L’état d’urgence sanitaire : droit d’exception et exceptions au droit
Éditorial à paraitre à la Revue Droit & Santé 2020, n° 95
Par Stéphanie Renard, Maître de conférences HDR en droit public – Université Bretagne Sud – Lab-LEX (UR 7480)
Créer dans l’urgence une police de l’état d’urgence sanitaire en plus la police des « menaces sanitaires appelant des mesures d’urgence » et de l’état d’urgence applicable aux calamités publiques, il fallait oser. La réforme a d’ailleurs surpris. Le Président de la République ne l’avait pas mise en première ligne de sa stratégie guerrière déclinée au soir du 16 mars 2020, pas plus que le Premier ministre dans son intervention télévisée du lendemain. Évoquée pour la première fois lors du Conseil des ministres du 18 mars, la manœuvre, menée tambours battants, a conduit, le 23 mars 2020, à la promulgation d’un nouveau régime d’exception, l’état d’urgence sanitaire (EUS), qui, par dérogation à ses propres dispositions, a été immédiatement mis en œuvre pour une période reconductible de deux mois (art. 4 de la loi n° 2020-290 du 23 mars 2020 d’urgence pour faire face à l’épidémie de covid-19).
Ce régime, d’abord pensé comme un dispositif de circonstances, a finalement été codifié dans un chapitre 1er bis du titre III (« menaces et crises sanitaires graves ») du livre 1er de la troisième partie du Code de la santé publique (CSP) afin de compléter le dispositif de l’urgence sanitaire (lui-même contenu dans un chapitre 1er renommé « Menaces sanitaires »). Proposée par le Conseil d’État dans son avis du 18 mars 2020 (avis n° 399873 sur un projet de loi d’urgence pour faire face à l’épidémie de covid-19), une telle codification assure la pérennité de ce régime d’exception. De ces origines et des conditions de son adoption, le texte conserve toutefois les traces : assez mal rédigé, il comprend des ambigüités d’autant moins supportables qu’il définit un régime extrêmement sévère pour les libertés publiques.
Il n’est pas lieu ici de les détailler, l’analyse appelant une minutie qui lasserait rapidement le lecteur. Deux questions, d’apparence simple, méritent toutefois d’être posées.
Quoi ?
Le titre 1er de la loi n° 2020-290 du 23 mars 2020 crée un nouveau régime législatif d’exception placé aux côtés du régime de l’état d’urgence issu de la loi n° 55-385 du 3 avril 1955 dont le projet initial reprenait les principales dispositions.
Ce dispositif, on y reviendra, ne remplace pas la police de l’urgence sanitaire définie à l’article L. 3131-1 du CSP. Il a vocation à être activé en plus ou en marge de celle-ci lorsque la menace sanitaire visée par l’article L. 3131-1 est devenue une « catastrophe mettant en péril, par sa nature et sa gravité, la santé de la population » (CSP, art. L. 3131-12).
Le projet de loi adopté en Conseil des ministres le 18 mars 2020 calquait les conditions de déclenchement de l’EUS sur celui de la loi du 3 avril 1955 : déclaration sur tout ou partie du territoire par décret motivé en Conseil des ministres, prorogation législative au-delà de 12 jours, information immédiate des assemblées parlementaires, celles-ci pouvant requérir tout renseignement complémentaire dans le cadre du contrôle et de l’évaluation des mesures, caducité de la loi de prorogation dans les quinze jours suivant la date de démission du Gouvernement ou de dissolution de l’Assemblée nationale.
Non sans provoquer l’étonnement, le Conseil d’État a toutefois recommandé un certain nombre de modifications qui, allant toutes dans un sens défavorable au contrôle du Parlement sans pour autant renforcer la sécurité juridique du dispositif, sont symptomatiques des perturbations profondes de notre régime politique et de l’État de droit.
Suivant son conseil, un délai d’un mois a ainsi été substitué aux douze jours prévus pour l’intervention du Parlement, « eu égard à la nature d’une catastrophe sanitaire » (avis n° 399873, p. 4). « Eu égard à la nature d’une catastrophe sanitaire »… On voit mal ce qui, dans une catastrophe sanitaire, impose de réviser le délai classique de douze jours, à la fois retenu par la loi du 3 avril 1955 pour faire face à « un péril imminent résultant d’atteintes graves à l’ordre public [ou à des] évènements présentant, par leur nature et leur gravité, le caractère de calamité publique » et par l’article 36 de la Constitution relatif à l’état de siège[1]. Au demeurant, la semaine du 16 mars a montré qu’un contexte pandémique ne pouvait empêcher la réunion en urgence du Parlement pour que soient discutées (et adoptées) des dispositions législatives de première importance : une loi organique d’urgence pour faire face à l’épidémie de covid-19, une loi ordinaire du même nom qui, déjà riche et dense par elle-même, offre au Gouvernement une très large habilitation pour intervenir dans le domaine de la loi, une loi de finances rectificative pour 2020. L’un des avantages de ce délai allongé est qu’il étend du même coup le temps durant lequel il est possible de contester le déclenchement de l’EUS devant le juge administratif[2]. Il n’est pas certain toutefois que la protection du droit au recours effectif ait été l’objectif recherché, d’autant que la loi d’urgence a fermé cette voie d’action en déclenchant elle-même l’EUS pour une période de deux mois.
C’est également sur les recommandations du Conseil d’État qu’a disparu le mécanisme de caducité de la loi de prorogation en cas de crise politique, celle-ci étant remplacée par une curieuse disposition qui, par exception aux règles élémentaires de la hiérarchie des normes, prévoit qu’un décret en conseil des ministres – acte réglementaire donc – peut, sans habilitation législative spéciale, mettre fin à l’état d’urgence avant la date prévue par le législateur.
Le Parlement (à défaut du Gouvernement) a fort heureusement résisté à la dernière proposition consistant à supprimer l’obligation du Gouvernement de transmettre les informations relatives à la mise en œuvre de l’état d’urgence sanitaire aux assemblées parlementaires dans laquelle le Conseil d’État, décidément fâché avec le droit constitutionnel, voyait « une injonction du Parlement au Gouvernement ne rel[evant] pas du domaine de la loi » (la disposition restaurée par le Sénat figure à l’article L. 3131-13 du CSP). Le contrôle du Parlement sur les mesures adoptées dans le cadre de l’EUS a donc été heureusement maintenu.
Heureusement, car le texte, dont l’objectif est de donner à la puissance publique des moyens d’action à la mesure de la « guerre » livrée contre le Covid-19, offre au Premier ministre des pouvoirs de police d’une ampleur inégalée depuis la loi de police sanitaire du 3 mars 1822 adoptée pour parer l’épidémie de fièvre jaune. Le Sénat, dans sa grande sagesse, a cherché à préciser, pour mieux les encadrer, les prérogatives données au Premier ministre. Alors que le projet de loi se bornait à indiquer que la déclaration de l’EUS lui donnait le pouvoir de prendre des « mesures générales limitant la liberté d’aller et venir, la liberté d’entreprendre et la liberté de réunion et permettant de procéder aux réquisitions de tous biens et services nécessaires », une liste en neuf points des mesures réglementaires à sa disposition a été introduite par la Chambre haute. Cette liste, qui figure désormais l’article L. 3131-15 du CSP, lui permet, sur rapport du ministre chargé de la santé et « aux seules fins de garantir la santé publique » de :
« 1° restreindre ou interdire la circulation des personnes et des véhicules dans les lieux et aux heures fixés par décret ;
2° interdire aux personnes de sortir de leur domicile, sous réserve des déplacements strictement indispensables aux besoins familiaux ou de santé ;
3° ordonner des mesures ayant pour objet la mise en quarantaine, au sens de l’article 1er du règlement sanitaire international de 2005, des personnes susceptibles d’être affectées ;
4° ordonner des mesures de placement et de maintien en isolement, au sens du même article 1er, à leur domicile ou tout autre lieu d’hébergement adapté, des personnes affectées ;
5° ordonner la fermeture provisoire d’une ou plusieurs catégories d’établissements recevant du public ainsi que des lieux de réunion, à l’exception des établissements fournissant des biens ou des services de première nécessité ;
6° limiter ou interdire les rassemblements sur la voie publique ainsi que les réunions de toute nature ;
7° ordonner la réquisition de tous biens et services nécessaires à la lutte contre la catastrophe sanitaire ainsi que de toute personne nécessaire au fonctionnement de ces services ou à l’usage de ces biens […] ;
8° prendre des mesures temporaires de contrôle des prix de certains produits rendues nécessaires pour prévenir ou corriger les tensions constatées sur le marché de certains produits […] ;
9° en tant que de besoin, prendre toute mesure permettant la mise à la disposition des patients de médicaments appropriés pour l’éradication de la catastrophe sanitaire ».
Le caractère exhaustif de cette liste n’a toutefois pas résisté à l’opposition du Gouvernement qui, le 21 mars, a obtenu de l’Assemblée nationale le vote d’un amendement créant un dixième point reprenant le texte initial : le Premier ministre peut donc « en tant que de besoin, prendre par décret toute autre mesure réglementaire limitant la liberté d’entreprendre, dans la seule finalité de mettre fin à la catastrophe sanitaire mentionnée à l’article L. 3131-12 ». Il s’ensuit que, s’il l’estime nécessaire, le Gouvernement pourra interdire des « déplacements à des fins professionnelles, […] fermer tous les établissements recevant du public, […] interdire certaines importations ou exportations » (exposé sommaire sur l’amendement n° 184 présenté à l’Assemblée nationale par le Gouvernement).
Suivant les articles L. 3131-16 et L. 3131-17 du CSP, de telles réglementations n’empêchent pas l’intervention de mesures complémentaires adoptées par le ministre chargé de la santé ou les autorités déconcentrées (les préfets certainement, les maires éventuellement[3]).
Le premier dispose, dans les circonscriptions territoriales où l’état d’urgence sanitaire est déclaré, du pouvoir de prescrire toute autre mesure réglementaire relative à l’organisation et au fonctionnement du dispositif de santé ainsi que toute mesure individuelle nécessaire à l’application des règlements adoptés par le Premier ministre (CSP, art. L. 3131-16).
Les secondes peuvent être habilitées, soit par le Premier ministre, soit par le ministre chargé de la Santé, à prendre toutes les mesures générales ou individuelles utiles à l’application des décisions nationales (CSP, art. L. 3131-17). Dans l’hypothèse où l’EUS n’intéresserait qu’un champ territorial restreint n’excédant pas le territoire d’un département, le préfet pourrait même être habilité à intervenir à titre initial pour prendre, sur avis du directeur de l’ARS, l’une, l’autre ou l’ensemble des mesures listées aux points 1 à 9 de l’article L. 3131-15 du CSP (y compris donc des mesures de contrôle des prix, ce qui, là encore, ne manque pas d’étonner…).
Toutes ces mesures, que la loi dédie aux seules fins de protection de la santé publique et de lutte contre les risques sanitaires, devaient initialement faire l’objet d’un avis, régulièrement rendu public, émanant d’un comité scientifique ad hoc, composé de personnalités qualifiées désignées par le Président de la République, le Premier ministre et les Présidents des assemblées. Quoiqu’étoffée, la rédaction finale de l’article L. 3131-19 du CSP ne fait plus apparaitre cette mission d’évaluation des mesures adoptées, mais se borne à indiquer que le comité rend périodiquement des avis rendus publics « sur l’état de la catastrophe sanitaire, les connaissances scientifiques qui s’y rapportent et les mesures propres à y mettre un terme […] ainsi que sur la durée de leur application ».
Pourquoi ?
La question se pose, et se posera sans doute longtemps, de la nécessité, et même de l’utilité, de créer ce régime d’exception « faussement novateur » (P. Cassia, « L’état d’urgence sanitaire : remède, placebo ou venin juridique ? », 24 mars 2020, blog Mediapart), alors que les pouvoirs publics disposaient déjà de moyens extrêmement étendus pour la défense sanitaire de la collectivité. Sans doute, ces moyens étaient-ils concentrés aux mains du ministre chargé de la santé depuis l’entrée en vigueur de la loi n° 2004-806 du 9 août 2004 abrogeant l’ancien article L. 3114-4 du CSP qui, dans l’hypothèse d’une épidémie menaçant tout ou partie du territoire ou s’y développant, donnait au Gouvernement la possibilité d’intervenir par décret après avis de feu le Conseil supérieur d’hygiène publique de France[4]. Selon l’article L. 3131-1 du CSP, à peine retouché par la loi du 23 mars 2020, il revient en effet au ministre de la santé, « en cas de menace sanitaire grave appelant des mesures d’urgence », de « prescrire dans l’intérêt de la santé publique toute mesure proportionnée aux risques courus et appropriée aux circonstances de temps et de lieu afin de prévenir et de limiter les conséquences des menaces possibles sur la santé de la population ».
Les travaux préparatoires montrent que deux principaux arguments ont été avancés pour justifier le vote en urgence de ce nouvel état d’urgence.
Le premier soulignait la nécessité de corriger certains effets pervers de la compétence exclusive du ministre de la santé en matière d’urgence sanitaire et, de façon plus pragmatique, de consolider juridiquement les mesures contenues par le décret de confinement du 16 mars 2020 (V. Ph. Bas, Rapport n° 381 (2019-2020) du 19 mars 2020, fait au nom de la commission des lois du Sénat). Fondé sur l’article L. 3131-1 du CSP mais adopté par le Premier ministre, autorité de police générale au niveau national, ce texte de « réglementation des déplacements » s’appuyait en effet sur la théorie jurisprudentielle des circonstances exceptionnelles – qui relève en principe d’une technique de régularisation a posteriori – pour justifier la méconnaissance des règles normales de répartition des compétences. Le procédé était donc des plus critiquables sur le plan juridique.
Comme l’a notamment souligné l’étude d’impact, il n’en demeure pas moins que d’autres options étaient envisageables : « Option 1. Il aurait pu être envisagé de ne pas modifier le cadre législatif en continuant de s’appuyer sur les dispositions existantes […] du CSP […] ainsi que sur le pouvoir de police générale » appartenant au Premier ministre au niveau national et aux maires et préfets au niveau local. On ajoutera ici qu’il était même tout à fait envisageable de mobiliser le régime exceptionnel de l’état d’urgence, en dépit de sa déformation sécuritaire récente : pouvant être déclenché « en cas d’événements présentant, par leur nature et leur gravité, le caractère de calamité publique », ce que constitue à l’évidence une pandémie, il donne aux autorités de police les moyens nécessaires pour limiter la libre circulation des personnes. « Option 2. Il aurait pu être envisagé de compléter les dispositions existantes pour les adapter aux situations extrêmes que nous connaissons aujourd’hui et en précisant les mesures qu’elles autorisent. Il se serait alors agi d’enrichir les dispositions de l’article L. 3131-1 du CSP », quitte à décider de sa compétence partagée avec le Premier ministre. Ce choix aurait sans doute été mieux accueilli, d’autant qu’il aurait peut-être permis de remédier à l’inconstitutionnalité probable de cette disposition, aussi générale qu’imprécise. Ce fut toutefois l’option 3 qui fut choisie : la construction d’« un régime d’urgence sanitaire exceptionnel spécifique, distinct du mécanisme de l’article L. 3131-1 du CSP et qui s’ajout[e] à celui-ci ». Ce régime, précise l’étude d’impact, a « vocation à être mis en œuvre dans les cas d’une ampleur très importante tandis que les dispositions de l’article L. 3131-1 du CSP reste[nt] quant à elles applicables aux crises de moindre ampleur ».
On se trouverait donc ici dans une logique de « gradation » des pouvoirs de police en fonction de l’« ampleur » de la crise – que l’exposé des motifs assimile à sa « gravité » –, les mesures aujourd’hui prévues par les articles L. 3131-15 et suivants du CSP étant réservées aux « catastrophes sanitaires », expression employée par le Conseil d’État et le Gouvernement pour désigner des « crises d’une gravité et d’une ampleur exceptionnelles ». Cette explication n’emporte toutefois pas la conviction. D’une part, il nous semble que, sur le plan juridique, rien n’empêchait le ministre de la santé de prendre les exceptionnelles prévues par le décret du 16 mars, dès lors que celles-ci étaient justifiées par la nécessité « de prévenir et de limiter les conséquences [de la propagation du Covid-19] sur la santé de la population ». D’autre part, le texte laisse intactes les dispositions de l’article L. 3131-1 du CSP donnant au ministre de la santé le pouvoir de prescrire « toute mesure proportionnée aux risques courus et appropriée aux circonstances de temps et de lieu », compétence générale qui englobe nécessairement les mesures restrictives aujourd’hui listées à l’article L. 3131-15 du CSP (v. en ce sens, D. Truchet, « L’urgence sanitaire », RDSS 2007, p. 411 et S. Renard, L’ordre public sanitaire, Th. Rennes 1, 2008). Si « l’ampleur » de la crise emporte une modification de la répartition des compétences entre le ministre de la santé et le Premier ministre, il faut croire qu’elle est sans influence sur la nature des mesures susceptibles d’être prescrites et le degré d’atteinte aux libertés.
De prime abord plus assuré, un second argument, ajoutant une dimension temporelle au critère de la gravité, fut avancé au cours des travaux préparatoires : la police de l’urgence sanitaire – police du ministre de la santé – serait une police dédiée à la prévention de « la simple menace sanitaire » (Ph. Bas, Rapport préc.), l’état d’urgence sanitaire – police du Premier ministre – trouvant à s’appliquer lorsque la menace n’en est plus une et que la « catastrophe sanitaire » est avérée, ouvrant alors « la voie à des mesures plus restrictives en termes de libertés » (loc. cit.).
Cette approche temporalisée de l’articulation de ces deux régimes est confortée par l’adjonction d’une phrase à l’alinéa 1er de l’article L. 3131-1 du CSP : « Le ministre peut également prendre de telles mesures après la fin de l’état d’urgence sanitaire prévu au chapitre Ier bis du présent titre, afin d’assurer la disparition durable de la situation de crise sanitaire. » Autrement dit, la police de l’urgence sanitaire aurait vocation à être mise en œuvre en amont et en aval de l’EUS, soit avant et après la « catastrophe sanitaire », toujours dans une logique de gradation. Là encore, l’explication peine à convaincre : en effet, rien n’interdit au ministre de la santé de prendre avant ou après l’état d’urgence sanitaire des mesures de confinement, d’isolement ou de quarantaines équivalentes à celles qui peuvent être imposées dans le cadre de l’EUS. Ce sont là des mesures prophylactiques qui n’avaient certes jamais été imposées à l’ensemble de la population française, mais n’en font pas moins partie de l’arsenal classique de la police sanitaire. En l’absence de tout encadrement matériel des pouvoirs du ministre de la santé, la « gradation » dont il est question est difficile, sinon impossible, à percevoir. Surtout, cette supposée « gradation » fondant l’articulation proposée repose sur un biais de raisonnement, probablement lié à la volonté de consolider les mesures de confinement et consistant à dire – ou à sous-entendre – que seules les libertés de réunion, de circulation et d’entreprendre, enjeux premiers de la loi sur l’EUS, sont susceptibles d’être touchées par la police sanitaire. Cette idée est pourtant fausse. Au titre de ses pouvoirs d’urgence, le ministre peut également restreindre d’autres libertés, telles que la liberté corporelle et le droit au respect de l’intégrité physique de la personne (v. S. Renard, « Covid-19 et libertés : du collectif vers l’intime », RDLF 2020, chron. n° 10). Dépistages, soins ou vaccinations obligatoires font eux aussi partie de l’arsenal classique du maintien de l’ordre public sanitaire, notamment dans un contexte épidémique (mesures que le ministre, semble-t-il, peut désormais exécuter d’office en application de l’article L. 3136-1 modifié !). Il est impossible de croire que l’état d’urgence sanitaire empêcherait l’adoption de telles mesures prophylactiques pourtant exclues du champ de la loi du 23 mars 2020. De là, il est tout aussi impossible de croire que le concours de ces deux polices de l’urgence sanitaire serait régi par un mécanisme alternatif, permettant d’exclure la compétence du ministre lorsque l’état d’urgence est déclaré. C’est, bien au contraire, un principe cumulatif qui semble se dessiner : l’EUS attribue des prérogatives exceptionnelles au Premier ministre, mais il ne suspend pas celles du ministre de la santé qui, selon les circonstances, pourra soit aggraver, soit compléter les mesures prescrites par décret.
Bien sûr, le texte prend soin de préciser à plusieurs reprises que les mesures adoptées doivent être « strictement proportionnées aux risques sanitaires encourus et appropriées aux circonstances de temps et de lieu ». Mais l’on sait que, dans un contexte épidémique, la proportionnalité cède rapidement le pas à l’efficacité, dans une logique sécuritaire. Bien sûr, le texte veille également à indiquer que les mesures prises dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire « peuvent faire l’objet, devant le juge administratif, [de] recours [en référé-suspension et en référé-liberté] », à l’occasion desquels on peut même espérer le dépôt de quelques QPC. La suspension actuelle des procédures et la posture récemment adoptée par le Conseil constitutionnel et le Conseil d’État, davantage promoteurs de l’ordre sanitaire que gardiens de la légalité[5], font toutefois sérieusement douter de la solidité de tels garde-fous.
[1] L’état de siège peut être déclaré, pour douze jours, par un décret en Conseil des ministres « en cas de péril imminent pour l’ordre public et de violence armée résultant soit d’une guerre étrangère, soit d’une insurrection intérieure ».
[2] En 2005 et en 2016, le Conseil d’État a admis la recevabilité des recours dirigés contre le décret déclarant l’état d’urgence, qu’il a donc écarté du champ des actes de gouvernement. Il y a tout lieu de croire que la même position serait prise pour la déclaration de l’EUS. Cette recevabilité est toutefois limitée dans le temps, les recours ne pouvant plus prospérer dès lors que l’état d’urgence a été confirmé la loi. V. CE ord. réf. 14 novembre 2005, Rolin, AJDA 2005 p. 2148 et CE, ord., 27 janv. 2016, Ligue des droits de l’homme, n° 396220, AJDA 2016. 126 ; D. 2016. 663, point de vue M. Bouleau ; RFDA 2016. 355, note D. Baranger ; RDLF 2016, chron. F. Rolin.
[3] Le doute est permis dans la mesure où l’article L. 3131-17, après avoir fait mention de la compétence du « représentant de l’État territorialement compétent », se borne ensuite à évoquer le « représentant de l’État dans le département ».
[4] Pour un exemple d’application, cf. les décr. n° 92-76 du 21 janv. 1992 et n° 94-343 du 26 avr. 1994 relatifs aux mesures propres à empêcher la propagation du choléra en Guyane, J.O. du 22 janv. 1992 et du 3 mai 1994, p. 1068 et p. 6398.
[5] V. not. X. Dupré de Boulois, « On nous change notre…. référé-liberté » (obs. sous CE ord., 22 mars 2020, n°439674), RDLF 2020, chron. n° 12.
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