Les régimes de crise à l’épreuve des circonstances sanitaires exceptionnelles
Par Joël Andriantsimbazovina, Professeur à l’Université Toulouse 1 – Capitole, Directeur de l’Ecole doctorale Droit et Science politique, Institut de Recherche en Droit Européen, International et Comparé – Centre d’excellence Jean Monnet – Europe Capitole, Doyen honoraire de la Faculté de Droit, de Science politique et de gestion de La Rochelle.
Les régimes de crise ont le vent en poupe. Ils perturbent non seulement la vie en société, la vie quotidienne mais aussi la vie juridique[1]. C’est pourquoi, nous pouvons remercier les organisateurs du présent colloque virtuel afin de permettre aux juristes universitaires de partager leur analyse, leurs réflexions et de livrer leurs points de vue à la cité dans des circonstances de graves troubles et perturbations.
Notre époque de paix est de plus en plus traversée par des crises qui bousculent le droit de temps normal. L’insuffisance de celui-ci pour faire face à différents dangers qui menacent la vie de la Nation entraîne le recours à des régimes de crise. Il s’agit de régimes d’exception temporaires qui permettent aux pouvoirs publics de prendre les mesures adaptées et exigées par les circonstances ; ces régimes impliquent des restrictions de certaines libertés comme notamment la liberté d’aller et venir, la liberté de réunion, la liberté de manifestation pendant la période de crise.
En France, ces régimes de crise ont été édictés par les textes afin d’endiguer des troubles graves provoqués par des conflits armés (l’état de siège – article 36 de la Constitution)[2], par une crise nationale susceptible d’emporter l’Etat (article 16 de la Constitution)[3], par des troubles internes prenant la forme d’émeutes, de catastrophes naturelles ou d’actes terroristes (état d’urgence – loi du 3 avril 1955)[4].
Le Conseil d’Etat a aussi joué un rôle considérable en créant un régime de crise par voie jurisprudentielle afin de justifier a posteriori les mesures prises par le pouvoir exécutif pour assurer le bon fonctionnement des services publics en temps de crise et la dilatation du pouvoir de police administrative pour sauvegarder l’ordre et la sécurité publics (CE, 28 juin 1918, Heyriès, Rec. 651 ; CE, 28 février 1919, Dames Dol et Laurent, Rec. 208)[5].
La pandémie du Covid-19 a mis à l’épreuve les régimes de crise existants. Elle se manifeste par une propagation rapide et inexorable d’un virus qui touche tous les pans et tous les milieux de la société. Comment y mettre fin tout en tenant en compte de l’importance d’assurer le fonctionnement de la vie démocratique, économique, politique et sociale de la Nation ?
La réponse à cette question a d’abord mis en évidence les failles de la spécialisation du savoir et des connaissances en droit. Faute d’une vue globale et transversale des règles juridiques applicables en pareilles circonstances, les débats publics ont surtout été accaparés par des questions de dimension élective et accessoirement seulement de libertés. Ils n’ont pas abordé les mesures d’urgence prévues par l’article L3131-1 du Code de la santé publique qui existe depuis la loi du 5 mars 2007 qui donne un pouvoir de police spécial au ministre de la santé pour faire face aux urgences sanitaires[6].
Essentiellement, ils ont porté sur l’opportunité de déclencher ou bien l’article 16 de la Constitution ou bien l’état d’urgence de la loi du 3 avril 1955.
Dans la mesure où le fonctionnement régulier des pouvoirs publics constitutionnels n’était pas interrompu, le déclenchement de l’article 16 de la Constitution ne s’imposait pas avec la force de l’évidence.
Le non recours à l’état d’urgence est un fait. Probablement en raison des polémiques et des oppositions dont ce régime a fait l’objet pendant son utilisation récentes entre 2015 et 2017[7]. Il a permis une augmentation considérable du pouvoir de l’administration. Aux yeux d’une partie de la doctrine et de l’opinion publique, voire de certains organes de la République comme le Défenseur des droits, cette extension du pouvoir de restriction des libertés accordée à l’administration ne s’est pas accompagnée d’une extension suffisante des contrôles politiques et juridictionnels ; beaucoup pensent que certaines mesures restrictives des libertés ont été insérées dans le droit commun avant la déclaration de la fin de l’état d’urgence (Loi du 11 juillet 2017 ; Loi 2017-1510 du 30 octobre 2017 renforçant la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme).
Ce débat montre la tension permanente entre la nécessité d’adopter des mesures restrictives des libertés susceptibles d’endiguer la crise sanitaire et la non moins indispensable nécessité d’éviter les abus dans l’usage d’un régime de crise.
Probablement par pragmatisme et pour éviter la polémique sur l’usage de l’état d’urgence de la loi du 3 avril 1955, le gouvernement s’est fondé sur l’article L3131-1 du code de la santé publique, sur la théorie jurisprudentielle des circonstances exceptionnelles et sur l’urgence pour adopter différentes réglementations (arrêtés du ministre de la santé et décrets) limitant notamment la liberté d’aller et venir, la liberté de réunion, la liberté de manifestation, la liberté d’entreprendre, la liberté du commerce et de l’industrie.
En clair une assignation à résidence généralisée.
Mais ayant conscience de la fragilité à la fois juridique et politique de cet ensemble de mesures, le gouvernement a décidé d’élaborer et de soumettre au Parlement un projet de loi d’urgence pour faire face à l’épidémie de Covid-19 et un projet de loi organique d’urgence pour faire face à l’épidémie de Covid-19. Déposés le 18 mars, ces textes ont été adoptés le 23 mars 2020 et le 21 mars 2020[8].
Depuis leur adoption ces deux textes ont ravivé les débats sur l’ampleur des restrictions des libertés qu’ils contiennent et la faiblesse des contrôles pour éviter les abus éventuels de leur utilisation.
Sous l’angle spécifique du droit des régimes d’exception, ces éléments amènent à regretter l’empilement et l’éparpillement des régimes d’exception (I) et à (r)ouvrir le débat sur la nécessité de prévoir un encadrement global des régimes d’exception par la Constitution (II).
I – L’Empilement et l’éparpillement des régimes de crise
L’on ne reviendra pas sur les régimes de crise existants auxquels s’ajoutent donc d’autres régimes.
Les regards se focalisent sur l’état d’urgence sanitaire qui figure au titre premier de la loi d’urgence du 23 mars 2020. Mais quid de la loi d’urgence et la loi organique d’urgence ?
Des incertitudes apparaissent concernant la catégorie de régimes de crise. Elles brouillent l’intelligibilité du droit des régimes de crise.
Au regard des régimes de crise existants, ceux-ci ont pour point commun d’élargir le pouvoir de l’administration pour faire face aux crises, voire dans certains cas de transférer tous les pouvoirs au président de la République, de restreindre les libertés. Leur prorogation ne peut être décidée que par le Parlement.
Sous cet angle, l’état d’urgence sanitaire remplit ces critères : élargissement du pouvoir de l’administration, déclaration par décret en conseil des ministres, prorogation uniquement par le parlement, fin également par décret en conseil des ministres.
Exceptionnellement, c’est l’article 4 de la loi d’urgence qui déclare l’état d’urgence sanitaire.
Dans la mesure où le Conseil constitutionnel n’a pas déclaré inconstitutionnelle la loi du 3 avril 1955[9], le législateur peut donc créer des nouveaux régimes de crise dont l’état d’urgence sanitaire en est un exemple.
On distingue dorénavant l’état d’urgence général de l’état d’urgence sanitaire.
Mais dans des circonstances particulières, ceci n’interdit pas au Premier ministre au nom des circonstances exceptionnelle et de l’urgence de prendre des mesures restrictives des libertés en dehors de ces deux régimes connus. C’est l’état d’urgence intermédiaire.
L’habilitation donnée par le Conseil constitutionnel au législateur de créer des nouveaux régimes de crise indéterminés : il s’agit des lois ordinaire et organique d’urgence.
Les lois ordinaire et organique d’urgence sont des lois hétéroclites ayant des objets hétérogènes et un champ d’application très vaste. La loi ordinaire d’urgence comprend l’état d’urgence sanitaire, les dispositions électorales, les mesures économiques d’urgence et d’adaptation à la lutte contre le Covid 19.
La loi organique d’urgence interrompt les délais de 3 mois de transmission d’une QPC par le Conseil d’Etat et la Cour de cassation au Conseil constitutionnel, de prononcé de la décision par le Conseil constitutionnel.
On peut s’inquiéter également que, dans sa décision du 27 mars 2020, le Conseil constitutionnel accepte de mettre entre parenthèses l’article 46 de la Constitution concernant la procédure d’adoption d’une loi organique[10].
Surtout ces incertitudes ont des répercussions sur l’intelligibilité des régimes de crise.
Outre la multiplication des régimes de crise, la possibilité d’intégrer parfois dans d’autres lois ayant un autre objet des dispositions de régimes de crise perturbe la cohérence de ces régimes. La possibilité d’adopter par ordonnances différentes mesures d’adaptation d’une loi d’urgence aux circonstances rendent ces régimes illisibles et étendent ainsi le droit des régimes de crise au-delà des lois d’urgence elle-même. Elles dérogent à nombre de libertés.
25 ordonnances publiées dans un seul numéro du journal officiel, est-ce bien raisonnable ?
Une telle situation n’est pas satisfaisante. D’autant que les contrôles des mesures en cause laissent planer des doutes quant à leur efficacité. Afin de donner une cohérence globale aux régimes de crise, pourquoi ne pas créer leur encadrement constitutionnel ?[11]
II – Pour un encadrement constitutionnel des régimes de crise
Intéressante est la proposition de Ph. Blachér et de Jean-Eric Gicquel d’insérer dans la Constitution un régime civil de crise sous la forme d’un conseil de crise sous la présidence du Président de la République et réunissant le Premier ministre, les membres du gouvernement, les présidents des deux assemblées et des hauts-fonctionnaires militaires et civils concernés[12]. Elle soulève néanmoins des difficultés en ce qu’elle ajoute un nouveau régime de crise et en transférant au seul président de la République le pouvoir législatif et le pouvoir réglementaire pendant une période de 30 jours. Malgré le garde-fou d’une saisine du Conseil constitutionnel pour avis à l’issue de ces 30 jours, cette concentration des pouvoirs est problématique.
Refondre les régimes de crise et les regrouper dans la Constitution leur donnerait à la fois une meilleure légitimité et lisibilité, une plus grande efficacité, des contrôles plus clairs. Deux propositions cumulatives sont faites.
Une première proposition est d’insérer dans le Préambule de la Constitution ou à l’article 1er de la Constitution l’alinéa suivant :
« Certains droits et libertés que la Constitution garantit peuvent être suspendus quand on a déclaré un des régimes de crise figurant à l’article 16, à l’article 36 et à l’article 36-1 de la Constitution. Une loi organique détermine le cadre, le contrôle parlementaire, les contrôles juridictionnels des mesures prises, et l’engagement de la responsabilité pénale en cas d’utilisation abusive et injustifiée de ces régimes et qui emporte une violation des droits et libertés que la Constitution garantis ».
Une seconde proposition est d’insérer l’état d’urgence à l’article 36-1 de la Constitution.
Cet article pourrait être rédigé de la manière suivante :
« Art. 36-1. – L’état d’urgence est déclaré en conseil des ministres, sur tout ou partie du territoire de la République, soit en cas de péril imminent résultant d’atteintes graves à l’ordre public, soit en cas d’évènements présentant, par leur nature et leur gravité, le caractère de calamité publique, soit en cas de menace sanitaire grave appelant des mesures d’urgence, notamment en cas de menace d’épidémie ».
« La loi fixe les mesures de police administrative que les autorités civiles peuvent prendre pour prévenir ce péril ou faire face à ces évènements ».
« La prorogation de l’état d’urgence au-delà de douze jours ne peut être autorisée que par la loi. Celle-ci en fixe la durée. »
On connaît les réticences voire les oppositions à l’insertion de l’état d’urgence dans la Constitution, mais au regard du droit comparé les arguments invoqués n’emportent pas la conviction. Comme le montre sous nos yeux la pratique récente entre 2015 et 2017 et la crise du Covid – 19, laisser un régime de crise en dehors de la Constitution favorise le risque d’émiettement et de tâtonnements concernant les autorités compétences, les fondements des mesures commandées par les circonstances. Nombre de constitutions démocratiques comportent des dispositions relatives à l’état d’urgence. Les pratiques les plus récentes des Etats démocratiques montrent que la présence de l’état d’urgence dans la constitution apporte une double garantie de clarté, d’efficacité, de contrôle contre les abus. N’est-ce pas le plus important ?
[1] Le présente texte est celui prononcé dans la vidéo. Conformément aux indications des organisateurs du colloque virtuel, il a été rédigé à destination d’un large public non limité aux juristes chevronnés. Dans cet esprit, les notes et références scientifique sont limitées au strict nécessaire.
[2] Article 36 de la Constitution :
« L’état de siège est déclaré en conseil des ministres.
Sa prorogation au-delà des douze jours ne peut être autorisée que par le Parlement ».
Le régime juridique de l’état de siège figure aux articles L.2121-1 à L.2121-8 du code de la défense.
[3] Article 16 de la Constitution :
« Lorsque les institutions de la République, l’indépendance de la nation, l’intégrité de son territoire ou l’exécution de ses engagements internationaux sont menacées d’une manière grave et immédiate et que le fonctionnement régulier des pouvoirs publics constitutionnels est interrompu, le Président de la République prend les mesures exigées par ces circonstances, après consultation officielle du Premier ministre, des présidents des assemblées ainsi que du Conseil constitutionnel.
Il en informe la nation par un message.
Ces mesures doivent être inspirées par la volonté d’assurer aux pouvoirs publics constitutionnels, dans les moindres délais, les moyens d’accomplir leur mission. Le Conseil constitutionnel est consulté à leur sujet.
Le Parlement se réunit de plein droit.
L’Assemblée nationale ne peut être dissoute pendant l’exercice des pouvoirs exceptionnels.
Après trente jours d’exercice des pouvoirs exceptionnels, le Conseil constitutionnel peut être saisi par le Président de l’Assemblée nationale, le Président du Sénat, soixante députés ou soixante sénateurs, aux fins d’examiner si les conditions énoncées au premier alinéa demeurent réunies. Il se prononce dans les délais les plus brefs par un avis public. Il procède de plein droit à cet examen et se prononce dans les mêmes conditions au terme de soixante jours d’exercice des pouvoirs exceptionnels et à tout moment au-delà de cette durée ».
[4] Loi n°55-385 du 3 avril 1955 relative à l’état d’urgence, plusieurs fois modifiées.
Voir l’article L.2131-1 du code de la défense : « Les règles relatives à l’état d’urgence sont définies par la loi n°55-385 du 3 avril 1955. Sur un même territoire il ne peut être fait application simultanément des dispositions du titre II et de celles du titre III du présent livre ».
[5] Avant la crise du Covid-19, on pouvait douter de l’appartenance de la théorie des circonstances exceptionnelles aux régimes de crise. Le doute semble être levé par l’utilisation qui en est faite tant par les pouvoirs publics que par le Conseil d’Etat.
[6] Article L.3131-1 du code de la santé publique dans sa version en vigueur avant la loi d’urgence du 23 mars 2020 :
« En cas de menace sanitaire grave appelant des mesures d’urgence, notamment en cas de menace d’épidémie, le ministre chargé de la santé peut, par arrêté motivé, prescrire dans l’intérêt de la santé publique toute mesure proportionnée aux risques courus et appropriée aux circonstances de temps et de lieu afin de prévenir et de limiter les conséquences des menaces possibles sur la santé de la population.
Le ministre peut habiliter le représentant de l’Etat territorialement compétent à prendre toutes les mesures d’application de ces dispositions, y compris des mesures individuelles. Ces dernières mesures font immédiatement l’objet d’une information du procureur de la République.
Le représentant de l’Etat dans le département et les personnes placées sous son autorité sont tenus de préserver la confidentialité des données recueillies à l’égard des tiers.
Le représentant de l’Etat rend compte au ministre chargé de la santé des actions entreprises et des résultats obtenus en application du présent article ».
[7] Voir le dossier complet « Législation d’exception. Des règles d’exception dans le droit commun », Cahier législatif n°276, octobre 2017, http://www.tendancedroit.fr/codeslois-legislation-dexception/
[8] Loi n°2020-290 du 23 mars 2020 d’urgence pour faire face à l’épidémie de covid-19, JORF n°0072 du 24 mars 2020, texte n°2 ; Loi organique n°2020-365 du 30 mars 2020 d’urgence pour faire face à l’épidémie du covid-19, JORF n°0078 du 31 mars 2020, texte n°2.
[9] C.C., décision n°85-187 du 25 janvier 1985, Loi relative à l’état d’urgence en Nouvelle-Calédonie, Rec. 43, cons. n°4.
[10] C.C., n°2020-799 DC du 26 mars 2020, Loi organique d’urgence pour faire face à l’épidémie de Covid-19, JORF n°78 du 31 mars 2020, texte n°5, ECLI:FR:CC:2020:2020.799.DC. Si l’on peut comprendre la décision dans l’absolue, l’indigence de la motivation est regrettable en comparaison avec les motivations des juridictions constitutionnelles nationales et des juridictions supranationales européennes. Elle traduit au moins la difficulté de la grande majorité des juristes français à appréhender la notion de violation de la constitution : voir les intéressants travaux de C. Coste, La violation de la Constitution. Réflexions sur les violations des règles constitutionnelles relatives aux pouvoirs publics en France, Thèse Paris II, 1981 ; F. Savonitto, Les discours constitutionnels sur « la violation de la constitution » sous la Ve République, Paris, LGDJ, 2013 ; L. Fontaine, « La violation de la Constitution : autopsie d’un crime qui n’a jamais été commis », RDpubl. 2014, pp. 1617-1638.
[11] Les développements qui suivent reprennent nos propos tenus dans le Blog Liberté, Libertés chéries : « Pour une refonte des régimes de crise dans la Constitution », http://libertescheries.blogspot.com/2020/03/les-invites-de-llc-joel.html
[12] P. Blachér et J.E. Gicquel, « Pour gérer des crises comme celle du coronavirus, il faut modifier notre constitution », https://www.huffingtonpost.fr/entry/pour-gerer-des-crises-comme-celle-du-coronavirus-il-faut-modifier-notre-constitution_fr_5e70a25ac5b60fb69dddc0d3
très belle analyse produit par le doyen