Constitution et état de crise en Italie : brèves réflexions sur une tension dialectique
A la suite des attentats de 2015, le gouvernement français a mis en oeuvre un certain nombre de mesures d’exception qui suscitent un large débat en France autour de la dialectique « sécurité – liberté ». L’Italie a, elle aussi, connu dans son histoire récente et moins récente des évènements justifiant la mise à l’écart temporaire des instruments juridiques prévus pour les temps « normaux ». La présente contribution vise à rendre compte de la richesse des débats qu’a suscités l’expérience transalpine.
Jean-Jacques Pardini est Agrégé des Facultés de droit, Doyen honoraire de la faculté de droit de Toulon et Directeur adjoint du CDPC Jean-Claude Escarras (UMR CNRS 7318)
» Il y a des cas où il faut mettre, pour un moment, un voile sur les libertés comme l’on cache les statues des dieux »[1]. L’assertion bien connue du baron de la Brède éveille des résonances qui raniment tout à la fois l’angoisse et la flamme nationale. La mise en œuvre de l’état d’urgence en France, depuis le 14 novembre 2015[2] et la question de l’inscription de ce régime dans la Constitution[3], réactivent en effet la question sensible de la protection des droits et libertés fondamentaux en temps de crise, en même temps qu’elles autorisent l’exhumation de la réflexion de Montesquieu.
Comme le relevait Philippe Bas lors des débats sur la prorogation de l’état d’urgence, « Quelle que soit l’ampleur des périls et la gravité des menaces qui mettent en danger la vie de nos concitoyens, la Constitution demeure le socle de notre pacte social et les mesures exceptionnelles mises en œuvre dans de telles circonstances, certes guidées par le souci de le défendre, ne sauraient, sauf à sacrifier nos valeurs les plus essentielles, contrevenir gravement à nos principes constitutionnels »[4]. Pour rassurante qu’elle puisse paraître, cette affirmation révèle néanmoins que, pendant une période certes temporaire (mais indéterminée), une parenthèse de la légalité ordinaire conçue pour les temps ordinaires vient de s’ouvrir. En des termes plus directs, elle signifie que, dans la période considérée, il faut bien (sic !) se résigner, bon gré mal gré, à des « adaptations aux circonstances du principe de constitutionnalité »[5] . Mais pour combien de temps ? On ne peut sans doute s’abstraire, à ce propos, de la réflexion schmitienne[6] – inquiétante et actuelle – de Giorgio Agamben qui, il y a quelques années, mettait l’accent sur le fait que « la création volontaire d’un état d’urgence permanent (…) est devenue l’une des pratiques essentielles des États contemporains, y compris des États démocratiques »[7]. Le risque, en effet, serait (est ?) « d’englober l’exception dans la « règle » »[8].
Il est sans doute intéressant, dans le contexte actuel, d’entreprendre une incursion dans un pays voisin – l’Italie – qui, dans son histoire récente et moins récente, a, lui aussi, connu des évènements justifiant la mise à l’écart temporaire des instruments juridiques prévus pour les temps « normaux ». La richesse des débats qui, alors, ont eu lieu justifie assurément que, au regard du cas français, le point de vue du comparatiste soit rapporté. De fait, dans la première moitié des années quatre-vingt, l’Italie a connu une période de crise, dite d’emergenza. Par ce terme – renvoyant, pour faire court, à un « état d’urgence »[9] – on désigne, au-delà des Alpes, la « mise à jour pendant une période qui est à cheval entre la fin des années soixante-dix et le début des années quatre-vingt, d’un état de crise, révélant tous les dysfonctionnements des systèmes institutionnel, partisan, économique et social qu’avait jusqu’alors dissimulé l’application des principes selon lesquels il n’y a rien de plus définitif que le provisoire, et rien de plus normal que l’exception »[10]. A cette occasion, la Cour constitutionnelle italienne, confrontée à des circonstances extraordinaires, a été contrainte d’adopter une lecture flexible des préceptes constitutionnels en absolvant « des choix législatifs « utiles » mais en contraste criant avec la Constitution (…) »[11]. Ainsi, certaines limitations – parfois importantes – ont été apportées, durant cette période, aux droits et libertés, limitations « tolérées » par le juge des lois au regard des circonstances.
Rien de plus « normal » dira-t-on avec quelque malice ! Après tout, dans son acception première, l’emergenza au sens strict se reconnaît à l’existence d’une situation de fait particulière qui, à cause, précisément, de cette particularité, échappe à la prévision du droit normalement en vigueur[12]. La règle « normale » devenant inopérante en des temps anormaux, il faut bien se résoudre à ce que des règles « anormales », prévoyant un jus singulare, suppléent à la carence des instruments du droit ordinaire. La rupture de la normalité est alors, par hypothèse, consommée.
Il sera précisé, au préalable, que la notion d’emergenza est, à tout le moins, particulièrement attractive en ce qu’elle renvoie à de multiples et diverses situations d’« urgence »[13], ce qui, d’ailleurs – mais c’est un autre problème – n’exclut pas l’idée d’instrumentalisation qui en est faite[14]. Seules seront évoquées, dans le cadre de cette analyse, les hypothèses de menaces pour l’intégrité politique de l’État que, par commodité de langage, mais aussi parce que la formule est inclusive, on nommera « états de crise »[15], quand le terme emergenza ne sera pas employé. Par conséquent, notre étude se limitera à ce que Giuseppe Marazzita appelle l’emergenza constitutionnelle[16]. A la lumière de ces considérations, on précisera donc, à l’instar d’Antonio Ruggeri, que les mesures d’exception dont s’agit ne peuvent être admises que sous réserve de deux conditions : « a) que l’on soit en présence d’un état d’emergenza (ou de crise) qui ne puisse pas permettre le développement naturel des mécanismes constitutifs de l’ordonnancement et b) que l’incidence sur les normes (ou principes) constitutionnels [que de telles mesurent supposent] se justifie au nom de la sauvegarde de normes (ou principes) encore plus élevé(e)s ; en dernière instance, il s’agit du cas où, même pour un temps limité (quoique d’une durée imprévisible…), un ou plusieurs principes fondamentaux doivent être mis de côté, au nom d’une valeur qui est à la base de l’entier ordonnancement et qui, partant, est elle-même d’un degré éminemment constitutionnel : l’identité et la continuité de l’ordonnancement lui-même dans le temps »[17].
Le cadre d’analyses est donc tracé ou, du moins, le périmètre de l’étude circonscrit. Pour autant, le juriste ne peut, sans méconnaître sa mission, faire l’économie d’une réflexion portant sur les fondements propres à justifier l’adoption de ce jus singulare. La question ainsi posée renvoie au problème classique des sources sur la base desquelles des mesures exigées par des situations extraordinaires peuvent être adoptées. Il sera dit que cette question est particulièrement complexe en Italie dans la mesure où, comme on le verra, l’identification d’un fondement constitutionnel est assurément malaisée (§. 1). Au-delà des interrogations relatives à l’« impulsion » d’un « droit de l’urgence », d’autres questions – redoutables – se posent, tenant aux atteintes portées aux libertés en temps de crise, partant à l’identification difficile de l’« incision » de la norme constitutionnelle (§. 2).
I. L’identification malaisée d’un fondement constitutionnel des pouvoirs de crise
La Constitution italienne n’ignore certes pas la problématique liée aux « états de crise ». Pour autant, force est de constater que les dispositions formelles qu’elle contient sont peu adaptées à certaines situations[18], d’où, à tout le moins, un sentiment de malaise autour des sources (A). La Cour constitutionnelle, saisie du problème, n’est manifestement pas parvenue à démêler ce délicat écheveau, source, pour elle, d’un évident malaise (B).
A. Malaise autour des sources
Deux articles de la Constitution italienne peuvent être – et ont été – mobilisés relativement à l’appréhension des « états de crise ». L’article 78, d’abord, qui prévoit le régime de l’« état de guerre », en vertu duquel le gouvernement se voit confier les « pouvoirs nécessaires » par les Chambres[19]. L’article 77 alinéa 2, ensuite, qui autorise ce même gouvernement à adopter des mesures provisoires ayant force de loi – les décrets-lois, selon l’expression consacrée – « dans des cas extraordinaires de nécessité et d’urgence »[20]. Sans encore entrer dans la question de l’utilisation (ou pas), par la Cour constitutionnelle, de ces dispositions, l’on observera qu’une partie de la doctrine défend l’idée selon laquelle certaines mesures extraordinaires pourraient trouver leur fondement non pas dans ces sources formelles, mais dans la nécessité elle-même, envisagée comme source autonome du droit. En d’autres termes, ce serait, en tant que telle et parce que, par hypothèse, elle existe, que la nécessité pourrait légitimer de manière objective et autonome la production normative « extraordinaire »[21].
Le moins que l’on puisse dire à ce sujet est que la situation est tout autre que claire, s’agissant de l’identification précise de la source habilitant les autorités à intervenir pour faire face aux états de crise. Si, en effet, l’emergenza internationale – au sens de « guerre internationale » – peut être aisément rattachée à l’article 78 de la Constitution, l’emergenza interne, en revanche, semble ne point trouver, dans les dispositions formelles de la Constitution, un quelconque point d’ancrage[22]. Certes, une partie de la doctrine n’exclut pas la possibilité d’étendre l’article 78 aux situations d’emergenza interne, considérant que rien, dans les dispositions qu’il contient, n’interdit cette extension[23]. L’on observera cependant que cette thèse est loin de faire l’unanimité et que, en tout état de cause, l’article 78 n’a jamais été mis en œuvre afin de faire face à une crise interne[24]. L’article 77 alinéa 2 de la Constitution pose d’autres problèmes qui, assurément, ne sont pas moins sérieux. En effet, si cet article autorise le gouvernement à adopter des mesures provisoires ayant force de loi « dans des cas extraordinaires de nécessité et d’urgence » – révélant un état de crise intérieure – force est de constater que, contrairement aux dispositions de l’article 78 qui permettent, en théorie, l’adoption de mesures impliquant une « suspension » des droits constitutionnels[25], les décrets-lois visés par cet article n’ont pas vocation à déroger à la Constitution[26]. Certains auteurs, néanmoins, sont d’un autre avis, considérant que l’article 77 alinéa 2 est parfaitement adapté lorsqu’il s’agit de faire face à des situations d’emergenza et acceptant, par là, la possible force dérogatoire des décrets-lois[27]. Quant à l’idée selon laquelle la nécessité pourrait être une source autonome d’un droit « extraordinaire » qu’elle pourrait sécréter, on perçoit d’emblée le risque que fait courir une telle hypothèse. De fait, elle paraît « dangereuse au regard de la protection des droits fondamentaux » car « (…) admettre l’existence d’un principe non écrit selon lequel les exigences de la conservation du système politique et constitutionnel légitiment toute mesure exceptionnelle (au nom de la légitime défense de l’État) présente un risque de dénaturation de la démocratie »[28]. Dès lors, si, de fait, nécessité oblige, État de droit oblige aussi à ce que les mesures d’exception soient adoptées sous certaines conditions que la Constitution précise et soient soumises à un contrôle juridictionnel efficace.
Ces hésitations doivent être rapportées à d’autres relatives à la question de la détermination des intentions précises des constituants concernant la possibilité d’aller ou pas, face à des états de crise, « au-delà » de la Constitution. Comme l’observe Karine Roudier, si l’on met à part l’état de guerre, « le silence de la Constitution aurait pu rapidement être interprété comme un réel refus de la part des constituants de prévoir tout régime exceptionnel et toute possibilité de déroger ou de suspendre les normes constitutionnelles et, en conséquence, le choix de ne pas fournir d’instruments aux futurs acteurs de la vie politique pour instituer de tels régimes ». En sorte que « le silence reviendrait (…) à une interdiction implicite de suspendre ou déroger aux droits fondamentaux »[29].
Face à ces hésitations en cascade, on pouvait penser que la Cour constitutionnelle, amenée à connaître de la question, débrouille les fils de l’écheveau et identifie le fondement constitutionnel qui permette de faire face aux situations de crise. Las ! Par son intervention, on discerne clairement, chez elle, les sources d’un malaise.
B. Les sources d’un malaise
C’est par l’arrêt n° 15 de 1982[30], très commenté (parce que très important), que la Cour constitutionnelle va se prononcer dans un « contexte singulier »[31], marqué par la lutte contre le terrorisme. A la demande de la Cour d’assises de Turin, elle était amenée à examiner la constitutionnalité de l’article 10 du décret-loi n° 625 du 15 décembre 1979, converti par la loi n° 15 du 6 février 1980[32], qui prolongeait d’un tiers, du fait de la menace terroriste, la durée maximale de la détention ante judicium pour certains délits. Le juge a quo estimait que cette disposition portait atteinte, notamment, aux articles 13 alinéas 1, 2 et 5 et 27 de la Constitution consacrant, respectivement, la liberté personnelle et la présomption d’innocence.
La Cour constitutionnelle va suivre une démarche en trois temps, révélant des opérations interprétatives distinctes. Elle constate, d’abord, l’existence d’une situation de fait exceptionnelle et extraordinaire qu’elle qualifie « état d’emergenza » du fait des menaces concrètes qui pesaient sur les institutions démocratiques, de la violence utilisée comme méthode de lutte politique, du haut degré des opérations entreprises, de la capacité de recrutement dans les milieux sociaux les plus divers[33]. Elle identifie, ensuite, un lien de causalité entre la situation de fait constatée et la législation d’emergenza édictée en conséquence, en considérant que « face à une situation d’emergenza, le Parlement et le gouvernement ont non seulement le droit et le pouvoir, mais également le devoir précis et absolu d’intervenir en adoptant une législation d’emergenza appropriée »[34]. Ce lien de causalité étant reconnu en l’espèce, la Cour se prononce pour la conformité à la Constitution de la norme soumise à son examen, tout en prenant soin d’ajouter que « (…) l’emergenza, dans son acception première, est une condition certainement anormale et grave, mais également essentiellement temporaire. Il s’ensuit que si elle justifie des mesures inhabituelles, celles-ci perdent leur raison d’être si elles sont indûment prorogées dans le temps »[35].
On pourra sans doute partager la logique qu’adopte, en substance, le juge des lois dans son raisonnement. Le « voile » mis sur les droits fondamentaux des citoyens se justifiait, en l’espèce, par une « nécessité intérieure » incontestable et, on l’a vu, la Cour souhaite insister sur le caractère temporaire de la mesure adoptée. Néanmoins, et en cela la décision est « remarquable », à aucun moment elle ne fait référence au fondement constitutionnel sur la base duquel les pouvoirs publics ont agi – et la Cour précise bien qu’ils avaient le « devoir » de le faire – pour faire face à la situation d’emergenza. De fait, « la Cour constitutionnelle ne précise pas, dans l’arrêt n° 15 de 1982, le cadre de l’action étatique dans lequel le Parlement et le gouvernement ont développé leur action contre le terrorisme et se doivent ainsi de le faire »[36]. Non seulement, donc, la Cour n’identifie pas de disposition constitutionnelle explicite propre à justifier la législation en cause, mais encore, elle ne recourt à aucun moment à un procédé interprétatif fondé sur l’analogie au regard de l’article 78 de la Constitution ou sur l’érection de la « nécessité » au rang de source autonome autorisant la compression des droits en cause. La seule certitude, en l’espèce, est que la Cour ne trouve rien à redire – alors qu’il y avait sans doute à dire – sur l’utilisation de l’article 77 alinéa 2 de la Constitution, assimilant ainsi – de manière hardie – l’emergenza aux « cas extraordinaires de nécessité et d’urgence » visés par cet article.
L’arrêt n° 15 de 1982 ne permet donc pas « d’avancer » dans le brouillamini touchant aux sources des régimes dérogatoires à la normalité constitutionnelle. Pis encore, elle n’éclaire en rien – voire elle désoriente – l’observateur qui cherche à en percevoir le sens profond. Par ailleurs, l’apport de la doctrine est d’un secours modéré, partagée qu’elle est sur l’interprétation qu’il convient d’adopter de cet arrêt. Si, pour certains, il ne faut point en exagérer la portée[37], d’autres, à l’inverse, considèrent qu’il s’agit d’une décision « historique »[38]. On comprendra dès lors Vittorio Angiolini qui, lucidement, observait que « les orientations sur le thème de l’emergenza sont, en vérité, tant au vu de la jurisprudence constitutionnelle qu’en référence aux débats doctrinaux, éminemment variées et différentes, lorsqu’elles ne sont pas en contradiction entre elles »[39].
Quoi qu’il en soit, il est un fait qui ne peut être contesté et qui réside dans une certaine « rétractation » du contrôle de la Cour constitutionnelle italienne, d’un contrôle qui, en ces circonstances, devient « timide et partiel » selon le mot de Massimo Luciani. Là encore, le juriste ne doit pas s’arrêter à ce seul constat et considérer sans nuance la rétractation évoquée. Il doit, au contraire, s’interroger sur sa signification exacte en analysant la nature et l’étendue de l’atteinte portée aux droits et libertés par les actes « extraordinaires ». De ce point de vue, il est amené à une conclusion aussi simple que nette : l’identification de l’incision de la norme constitutionnelle est difficile.
II. La difficile identification de l’incision de la norme constitutionnelle
Force est de constater que, sur ce point, les querelles doctrinales sont tout autre que rares et que les thèses en présence expriment des opinions qui portent en elles la critique ou la méconnaissance des autres. Si l’on a pu considérer, il y a quelques années, « l’impasse » à laquelle ces thèses conduisaient sur la nature même de l’incision[40](A), l’on doit observer que certaines questions restent également en suspens relativement à l’étendue de cette incision (B).
A. La nature de l’incision de la norme constitutionnelle : des thèses dans l’impasse
Ce sont trois thèses principales qui ont été et sont soutenues à propos des possibles implications du « fait d’emergenza » sur la norme constitutionnelle (1). D’autres auteurs, insistant sur l’identité et la continuité de l’ordonnancement, proposent de retenir l’existence d’une hiérarchie axiologique (2).
1 – Les possibles implications du fait d’emergenza sur la norme constitutionnelle
Analysant l’arrêt n° 15 de 1982, Alessandro Pace défend l’idée selon laquelle les lois d’emergenza impliqueraient une véritable « suspension » des normes constitutionnelles[41], partant des garanties dont celles-ci sont porteuses. Si cette thèse semble recueillir l’adhésion de la majorité des auteurs[42], elle ne bute pas moins sur un obstacle important, qui tient, on le devine, à la question de savoir si l’instrument « décret-loi » visé à l’article 77 alinéa 2 de la Constitution – puisque la Cour, à cette occasion, était confrontée à un tel acte – peut, sous les conditions envisagées par cet article, « suspendre » une norme constitutionnelle.
Les partisans de la suspension répondent par l’affirmative à cette question, considérant sans ambages que le « décret-loi » peut, dans ce cas, prévoir une réglementation contra constitutionem. Alessandro Pace, dans son commentaire de l’arrêt n° 15 de 1982, estimait, en effet, qu’« étant entendu que le Parlement et le gouvernement doivent se montrer attentifs aux implications politiques des mesures adoptées (et donc les limiter et les doser selon les circonstances), il semble davantage « garantiste » d’affirmer la possibilité, pour le gouvernement, dans les cas extrêmes, de suspendre temporairement l’efficacité de certaines normes constitutionnelles – mais en soumettant une telle possibilité à une prévision juridique prédéterminée imposant des limites infranchissables (…) et à la responsabilité politique et juridique des membres du gouvernement – plutôt que de nier du point de vue institutionnel cette possibilité et, dans le même temps, reconnaître qu’en certaines circonstances, la nécessité opère comme « source autonome du droit » ». A titre d’argument supplémentaire, il précise, par un raisonnement analogique, que « (…) l’attribution des pouvoirs nécessaires ex article 78 [de la Constitution] fait abstraction de la procédure complexe prévue par l’article 138 de la Constitution »[43].
Cette thèse présente l’incontestable mérite d’insister sur le rattachement des mesures d’emergenza à une disposition formelle de la Constitution propre, assurément, à en permettre l’encadrement. Par ailleurs, elle semble confirmée par les décisions de la Cour constitutionnelle qui, dans d’autres hypothèses[44], font du caractère temporaire de la législation contestée (et contestable) – représentée par les décrets-lois – la condition de sa constitutionnalité provisoire[45].
D’autres auteurs estiment, en revanche, que la législation d’emergenza produit seulement une altération du contrôle de ragionevolezza[46] opéré par la Cour. C’est Massimo Luciani qui pense à ce propos que « (…) l’effet essentiel de l’emergenza est d’opérer directement sur la structure du contrôle de ragionevolezza »[47]. Ainsi, les canons habituels d’un tel contrôle seraient modifiés dans la mesure où « la lecture même des paramètres constitutionnels est conditionnée par des facteurs matériels spécifiques ». Il s’ensuit, selon l’auteur, « que le contrôle du juge constitutionnel sur l’action du législateur (…) est lui aussi conditionné par ces mêmes facteurs car, dans son contrôle de la « ragionevolezza » des conditions matérielles sur lesquelles se fonde cette action, il ne peut en faire abstraction »[48]. En ce sens, l’on peut parler d’« atténuation de la rigueur du contrôle »[49] opéré par le juge.
Andrea Pisaneschi[50] considère que cette position peut être rapprochée de celle défendue par Lorenza Carlassare qui, commentant l’arrêt n° 15 de 1982, écrivait que, dans cet arrêt, la ragionevolezza avait été « appréciée non pas de manière abstraite, mais en fonction des circonstances : et, ici, ajoutait-elle, référence est nécessairement faite à l’emergenza »[51]. Pour elle, en l’espèce, « la prolongation de la durée de la détention préventive, mesure inhabituelle au regard d’un critère de la ragionevolezza des situations normales, peut, en revanche, ne pas être illégitime si elle est déterminée par des raisons inhérentes au procès (la difficulté objective des vérifications) dans des situations d’emergenza »[52]. En d’autres termes, la ragionevolezza des choix législatifs serait « proportionnée » au caractère extraordinaire de la situation de fait, et en « épouserait » les formes[53].
Enfin, il y a ceux qui considèrent que le fait d’emergenza exerce une influence sur les canons traditionnels de l’interprétation de la norme constitutionnelle, relativisant ainsi son intégrité et la rendant « élastique ». En ce sens, Angelo Antonio Cervati précise que lorsqu’« elle insiste sur la ragionevolezza et sur le caractère temporaire des mesures exceptionnelles dont elle doit apprécier la conformité à la Constitution, la Cour ne considère certainement pas qu’une Constitution de l’emergenza est entrée en vigueur. Elle n’estime pas davantage que les garanties constitutionnelles sont suspendues. Dans son examen du rapport entre la mesure législative et les préceptes constitutionnels, la Cour constitutionnelle fait plutôt en sorte de ne pas faire abstraction des circonstances extraordinaires qui ont conduit le législateur ordinaire à adopter une réglementation exceptionnelle et, dans son appréciation du caractère tolérable et non déraisonnable de cette dernière, ne se désintéresse pas tout à fait du paramètre constitutionnel qui, simplement, est interprété avec un peu moins de rigueur qu’il le serait dans le cas où une législation temporaire ou extraordinaire n’était pas en jeu »[54]. Ainsi, s’agissant de l’arrêt n° 15 de 1982, il estime qu’en l’espèce « (…) l’emergenza n’est pas assimilée à une condition en présence de laquelle les libertés garanties par la Constitution peuvent être suspendues, mais constitue un élément dont l’interprète peut tenir compte pour apprécier le respect du donné constitutionnel de manière plus élastique »[55].
Ainsi entendue, cette opinion rejoint celle, proche, qui insiste sur le fait que les situations d’emergenza autorisent une « interprétation superextensive »[56] de la Constitution. Dans cette logique, le juge des lois serait guidé par la « raison des faits » et son activité d’interprétation pourrait déboucher sur une « instabilité » de la norme constitutionnelle, quand elle n’aurait pas pour effet de la rendre inefficace.
Force est de constater que c’est cette dernière thèse qui a été le plus vivement critiquée eu égard, notamment, à sa « dangerosité ». Vittorio Angiolini, entre autres, s’est ému du fait que l’on ait pu « identifier dans l' »emergenza » (…) non pas un motif de suspension explicite des garanties constitutionnelles qui serait limitée à la catégorie des évènements exceptionnels, mais un critère interprétatif susceptible, au même titre que d’autres critères de ce type étendus à une gamme indéfinie de situations, de justifier, par exemple, et selon les cas, des compressions de la liberté personnelle ou de l’initiative économique privée »[57]. S’il s’émeut de cette orientation, c’est qu’il craint, comme il le dit clairement, que, ce faisant, la Cour en arrive à « (…) naviguer dans l’indistinct »[58]. Cet auteur reprend en effet la thèse des partisans de la suspension des normes constitutionnelles en rappelant que ceux-ci estiment que « (…) la Cour ne pourrait se soustraire à un contrôle profond sur les manifestations de l’emergenza elle-même, sur l’identification des principes de la Constitution non susceptibles de suspension et/ou sur l’effectivité des caractères « provisoire » ou « transitoire » des mesures de suspension ». Selon lui, ce contrôle est en tout point différent de celui normalement exercé sur les lois ordinaires et se justifie, en théorie, afin d’éviter que « (…) l’emergenza devienne un prétexte à des dérogations[59] indifférenciées et permanentes de la Constitution »[60]. Autrement dit, « la suspension doit rester une éclipse et ne peut se transformer en nuit des temps »[61]. En revanche, si l’on accepte l’idée selon laquelle « l’emergenza est reléguée au rang de critère des choix interprétatifs qui conduit la Cour à se livrer à des interprétations (plus) « élastiques » ou « extensives », le discours change (ou peut changer) : l’interprétation de la Constitution à la lumière de l’emergenza entre dans l’activité herméneutique que déploie normalement la Cour et, sur un plan conceptuel, ne postule pas l’exercice d’un contrôle de constitutionnalité différent de celui exercé sur n’importe quelle loi ordinaire »[62]. En sorte que si « la Cour peut rendre plus « élastiques » ou plus « extensibles » des principes qui, déjà en eux-mêmes, font l’objet de différentes versions interprétatives », il y a un risque de « mise en péril de toute frontière crédible à l’interprétation constitutionnelle »[63].
On le discerne, cet embrouillamini doctrinal ne permet assurément pas de cerner avec précision la nature de l’incision de la norme constitutionnelle. La proposition selon laquelle le fait d’emergenza engendrerait une hiérarchie axiologique ne le permet, selon nous, pas davantage.
2 – L’existence d’une hiérarchie axiologique
C’est Antonio Ruggeri qui a pu avancer l’idée selon laquelle il existerait une « hiérarchie axiologique » qui, dans les situations d’emergenza, devrait jouer en faveur du principe d’identité et de continuité de l’ordonnancement[64]. De fait, écrivait-il déjà quelque temps auparavant, en période d’emergenza, « (…) c’est la Constitution elle-même qui demande protection pour une de ses valeurs fondamentales inaliénables (exprimée dans le principe de continuité et d’intégrité de l’ordonnancement) et (…) qui, partant, autorise (et même impose à) la Cour à (ou de) laisser en vigueur des normes législatives dont la disparition, au contraire, constituerait une atteinte à la survie même de l’ordonnancement »[65]. En sorte que, si l’on comprend bien le propos, le « fait d’emergenza » n’aurait pas seulement pour effet d’excuser l’inconstitutionnalité de la loi (ou du décret-loi « de force constitutionnelle » ad hoc), mais il la provoquerait au nom d’une valeur supérieure que la Constitution consacre et place au-dessus de toutes les autres valeurs, y compris les valeurs exprimées dans les droits et libertés constitutionnels. Bien évidemment, cette hiérarchie, impliquant une mise entre parenthèses de certaines valeurs constitutionnelles au nom de la valeur supérieure, serait nécessairement temporaire et devrait être réévaluée périodiquement.
Dans l’arrêt n° 15 de 1982, c’est, en effet, « l’exigence de protection de l’ordre démocratique » qui, en l’espèce, était en cause, les circonstances concrètes – la menace terroriste – étant susceptibles d’« activer » la valeur – l’exigence primordiale d’annihiler la menace à l’ordre public – qui permet de sortir de la normalité constitutionnelle – l’atteinte à la liberté personnelle. Pour certains, d’ailleurs, la Cour constitutionnelle, à cette occasion, a privilégié « son rôle d’organe suprême de l’État par rapport à celui de juge de la constitutionnalité des lois »[66]. Et l’on peut sans doute admettre, ici, l’idée d’une hiérarchie dont le fait d’emergenza serait l’initiateur au regard de l’intensité du danger qui planait sur l’ordonnancement dans son ensemble.
Cette opinion présente certes l’avantage d’identifier une Grundnorm pouvant expliquer la mise à l’écart temporaire de la légalité ordinaire et la compression non moins temporaire, en principe, des libertés[67]. Néanmoins, elle apparaît – elle aussi – incertaine en ce qu’elle laisse entier le problème consistant à justifier précisément l’incision de la norme constitutionnelle. En effet, aucune explication n’est fournie sur le fait de savoir si la valeur supérieure (l’intégrité et la continuité de l’ordonnancement) est une valeur « supra-constitutionnelle » ou si, plus « modestement », elle n’est qu’une valeur qui doit être conciliée avec les autres, avec cette précision, cependant, que le point d’équilibre entre celle-ci et celles-là est temporairement déplacé du fait des circonstances. Pis encore, c’est ici la situation de fait qui fait nécessité et qui, ainsi, est érigée au rang de source autonome extra ordinem. Autrement dit, la nécessité serait une source potentielle de l’ordre constitutionnel qui aurait la « force » d’écarter les dispositions constitutionnelles formelles protectrices des libertés. Elle serait, pour reprendre une opinion ancienne, une « obligation qui, même non écrite dans les dispositions positives, est implicite dans l’existence des institutions »[68]. On mesure là toute la complexité à laquelle est confronté le constitutionnaliste qui perçoit bien les menaces qui, liées à l’utilisation des « pouvoirs » de nécessité[69], pèsent sur la norme constitutionnelle.
On le voit donc, aucune thèse, aucune opinion, aucun raisonnement n’emporte la conviction sur l’exacte signification de l’atteinte portée aux droits et libertés constitutionnels en période d’emergenza. Les désaccords doctrinaux sont hautement symboliques et traduisent clairement le malaise entourant la question de savoir où placer le curseur entre les exigences de sécurité et le respect des libertés dans les situations de crise. Les difficultés ne sont d’ailleurs pas limitées à la nature de l’incision de la norme constitutionnelle. Elle s’étendent aussi – et de manière non moins redoutable – sur l’étendue de l’incision faite à celle-ci.
B. L’étendue de l’incision de la norme constitutionnelle : des questions en suspens
On a vu, plus haut, que la Cour constitutionnelle, dans l’arrêt n° 15 de 1982, n’a rien trouvé à redire à propos de l’utilisation, par les pouvoirs publics, de l’instrument « décret-loi » pour agir contre les dangers menaçant l’ordre démocratique. On a vu aussi – et l’on n’y revient pas – le halo d’incertitude qui entoure l’utilisation de cet instrument dans les situations d’emergenza. Quoi qu’il en soit, dès après les évènements du 11 septembre 2001, plusieurs décrets-lois ont à nouveau été adoptés, visant tous, selon des modalités variées, à lutter contre le terrorisme international[70]. Si l’on se concentre sur le décret-loi n° 144 de 2005, l’on constate que deux types de mesures sont prévues. Les unes sont temporaires – un terme étant précisément fixé – alors que les autres ne sont assorties d’aucune indication quant à leur durée d’application.
La Cour constitutionnelle a été amenée à se prononcer sur la constitutionnalité de ce décret-loi[71]. A cette occasion, elle a déclaré non fondée la question transmise par le Tribunal de Caltanissetta, relative à la peine de réclusion de un à cinq ans prévue en cas de non-respect de certaines obligations et prescriptions liées à des mesures de surveillance spéciale. Le moins que l’on puisse dire est que, à la lecture de cette décision, on peut être assez surpris de deux points de vue, qui concernent l’étendue – dans le temps et l’intensité – de l’incision de la norme constitutionnelle.
D’une part, l’article 14 du décret-loi, prévoyant cette peine, ne précise aucun terme quant à son application dans le temps. A priori, cet élément peut apparaître préoccupant relativement à la protection des droits et libertés en ce qu’il suggère l’idée de permanence ou d’un « provisoire qui dure ». Pour autant, la Cour, estimant que « le délit prévu par la norme contestée s’inscrit dans le cadre des mesures de prévention visant à la protection de la sécurité publique » dans un contexte de « dangerosité », juge non déraisonnable la prévision législative, sans référence aucune au facteur temps[72]. Or, on s’en souvient, le juge des lois, dans l’arrêt n° 15 de 1982, insistait sur le caractère nécessairement et essentiellement temporaire de l’emergenza, précisant avec force que les mesures « inhabituelles perdent leur raison d’être si elles sont indûment prorogées dans le temps »[73]. Ce n’est que sous cette stricte condition, liée au temps d’application de la mesure, qu’un brevet de constitutionnalité (temporaire) avait été délivré par la Cour. Dès lors que la situation d’emergenza prend fin, le retour à la normale doit s’imposer[74]. Il est donc pour le moins surprenant – expression euphémique – de ne trouver aucune trace, dans l’arrêt n° 161 de 2009, d’une « constitutionnalité provisoire » qui caractériserait la mesure en cause.
D’autre part, la Cour, dans ce même arrêt, ne dit non plus mot sur une autre limite qu’elle avait pourtant posée, là encore, dans la décision n° 15 de 1982. A cette occasion, en effet, elle avait précisé, s’agissant de la durée de la détention préventive, qu’une situation d’emergenza ne pourrait tout justifier. De fait, elle indiquait qu’« une prolongation trop importante des délais de détention préventive, qui conduirait à la disparition [vanificazione] des garanties, ne pourrait pas être justifiée même en période d’emergenza »[75]. En d’autres termes, selon la Cour, le « contenu essentiel » (Wesensgehalt) des droits doit être préservé, y compris en période de crise mettant en cause l’intégrité politique de l’État . On ne peut donc qu’être perplexe – et, à dire vrai, inquiet – face au silence assourdissant de la Cour à ce propos dans l’arrêt n° 161 de 2009, alors même que, par ailleurs, elle reconnaît le caractère « sans doute sévère » de la sanction. Tout juste se contente-t-elle d’avouer que « l’absence manifeste de proportionnalité de la mesure au regard des faits délictueux porte atteinte à la finalité rééducative de la peine prévue par la norme ». Mais c’est pour immédiatement indiquer que « dans le cas en examen, cependant, le juge peut adapter la peine au regard de la gravité du fait dans la mesure où un minimum et un maximum – avec un écart important – sont prévus par la loi ».
Face à ces incertitudes (qui ne concernent pas que l’Italie), certaines voix se font entendre, qui suggèrent d’introduire, dans la Constitution, une « clause » qui précise les moyens de faire face aux situations d’emergenza[76]. Cette proposition – qui renvoie aux débats français actuels – de création, par une « loi-cadre »[77], d’une « Constitution pour l’urgence » (Emergency Constitution) pourrait permettre « d’adopter des mesures opératoires efficaces afin de prévenir un second attentat à court terme », mais devrait également « établir avec netteté une limite à leur durée »[78]. Il s’agirait donc, par cette initiative, d’autoriser les gouvernements à entreprendre des actions exceptionnelles afin de conjurer le risque de nouvelles attaques, mais, dans le même temps, d’interdire l’adoption de mesures susceptibles de porter atteinte de manière durable aux libertés civiles.
On sait toutefois que cette proposition suscite la perplexité de la doctrine[79] et que son auteur est lui-même conscient des risques dont elle est assurément porteuse[80]. Pis encore, certains considèrent que l’existence d’une clause constitutionnelle ad hoc serait dangereuse en ce qu’elle favoriserait une tendance aux abus plus forte que celle qui pourrait résulter du « silence constitutionnel ». Dans ce dernier cas, en effet, « le juge constitutionnel est (potentiellement) en mesure de protéger les droits et la division des pouvoirs, étant donné que l’abus ne trouve aucun soutien dans le texte constitutionnel »[81]. Alors que, dans le premier cas, « le juge est tenu de vérifier la compatibilité des mesures à la clause constitutionnelle, opération qui, objectivement, favorise la propension à inclure de telles mesures dans le périmètre des principes constitutionnels »[82]. Si, de fait, « l’absence de clause constitutionnelle ne signifie pas qu’il n’y ait pas de « marges de flexibilité » pour faire face aux situations d’urgence terroriste, dont l’extension est cependant limitée, comme l’avait précisé la Cour en 1982, par la « disparition substantielle des garanties » », « l’introduction d’une clause constitutionnelle spéciale aurait vraisemblablement pour résultat d’élargir significativement ces marges au détriment de la protection des droits »[83]. En sorte que si les mesures en question seraient probablement censurées dans le « silence constitutionnel » – puisque contraires aux principes de la Constitution – , « elles pourraient en revanche être jugées compatibles avec la clause en vertu d’une interprétation extensive des conditions d’urgence prévues par elle »[84].
***
On ne saurait conclure les propos qui précèdent sans avouer l’ambivalence des sentiments que l’on peut nourrir sur ce qu’il faut bien appeler l’altération de « l’État de droit ». La préoccupation sécuritaire est assurément une préoccupation qui requiert une vigilance de tous les instants. Le respect des libertés est une exigence irréductible, non négociable, impérieuse. Où placer le fléau de la balance ? Sous quelque aspect qu’on la considère, la « maladie » qui affecte nos sociétés semble être rebelle à tout remède qui n’ait pas d’effets secondaires nocifs. Le cas italien présente certes des spécificités, mais le topique prescrit, au-delà des Alpes, témoigne de la difficulté de guérir un mal qui, aujourd’hui, transcende les frontières. Au terme de cette étude, il y a au moins une certitude que l’on peut avoir, mince certitude, certitude peu rassurante, qui tient à un constat lucidement fait, il y a plus de dix ans, par Jean-Paul Costa : « le combat pour les droits de l’homme n’est jamais fini, car rien n’est jamais acquis : ce combat, c’est le rocher de Sisyphe, l’espoir en plus »[85].
[1] Montesquieu, De l’esprit des lois, chapitre XIX, Comment on suspend l’usage de la liberté dans la République, Paris, Lequien, 1819, p. 328.
[2] Décret n° 2015-1475 du 14 novembre 2015 portant application de la loi n° 55-385 du 3 avril 1955.
[3] Projet de loi constitutionnelle de protection de la Nation, n° 3381, déposé le 23 décembre 2015 et renvoyé à la commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l’administration générale de la République.
[4] P. Bas, « Rapport n° 177 fait au nom de la commission des lois sur le projet de loi prorogeant l’application de la loi n° 55-385 du 3 avril 1955 relative à l’état d’urgence et renforçant l’efficacité de ses dispositions » déposé le 19 novembre 2015, www.senat.fr.
[5] P. Terneyre, « Les adaptations aux circonstances du principe de constitutionnalité : contribution du Conseil constitutionnel à un droit constitutionnel de la nécessité », RDPSP, 1987, p. 1488 et s. L’on rappellera – sans y insister – que la France a également demandé, comme elle le peut, la mise en application de l’article 15 de la Convention européenne des droits de l’homme.
[6] On sait que pour Carl Schmitt « est souverain celui qui décide de la situation exceptionnelle ». Voir C. Schmitt, Théologie politique, Paris, Gallimard, 1988, p. 15.
[7] G. Agamben, État d’exception, Homo Sacer II, I, Paris Seuil, 2008, p. 11, trad. de Stato di eccezione, Turin, Bollati Boringhieri, 2013, p. 11. L’auteur ajoute que l’état d’exception se « présente toujours plus comme une technique de gouvernement et non comme une mesure exceptionnelle » (p. 16). Lire aussi M. Troper, « L’état d’exception n’a rien d’exceptionnel », in S. Théodorou (sous la dir. de), L’état d’exception dans tous ses états, Marseille, Parenthèses, 2007, spéc. p. 168.
[8] R. Bin, « Democrazia e terrorismo », in Forumcostituzionale.it.
[9] Le terme emergenza, dérivé du verbe latin emergere, renvoie à une « circonstance imprévue, un accident, un cas fortuit, un état de danger, une situation critique qui impose une intervention urgente et immédiate » selon G. Marazzitta, L’emergenza costituzionale. Definizioni e modello, Milan, Giuffrè, 2003, p. 14. A la note n° 24 de cette page, l’auteur prend l’exemple de la botanique en précisant que ce qui émerge peut être « la protubérance de la surface de la tige ou des feuilles qui ont leur origine dans les tissus sous-jacents ».
[10] G. de Vergottini, « Les états de nécessité en droit public italien », Cahiers du CDPC, 3, 1988, p. 75 (note de la rédaction).
[11] M. Luciani, « Commentaires sur la jurisprudence constitutionnelle », Cahiers du CDPC, 5, 1989, p. 53.
[12] En ce sens, G. Marazzita, « Lo stato d’emergenza diretto a fronteggiare l’esodo dall’Albania », Giur. cost., 1997, p. 2100 ; F. Bilancia, « Emergenza, interpretazione per valori e certezza del diritto », Giur. cost., 1993, p. 3022.
[13] La notion d’emergenza a été définie par A. Pizzorusso qui observe que « dans le domaine des sciences sociales, le terme « emergenza » (…) est utilisé – dans un sens qui n’est pas nécessairement technique – pour décrire les situations soudaines de difficulté ou de danger, de caractère fondamentalement transitoire (même si pas toujours de courte durée), qui impliquent une crise de fonctionnement des institutions agissant dans le cadre d’une communauté donnée », in v° « Emergenza, stato di », Enc. Treccani, www.treccani.it. L’emergenza est donc un concept englobant qui renvoie à la survenance d’évènements divers et variés. Outre les situations de conflits internes ou internationaux, les catastrophes naturelles (tremblements de terre, inondations, épidémies…), les crises politiques, économiques et sociales, les désastres écologiques, la criminalité organisée sont à ranger dans cette catégorie aux contours évanescents. Dans cette veine, on doit aussi relever la distinction opérée par G. Zagrebelsky dans un ouvrage séminal. L’ancien Président de la Cour constitutionnelle fait en effet le départ entre une emergenza « totale » et une emergenza « locale » : selon lui, la première « renferme une menace portée aux conditions minimales de survie de l’ordonnancement », alors que la seconde « concerne des domaines particuliers et relativement indépendants de la vie collective ». Ainsi, ajoute-t-il, si le premier type recouvre essentiellement la « législation d’emergenza de l’ordre public adoptée dans les années soixante-dix/quatre-vingt », le second type, en revanche, renvoie à des exemples qui « peuvent être tirés de décisions prises dans les secteurs les plus divers, du droit fiscal au droit au logement, du droit syndical au droit des rapports financiers entre l’État et les autonomies territoriales », in La giustizia costituzionale, 2ème éd., Bologne, Il Mulino, 1988, p. 515.
[14] Preuve en est l’utilisation foisonnante qui a été faite (et qui est encore faite) des décrets-lois prévus par l’article 77 alinéa 2 de la Constitution qui autorise le gouvernement à adopter des mesures provioires dans des cas extraordinaires de nécessité et d’urgence (cf. infra). M. Baudrez a pu caractériser cette situation par la formule bien choisie de « décrétomanie », in Les actes législatifs du gouvernement en Italie. Contribution à l’étude de la loi en droit constitutionnel italien, Paris-Aix-en-Provence, Economica-PUAM, 1994, p. 139. Or, comme l’observe E. Varani, la Cour constitutionnelle italienne a tendance à « rattacher au nomen juris emergenza des effets extrêmement diversifiés », ce qui « semble reléguer l’institution (?) dans le domaine des concepts destinés à jouer le rôle de soupape de sécurité dans les occurrences les plus disparates », in « Spesa pubblica e tecniche decisorie della Corte costituzionale », Rass. Parl., 2, 1996, p 338, note n° 62.
[15] G. de Vergottini explique que la formule « états de crise » renvoie aux « organisations juridiques provisoires dérogeant à la normalité constitutionnelle ». Par menaces pour l’intégrité politique de l’État , il entend « les tentatives de subversion à l’égard des structures du régime », in « Necessità, Costituzione materiale e disciplina dell’emergenza. In margine al pensiero di Costantino Mortati », in M. Galizia (sous la dir. de), Forme di stato e forme di governo : nuovi studi sul pensiero di Costantino Mortati, Milan, Giuffrè, 2007, p. 480. Voir aussi, du même auteur, Indirizzo politico della difesa e sistema costituzionale, Milan, Giuffrè, 1971, p. 270 et s. Pour des réflexions approfondies sur les notions de nécéssité, emergenza, urgence, état d’exception, voir V. Angioloni, Necessità e emergenza nel diritto pubblico, Padoue, Cedam, 1986 ; P. Pinna, L’emergenza nell’ordinamento costituzionale italiano, Milan, Giuffrè, 1988 ; G. Marazzita, L’emergenza costituzionale, Milan, Giuffrè, 2003 ; F. Vari, « Necessità non habet legem ? Alcune riflessioni sulle situazione di emergenza nell’ordinamento costituzionale italiano, Riv. dir. cost. 2003, p. 189 et s. ; A. Benazzo, L’emergenza nel conflitto fra libertà e sicurezza, Turin, Giappichelli, 2004 ; P. Bonetti, Terrorismo, emergenza e costituzione democratiche, Bologne, Il Mulino, 2006 ; M. Meccarelli, « Paradigmi dell’eccezione nella parabola della modernità penale », Quad. Stor., 2, 2009, p. 493 et s. Pour une étude en langue française, on renverra à K. Roudier, Le contrôle de constitutionnalité de la législation antiterroriste. Etude comparée des expériences espagnole, française et italienne, Paris, LGDJ, 2012.
[16] On lira avec intérêt la définition qu’en donne l’auteur in L’emergenza costituzionale… op. cit. p. 250, Partant du principe qu’elle désigne les « mécanismes qui altèrent, de manière extraordinaire, la structure et le fonctionnement des formes d’exercice de la souveraineté, il considère, en synthèse, que l’emergenza constitutionnelle renvoie à trois situations prévues par la Constitution : l’état de guerre (article 78), les décrets d’urgence (article 77) et la dissolution du Conseil régional (article 126) ». Cette dernière hypothèse ne fera pas l’objet d’analyses dans le cadre de cet article.
[17] A. Ruggeri, Fatti e norme nei giudizi sulle leggi e le « metamorfosi » dei criteri ordinatori delle fonti, Turin, Giappichelli, 1994, p. 138 (les italiques sont dans le texte).
[18] En France, l’on sait que deux articles de la Constitution permettent à l’exécutif d’agir hors des normes légales habituelles pour répondre à des situations exceptionnelles : l’article 16 sur les pleins pouvoirs donnés au président de la République « lorsque les institutions de la République, l’indépendance de la Nation, l’intégrité de son territoire ou l’exécution de ses engagements internationaux sont menacées d’une manière grave et immédiate et que le fonctionnement régulier des pouvoirs publics constitutionnels est interrompu » ; l’article 36, décrété en conseil des ministres, qui transfère les pouvoirs de police à l’autorité militaire. Devant le Parlement réuni en Congrès à Versailles le 16 novembre 2015, le président de la République, considérant que ces deux articles ne correspondent pas à la situation actuelle, proposait de « faire évoluer (la) Constitution pour permettre aux pouvoirs publics d’agir, conformément à l’État de droit, contre le terrorisme de guerre ». Il reprend ainsi à son compte une proposition (non retenue) du comité Balladur de 2007 sur la réforme des institutions qui avait recommandé une réforme de l’article 36 (proposition n° 10) et la constitutionnalisation du régime de l’état d’urgence..
[19] Article 78 de la Constitution : « Les Chambres décident de l’état de guerre et accordent au gouvernement les pouvoirs nécessaires ».
[20] Article 77 alinéa 2 de la Constitution : « Lorsque, dans des cas extraordinaires de nécessité et d’urgence, le gouvernement adopte, sous sa responsabilité, des mesures provisoires ayant force de loi, il doit, le jour même, les présenter pour leur conversion en loi aux Chambres lesquelles, même si elles sont dissoutes, sont expressément convoquées et se réunissent dans un délai de cinq jours suivant la convocation ». On doit également noter l’existence de textes – qui tous prévoient une suspension des garanties des droits – adoptés avant l’actuelle Constitution et dont la conformité à la Charte fondamentale est d’ailleurs douteuse : t.u.l.p.s. (texte unique des lois de sécurité publique) adopté par décret royal n° 773 du 18 juin 1931 prévoyant « l’état de danger public » et « l’état de guerre lié à des motifs d’ordre public » ; la loi de guerre et de neutralité (décret royal n° 1415 du 8 juillet 1938) et le code pénal militaire de guerre (décret royal n° 303 du 20 février 1941 prévoyant « l’état de guerre interne »).
[21] Sur cette question délicate, voir la synthèse des opinions doctrinales opérée par G. de Vergottini, « Les états de nécessité en droit public italien », op . cit. p. 72 et s. L’auteur évoque, en substance, la « construction doctrinale de l’état de nécessité » sous l’empire du Statut albertin de 1848 et son influence sur l’interprétation des aspects de l’état de nécessité dans le cadre de l’actuelle Constitution.
[22] Voir notamment M. Galizia (sous la dir. de), Forme di stato e forme di governo : nuovi studi sul pensiero di Costantino Mortati, op. cit., p. 505.
[23] Sur la possibilité d’appliquer par analogie l’article 78 de la Constitution à l’urgence interne, notamment terroriste, voir, entre autres, P. Carnevale, « Emergenza bellica e sospensione dei diritti costituzionalmente garantiti. Qualche prima considerazione anche alla luce dell’attualità », Giur. cost. 2002, p. 4526 et s. ; G. Motzo, v° « Assedio (stato di) », in Enc. dir., vol. III, Milan, Giuffrè, 1958, p. 260 ; L. Paladin, « In tema di decreti-legge », Riv. trim. dir. pubbl. 1958, p. 582 ; F. Cocozza, v° « Assedio (stato di) », in Enc. giur., p. 8. Sur ce débat, en synthèse, voir V. Eboli, La tutela dei diritti umani negli stati di emergenza, Milan, Giuffrè, 2011, p. 206 et s. En substance, les partisans de cette thèse considèrent qu’il serait plus conforme au régime constitutionnel de soustraire à l’éxécutif la compétence pour délibérer en matière de conflits armés internes et de laisser les Chambres décider des moyens de faire face aux situations d’emergenza. On notera que le Rapport de la Commission Paladin instituée par le gouvernement Goria pour l’examen des problèmes constitutionnels concernant le commandement et l’emploi des forces armées exclut cette hypothèse, cf. Quaderni Costituzionali, 1988, p. 334 et s. Sur des précisions sur ce dernier point, A. Casu, Democrazia et sicurezza : l’istituzione parlamentare e le sfide del nuovo scenario internazionale, Soveria Manelli, Rubbetino, 2005,p. 74 et s.
[24]Ainsi que l’observe V. Eboli, in La tutela dei diritti umani negli stati di emergenza, op. cit. p. 208.
[25] G. de Vergottini, Diritto costituzionale, 8ème éd., Padoue, Cedam, 2012, p. 311. V. Eboli précise que « l’application de l’article en question ne peut comporter une suspension du système constitutionnel dans son ensemble, mais seulement une suspension de certains des droits individuels constitutionnellement garantis. Il ne serait pas possible de changer la Constitution ou la forme de gouvernement en s’appuyant sur les pouvoirs extraordinaires. Il serait seulement possible de diminuer certaines garanties ou de modifier la distribution des pouvoirs entre les organes de l’État . La suspension doit être limitée à la stricte mesure nécessaire à la conservation de l’ordre démocratique constitutionnel, proportionnellement limitée aux circonstances », in La tutela… op. cit. p. 206.
[26] En ce sens, parmi de nombreux autres auteurs, G. de Vergottini, « Les états de nécessité… », op. cit. p. 76.
[27] Sur cet épineux problème, voir infra.
[28] A. Roux, « Introduction », Cahiers du CDPC, 3, 1988, p. 70.
[29] K. Roudier, Le contrôle de constitutionnalité… op. cit. p. 105.
[30] Cour const., sent. n° 15 du 1er février 1982, Giur. cost., 1982, p. 85.
[31] K. Roudier, Le contrôle de constitutionnalité… op. cit. p. 102.
[32] Loi n° 15 du 6 février 1980 portant Dispositions urgentes pour la protection de l’ordre démocratique et de la sécurité publique, GU n° 37 du 7 février 1980.
[33] Cons. en droit n° 4.
[34] Cons. en droit n° 5.
[35] Cons. en droit n° 7.
[36] K, Roudier, Le contrôle de constitutionnalité, op. cit.p. 103.
[37] L. Carlassare, « Una possibile lettura in positivo della sent. n° 15 ? », note sous Cour const., arrêt n° 15 de 1982, Giur. cost., I, 1982, p. 105.
[38] Ce sont ceux qui admettent que, par l’utilisation de l’article 77 alinéa 2 de la Constitution, le gouvernement est en mesure de suspendre ou de limiter les droits et libertés fondamentaux (cf. infra).
[39] V. Angiolini, « Emergenza che trovi, Costituzione che vuoi ? », note sous Cour const., arrêt n° 459 de 1989, Giur. cost. I, 1989, p. 2126.
[40] J.-J. Pardini, Le juge constitutionnel et le « fait » en Italie et en France, Paris-Aix-en-Provence, PUAM-Economica, 2001, p. 280 et s.
[41] A. Pace, « Ragionevolezza abnorme o stato d’emergenza ? », note sous Cour const., arrêt n° 15 de 1982, Giur. cost., I, 1982, p. 108 et s., spéc. p. 112. On notera que C. Fresa proposait de distinguer « suspension » et « compression » des droits constitutionnels, in Provvisorietà con forza di legge e gestione degli stati di crisi, op. cit. p. 115. Selon A. Pace, cette distinction n’a aucun sens, car les concepts évoqués (suspension/compression) ne peuvent être placés sur le même plan même si, naturellement, toute liaison entre eux n’est pas exclue. La « suspension », en effet, constitue l’instrument technique pour procéder à la « compression » d’un droit constitutionnel donné ou, pour le dire autrement, la « compression » d’un droit donné est la conséquence de la survenance d’une « suspension » de l’efficacité de la norme qui reconnaît ce droit, in Problematica delle libertà costituzionali. Parte generale, 2ème éd., Padoue, Cedam, 1990, p. 157, note n° 4. Par ailleurs, A. Ruggeri considère que la suspension ne doit toucher que les seules normes objectivement concernées par la crise ; selon lui, « on ne voit pas pourquoi, en cas de guerre ou de situation de danger interne, l’efficacité de normes relatives aux attributions des organes régionaux ou de certains organes de l’État devrait être suspendue, tandis que serait conforme à l’état des faits l’action de circonscrire exceptionnellement l’exercice des libertés constitutionnelles », in Fonti e norme nell’ordinamento e nell’esperienza costituzionale,I. L’ordinazione in sistema, Turin, Giappichelli, 1993, p. 345. A. Spadaro estime, pour sa part, que l’arrêt n° 15 de 1982 fait partie de ceux que l’on peut définir de « révision constitutionnelle » qui « ajoutent quelque chose au texte écrit de la Charte ou, même, y dérogent », in « Le motivazione delle sentenze della Corte costituzionale come « tecniche » di creazione di norme costituzionali », in A. Ruggeri (sous la dir. de), La motivazione delle decisioni della Corte costituzionale, Actes du Séminaire de Messine, 7-8 mai 1993, Turin, Giappicheli, 1994, p. 364, note n° 13.
[42] Voir notamment P. Pinna, « L’emergenza davanti alla Corte costituzionale », note sous Cour const., arrêt n° 15 de 1982, Giur. const., I, 1983, p. 602 et s., spéc. p. 611 ; id., L’emergenza nell’ordinamento costituzionale italiano, Milan, Giuffrè, 1988, p. 134 et s. ; V. Angiolini, Necessità e emergenza nel diritto pubblico, op. cit. p. 262 et s. ; id., « Emergenza che trovi, Costituzione che vuoi ? », op. cit . p. 2126 et s.
[43] L’article 138 de la Constitution italienne fixe les modalités relatives à la procédure de révision de la Constitution. Selon une partie de la doctrine, seule une loi constitutionnelle serait en mesure de suspendre la Constitution dans les situations de crise ; en ce sens, P. Barile, Diritti dell’uomo e libertà fondamentali, Bologne, Il Mulino, 1984, p. 452 ; C. Esposito, Diritti costituzionale vivente. Capo dello Stato ed altri saggi, Milan, Giuffrè, 1992, p. 362.
[44] Pour des précisions et exemples à ce propos, que l’on nous permette de renvoyer à notre ouvrage, Le juge constitutionnel et le « fait »… op. cit. p. 170 et s. sur la question des « anachronismes législatifs ».
[45] On observera cependant que certains auteurs ont pu contester ce point de vue en s’appuyant sur l’adoption de la loi n° 400 du 23 août 1998, dont l’article 15 alinéa 2 prévoit un certain nombre de limitations quant à l’objet et au contenu des mesures prises au titre de l’article 77 de la Constitution. Il est notamment prévu que l’utilisation des décrets-lois est exclue dans certaines matières constitutionnelles, en sorte que « la volonté parlementaire de soustraire à la législation gouvernementale d’urgence les matières constitutionnelles est claire » (M. Baudrez, Les actes législatifs du gouvernement, op. cit., p. 208). A cet égard, A. Pisaneschi estime que le fait que les limitations citées soient prévues par une loi ordinaire fait douter de leur constitutionnalité, in « Le sentenze di « costituzionalità provvisoria » e di « incostituzionalità non dichiarata » : la transitorietà nel giudizio costituzionale », Giur. cost., II,1989, p. 617, note n° 44.
[46] Pour des précisions sur la nature complexe de ce contrôle, on consultera avec profit, parmi une littérature foisonnante, les Actes du Séminaire d’études tenu au Palais de la Consulta à Rome les 13 et 14 octobre 1992 intitulé Il principio di ragionevolezza nella giurisprudenza costituzionale. Riferimenti comparatistici, Milan, Giuffrè, 1994.
[47] M. Luciani, Le decisioni processuali e la logica del giudizio costituzionale incidentale, Padoue, Cedam, 1984, pp. 193-194.
[48] M. Luciani, « La jurisprudence en matière économique, sociale et du travail en 1985 », Cahiers du CDPC, 1, 1987, p. 121.
[49] M. Luciani, La produzione economica privata nel sistemo costituzionale, Padoue, Cedam, 1983, p. 241, note n° 80.
[50] A. Pisaneschi, « Le sentenze di « costituzionalità provvisoria »… », op. cit. p. 609, note n° 22. En ce sens également, R. Pinardi, « Riflessioni sul giudizio di ragionevolezza delle sanzioni penali, suggerite dalla pronuncia di incostituzionalità della pena minima prevista per il reato di oltraggio a pubblico ufficiale », note sous Cour const., arrêt n° 342 de 1994, Giur. cost. 1994, p. 2824, note n° 40.
[51] L. Carlassare, « Una possibile lettura in positivo della sent. n° 15 ? », note sous Cour const., arrêt n° 15 de 1982, op. cit., p. 101.
[52] Ibid., pp. 105-106 (les italiques sont dans le texte). La Cour constitutionnelle précise d’ailleurs clairement, dans l’arrêt en cause, que la ratio de la prolongation contestée se trouve dans « l’existence de difficultés objectives dans les vérifications liées à l’instruction et aux débats » dans le cadre de la répression pénale du terrorisme, alors que l’occasio legis est « l’exigence de protection de l’ordre démocratique » (cons. en droit n° 4). L. Carlassare estime, par ailleurs, qu’il n’y a ici aucune dérogation ou suspension des normes constitutionnelles puisque l’article 13 de la Constitution (consacrant la liberté personnelle) n’indique aucune durée précise pour la détention préventive, se bornant à imposer au législateur d’en déterminer la teneur de manière raisonnable en prévoyant un maximum.
[53] Cette idée d’altération du contrôle de la ragionevolezza semble confirmée par certaines formules employées par la Cour constitutionnelle dans d’autres décisions. Ainsi, par exemple, dans l’arrêt n° 72 de 1976, elle indique que la situation de fait – en l’espèce, la répétition de phénomènes particulièrement graves de délinquance – « teinte de ragionevolezza l’intervention du législateur et l’usage que celui-ci a fait de son pouvoir d’appréciation discrétionnaire », arrêt n° 72 de 1976, Giur. cost., I, 1976, p. 445 (cons. en droit n° 4). Néanmoins, là encore, certains auteurs n’ont pas manqué d’éreinter cette thèse, notamment A. Pace qui se disait « préoccupé » à l’idée que la Cour constitutionnelle « ait pu se prononcer sur la base des règles traditionnelles de la ragionevolezza », car « cela impliquerait une élasticité (…) si ample de la notion qu’elle pourrait justifier comme « ragionevole » – en référence à la spécificité des circonstances – toute mesure, si aberrante soit-elle ». Pour A. Pace, s’il y a bien un jugement de ragionevolezza qui est établi entre la situation de fait et la législation d’emergenza, il ne s’agit, ni plus ni moins, que d’une ragionevolezza « anormale » qui doit déboucher sur une suspension des normes constitutionnelles, in « Ragionevolezza o stato di emergenza », op. cit . p. 111. Par ailleurs, la thèse défendue par M. Luciani est peu précise sur les implications exactes du fait d’emergenza sur la norme constitutionnelle, renvoyant simplement à une « lecture des paramètres consitutionnels (…) conditionnée par des facteurs matériels spécifiques » ou « élastiques », respectivement in « La jurisprudence en matière économique… », op. cit. p. 121 et in Le decisioni processuali… op. cit. p. 193.
[54] A.-A. Cervati, « Tipi di sentenze e tipi di motivazioni nel giudizio incidentale di costituzionalità delle leggi », in Strumenti e tecniche di giudizio della Corte costituzionale, Actes du Congrès de Trieste des 26-28 mai 1986, Milan, Giuffrè, 1988, pp. 149-150.
[55] Ibid ., p. 146.
[56] En ce sens, C. Fresa, Provvisorietà…, op. cit., p. 96. V. Angiolini reprend cette idée en expliquant que « sous l’appellation interprétation superextensive, on retrouve couramment, en doctrine et en jurisprudence, les critères interprétatifs téléologiques ou évolutifs qui conduisent à comprendre les principes et les règles juridiques de l’acte ou de la norme en fonction des buts politiques ou sociaux subjectivement déterminés par l’interprète, ou en fonction de la situation politique ou sociale existant objectivement à un moment donné », in Necessità e emergenza… op. cit. p. 200.
[57] V. Angiolini, « Libertà costituzionali e libertà della giurisprudenza », in Libertà e giurisprudenza costituzionale, Turin, Giappichelli, 1992, p. 23.
[58]V. Angiolini, « Emergenza che trovi, Costituzione che vuoi », op. cit. p. 2129.
[59] Sur la distinction suspension/dérogation, voir notamment C. Mortati, v° « Costituzione (dottrine generali) e Costituzione della Repubblica italiana », in Enc. dir., vol. XI, Milan, Giuffrè, 1962, p. 188 et s.
[60] V. Angiolini, « Emergenza che trovi, Costituzione che vuoi », pp. 2127-2128.
[61] J.-J. Pardini, Le juge constitutionnel et le « fait »… op. cit. p. 287.
[62] V. Angiolini, « Emergenza che trovi, Costituzione che vuoi », op. cit. p. 2128.
[63] Ibid.
[64] A. Ruggeri, Fatti e norme nei giudizi sulle leggi e le « metamorfosi » dei criteri ordinatori delle fonti,op. cit. pp. 139-140.
[65] A. Ruggeri, Le attività « conseguenziale » nei rapporti fra la Corte costituzionale e il legislatore (Premessa metodico-dogmatiche ad una teoria giuridica), Milan, Giuffrè, 1988, p. 208, note n° 37 (les italiques sont dans le texte).
[66] G. Ferrara, « Giurisprudenza costituzionale e democrazia : quali valori, quale teoria ? », in Scritti in onore di V. Crisafulli, vol. I, Padoue, Cedam, 1985, p. 332.
[67] Pour autant, elle doit être maniée avec prudence au regard de la distinction plus haut relevée de G. Zagrebelsky. Si, en effet, elle peut se concevoir en présence d’une « emergenza totale », elle ne peut, en revanche, être acceptée lorsque c’est une emergenza « locale » (ou de « ton mineur » selon l’expression d’A. Ruggeri) qui est en cause. Dans ce second cas, en effet, il ne s’agit pas de « situations d’emergenza authentique » (selon l’expression de M. Luciani, in Le decisioni processuali… op. cit. p. 192) en sorte que l’idée même d’une hiérarchie ne peut être tolérée. Dans le cas contraire, ce serait admettre que le simple fait conjoncturel puisse l’engendrer.
[68] G. Miele, « Le situazioni di necessità dello Stato », in Arch . dir. pubbl., 1936, p. 424. Cette idée est proche de celle exprimée par S. Romano selon laquelle « la nécessité tire son efficacité d’elle-même, en apparaissant autonome par rapport aux sources traditionnelles, et en les supplantant même s’agissant de leur autorité ». Elle serait donc une « exigence institutionnelle qui n’est pas simplement rationnelle parce qu’elle peut se déduire de la nature même de l’institution », in « Sui decreti-legge e lo stadio di assedio in occasione del terremoto di Messina et du Reggio Calabre », Riv. dir. pubbl., I, 1909, p. 251.
[69] Sur ce point, G. de Vergottini distingue deux situations : l’utilisation de la « nécessité » pour sauvegarder la Constitution et l’utilisation de la « nécessité » aux fins de subversion de la Constitution. Dans le premier cas, il parle de source non formelle, mais constitutionnellement compatible et inévitable au regard des faits. Dans le second cas, en revanche, il considère, à juste titre, que la nécessité, parce qu’elle tend à éliminer l’ordre démocratique, va à l’encontre de la Constitution et ne peut donc être acceptée, in Diritto costituzionale, op. cit., p. 311.
[70] Décret-loi n° 369 du 12 octobre 2001 converti par la loi n° 431 du 14 décembre 2001 ; décret-loi n° 374 du 18 octobre 2001 converti par la loi n° 438 du 15 décembre 2001 ; décret-loi n° 144 du 27 juillet 2005 converti par la loi n° 155 du 31 juillet 2005 ; décret-loi n° 249 du 29 décembre 2007 non converti, donc caduc ; décret-loi n° 7 du 18 février 2015 converti par la loi n° 43 du 17 avril 2015. Pour une étude sur cette question, voir l’article de A Caligiuri, « Strumenti di contrasto al terrorismo internazionale e tutela dei diritti umani : l’esperienza italiana », www.academia.edu.
[71] Cour const., sent. n° 161 du 18 mai 2009, Giur. cost. 2009, p. 1813 et s. Le décret-loi n° 144 de 2005 modifié par la loi n° 155 de 2005 qui le convertit a été publié à la GU n° 177 du 1er août 2005.
[72] On notera que la Cour européenne des droits de l’homme, à l’inverse, a condamné l’Italie relativement à une autre disposition – temporaire quant à elle aux termes de l’article 3 – du décret-loi n° 144 (l’expulsion d’un étranger fondée sur des motifs liés à la prévention du terrorisme) dans l’arrêt Saadi c. Italie du 28 février 2008 (req. n° 37201/06). Pour les juges de Strasbourg, la décision d’expulser M. Saadi vers la Tunisie violerait l’article 3 de la Convention européenne des droits de l’homme si elle était mise à exécution.
[73] Cons. en droit n° 7.
[74] Cela implique que la Cour constitutionnelle, en cas d’inertie du législateur, soit de nouveau saisie par la voie d’une question préjudicielle de constitutionnalité et accepte de contrôler la persistance ou pas d’une situation d’emergenza, c’est-à-dire la réalité des conditions de nécessité et d’urgence. Or, après avoir pendant longtemps refusé d’opérer un tel contrôle – considérant qu’il s’agissait là d’un contrôle d’opportunité prohibé par l’article 28 de la loi n° 87 du 11 mars 1953 portant Normes sur la constitution et le fonctionnement de la Cour constitutionnelle – elle accepte désormais, depuis l’arrêt n° 171 du 9 mai 2007, de se livrer à cette appréciation (cf. Giur. Cost. 2007, p. 1662).
[75] Cons. en droit n° 7.
[76] B. Ackerman, La Costituzione d’emergenza. Come salvaguardare libertà e diritti civili di fronte al pericolo del terrorismo, Rome, Meltemi, 2005 (trad. de. The emergency Constitution, Yale Law Journal 113, 2004, p. 1029).
[77] L’auteur évoque l’adoption d’une loi-cadre qui, dans le contexte américain, pourrait suffire. En Italie, une révision de la Constitution serait en revanche nécessaire pour adopter une telle réglementation.
[78] B. Ackerman, Prima del prossimo attaco. Preservare le libertà civili in un’era di terrorismo globale, Milan, Vita e pensiero, 2008, p. 6 (trad. de Before the Next Attack, New Haven, Yale University Press, 2006). Voir aussi, du même auteur, « Les pouvoirs d’exception à l’âge du terrorisme », Esprit, août/septembre 2006, www.esprit.presse.fr. On consultera également, sur ce point, l’article de C. Cerda-Guzman, « La Constitution : une arme efficace dans le cadre de la lutte contre le terrorisme ? », RFDC, 2008/1, n° 73, p. 41 et s.
[79] Voir notamment B. Manin qui considère en substance que l’état d’urgence, renvoyant au provisoire, n’est pas « le bon paradigme » face à la permanence de la menace terroriste, in « The emergency paradigm and the new terrorism : what if the end of terrorism was not in sight ? », in S. Baume et B. Fontana (sous la dir. de), Les usages de la séparation des pouvoirs, Paris, Michel Houdiard, 2008, pp. 136-171.
[80] Ackerman souligne en effet que le risque de l’introduction, dans le texte constitutionnel, d’une telle clause est d’« accroître la fréquence d’utlisation, par les autorités, des pouvoirs d’urgence », in La Costituzione d’emergenza, op. cit. p. 32. C’est la raison pour laquelle il suggère la solution des « majorités qualifiées croissantes » pour adopter les décisions de prolongtation de l’état d’urgence (p. 40 et s.). Plus nettement, in Prima del prossimo attaco, op . cit. p. 12 et 116 et s.
[81] G. Di Cossimo, « Costituzione ed emergenza terroristica », www.forumcostituzionale.it
[82] Ibid.
[83]Ibid.
[84]Ibid.
[85] J.-P. Costa, 5ème édition des Entretiens du Conseil de l’Europe, 2004, www.coe.int
Interessant.