La Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne et le juge national – mode d’emploi
Un instrument de plus ? Proclamée en marge du sommet de Nice en décembre 2000 et juridiquement contraignante depuis l’entrée en vigueur du traité de Lisbonne, la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne demeure un instrument juridique relativement peu connu des juridictions françaises, car peu ou mal invoqué devant elles par les requérants et leurs conseils. Plusieurs raisons expliquent une telle situation. Texte relativement récent et intervenant dans un domaine dans lequel cohabitent déjà de nombreuses sources de protection, au premier rang desquels la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH) et le bloc de constitutionnalité 1, la Charte souffre également de conditions et de modalités d’invocations plus complexes que la plupart des autres instruments de protection car ajoutant des conditions à la simple violation des droits qu’elle garantit. En outre, les droits inscrits dans les titres « I – Dignité », « II – Libertés » et « VI – Justice » de la Charte sont largement similaires à ceux garantis par la Convention et, si les droits sociaux de la Charte ne trouvent pas pour la plupart 2 d’équivalent en droit de la Convention, la protection qu’ils sont susceptibles d’offrir demeure à construire. Pour le dire simplement, la Charte est plus difficile à invoquer que les autres sources de protection des droits fondamentaux en droit français et ne semble pas présenter de plus-value évidente et immédiate sur le terrain du standard de protection.
Une plus-value discrète mais réelle. Pourtant, même discrète, la plus-value matérielle existe bien et s’accompagne d’une plus-value réelle sur le plan procédural tant l’invocation et les effets du droit de l’Union font l’objet d’une large reconnaissance par les juridictions françaises, y compris les juges du fond. Invoquer la Charte est, dans certaines situations, le meilleur moyen d’obtenir du juge national la garantie de ses droits fondamentaux, tout particulièrement lorsque le domaine dans lequel s’inscrit le litige fait l’objet d’une harmonisation par le droit de l’Union, comme l’est par exemple en grande partie celui de la protection des données personnelles. Cela suppose toutefois de bien comprendre les conditions et les modalités d’invocation de la Charte.
Plan. La présente contribution se propose ainsi d’exposer l’état de la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne sur cette question tout en traçant quelques perspectives afin de rendre plus lisible et plus compréhensibles les situations dans lesquelles la Charte des droits fondamentaux peut être invoquée avec succès devant les juridictions nationales. Pour ce faire, il faudra distinguer les conditions d’invocation de la Charte, c’est-à-dire la nécessité d’un lien de rattachement du litige au droit de l’Union européenne, de ses modalités d’invocation qui peuvent varier selon la disposition invoquée et la configuration du litige.
I – Les conditions d’invocation de la Charte – l’existence d’un lien de rattachement du litige avec le droit de l’Union
Champ d’application. Le premier obstacle à l’invocation fructueuse de la Charte des droits fondamentaux devant les juridictions nationales réside dans la nécessité que le litige en cause s’inscrive dans le champ d’application du droit de l’Union européenne ou, pour le dire avec les mots de l’article 51 de la Charte, qu’il implique une disposition nationale mettant en œuvre le droit de l’Union. Faute d’un tel lien, la Charte ne lie pas l’État membre et n’a donc pas vocation à s’appliquer.
Complètement inconnue en droit de la Convention et, plus généralement en droit international des droits de l’homme, cette condition s’explique par les particularités de la protection des droits fondamentaux en droit de l’Union européenne (A). Si la Cour de justice a pu paraître hésitante dans la formulation de cette condition, sa jurisprudence semble désormais stabilisée en la matière (B) et présenter suffisamment d’illustrations pour permettre d’en esquisser les contours (C).
A – Justification
Autonomie de la protection. Longtemps la question s’est posée de façon inverse : à quel titre les autorités nationales devraient-elles être liées par les droits fondamentaux protégés en droit de l’Union européenne ? En effet, il existe déjà au sein des États membres des sources et des mécanismes de protection des droits fondamentaux efficaces, complétés en outre par plusieurs instruments internationaux de protection des droits de l’homme, tel que la CEDH. Pour quelle raison faudrait-il alors ajouter ou, plus précisément, substituer la protection nationale par celle relevant du droit de l’Union ? Pour la Cour de justice, la réponse est simple et tient à la nécessité de préserver l’uniformité d’application du droit de l’Union au sein des États membres, conséquence du principe de primauté. La validité des normes de droit de l’Union et leurs effets au sein des ordres juridiques nationaux ne sauraient être conditionnés par le respect de normes nationales fussent-elles de rang constitutionnel, qu’elles protègent les droits fondamentaux ou pas 3. En outre, l’Union, dotée de la personnalité juridique, ne saurait être liée par des normes issues de conventions internationales auxquelles elle n’est pas partie. Or, à l’exception notable de la Convention des Nations Unies relative aux droits des personnes handicapées, l’Union n’est pas partie à de telles conventions. Elle n’est pas non plus partie pour l’heure à la Convention européenne des droits de l’homme, en dépit des termes pourtant très clairs de l’article 6 § 2 TUE. La protection des droits fondamentaux au sein de l’ordre juridique de l’Union européenne ne pouvant procéder que de sources propres à ce droit, les autorités nationales doivent nécessairement les respecter, même si leur contenu peut sembler très proche de celui d’autres normes protectrices des droits et libertés déjà existantes au sein des ordres juridiques nationaux.
Lien avec le droit de l’Union. Toutefois, cette obligation étant étroitement liée au droit de l’Union et au respect de son autonomie, elle ne saurait s’étendre à l’ensemble des situations nationales dans lesquelles il est porté atteinte aux droits fondamentaux ainsi garantis. La protection des droits fondamentaux par l’Union n’a ainsi pas vocation à se substituer de façon générale aux protections offertes par le droit national ou les différentes conventions internationales protectrices des droits de l’homme. Elle demeure cantonnée aux litiges nationaux présentant un lien avec le droit de l’Union européenne et à eux seuls.
B- formulation
Article 51 § 1 de la Charte. Si la formulation de cette condition d’application de la Charte a légèrement varié dans la jurisprudence de la Cour de justice, passant du « cadre du droit communautaire » 4 à son « champ d’application » 5, elle s’est stabilisé depuis sa formalisation à l’article 51 § 1 de la Charte des droits fondamentaux. En vertu de cet article, « les dispositions de la présente Charte s’adressent aux institutions, organes et organismes de l’Union dans le respect du principe de subsidiarité, ainsi qu’aux États membres uniquement lorsqu’ils mettent en œuvre le droit de l’Union »(nous soulignons). Après quelques incertitudes résultant du choix de la notion de « mise en œuvre » qui pouvait laisser penser que les situations nationales résultant du jeu d’une dérogation au droit de l’Union ne relevaient pas du champ d’application de la Charte faute de mise en œuvre au sens premier du terme, incertitudes qui ont été levées par la Cour dans son arrêt N.S. 6, la jurisprudence s’est attachée définir cette notion clé de mise en œuvre du droit de l’Union.
Formulation du critère. Même si le critère n’a pas été formulé de la sorte initialement par la Cour de justice, il résulte de sa jurisprudence qu’il y a « mise en œuvre » du droit de l’Union au sens de l’article 51 § 1 de la Charte à chaque fois qu’il est possible d’identifier une obligation spécifique définie par ce droit et applicable à la situation nationale litigieuse 7. Peu importe à cet égard la temporalité de la mise en œuvre, qui peut être en pratique partiellement fictive dès lors que la Cour considère qu’une législation nationale adoptée sur des fondements strictement nationaux et avant la création d’une norme de droit de l’Union constitue néanmoins une mise en œuvre du droit de l’Union 8. Si le critère gouvernant l’application de la Charte en droit interne est relativement simple à formuler, son identification peut s’avérer parfois complexe, d’où l’intérêt de compléter cette approche théorique par une démarche plus empirique.
C- Illustrations
Mise en œuvre. Quitte à rappeler l’évidence, un acte national adopté afin d’appliquer un règlement UE traduit une mise en œuvre du droit de l’Union et doit donc respecter la Charte des droits fondamentaux qui pourra valablement être invoquée par les parties devant le juge national 9. Il en va de même pour les actes de transposition d’une directive 10, ou de tout acte de l’Union, y compris s’il s’agit d’un acte hors nomenclature 11. Comme vu précédemment, cela vaut également en cas de dérogation au droit de l’Union, peu importe également la norme à laquelle il est dérogé 12.
Absence de mise en œuvre. Ce sont davantage les hypothèses dans lesquelles la Cour de justice écarte l’applicabilité de la Charte (et par la même en général sa compétence à connaître de la question préjudicielle qui lui est posée) qui permettent de dessiner les contours de cette conditions. Ainsi, l’obligation spécifique prévue par le droit ne doit pas concerner des matières voisines ou connexes à celle au cœur de la situation litigieuse, mais doit s’appliquer précisément cette dernière 13. Par ailleurs, il ne suffit pas qu’une législation européenne couvre le domaine dans lequel s’inscrit le litige, une obligation spécifique applicable au litige est nécessaire pour que la Cour de justice considère qu’il y a bien mise en œuvre droit de l’Union au sens de l’article 51 de la Charte 14 et la disposition nationale doit poursuivre le même objectif que celui de la norme du droit de l’Union qu’elle est sensée mettre en œuvre en étant en capacité de l’atteindre 15. Enfin, lorsque l’obligation formulée par le droit de l’Union constitue une prescription minimale, l’application de cette prescription par les autorités nationales constitue une mise en œuvre du droit de l’Union dès lors qu’elle n’est pas dépassée. En effet, dans une telle hypothèse, la situation nationale n’est plus régie par le droit de l’Union mais par le seul droit national, ce qui conduit à écarter l’application de la Charte. Cela est particulièrement le cas du droit dérivé de l’Union en matière sociale adopté sur le fondement de l’article 153 TFUE 16.
La mobilisation de la Charte des droits fondamentaux de l’UE dans le contentieux national requiert donc que le litige se situe dans le champ d’application du droit de l’Union européenne et que l’une des dispositions nationale en cause procède d’une mise en œuvre de ce droit. Nécessaire, cette condition n’est toutefois pas toujours suffisante pour obtenir la jouissance effective du droit fondamental invoqué et peut dépendre de la combinaison de disposition invoquée et de la configuration du litige.
II- Modalités d’invocation de la Charte selon les dispositions invoquées et la configuration du litige
Variabilité des effets. La variabilité des effets produits par la Charte résulte de la conjonction de deux facteurs. D’une part, son contenu est marqué par une certaine hétérogénéité normative. Au-côté des droits subjectifs, la Charte comporte en effet plusieurs dispositions, qualifiées de principes par l’article 53 § 5, dont la normativité est plus hésitante. D’autre part, la configuration du litige, c’est-à-dire le fait qu’il oppose deux particuliers (litige horizontal) ou un particulier à la puissance publique (litige vertical), entraîne également des conséquences quant aux effets que peuvent déployer les différentes dispositions de la Charte, ces effets n’étant pas les mêmes pour un droit ou un principe. Difficulté supplémentaire, il n’existe pas de liste exhaustive des principes de la Charte 17.
Pour essayer d’y voir plus clair, il faudra dans un premier temps tenter d’éclaircir la distinction entre droits et principes de la Charte avant, dans un second temps, de proposer une typologie des effets que peuvent produire les différents types de dispositions de la Charte.
A- Les droits et principes de la Charte : une summa divisio en cours de redéfinition
1- La distinction entre droits et principes
Article 52 § 5 de la Charte. Résultant d’un compromis entre les partisans et les détracteurs de la présence de droits sociaux dans la Charte, cette distinction a été renforcée à la demande des représentants britanniques au moment de rendre la Charte contraignante. Elle est posée par l’article 52 § 5 de la Charte selon lequel « les dispositions de la présente Charte qui contiennent des principes peuvent être mises en œuvre par des actes législatifs et exécutifs pris par les institutions, organes et organismes de l’Union, et par des actes des États membres lorsqu’ils mettent en œuvre le droit de l’Union, dans l’exercice de leurs compétences respectives. Leur invocation devant le juge n’est admise que pour l’interprétation et le contrôle de la légalité de tels actes » (nous soulignons).
Explications relatives à la Charte. Cette distinction entre droits et principes au sens de la Charte est précisée par les explications relatives à cette disposition qui indiquent notamment que les principes n’acquièrent d’importance particulière pour les tribunaux que lorsque des actes législatifs ou exécutifs adoptés pour les mettre en œuvre sont interprétés ou contrôlés, ces dispositions ne donnant pas lieu à « des droits immédiats à une action positive » de la part des autorités nationales ou de l’Union.
Cohabitation. Cohabitent donc dans la Charte des dispositions consacrant des droits subjectifs, invocables devant les juridictions pour bénéficier directement de la jouissance du ou des droits en cause, et des principes à portée objective invocables uniquement pour interpréter ou contrôler la légalité des actes les mettant en œuvre. La différence entre ces deux types de normes consacrées dans la Charte n’est donc pas purement sémantique et emporte des conséquences significatives quant à leurs effets contentieux ce qui rend d’autant plus regrettable l’absence de liste exhaustive ou de critère permettant de les distinguer.
2- Redéfinition à partir des effets
Hésitations quant à l’utilisation de la notion de principe. Dès les premiers arrêts rendus, la Cour de justice a semblé faire une utilisation variable de cette notion de principe. Elle l’utilise ainsi sans difficulté dans l’arrêt Glatzel à propos de l’article 26 de la Charte 18, alors qu’elle se refuse à le faire dans l’arrêt Association de médiation sociale à propos de l’article 27 portant sur le « droit à l’information et à la consultation des travailleurs au sein de l’entreprise » 19 (à la différence de l’avocat général dans ses conclusions). Deux explications semblent pouvoir expliquer cette différence. La première, tient probablement au fait que l’article 26 est formellement identifié comme un principe dans les explication de la Charte, à la différence de l’article 27 dont l’intitulé comprend le mot « droit ». Cela n’empêche toutefois pas la Cour de conférer à cette disposition les mêmes effets (limités) qu’à un principe. La seconde explication réside dans le choix que semble avoir fait la Cour de privilégier une approche fondée sur les effets que peuvent produire les différents articles de la Charte. Peu importe finalement qu’une disposition soit qualifiée de principe ou de droit, ce qui compte ce sont les effets contentieux qu’elle peut produire.
Esquisse d’un nouveau critère. Dans l’arrêt Association de médiation sociale, la Cour n’emploie pas le terme de principe mais souligne que pour que l’article 27 « produise pleinement ses effets, il doit être précisé par des dispositions du droit de l’Union ou du droit national » et, qu’à la différence du droit à la non-discrimination présent à l’article 21 § 1 de la Charte, il ne se suffit pas à lui même pour « conférer aux particuliers un droit subjectif invocable en tant que tel ». Il y aurait donc dans la Charte des dispositions conférant « aux particuliers un droit subjectif invocable en tant que tel » et d’autres, qui du fait d’un contenu trop imprécis, n’en sont pas capables.
Précisions. Ce critère va être être repris et affiné en deux étapes. La Cour va dans un premier temps souligner le caractère « impératif et inconditionnel » de certaines dispositions de la Charte leur permettant de bénéficier d’un effet élargi aux relations interpersonnelles 20. Ce critère, qui ressemble furieusement à la définition de l’effet direct, va dans un second temps être explicitement rattaché à cette notion avec l’arrêt dit Poplawski 2 21. Si le terme de « principe » n’apparaît pas dans ces deux affaires, l’idée selon laquelle la Charte renferme deux catégories distinctes de dispositions dont les effets varient est, quant à elle, bien présente.
Bien que cette approche de la Cour s’écarte en partie du texte de la Charte, elle présente néanmoins l’intérêt de proposer un critère identifié permettant d’essayer d’anticiper les effets que peuvent produire les différentes normes qu’elle contient et de constituer progressivement une typologie de ces normes fondée sur leurs effets.
B- Esquisse de typologie des effets de la Charte
Deux questions doivent être traitées pour essayer d’apporter un peu de clarté : quels sont les effets attachés à ces deux catégories distinctes de normes consacrées par la Charte et de quelle catégorie relèvent les différentes dispositions de la Charte.
1- Typologie
Effets étendus des dispositions revêtant un caractère impératif et inconditionnel. Les dispositions de la Charte revêtant un caractère impératif et inconditionnel (ou bénéficiant de l’effet direct) disposent d’effets particulièrement étendus. En cas de violation, le juge national devra envisager successivement l’interprétation conforme des dispositions nationales à ce droit, l’éviction de la norme nationale contraire et, si nécessaire, la substitution à la norme nationale défaillante de cette disposition de la Charte. Cette dernière pourra donc produire des effets particulièrement étendus, que le litige soit vertical – entre un particulier et l’autorité publique – ou horizontal – entre particuliers. C’est le cas, par exemple, s’agissant des droits au respect de la vie privée et à la protection des données personnelles, notamment dans les affaires relatives à la conservation générale et indifférenciée des données de connexion 22, du droit à un recours juridictionnel effectif 23, du droit à la non-discrimination 24, ou encore du droit à un congé annuel payé 25.
Association à une autre norme du droit de l’Union. De tels effets sont toutefois rarement produits par la seule Charte qui est, dans la plupart de ces affaires, associée à des dispositions du droit primaire ou dérivé dont elle vient orienter et renforcer les effets au travers d’une interprétation conforme du droit de l’UE à la Charte, comme c’est le cas dans les affaires précitées. De fait, les arrêts préjudiciels de la Cour dont le dispositif se fonde sur la seule Charte des droits fondamentaux sont exceptionnels, ne serait-ce que parce que l’existence d’une autre disposition du droit de l’Union est nécessaire pour lier le litige national au droit de l’Union et permettre l’application de la Charte. Cet éclairage du droit de l’Union apporté par la Charte [footPour reprendre les termes d’Antoine Bailleux, « Les contours du champ d’application de la Charte. Une tentative de recadrage », in A. Illiopoulou-Penot et L. Xenou (dir.), La Charte des droits fondamentaux, source de renouveau constitutionnel européen ?, Bruylant, 2020, p. 219.[/foot] constitue en pratique la principale modalité d’application de ce texte en droit national et, outre le surcroît de légitimité qu’il offre à la protection des droits fondamentaux par l’Union, ce phénomène permet d’en renforcer les effets. Ainsi, c’est bien grâce à l’association avec une disposition de la Charte revêtant un caractère impératif et inconditionnel, que les dispositions d’une directive de l’UE peuvent se voir reconnaître un effet entre particuliers et conduire à écarter une disposition nationale contraire dans un litige horizontal. C’est ici un effet transformant de la Charte qui permet de s’affranchir des limites habituelles découlant de la distinction entre directive et règlement.
Effets atténués des autres dispositions de la Charte. Si la disposition de la Charte ne revêt pas un caractère impératif et inconditionnel, donc s’il s’agit d’un principe au sens de l’article 52 § 5, les effets qu’elle peut produire dans un contentieux national impliquant le droit de l’Union seront nettement moindres. En effet, son invocation devant le juge interne supposera que le litige porte sur une norme visant à mettre en œuvre ledit principe 26 et, dans une telle hypothèse, le juge national ne sera tenu que d’interpréter la disposition nationale conformément au principe qui, dépourvu d’effet direct, ne saurait entraîner un effet d’éviction vis-à-vis d’une disposition nationale contraire. C’est la situation qui s’est présentée dans l’arrêt Association de médiation sociale (préc.) dont le litige au principal opposait une association de réinsertion et la confédération générale du travail, donc deux personnes privées. Dans cette affaire, la Cour, après avoir constaté l’incompatibilité du droit français avec les dispositions de la directive 2002/14 relatives au calcul des seuils sociaux dans l’entreprise aux fins de consultation et d’information des travailleurs et relevé l’impossibilité d’opérer une interprétation conforme, conséquence de l’opposition frontale entre les deux normes applicables, écarte l’éventuel effet d’éviction. En effet, d’une part, les dispositions même claires et précises d’une directive ne sauraient produire un tel effet dans un litige entre particuliers et, d’autre part, l’article 27 de la Charte ne se suffit pas à lui-même pour conférer aux particuliers un droit subjectif invocable en tant que tel . La Cour en est donc réduite à constater l’incompatibilité entre le droit français et le droit de l’Union sans pouvoir proposer au requérant au principal se prévalant du droit de l’Union d’autre solution que d’engager la responsabilité de l’État français du fait d’un éventuel dommage causé par cette violation 27. Pour atténués qu’ils soient, les effets des dispositions de la Charte qui ne bénéficient pas d’un caractère impératif et inconditionnel ne sont pas pour autant négligeables, la Cour de justice s’efforçant d’interpréter le droit de l’Union – principalement des directives – conformément à ces dispositions pour en renforcer l’effectivité… sans toutefois, il est vrai, pouvoir aller jusqu’à leur reconnaître un effet direct dans les litiges interpersonnels 28.
2- Cartographie
Une telle hétérogénéité au sein de la Charte suppose de pouvoir déterminer assez précisément dans quelle catégorie les différents articles peuvent être placés. En se fondant sur leur formulation – notamment la référence aux « cas et conditions prévus par le droit de l’Union et les législations et pratiques nationales » – ainsi que sur les critères dégagés par la Cour, il est possible d’esquisser la proposition suivante.
Proposition. L’ensemble des dispositions du titre I Dignité, du titre V Citoyenneté, du titre VI Justice, ainsi que la quasi-totalité de celles du titre II Libertés revêtent très probablement un caractère impératif et inconditionnel, à l’exception de l’article 14 § 3 dont la formulation moins précise laisse entrevoir une portée moindre 29 . Au sein du titre III – Égalité, les articles 20 (égalité en droit), 21 (non-discrimination), 23 (égalité entre femmes et hommes) et 24 (droits de l’enfant) consacrent des droits au sens de la Charte. Par contre les articles 22 (diversité culturelle, religieuse et linguistique), 25 (droits des personnes âgées) et 26 (intégration des personnes handicapées) sont formulés de telle sorte que leur portée ne peut qu’être limitée et correspondre aux principes au sens de l’article 52 § 5 de la Charte, ce d’autant que les explications relatives à cette dernière disposition identifient explicitement les articles 25 et 26 comme consacrant des principes. Sans surprise, c’est principalement au sein du titre IV Solidarité que l’on trouve le plus grand nombre d’articles consacrant des normes dépourvues de caractère impératif et inconditionnel. Il en va ainsi du droit à l’information et à la consultation des travailleurs au sein de l’entreprise (article 27), de la protection en cas de licenciement injustifié (article 30), de la protection de la famille (article 33 § 1), de l’article 34 consacré à la sécurité sociale et l’aide sociale, de la protection de la santé (article 35), de l’accès aux services d’intérêt économique général (article 36), de la protection de l’environnement (article 37) et de la protection des consommateurs (article 38). Toutefois, certaines disposition de ce titre consacrent des droits dotés d’un caractère impératif et inconditionnels qui sont donc susceptibles de produire des effets étendus devant le juge national, y compris dans des litiges horizontaux. Il s’agit de l’article 29 sur le droit d’accès aux services de placement, de l’article 31 sur les conditions de travail justes et équitables, de l’article 32 sur l’interdiction du travail des enfants et l’article 33 § 2 relatif à la conciliation entre vie familiale et vie professionnelle qui consacre le droit de toute personne d’être protégée contre tout licenciement pour un motif lié à la maternité ainsi que le droit à un congé de maternité payé et à un congé parental. Si le droit de négociation et d’actions collectives inscrit à l’article 28 relève également de cette catégorie de part sa formulation, force est de constater que la Cour ne lui a pas reconnu une très grande portée dans sa jurisprudence initiale en l’envisageant davantage comme une exception aux libertés de circulation au sein du marché intérieur que comme un droit fondamental à part entière 30. Un arrêt récent semble toutefois amorcer une évolution plus favorable à la reconnaissance des pleins effets de cette disposition 31.
Notes:
- Plus particulièrement depuis l’introduction de la question prioritaire de constitutionnalité par la loi organique n° 2009-1523 du 10 décembre 2009, applicable à partir du 1er mars 2010. ↩
- Le droit de négociation et d’action collective inscrit à l’article 28 de la Charte est ainsi consacré en droit de la Convention au titre de l’article 11 CEDH depuis l’arrêt CourEDH, gde ch., 12 novembre 2008, Demir et Baykara c/ Turquie, req. n° 34503/97, GACEDH, n° 64. ↩
- CJCE, 17 déc. 1970, Internationale Handelsgesellschaft, aff. 11/70, pt 3. ↩
- CJCE, 18 juin 1991, ERT, aff. C-260/89, pt 42. ↩
- CJCE, 29 mai 1997, Kremzow, aff. C-299/95, pts 14-19. ↩
- CJUE, Gde Ch., 21 déc. 2011, N.S. e.a., aff. jtes C-411 et 493/10. Dans cet arrêt, la CJUE considère que le respect de la Charte lie effectivement le Royaume-Uni alors que celui-ci se prévalait de l’utilisation de l’article 3 § 2 du règlement Dublin III (343/2003), qualifié de « clause de souveraineté » et selon lequel un État membre peut examiner une demande d’asile même si cet examen ne lui incombe pas en vertu des dispositions du règlement, dérogeant ainsi à ce dernier. En outre, la CourEDH avait estimé dans une autre affaire avec des faits similaires, que la possibilité pour un État de faire usage de cette disposition relevait de sa seule juridiction et qu’une violation subséquente de la CEDH par cet État lui était pleinement imputable et interdisait donc l’application de la jurisprudence Bosphorus (CourEDH, gde ch., 21 janv. 2011, M.S.S. c. Belgique et Grèce, Req. n°30696/09, §§ 339-340). ↩
- Voy. récemment CJUE, 7 juil. 2022, Coca-Cola European Partners Deutschland, aff. C-257/21, pts 40-43 et CJUE, 20 oct. 2022, Curtea de Apel Alba Iulia e.a., aff. C-301/21, pts 70 s. ↩
- En ce sens, CJUE, gde ch., 26 févr. 2013, Åklagaren c. Hans Åkerberg Fransson, aff. C-617/10, pts 27-28. ↩
- CJUE, 17 sept. 2014, Liivimaa Lihaveis, aff. C-562/12, pts 61-66. S’agissant de l’adoption d’un manuel de programme exigé par le règlement sur les fonds européens. ↩
- CJUE, 8 mai 2019, Leitner, aff. C-396/17, pt 58. ↩
- CJUE, gde ch., 13 juin 2017, Florescu e.a., aff. C-258/14, pts 44-48, en l’espèce une législation nationale adoptée pour se conformer aux engagements pris dans le cadre d’un protocole d’accord conclu avec la Commission afin d’obtenir l’aide du mécanisme européen de stabilité (MES). ↩
- CJUE, 29 oct. 2020, Veselības ministrija, aff. C-243/19, pt 34 (dérogation à un règlement UE) ou CJUE, 3 févr. 2021, Fussl Modestraße Mayr, aff. C-555/19, pt 80 (dérogation en vertu du droit primaire). ↩
- CJUE, 6 mars 2014, Siragusa, aff. C-206/13, pt 24 : législation italienne relative à la protection du paysage ne constitue pas une mise en œuvre du droit européen de l’environnement car si des liens existent entre ces deux matières l’incidence est trop indirecte. ↩
- CJUE, Ord., 4 juin 2020, Balga, aff. C-32/20, pts 24 s : la directive 98/59/CE concernant le rapprochement des législations des États membres relatives aux licenciements collectifs vise à rapprocher les législations nationales concernant les obligations relatives à la procédure préalable aux licenciements collectifs, mais pas à définir les critères permettant de déterminer quels salariés feront l’objet d’un tel licenciement, ce qui était au cœur du litige national. ↩
- CJUE, 22 janvier 2020, Baldoredo Martin, aff. C-177/18, pts 56-65 : une législation nationale relative au versement d’une indemnité de licenciement spécifique pour les titulaires d’un contrat à durée déterminée ne constitue pas une mise en œuvre de la directive 99/70 reprenant l’accord-cadre européen sur le travail à durée déterminée car ce texte vise à prévenir les abus liés à la succession des CDD. ↩
- CJUE, gde ch., 19 nov. 2019, TSN et AKT, aff. jtes C-609 et 610/17. ↩
- Tout au plus, les explications relatives à l’article 52 § 5 proposent-elles une liste indicative à titre d’illustration de cette différence. ↩
- CJUE, 22 mai 2014, Glatzel, aff. C-356/12, not. pts 74-79. ↩
- CJUE, gde ch., 15 janv. 2014, Association de médiation sociale, aff. C-176/12. ↩
- CJUE, gde ch., 17 avr. 2018, Egenberger, aff. C-414/16 (art. 47 et 21§1) ; CJUE, gde ch., 6 nov. 2018, Bauer, aff. jtes C-569 et 570/16et CJUE, gde ch. 6 nov. 2018, Max-Planck-Gesellschaft zur Förderung der Wissenschaften, aff. C-684/16 (art. 31§2). ↩
- CJUE, gde ch., 24 juin 2019, Popławski, aff. C-573/17, pt 63 : « Ainsi, le juge national n’est pas tenu, sur le seul fondement du droit de l’Union, de laisser inappliquée une disposition du droit national incompatible avec une disposition de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne qui, comme son article 27, est dépourvue d’effet direct (voir, en ce sens, arrêt du 15 janvier 2014, Association de médiation sociale, C‑176/12, EU:C:2014:2, points 46 à 48) ». ↩
- Par ex. parmi une jurisprudence fournie, CJUE, gde ch., 2 mars 2021, Prokuratuur (Conditions d’accès aux données relatives aux communications électroniques), aff. C-746/18. ↩
- CJUE, gde ch., 15 avr. 2021, Braathens Regional Aviation, aff. C-30/19, pt 57 s’agissant d’une législation nationale qui s’opposait à ce droit lorsque, dans une procédure indemnitaire liée à une discrimination, le défenseur accepte de verser l’indemnité demandée sans reconnaître l’existence de la discrimination. Elle doit être écartée par le juge national, y compris dans un litige entre particuliers. ↩
- Affaires Egenberger préc. et CJUE, 22 janv. 2019, Cresco Investigation, aff. C-193/17 s’agissant de la discrimination en raison des convictions religieuses. ↩
- Affaires Bauer, et Max-Planck-Gesellschaft zur Förderung der Wissenschaften, préc. ↩
- Une incertitude règne encore sur le point de savoir si ce principe doit en outre être précisé afin de pouvoir être utilisé à de telles fins (CJUE, 22 mai 2014, Glatzel, aff. C-356/12, not. pts 74-79 et l’analyse d’Antoine Bailleux, in F. Picod, C. Rizcallah et S. Van Drooghenbroeck (dir.), Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne – Commentaire article par article, Bruylant 3e éd., 2023, pp. 1416 et s.). ↩
- Ce que la CGT fera d’ailleurs, avec succès : TA Paris, 18 juil. 2018, n°1609631/3-1. ↩
- CJUE, 14 octobre 2020, KG (Missions successives dans le cadre du travail intérimaire), aff. C-681/18, pt 54 , la Cour interprétant largement la notion de « conditions de travail » présente dans la directive 2008/104 relative au travail intérimaire et conditionnant la portée du principe d’égalité de traitement pour les travailleurs intérimaires en s’appuyant sur l’article 31 § 1 de la Charte. Voy. également CJUE, gde ch., 9 mars 2021, Radiotelevizija Slovenija (Période d’astreinte dans un lieu reculé), aff. C-344/19, pt 37 et, le même jour, CJUE, gde ch., 9 mars 2021, Stadt Offenbach am Main (Période d’astreinte d’un pompier), aff. C-580/19. ↩
- « La liberté de créer des établissements d’enseignement dans le respect des principes démocratiques, ainsi que le droit des parents d’assurer l’éducation et l’enseignement de leurs enfants conformément à leurs convictions religieuses, philosophiques et pédagogiques, sont respectés selon les lois nationales qui en régissent l’exercice ». ↩
- Notamment dans deux arrêts bien connus prononcés avant l’accession de la Charte à la force juridique contraignante CJCE, gde ch., 11 décembre 2007, The International Transport Workers’ Federation et The Finnish Seamen’s Union, aff. C-438/05 et CJCE, gde ch., 18 décembre 2007, Laval un Partneri, aff. C-341/05. ↩
- CJUE, gde ch., 23 mars 2021, Airhelp, aff. C-28/20, pt 28 s’agissant de la prise en compte de la grève d’un transporteur aérien pour déterminer si les passagers peuvent bénéficier d’une indemnisation en cas de retard ou d’annulation de vol. ↩
Très bon article merci. Sur l’article 13 de la Charte (liberté académique notamment), je ne partage pas l’idée qu’il s’agisse pour le moment, aux yeux de la CJUE, d’un droit disposant d’un caractère impératif et inconditionne. Ce n’est pas ce qui me semble ressortir de l’arrêt du 6 octobre 2020 (aff C-66/18) concernant les entraves à l’activité de l’Université de Soros en Hongrie. En revanche, cette jurisprudence de la CJUE m’a semblé pourvoir être invoquée devant le CEDS, ce que j’ai fait, cf. https://www.coe.int/fr/web/european-social-charter/-/no-211-2022-syndicat-des-agreges-de-l-enseignement-superieur-sages-v-france et plus précisément https://rm.coe.int/cc211casedoc1-fr/1680a66749 ) Denis ROYNARD Président du SAGES
Merci pour votre retour.
Je ne vois pas ce qui vous fait penser que l’affaire C-66/18 pourrait être interprétée comme signifiant que l’article 13 de la Charte serait dépourvu d’un caractère impératif et inconditionnel.
Précisons également que cette affaire est une affaire en manquement opposant la Commission à la Hongrie et non une question préjudicielle posée par un juge national.
Merci également pour la référence à la réclamation introduite devant le CEDS, intéressant.
R. Tinière
re Bonjour,
Justement, il aura fallu tout le gros gâteau des autres violations du droit de l’UE pour que la commission ajoute la toute petite cerise, en comparaison, de la violation de la liberté académique. Par ailleurs, la CJUE dans cette affaire a dû avoir recours à la soft law de la recommandation de l’UNESCO de 1997 et à des recommandations et résolutions du Conseil de l »Europe qui, certes ont une formulation qui ne résume pas à des voeux pieux, mais qui ne sont, en droit, que de la soft law. J’approuve la CJUE de l’avoir fait, et du coup ça donne un caractère impératif à des dispositions de certaines de ces résolutions et recommandations, mais qui avait prédit que la CJUE en arriverait là, par la seule lecture de l’article 13 de la Charte ? Car l’article 13 est très concis sur ce point, minimal même, et il n’y a aucune explication associée. Depuis cet arrêt l’article 13 de la Charte a gagné en précision et en portée, mais ça semble être plus jurisprudentiel que textuel (même si encore une fois j’approuve sans réserve).
plus qu’impératif et inconditionnel, il me semble que la CJUE a fondé ce qu’elle a dit pour droit sur la question sur l’inhérence, sur ce qui est inhérent à l’enseigneent supérieur. Mais il ya encore pas mal de chemin à faire, comme le remarque cet article https://www.leru.org/news/in-defence-of-freedom qui fait très justement observer et qui explique qu’aux eux de la Commission de l’UE la liberté académique concerne surtout voire seulement la recherche, pas l’enseignement supérieur, malgré l’arrêt de la CJUE relatif à l’affaire C-66/18. Ce qui fait apparaître comme encor plus inespéré ce que la CJUE a pu être amenée à dire pour droit par rapport à la liberté académique. Mais ce qui est dit (pour droit) est dit (pour droit ) !