviter que les actes de torture soient commis directement par des agents américains ou britanniques, puisque ceux-ci étaient commis par des agents des Etats où ces détenus étaient transférés. Cet élément fut mis en avant par le ministère de l’Intérieur britannique. En effet, La Grande-Bretagne interdit l’utilisation dans un procès de preuves obtenues par la torture. Mais, dans le cadre de la lutte contre le terrorisme le Ministère de l’Intérieur et la Special Immigration Appeals Commission ont largement réinterprété cette interdiction. Ils ont ainsi considéré que ce type d’information pouvait être utilisé « à condition que les agents secrets britanniques ne soient pas responsables des tortures » (Cité par MACCANICO (Y.), art. préc., p. 200.). Cette position juridique a donc justifié la « sous-traitance » de la torture.
Bien que certains des arguments aient pu être rejetés par la justice, cette tentative de justification aggrave la violation même de ce droit. Non seulement l’interdiction du recours à la torture est mise à mal dans les faits, mais elle est mise à mal dans le droit. A tel point que certaines positions extrêmes se font entendre, comme celles du juge de la Cour suprême américaine Antonin Scalia, réputé par la dureté de ses propos. Ce dernier ne cherche pas à trouver une nouvelle qualification juridique pour les actes commis par les autorités américaines ou un moyen de déroger localement ou temporairement à l’interdiction de la torture, mais considère simplement que la torture n’est pas interdite en droit constitutionnel américain. S’appuyant sur une lecture littérale de la Constitution, il a affirmé en décembre 2014 que « la Constitution ne dit rien sur la torture (…). Elle parle de châtiments ; les châtiments « cruels et exceptionnels » sont interdits ». Il poursuit son analyse avec une interprétation systémique du Bill of Rights en considérant que le 8ème amendement qui interdit ces châtiments n’est applicable que lorsque ces actes sont commis en tant que sanction après une condamnation. Autrement dit, il estime que la torture est conforme à la Constitution tant que la personne n’a pas été mise en examen ou condamnée d’un crime qu’elle aurait commise.
Si ce type d’analyse n’a pour l’instant aucune valeur juridique, puisqu’elle ne représente que l’opinion d’un seul juge de la Cour suprême, elle est emblématique de cette recherche de la justification juridique du recours à la torture, et permet de mettre en exergue les risques qu’elle fait courir pour l’ensemble des citoyens. Mais outre, la violation grave des droits et libertés fondamentaux, l’analyse du droit comparé des Etats-Unis, du Canada, du Royaume-Uni et de l’Allemagne nous enseigne que la lutte contre le terrorisme se caractérise par la persistance de cette violation.
B. La persistance des atteintes portées aux droits et libertés fondamentaux
Au moment où le USA PATRIOT Act est cité en exemple, il convient non seulement de revenir sur le contenu de cette loi, mais également sur l’ensemble des dispositifs qui l’ont accompagné. Car comme dans de nombreux pays, il n’existe pas une loi unique visant à contenir l’ensemble des dispositions permettant de lutter contre le terrorisme mais une myriade de textes. Loin d’être contenue et ciblée, la politique de lutte contre le terrorisme s’est répandue et donc de ce fait pérennisée dans les ordres juridiques des quatre Etats ici étudiés, aggravant ainsi l’atteinte portée aux libertés fondamentales.
1/ La fréquence et la prorogation des législations anti-terroristes
Au lendemain des attaques du 11 septembre 2001, les Parlements des principales démocraties ont décidé de réagir par l’adoption de textes relatifs à la lutte contre le terrorisme. L’USA PATRIOT Act, qui est le texte le plus symbolique, a été adopté quarante-deux jours seulement après les attaques. Cette précipitation était justifiée dans un tel contexte par la nécessité d’une réponse juridique rapide, mais elle a pu susciter des inquiétudes dans la mesure où ce texte comportait 132 pages. De fait, certains parlementaires américains n’ont pas eu le temps de découvrir son contenu en détail avant le vote. Pour apaiser ces craintes, le texte avait une durée de vie limitée : certaines de ses dispositions devaient expirer le 31 décembre 2005. Le Congrès se réunit avant cette date pour se prononcer sur le texte. Tout d’abord, le Congrès décida en juillet 2005, via le USA PATRIOT and Terrorism Prevention Reauthorization Act, de prolonger ces dispositions temporaires. Le Congrès en profita également pour compléter et modifier le texte, notamment concernant la sécurité dans les ports, la lutte contre le financement du terrorisme ou les pouvoirs des services de renseignement. Mais dès le mois de février 2006, le Congrès décida de modifier à nouveau le texte et adopta un USA PATRIOT Act Additional Reauthorizing Amendments Act. Le 26 février 2010, Barack Obama décida de prolonger d’un an trois des dispositions les plus controversées du texte : la surveillance téléphonique de plusieurs téléphones sous contrôle judiciaire, la perquisition des enregistrements et des biens dans le cadre des opérations anti-terroristes, et la surveillance des « loups solitaires » non américains. En 2011, le Congrès, avec quelques difficultés, vota la prolongation de ces trois dispositions sans aucune modification, pour quatre ans. Le Congrès doit donc se prononcer avant juin 2015 pour savoir s’il souhaite ou non leur prolongation.
Bien que l’adoption de mesures temporaires soit une condition souhaitable à l’entrée en vigueur de tels dispositifs intrusifs afin de limiter l’impact sur les libertés et éviter que ces limitations soient pérennes, la constance de la prolongation confirme la théorie du philosophe italien Giorgio Agamben (AGAMBEN (G.), État d’exception. Homo Sacer, Seuil, Coll. L’ordre philosophique, Paris, 2003.). Très tôt, il a estimé que l’adoption des législations anti-terroristes aux Etats-Unis avaient conduit à une normalisation de l’exception. Ce qui devait rester exceptionnel, le demeure dans la forme, mais ne l’est plus dans les faits.
Si le USA PATRIOT Act connut plusieurs modifications, il est important de souligner que ce texte ne contient pas l’intégralité de l’arsenal américain de lutte contre le terrorisme. En concomitance avec ce texte furent adoptés de nombreux textes législatifs et réglementaires. Il est par exemple possible de citer entre autres les Military Orders de 2001, la Combattant Status Review Tribunals de 2004, la Intelligence Reform and Terrorism Prevention Act de 2004, la Detainee Treatment Act de 2005, la Military Commissions Act de 2006, ou enfin le Foreign Intelligence Surveillance Act qui fit l’objet de plusieurs révisions en 2008 et en 2011.
Comme on peut donc le constater, la législation anti-terroriste américaine se distingue par son ampleur et sa fréquence. Plusieurs textes visant à limiter les droits et libertés fondamentaux ont été adoptés depuis 2001 et sont constamment prorogés, aggravant ainsi l’atteinte qui est portée à ces droits et libertés. Ce même constat se retrouve dans les trois autres pays de l’étude.
Alors même qu’elle disposait d’un arsenal législatif d’ampleur dans ce domaine du fait de sa lutte contre l’I.R.A., la Grande-Bretagne a jugé nécessaire d’adopter de nouveaux textes. Dès 2001, la Chambre des Communes adopta une loi d’ampleur à ce sujet, l’Antiterrorism, Crim and Security Act. Celle-ci accroit nettement les pouvoirs des agents de police et autorise par exemple la détention illimitée des étrangers suspectés de vouloir commettre des actes terroristes. Cette loi fut modifiée en 2005 afin d’étendre ces pouvoirs. En 2005, le gouvernement britannique a fait adopter une nouvelle loi, la Prevention of Terrorism Act, qui comme il a été vu précédemment permettant d’émettre des control orders restreignant drastiquement les droits des personnes « raisonnablement suspectées » d’être des terroristes (DAVID (L.), art. préc., p. 114.) pour une période de douze mois. En outre, le gouvernement britannique jugea nécessaire de se doter de nouveaux instruments juridiques relatifs à l’état d’urgence. Jusque-là l’état d’urgence était encadré par le Emergency Powers Act de 1920. En 2004, une nouvelle loi, la Civil Contingencies Act, permit d’élargir les pouvoirs du gouvernement dans ce type de régime d’exception : le gouvernement pourra légiférer par décret, sans que le Parlement puisse intervenir. Ces décrets pourront permettre au gouvernement de confisquer des propriétés, d’exiger ou de limiter les déplacements de populations, d’interdire des réunions et des « activités spécifiques », d’autoriser le déploiement des Forces armées et de considérer le refus de leurs ordres comme une infraction (MACCANICO (Y.), art. préc., p. 205.).
L’Allemagne a elle aussi jugé nécessaire d’accroitre son arsenal législatif après le 11 septembre 2001 : en septembre et décembre 2001 deux textes, formant le Antiterrorpakete, ont été adoptés. Ces textes ont procédé à la modification de dix-sept lois et cinq décrets. Puis, dès l’année suivante, une nouvelle loi fut votée concernant le croisement et le quadrillage des données personnelles. D’abord votées pour une durée de cinq ans, les lois anti-terroristes ont été reconduites le 5 janvier 2007 pour une nouvelle période de cinq ans, sans qu’aucune évaluation n’ait été faite de leur opportunité et de leur efficacité (STUDZINSKY (S.), « Jusqu’où ira l’antiterrorisme en Allemagne ? », in BIGO (D.) et al., Au nom du 11 septembre …, La Découverte, Cahiers libres, Paris, 2008, p. 247.). Cet arsenal législatif fut notamment complété le 31 décembre 2006 par le vote de la loi sur les fichiers communs, la GemeinsameDateien-Gesetz.
Comme en atteste cette longue énumération de lois et décrets, depuis 2001, la lutte contre le terrorisme se concrétise juridiquement par des textes toujours plus nombreux, et constamment prorogés, affaiblissant ainsi la portée des droits fondamentaux. Mais plus encore, cette multiplication a conduit à une diffusion de la thématique de l’anti-terrorisme dans des domaines non directement liés à la lutte contre le terrorisme.
2/ La diffusion des dispositions anti-terroristes
A priori, la lutte contre le terrorisme a pour champ d’application principal le droit pénal. De fait, la majorité des dispositions législatives adoptées ont porté dans le domaine pénal, donc dans le domaine répressif. Toutefois, comme il a été indiqué précédemment, les Etats mettent aujourd’hui davantage l’accent sur la prévention. Ce changement d’optique a conduit à confier à l’administration générale davantage de pouvoirs et à l’associer davantage à cette politique, qui jusqu’alors était essentiellement prise en charge par l’administration judiciaire et policière.
Une des preuves de cette extension est la réorganisation des services de police et de renseignement qui est un trait commun à ces démocraties. L’exemple le plus emblématique ici est celui de l’Allemagne. Dans ce pays, la séparation entre la police et les services de renseignement est affirmée par la Constitution allemande (Article 87. 1. Cf. Ibid., p. 253.). Cette séparation avait été établie pour mettre fin à la fusion des compétences entre les deux institutions qui existait à l’époque nazie entre la Gestapo et l’Office central de la sécurité – Reichssichereitshauptamt. Cette séparation a, de ce fait, une importance capitale et une signification particulière en Allemagne. Les services de renseignements, qui ont pour mission le repérage préalable et l’observation des dangers éventuels, doivent donc être strictement distincts des institutions policières, dont la mission se limite à éviter ces dangers et à mener les poursuites pénales. Mais depuis l’entrée en vigueur de la loi sur les fichiers communs, la GemeinsameDateien-Gesetz, le 31 décembre 2006, cette séparation a disparu en pratique (Ibid., p. 254.).
L’importance accrue de la lutte contre le terrorisme a en outre conduit certains Etats à confier cette lutte, non seulement à l’administration générale, mais également au secteur privé. La mise en place des « restitutions extraordinaires » a certes été placée sous le contrôle de la C.I.A., mais sa réalisation a été confiée pour l’essentiel à des entreprises privées. L’une d’entre elles est dorénavant fameuse, il s’agit de Jeppesen Dataplan Inc. Elle fut notamment mise en cause par cinq personnes – B. Mohamed, A. E. Britel, A. Agiza, M. F. Ahmad Bashmilah et B. Al-Rawi – victimes de « restitutions extraordinaires ». A défaut de pouvoir engager la responsabilité de l’administration américaine, ces cinq individus ont engagé une action contre cette entreprise de transport aérien qui avait assuré la logistique de leur détention. Cependant, leur plainte ne put aboutir dans la mesure où le directeur de la C.I.A. demanda l’opposition du secret défense (United States District Court for the Northern district of California, 30 mai 2007, Mohamed et al. v. Jeppesen Dataplan, Inc., Civil Action No. 5:07-cv-02798-JW.). Cette décision fut contestée devant la Cour suprême, mais cette demande fut également rejetée le 16 mai 2011 (Voir le texte de l’appel de l’American Civil Liberties Union : www.aclu.org/national-security/mohamed-et-al-v-jeppesen-dataplan-inc-petition-certiorari.). Cette affaire illustre les dangers d’une confusion entre secteur public et secteur privé dans le domaine de la lutte contre le terrorisme. Non seulement, le recours au secteur privé permet à l’administration publique de limiter sa responsabilité, mais elle met à mal le principe même du secret d’Etat : ce secret n’est incontestable dans une société démocratique que lorsqu’il est nécessaire, justifié et concerne les intérêts vitaux de l’Etat. Ce passage d’une conception organique à une conception fonctionnelle du secret d’Etat, lui faire perdre sa justification, car en protégeant de la sorte une entreprise privée, le lien entre intérêts vitaux et secret apparaît extrêmement faible.
Si les deux exemples ici évoqués attestent d’une extension de la lutte contre le terrorisme à d’autres secteurs que le pur secteur de la répression pénale, ces exemples ne sont pas les plus révélateurs de cette diffusion de la lutte contre le terrorisme. Deux autres exemples peuvent ici l’illustrer. Le premier est l’impact de la lutte contre le terrorisme dans une nouvelle pratique : l’open data. Cette pratique administrative, très en vogue depuis une dizaine d’années, consiste en l’ouverture et le partage des données publiques permettant leur réutilisation. Ainsi, de nombreux gouvernements et collectivités locales ont mis en place des plates-formes de données numériques ouvertes à tous. L’open data constitue non seulement un moyen d’accroitre la transparence entre administration et administrés mais également de générer une croissance économique, dans la mesure où ces données peuvent être ensuite librement réutilisées par les entreprises.
Cette pratique, a priori sans lien direct avec la lutte contre le terrorisme, pâtit pourtant de cet enjeu. En effet, la lutte contre le terrorisme justifie aux yeux des administrations la non-communication de documents qui pourraient mettre en jeu la sécurité de l’Etat. Il est en effet logique et évident que ne soient pas communiqués des documents protégés par le secret défense ou toute information sensible. Cependant, seule l’administration décide du degré de sensibilité de ces informations. Dans les faits, on constate que certaines informations ne sont pas ouvertes alors même que le lien avec la lutte contre le terrorisme apparaît ténu, comme c’est le cas pour les informations relatives aux ressources minières, à l’eau ou à la forêt (Pour plus de détails sur l’open data, voir notamment : CERDA-GUZMAN (C.), « L’open data à l’épreuve de la lutte contre le terrorisme », in GUGLIELMI (G. J.) et ZOLLER (E.), Transparence, démocratie et gouvernance citoyenne, Ed. Panthéon Assas, Colloques, Paris, 2014, pp. 47-69.). La lutte contre le terrorisme apparaît ainsi comme une justification de limitations d’autres politiques sans lien direct.
Le second exemple est lui plus complexe : il s’agit de l’impact de la lutte contre le terrorisme dans le droit des étrangers. Ce droit très fragile fait l’objet de nombreuses modifications et de limitations, qui ne sont pas toutes liées à la lutte contre le terrorisme, mais souvent à des raisons économiques. Néanmoins, le climat post-11 septembre a permis à certains Etats de se doter de mesures visant à accroître le contrôle des étrangers et à limiter leurs conditions de séjour – à l’entrée et à la sortie. Toutes ces mesures n’ont pas un rapport direct avec le terrorisme Par exemple, l’Allemagne a adopté une disposition permettant d’expulser les citoyens des Etats tiers qui auraient volontairement donné des informations erronées dans le but d’obtenir le statut de résident (GUILD (E.), « Les étrangers en Europe, victimes collatérales de la guerre contre le terrorisme », in BIGO (D.) et al., Au nom du 11 septembre …, La Découverte, Cahiers libres, Paris, 2008, p. 142.). Cette mesure a été incluse dans un arsenal de mesures anti-terroristes sans pour autant être directement en lien avec la répression d’actes terroristes (STUDZINSKY (S.), art. préc., p. 252.).
Comme ces différents exemples le démontrent, la politique de lutte contre le terrorisme menée par les Etats-Unis, le Canada, l’Allemagne et la Grande-Bretagne conduit à une atteinte répétée et continue des droits et libertés fondamentaux. Cette politique est-elle pour autant sans limites ? En réalité, il serait excessif d’affirmer que ces Etats ont annihilé les droits et libertés fondamentaux. Ces démocraties reposent toujours sur un socle de droits et libertés, puisque des remparts se dressent parfois contre les mesures les plus excessives. Toutefois, ces remparts demeurent encore faibles et semblent laisser place à d’autres moyens, plus innovants, de protection des droits et libertés fondamentaux.
II. UNE LUTTE ENCORE FAIBLEMENT CIRCONSCRITE PAR LES DROITS ET LIBERTES FONDAMENTAUX
Est-il possible de lutter démocratiquement contre le terrorisme ? Après le descriptif des atteintes aux droits fondamentaux portées par les principales démocraties occidentales, la question se pose. Face à de telles atteintes, l’étude du droit constitutionnel étranger nous enseigne-t-elle l’existence de remparts démocratiques à la lutte contre le terrorisme ? Le constat est en réalité en demi-teinte. Il est possible d’identifier des limites à la lutte contre le terrorisme dans les Etats démocratiques. Ces remparts résident essentiellement dans le contrôle juridictionnel des mesures de lutte contre le terrorisme. Le juge s’érige ainsi en gardien ultime des droits et libertés fondamentaux, même si une certaine disparité existe entre les Etats ici étudiés, puisque certains Etats, du fait de leur tradition ou culture juridique protègent davantage certains droits plutôt que d’autres (A). Mais, malgré ce contrôle, la protection demeure encore fragile. Les censures sont en réalité limitées et ponctuelles. Pour autant, d’autres remparts moins institutionnels semblent se dessiner, permettant ainsi de renforcer l’idée d’un contrôle citoyen de la lutte contre le terrorisme (B).
A. Le maintien de remparts juridictionnels de protection des droits et libertés fondamentaux
Les Exécutifs américains, canadiens, allemands, et britanniques n’ont eu de cesse depuis 2001 de rappeler l’importance de la lutte contre le terrorisme. Ils ont pour cela utilisé la voie réglementaire mais aussi la voie législative, pouvant alors compter sur leur majorité parlementaire pour voter les textes législatifs. Loin d’être des remparts, les Parlements de ces pays sont venus soutenir la politique exécutive et diffuser la lutte contre le terrorisme dans l’ensemble du domaine législatif, confirmant ainsi la faiblesse du contrôle parlementaire au moment du vote des lois. Seul le juge, et notamment le juge constitutionnel, est apparu comme une figure de protection des droits et libertés fondamentaux. Par ses décisions, il dessine ainsi les grandes lignes d’une lutte démocratique et constitutionnelle contre le terrorisme (1). Si ce rôle du juge se retrouve dans les pays ici étudiés, des spécificités nationales apparaissent. Alors que les Etats-Unis ont cédé sur le champ de l’interdiction de la torture, leur jurisprudence ancienne permet de préserver d’autres droits, notamment la liberté d’expression ou l’interdiction de la déchéance de la nationalité. Les limites à la lutte contre le terrorisme demeurent donc propres à chaque ordre juridique (2).
1/ La protection juridictionnelle, un rempart commun contre les excès de la lutte contre le terrorisme
Dans chacun des Etats étudiés, il est possible de dénombrer des cas où le juge s’est opposé à certaines mesures de lutte contre le terrorisme. La Cour suprême des Etats-Unis est de fait apparue à certains égards comme particulièrement sévère. Elle a ainsi pu rapidement contredire l’argumentaire développé par l’administration américaine concernant le statut juridique de Guantanamo. Elle le fit dans un premier arrêt du 28 juin 2004 demeuré célèbre : Rasul v. Bush (U.S.S.C., 28 juin 2004, Rasul v. Bush, 542 U.S. 466 (2004).). Dans cette affaire était en jeu la question de la compétence des tribunaux américains pour recevoir les requêtes les détenus étrangers de Guantanamo. La Cour avait pour tâche de répondre à la question suivante : le droit d’habeas corpus est-il valide sur un territoire sur lequel les Etats-Unis ont une « pleine juridiction et contrôle », mais pas la souveraineté ? A l’inverse de ce que soutenait l’administration Bush, la Cour suprême a considéré que les tribunaux américains étaient compétents pour juger ces détenus. La Cour a considéré que les conditions et la nature de la détention des personnes détenues à Guantanamo devaient faire l’objet d’un examen judiciaire, et que ces personnes avaient le droit de recourir à un tribunal fédéral des Etats-Unis pour formuler une demande d’habeas corpus. Pour parvenir à cette décision, la Cour a réinterprété son précédent de 1950 Johnson v. Eisentrager (U.S.S.C., 5 juin 1950, Johnson v. Eisentrager, 339 U.S. 763 (1950).) qui, à première vue, semblait donner raison à l’administration américaine. Elle a ainsi considéré que si Guantanamo n’est pas un territoire sur lequel les Etats-Unis disposent d’une pleine souveraineté, il s’agit cependant d’un territoire relevant de la compétence pleine et exclusive des Etats-Unis. Grâce à ce raisonnement, elle a pu extraire Guantanamo des limbes juridiques.
Ce même jour, dans l’arrêt Hamdi v. Bush (U.S.S.C., 28 juin 2004, Hamdi v. Rumsfeld, 542 U.S. 507 (2004).), la Cour suprême a exprimé à nouveau sa volonté de contrôle judiciaire de la situation des détenus à Guantanamo, cette fois-ci concernant des citoyens américains. Elle a considéré que les citoyens américains devaient toujours pouvoir bénéficier du due process of law, tel que reconnu dans le 5ème amendement. Concrètement, même détenus à Guantanamo, ces citoyens ont le droit de connaître les raisons pour lesquelles ils ont été qualifiés de combattants ennemis et le droit de contester cette qualification devant une instance neutre.
Par ces deux décisions, la Cour ainsi rappelé que la lutte contre le terrorisme ne pouvait pas, dans une société démocratique, s’opérer sans un contrôle juridictionnel. Le 26 juin 2006, dans l’affaire Hamdan v. Rumsfeld (U.S.S.C., 29 juin 2006, Hamdan v. Rumsfeld, 548 U.S. 557 (2006).), la Cour suprême est revenue sur la légalité des commissions militaires chargées de se prononcer sur la situation des détenus à Guantanamo. Ces commissions, qui avaient été créées par la voie décrétale, via les Military Orders, ont été considérées comme illégales car elles n’étaient pas autorisées par une loi fédérale et ne s’inscrivaient pas dans le cadre d’une nécessité militaire. Cette décision de la Cour suprême a permis de rétablir les droits procéduraux et juridictionnels des détenus. Cependant l’impact de cette décision fut faible puisque, quelques jours après, le Congrès vota en réaction la Military Commissions Act (2006), autorisant le Président à créer des commissions militaires chargées de juger les détenus étrangers de Guantanamo et prohibant tout habeas corpus pour ces détenus.
Il était dès lors important pour la Cour de se prononcer non plus sur la forme mais uniquement sur le fond de cette question, ce qu’elle fit dans l’important arrêt du 12 juin 2008 Boumediene v. Bush (U.S.S.C., 12 juin 2008, Boumediene v. Bush, 553 U.S. 557 (2008).). Dans cet arrêt, la Cour déclare inconstitutionnelle la Military Commissions Act de 2006, pour violation du droit à l’habeas corpus. Par cette jurisprudence, la Cour suprême a ainsi pu rappeler l’importance de l’habeas corpus dans le droit constitutionnel américain mais aussi la nécessité pour un Etat démocratique de placer le contrôle des mesures restrictives de liberté dans les mains du juge.
Cette même protection des droits procéduraux se retrouve dans la jurisprudence de la Cour suprême du Canada. Dans la décision Charkaoui v. Canada (Cour suprême du Canada, 23 février 2007, Charkaoui v. Canada, 2007 C.S.C. 9.), du 23 février 2007, la Cour suprême était saisie de l’inconstitutionnalité de la loi du 1er octobre 2001, Immigration and Refugee Protection Act, qui instaurait un système de certificats de sécurité (Sur cette décision et sur cette loi, voir : NOVO FONCUBIERTA (M.), « La respuesta de Canadá al terrorismo transnacional : una opción jurisprudencialmente corregida », in PÉREZ ROYO (J.) (dir.) et CARRASCO DURÁN (M.) (coord.), Terrorismo, democracia y seguridad, en perspectiva constitucional, Marcial Pons, Madrid, 2010, pp.123-169.). Le requérant invoquait notamment la violation de ses droits constitutionnels à la liberté et à la sécurité, de l’interdiction des détentions arbitraires, du droit à un recours efficace et rapide, du droit à ne pas être soumis à des traitements cruels et inhumains et de la clause d’égalité de traitement. Le juge suprême canadien a prononcé l’inconstitutionnalité de cette loi, mais uniquement sur le fondement d’une atteinte aux droits procéduraux. Ainsi, fut sanctionné le fait que la loi établissait une procédure qui empêchait au destinataire du certificat de discuter la preuve utilisée comme fondement de l’expulsion.
Face à ces deux cours, le Tribunal constitutionnel allemand apparaît comme le juge le plus protecteur. Tout d’abord, dans une décision du 3 mars 2004, le Tribunal constitutionnel a déclaré inconstitutionnelle une modification du Code de procédure criminelle visant à faciliter l’enregistrement des conversations privées. Selon le Tribunal, cette modification ne présentait pas suffisamment de garanties pour sauvegarder le droit à l’inviolabilité du domicile. Dans une autre décision, la position du Tribunal fut encore plus ferme. Le 15 février 2006, la Cour de Karlsruhe a déclaré nulle, car contraire à la dignité humaine, une modification de la Loi de sécurité aérienne, qui permettait le détournement d’avions suspects pouvant constituer une menace terroriste et qui auraient pénétré l’espace aérien allemand sans autorisation et ne répondraient pas aux indications des autorités. Quelques mois plus tard, le 4 avril 2006, le Tribunal a limité le quadrillage fédéral systématique des étudiants d’origine arabe, fait sur la base de l’article 18 de la loi de lutte contre le terrorisme du 1er janvier 2002. Il a estimé que ce quadrillage systématique était contraire au droit de tout individu à disposer de ses données personnelles et ne l’a autorisé qu’en cas de menace réelle sur les droits fondamentaux. Le Tribunal a appliqué ces mêmes mesures au niveau des Lander. Ainsi, le 27 février 2008, le Tribunal a déclaré inconstitutionnelle une loi de défense de la Constitution du Land de Rhénanie de Nord-Westphalie, approuvée en décembre 2006, qui permettait l’installation dans les ordinateurs de personnes suspectes de délits déterminés – notamment de terrorisme –, d’un programme qui enregistrerait les conversations sur internet sans autorisation judiciaire. Cette censure fut fondée sur l’absence d’autorisation judiciaire préalable et sur l’incompétence des Lander pour l’adoption d’une telle législation. Enfin, en 2010, le Tribunal est revenu le stockage des données de télécommunication. Une loi portant sur ce sujet fut déclarée nulle dans la mesure où elle ne garantissait pas une utilisation restreinte des données par les autorités.
De son côté, la Chambre des Lords a également développé une jurisprudence visant à rappeler les droits et libertés. Toutefois, il est à noter que dans le cas britannique, les rappels à l’ordre se sont pour l’essentiel fondés sur une violation de la Convention européenne des droits de l’Homme, via le Human Rights Act. Il est à cet égard possible de citer la décision du 16 décembre 2004, A. and others vs. Secretary of State for the Home Department (A. and others v. Secretary of State for the Home Department (2004) UKHL 56.), dans laquelle les Law Lords ont déclaré que la partie 4 de l’Antiterrorism, Crim and Security Act était incompatible avec les articles 14 et 15 de la Convention européenne. Comme il a été vu, cette loi de 2001 a rendu possible la détention illimitée et sans procès d’étrangers considérés comme représentant une menace. Pour la Chambre des Lords, cela constituait une mesure discriminatoire pour raison de nationalité ou de statut d’immigration, et donc attentatoire au principe d’égalité, tel que reconnu dans la Convention et dans le Human Rights Act. Le 8 décembre 2005, la Chambre des Lords a, dans un arrêt A (FC) and others v. Secretary of State for the Home Department (A (FC) and others v. Secretary of State for the Home Department (2005) UKHL 71. Voir notamment : HENNEBEL (L.) et TIGROUDJA (H.), « Le juge, le terroriste et l’Etat de droit », in HENNEBEL (L.) et VANDERMEERSCH (D.) (dir.), Juger le terrorisme dans l’Etat de droit, Bruylant, Coll. Magna Carta, Bruxelles, 2009, p. 157.), exclu la possibilité d’admettre au Royaume-Uni des instruments de preuves obtenus sous la torture dans des pays tiers. Cette décision, fondée sur la base de l’article 3 de la Convention européenne des droits de l’Homme, a donc permis de mettre à mal l’interprétation juridique développée jusqu’alors par l’administration britannique. En effet, comme il a été indiqué précédemment, le Ministère de l’Intérieur et la Special Immigration Appeals Commission défendaient l’idée que ce type de preuves pouvait être utilisé « à condition que les agents secrets britanniques ne soient pas responsables des tortures » (Cité par MACCANICO (Y.), art. préc., p. 200.). Dans une décision du 31 octobre 2007, Secretary of State for the Home Department v. JJ and others; Secretary of State for the Home Department v. MB ; Secretary of State for the Home Department v. E and another, la Chambre des Lords a estimé que l’arrestation au domicile durant dix-huit heures, dans le cadre d’un ordre de contrôle, portait atteinte à la liberté individuelle et au contrôle juridictionnel garanti par l’article 5 de la Convention européenne des droits de l’Homme, puisque ce type d’arrestation doit être considéré comme une privation de liberté. En revanche, elle a estimé que les arrestations de douze ou quatorze heures ne portaient pas atteinte à ce droit. Enfin, le 10 juin 2009, dans la décision Secretary of State for the Home Department v. AF and another (Secretary of State for the Home Department v. AF and another (2009) UKHL 28.), la Chambre a rappelé que les personnes soumises à un ordre de contrôle devaient recevoir suffisamment d’informations sur cet ordre pour assurer le respect des garanties inscrites à l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’Homme.
Cette liste de décisions, loin d’être exhaustive, permet d’attester des limites posées par les juges à la lutte contre le terrorisme. Entre sécurité et libertés, les juges sont parvenus à restaurer une forme d’équilibre et à préserver le noyau dur de certains droits et libertés fondamentaux. S’il est possible de trouver un trait commun à toutes ces jurisprudences, à savoir l’importance de la protection de l’accès au juge et des droits procéduraux, il ne faut pas nier qu’il existe une importante diversité selon les pays des droits qui font l’objet d’une protection renforcée.
2/ La protection juridictionnelle, un rempart variable selon les Etats
L’analyse des droits étrangers a permis d’identifier une volonté commune des juges constitutionnels de protéger certains droits fondamentaux. Il n’en demeure pas moins que, hormis les droits procéduraux, les droits faisant l’objet d’une telle protection diffèrent selon les ordres juridiques. Par exemple, si les législations et les jurisprudences allemandes et britanniques permettent une restriction importante de la liberté d’expression, la jurisprudence américaine quant à elle se présente comme la plus protectrice. La liberté d’expression, consacrée par le 1er amendement de la Constitution des Etats-Unis, bénéficie traditionnellement d’une large protection par la Cour suprême américaine. Bien que la Cour ne se soit pas encore prononcée sur une atteinte à cette liberté dans le cadre de la lutte contre le terrorisme, des décisions relatives aux discours de haine et de violence peuvent être évoquées. Par exemple, en 1960, la Cour suprême des Etats-Unis a affirmé que personne ne peut être puni, même s’il appelle à la violence, à moins que le discours soit destiné et soit susceptible de déclencher une violence criminelle imminente. Dès lors, les dispositifs que l’on retrouve sur le sol européen visant à pénaliser l’apologie du terrorisme ne pourraient être intégralement transposés aux Etats-Unis. La sanction d’une telle expression ne pourrait se faire qu’à condition de démontrer l’immédiateté de l’acte terroriste. Ainsi, le « Je suis Charlie Coulibaly » ne pourrait être sanctionné aux Etats-Unis.
De même, la jurisprudence de la Cour suprême américaine interdit la mise en place de la déchéance de nationalité. Cette mesure, évoquée à plusieurs reprises en France, est formellement interdite par la Cour suprême. En effet, dans un arrêt Trop v. Dulles de 1958 (U.S.S.C., 31 mars 1958, Trop v. Dulles, 356 U.S. 86 (1958).), la Cour a considéré que déchoir de sa nationalité un citoyen américain de naissance était inconstitutionnel, car cette punition était plus « primitive que la torture » dans la mesure où elle conduisait à une « destruction totale du statut de l’individu dans une société organisée ». A l’opposé, le droit constitutionnel allemand prévoit la possibilité de déchoir de ses droits fondamentaux, toute personne combattant l’ordre constitutionnel libéral et démocratique (Article 18 [Déchéance des droits fondamentaux] de la Loi fondamentale allemande.).
Le Tribunal constitutionnel allemand, quant à lui, se distingue par l’importance qu’il accorde aux données privées et à la dignité de la personne humaine. L’importance de ces deux droits, que l’on peut constater dans les deux arrêts de 2006 et que l’on ne retrouve pas à la même ampleur dans les jurisprudences étrangères, sont intrinsèquement liées au passé de l’Allemagne et marquent ici la spécificité des droits constitutionnels allemands. De plus, les tribunaux d’exception tels que créés aux Etats-Unis ou en Grande-Bretagne sont inenvisageable en Allemagne, puisque l’article 101 de la Loi fondamentale allemande indique clairement que « Les tribunaux d’exception sont interdits. Nul ne doit être soustrait à son juge légal ».
Mais outre la protection accrue de certains droits, les ordres juridiques se distinguent également par leurs différences dans le fonctionnement des institutions. Si dans le cas du Canada, de l’Allemagne et de la Grande-Bretagne, il est possible d’affirmer que les Parlements soutiennent totalement leur Exécutif et n’opèrent pas de contrôle efficace des législations anti-terroristes, cette affirmation est à clairement nuancer dans le cas des Etats-Unis. Certes, le Congrès américain a constamment voté les lois de lutte contre le terrorisme. Néanmoins, les commissions parlementaires américaines se distinguent dans leur fonction d’investigation et d’enquête. Réputées pour leur force et leur poids, ces commissions jouent dans le cadre de la lutte contre le terrorisme un rôle très important. C’est notamment le cas de la Commission du Sénat relative aux services de renseignement. Comme il a été évoqué précédemment, cette Commission a décidé en décembre 2014 de communiquer aux citoyens l’intégralité de son rapport sur le programme de détention et d’interrogation de la C.I.A. Ce rapport avait été élaboré en 2012, mais afin que les citoyens américains puissent être informés de l’étendue des violations commises et de la responsabilité des hautes instances américaines, la Commission a fait en sorte de procéder à la déclassification des documents les plus importants, permettant ainsi la communication libre du rapport en décembre 2014. Ce type d’action est particulièrement révélateur d’une des spécificités du droit parlementaire américain : le rôle accru des commissions parlementaires dans le contrôle de l’administration fédérale américaine. Un pouvoir que l’on ne retrouve pas avec la même ampleur dans d’autres Parlements à l’étranger, notamment en France où ces commissions ont des pouvoirs très limités, et qui atteste de la diversité des remparts existant dans les différentes démocraties occidentales.
S’il est possible de mettre en exergue la permanence de limites à la lutte contre le terrorisme, il convient de souligner, néanmoins, leur faiblesse. Certes, les jurisprudences citées précédemment ont permis de restaurer une forme d’équilibre entre sécurité et liberté, toutefois ce retour n’est pas complet.
B. La faiblesse des remparts juridictionnels de protection des droits et libertés fondamentaux
Le juge, et plus particulièrement le juge constitutionnel, s’est rapidement présenté comme le principal rempart démocratique à la lutte contre le terrorisme. Si la jurisprudence des différentes juridictions constitutionnelles atteste d’une volonté de sanctionner les excès des mesures anti-terroristes, cette volonté n’est pas sans faille : les censures sont rares et, lorsqu’elles existent, elles sont parfois très circonscrites (1). Toutefois, il est possible de voir apparaître de nouvelles formes d’opposition, notamment du fait de l’ancrage très libéral d’Internet qui facilite l’action citoyenne et contraint les Etats à communiquer davantage d’informations (2).
1/ La faiblesse constatée des remparts classiques institutionnels
Bien que les jurisprudences des juridictions constitutionnelles aient permis de rappeler aux Parlements et aux Exécutifs la nécessité de respecter certains droits fondamentaux, y compris dans la lutte contre le terrorisme, ces jurisprudences apparaissent à bien des égards décevantes. Il est possible de faire à leur encontre deux principales critiques : les censures sont rares et, lorsque des censures sont prononcées, leur portée est parfois très limitée.
La Cour suprême des Etats-Unis est, à cet égard, un bon exemple. Si dans ses décisions de 2004, 2006 et 2008, elle a jeté les bases d’un contrôle juridictionnel de la situation des détenus de Guantanamo, elle n’a pas par la suite souhaité prolonger son contrôle. Dans les faits, elle fait un usage très important, notamment depuis 2011, de son writ of certiorary pour rejeter de nombreuses requêtes portant soit sur la situation de ces détenus, soit sur d’autres affaires relatives à la lutte contre le terrorisme. Par exemple, en 2011, elle rejeta quatre demandes formulées par les détenus de Guantanamo portant sur leurs conditions de détention. Encore récemment, le 10 mars 2015, la Cour refusa d’accueillir la requête formulée par un Syrien – Abdul Rahim Abdul Razak al Janko – qui avait été détenu pendant sept ans à Guantanamo et qui souhaitait engager la responsabilité du gouvernement américain pour acte de torture.
Cette absence d’intérêt pour ces dossiers se retrouve au niveau inférieur de la hiérarchie des tribunaux américains. Alors que les faits de torture commis par des agents américains, avec l’assentiment des plus hautes instances fédérales, sont connus avec certitude depuis 2004, aucune condamnation n’a été prononcée par des tribunaux américains à l’encontre des officiers les plus hauts placés. Il est vrai que des peines ont été prononcées à l’égard de militaires ou d’agents ayant commis des actes de torture, comme cela fut le cas pour des soldats de la prison d’Abou Ghraib, mais jusqu’à présent ces condamnations n’ont pu conduire à la mise en cause des plus hauts responsables, malgré certains efforts faits dans ce sens. Par exemple, suite à la publication de certaines informations révélant le rôle de deux avocats – Jay Bybee et John Yoo – de l’Office of Legal Counsel dans l’approbation juridique du programme de torture de la C.I.A., l’Office de responsabilité professionnelle du Département de Justice avait recommandé en 2009 qu’ils soient renvoyés auprès de leur propre barreau ou ordre professionnel pour que des procédures disciplinaires soient lancées. Cependant, cette recommandation fut retirée en 2010 par un supérieur du Département de Justice, David Margolis, laissant ainsi cette tentative de « blanchiment juridique » du recours à la torture sans sanction (COLE (D.), art. préc.).
Cette absence de mise en cause réelle des pratiques en matière de torture utilisées par la C.I.A. devient de plus en plus gênante suite à la publication en décembre 2014 par la Commission sénatoriale du rapport sur le programme de détention et d’interrogation de la C.I.A. Suite à la publication de ce rapport, deux célèbres associations, Human Rights Watch et American Civil Liberties Union, ont rédigé une lettre demandant à l’Attorney General du Département de la Justice qu’il désigne un procureur spécial concernant la torture afin que des enquêtes soient menées et ainsi sanctionner les violations des règles fédérales commises dans le cadre du programme de torture conduit par la C.I.A. (La lettre peut être consultée ici : http://www.hrw.org/node/131518.). Pour le moment, aucune décision n’a été prise dans ce sens.
Le silence de l’organisation judiciaire américaine sur cette question est d’autant plus surprenant que d’autres juges à l’étranger ont prononcé des condamnations à l’égard de hauts responsables américains. Par exemple, en 2010, l’ancien directeur de la C.I.A., J. Castelli, a été condamné en appel par contumace à sept ans de prison pour l’enlèvement d’un imam égyptien, Abou Omar – de son vrai nom O. H. Nasr – bénéficiant d’un asile politique à Milan en 2003. Celui-ci avait été transféré en Egypte, via l’Allemagne, où il avait subi des tortures.
Outre ce silence assourdissant, la jurisprudence constitutionnelle se distingue par la faiblesse de la portée de certaines de ses décisions. A nouveau, il est possible de revenir ici sur la jurisprudence de la Cour suprême. Dans son arrêt précédemment évoqué Rasul v. Bush de 2004, la Cour avait établi la compétence des tribunaux américains pour connaître des plaintes déposées par les détenus de Guantanamo. Si cette décision a permis d’avoir un contrôle des actes commis par les militaires américains à Guantanamo, la Cour ne s’est prononcée ni sur la légalité ni sur les conditions des détentions à Guantanamo (BOURDON (W.), art. préc., p. 84.). De même, dans sa décision du même jour Hamdi v. Rumsfeld, la Cour reconnaît certes le droit des citoyens américains à connaître les raisons pour lesquelles ils ont été qualifiés de combattants ennemis, toutefois, la Cour inverse la charge de la preuve. Il ne revient plus à l’administration de prouver que le détenu est un combattant ennemi mais il revient à l’accusé de démontrer qu’il n’en est pas un, facilitant ainsi la tâche de l’administration.
L’absence de précision des décisions de censure constitue en réalité, la principale critique que l’on puisse faire à l’égard de cette jurisprudence constitutionnelle relative à la lutte contre le terrorisme. En restant sur le plan formel, ou dans le rappel très large des droits fondamentaux, le risque est alors grand que les pouvoirs exécutifs et législatifs n’adoptent des textes qui ne préservent qu’en façade les droits fondamentaux.
Pour l’illustrer, il est possible d’évoquer le débat actuel ayant lieu au Parlement canadien autour du projet de loi Bill C-51 qui accroit nettement les pouvoirs des institutions fédérales, et notamment des services de renseignement intérieur pour lutter contre le terrorisme. Des doutes quant aux atteintes aux droits fondamentaux émergent à la lecture du projet. Celui-ci contient pourtant en apparence des garanties juridictionnelles. Le projet de loi prévoit notamment le recours au juge lorsque les actions des agences fédérales viennent contredire les lois canadiennes ou lorsqu’elles conduisent à limiter la Charte des droits et libertés nationales. Le texte en discussion apparaît donc parfaitement s’inscrire dans lignée des différentes jurisprudences dessinées par les juridictions constitutionnelles : les libertés peuvent être limitées à condition qu’un juge soit en mesure de contrôler ces atteintes. Toutefois, le contrôle prévu par ce projet de loi est très spécifique. Il ne s’agira pas d’un contrôle juridictionnel de droit commun, mais d’une procédure propre : la procédure sera secrète et certaines informations ne seront pas communiquées. Le droit au juge est préservé mais pas dans les conditions classiques (FORCESE (C.) et ROACH (K.), art. préc.).
Ainsi, par sa généralité et ses non-dits la jurisprudence constitutionnelle développée dans les principales démocratiques met en exergue la faiblesse des remparts démocratiques traditionnels. La protection des droits fondamentaux ne repose plus entièrement entre les mains des juges. Toutefois, pour compléter l’étude des droits étrangers en matière de lutte contre le terrorisme, il convient de mettre en lumière l’apparition de nouveaux remparts démocratiques, qui attestent d’une forme de renouveau de l’action citoyenne.
2/ La faiblesse en partie compensée par de nouveaux remparts démocratiques
Les actes terroristes sont, on le sait, une pratique ancienne. Toutefois, depuis la multiplication de ces attaques au début du XXème siècle, les grilles d’analyse de ce phénomène se sont modifiées, afin de prendre en compte les évolutions dans sa réalisation. La globalisation de la menace terroriste s’explique en partie par une plus grande mobilité des individus et par la multiplication des moyens de communication. Internet constitue de ce fait un élément qui favorise et décuple les risques de menace terroriste. Mais, paradoxalement, cette liberté et facilité de communication qu’offre Internet constitue également un nouveau rempart face aux excès de la lutte contre le terrorisme.
En effet, Internet fonctionne sur la base d’un principe : le libre échange des informations. Chaque utilisateur peut transmettre une information à un autre utilisateur, la diffuser ou la collecter. L’accès à l’information est alors devenu plus simple et plus rapide. Cette facilité explique la multiplication des leaks, c’est-à-dire des fuites d’informations, et du rôle que peuvent jouer les whistblowers ou lanceurs d’alerte. En novembre 2010, le site internet Wikileaks a publié des données protégées par le secret légal contenant des informations relatives à la surveillance effectuée par les Etats-Unis sur les autres dirigeants étrangers. Bien que totalement illégale, cette démarche atteste de la volonté de certains utilisateurs d’Internet d’exiger une plus grande transparence dans l’action gouvernementale en matière de lutte contre le terrorisme. Si cette exigence se retrouve dans le milieu journalistique, Internet permet à tout citoyen d’y participer et d’accentuer l’ampleur des éventuelles fuites.
Face à cette exigence de transparence, des associations et des agences de presses ont alors pris le relais pour contraindre les gouvernements à communiquer certaines informations, et c’est précisément grâce à ces actions que des informations ont pu être révélées. Les exemples à cet égard se multiplient. Ainsi, l’ouverture et la communication des données par l’administration américaine s’est faite suite à un véritable harcèlement juridique conduit notamment par l’agence Associated Press (BOURDON (W.), art. préc., p. 86.). Pour cela, l’agence s’est appuyée sur le Freedom of Information Act. Cette action lui a permis de contraindre l’administration américaine à publier sur son site internet officiel les comptes rendus d’audience de prisonniers. C’est également sur la base du Freedom of Information Act que l’American Civil Liberties Union a pu justifier la publication des photos des tortures commises à Abou Ghraib. En 2009, cette même association a poursuivi la C.I.A. devant une cour fédérale. La C.I.A s’est alors vue contrainte de déclassifier dans leur intégralité des documents qui attestent d’abus pratiqués par leur agents, depuis le 11 septembre 2001, et indiquant les méthodes d’interrogatoire utilisées à l’égard des présumés terroristes. Ces documents avaient déjà été communiqués par la C.I.A. mais dans une version censurée. Du fait de la demande formulée par l’American Civil Liberties Union, le juge a exigé que les documents soient communiqués dans leur intégralité. Plus récemment encore, le 14 mars 2015, un juge fédéral de la District Court du sud de New York a prononcé l’obligation pour le gouvernement américain de communiquer l’ensemble des photographies dont elle dispose montrant les abus perpétrés sur les détenus placés sous contrôle des Etats-Unis – Abou Ghraib mais aussi d’autres sites. Cette décision provient d’une requête qui avait été déposée par l’American Civil Liberties Union en 2004. Ce n’est qu’en août 2014, et du fait de la persistance des demandes, que le juge a estimé que le gouvernement avait failli à démontrer que la communication des photos pourrait mettre en danger la vie des soldats américains. Le juge accorda toutefois un délai au gouvernement pour qu’il apporte des preuves additionnelles. Le 14 mars 2015, le juge considéra que ces preuves supplémentaires ne lui avaient pas permis de modifier sa position et confirma définitivement l’obligation de communiquer ces photographies.
Pour l’American Civil Liberties Union le lien entre Internet et transparence est clair. C’est pourquoi, elle a déposé, le 10 mars 2015, une requête devant la District Court du Maryland à l’encontre de la National Security Agency au nom du libre-échange de la connaissance et des idées (WALES (J.) et TRETIKOV (L.), « Stop Spying on Wikipedia Users », The New York Times, 10 mars 2015, http://www.nytimes.com/2015/03/10/opinion/stop-spying-on-wikipedia-users.html?smid=nytcore-ipad-share&smprod=nytcore-ipad). La requête réunit, en réalité, plusieurs plaignants, dont Wikimedia Foundation, The National Association of Criminal Defense Lawyers, Human Rights Watch, Amnesty International U.S.A., P.E.N. American Center, Global Fund for Women, Nation Magazine, Rutherford Institute, et Washington Office on Latin America (https://www.aclu.org/national-security/wikimedia-v-nsa.). Leur plainte (Voici la plainte : https://www.aclu.org/files/assets/wikimedia_v2c_nsa_-_complaint.pdf.) affirme que la surveillance de masse mise en place par la National Security Agency viole le 4ème amendement de la Constitution américaine, qui protège le droit à la vie privée, ainsi que le 1er amendement, qui protège les libertés d’expression et d’association. En outre, selon l’American Civil Liberties Union, l’activité de l’agence excède l’autorisation donnée par le Foreign Intelligence Surveillance Act, y compris tel qu’amendé par le Congrès en 2008.
Cette action constante de différentes associations et structures s’appuie clairement sur le principe de transparence et d’égalité qui structure Internet. Semble ainsi apparaître une nouvelle forme d’action citoyenne via Internet qui permet de rappeler aux gouvernements, parfois trop rapidement enclins à céder sur les libertés et à couvrir leurs actions sous le secret d’Etat, que ce type d’action occulte devient de moins en moins tenable à l’époque d’Internet. Certes, il ne s’agit pas là d’un mouvement permettant de garantir de manière effective, concrète et constante les droits et libertés fondamentaux car ces groupes d’individus n’ont pas de moyens de pression directs sur les pouvoirs publics. Néanmoins, il permet de donner une nouvelle forme à l’œil vigilant du citoyen. Par ce biais est réaffirmé le droit dont dispose tout citoyen dans une société démocratique de demander compte à tout agent public de son administration. Un droit, non pas consacré par la Constitution américaine, mais par l’article 15 de la Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 ; un droit qui se transforme presque en devoir lorsqu’il est question de lutte contre le terrorisme, puisque sont en jeu aussi bien la sécurité des citoyens que leurs droits et libertés.
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