L’externalisation des contrôles migratoires et les juridictions européennes – 1ère partie
L’externalisation des politiques migratoires est une pratique de plus en plus répandue en Europe. Fondée sur la recherche de l’efficacité dans le traitement des flux migratoires, elle ne doit cependant pas se faire au détriment des droits fondamentaux garantis par la Convention européenne des droits de l’homme et le droit de l’Union européenne. Dans une série d’affaires récentes (les arrêts M.S.S. c. Belgique et Grèce et Hirsi Jamaa e.a. c. Italie de la Cour européenne des droits de l’homme ainsi que l’arrêt N.S. de la Cour de justice de l’Union européenne), les juridictions européennes ont eu l’occasion de rappeler aux États cette nécessaire conciliation en faisant jouer, autant que possible, la complémentarité de leurs contrôles.
De façon générale, la notion d’externalisation renvoie à une pratique visant pour un opérateur, quel qu’il soit, à confier à un ou plusieurs autres opérateurs indépendants une activité qui relève normalement de ses attributions dans le but d’exercer son ou ses activités qu’il considère comme principales avec une plus grande efficacité mais aussi afin de voir exercée plus efficacement l’activité externalisée. L’externalisation a donc, théoriquement, beaucoup à voir avec l’efficacité. Apparue, semble-t-il, dans le domaine des affaires, s’illustrant également en droit administratif avec l’externalisation de certaines missions confiées à une collectivité publique, l’externalisation n’est en rien une pratique propre au domaine migratoire.
L’externalisation des contrôles migratoires est, semble-t-il, perçue par les États européens comme la panacée en matière de politique migratoire. Dans la perspective d’une Europe assiégée par des hordes de migrants, perspective qui semble très en vogue ces temps-ci, il peut en effet sembler rassurant de repousser les contrôles migratoires au-delà de ses frontières. Ainsi, seule une partie des candidats à l’immigration – envahisseurs ?- arrivera sur le territoire, réduisant d’autant les flux migratoires. En outre, d’un point de vue politique, il vaut mieux que les camps regroupant des migrants en situation irrégulière ou en attente d’une décision relative à leur demande d’asile soient situés hors du territoire que sur celui-ci. Les médias français ont, par exemple, beaucoup plus parlé de Sangatte que ce qu’ils ne parlent des différents centres fermés situés en Turquie, Libye ou au Maroc par exemple. Or, dans les démocraties contemporaines gouvernées par l’opinion publique, ce dont on ne parle pas dans les médias n’existe le plus souvent tout simplement pas… Pression migratoire plus faible à l’aide d’un remède dont les « effets secondaires » sont quasi-invisibles sur le territoire, l’externalisation aurait, en effet, tout de la panacée. Quoique. Encore faut-il, dans un premier temps, préciser ce que l’on entend par externalisation puisque cette notion recouvre en réalité différentes pratiques.
La doctrine est déjà visiblement partagée sur l’usage du terme externalisation, puisque certains préfèrent l’extra-territorialisation, l’internationalisation ou l’externisation. À ces incertitudes, il faut ajouter les nombreuses pratiques rassemblées sous le « label » externalisation. En effet qu’il s’agisse de repousser les contrôles réalisés par l’État au-delà de ses frontières pour permettre l’externalisation, ou d’opérer un transfert de la responsabilité des contrôles migratoires vers l’opérateur choisi (État ou opérateur privé – Distinction reprise de C. Rodier, analyse de la dimension externe des politiques d’asile et d’immigration de l’UE, note réalisée pour la sous-commission des Droits de l’homme du Parlement européen, DT\619330FR.doc, pp. 11 s.), de nombreuses techniques ont été développées par les États européens. Il peut ainsi s’agir de sanctionner les transporteurs, de mettre en place un corps des « officiers de liaison immigration », de développer les interceptions maritimes de migrants en haute mer. Mais aussi de développer des plans de protection régionaux (PPR – Communication de la Commission au Conseil et au Parlement européen relative aux programmes de protection régionaux, COM(2005) 388 final. Voir également, réseau Odysseus, La mise en place d’un système commun d’asile : bilan de l’application des instruments existants et propositions pour le nouveau régime, Étude pour le compte du Parlement européen, pp. 438 s.) permettant à terme de considérer les pays partenaires comme des pays sûrs, de développer les clauses et accords de réadmission, ou encore de renvoyer le migrant demandeur d’asile dans un autre État jugé responsable de l’étude de cette demande. En outre, à défaut d’une démarche pleinement assumée dans ce domaine, l’externalisation doit être la plupart du temps devinée à la lecture des différents textes adoptés par l’Union. Le résultat est que, telle qu’employée par l’Union, l’externalisation des contrôles migratoires est une pratique nébuleuse particulièrement difficile à cerner4.
Centrée sur la recherche d’une meilleure efficacité dans le traitement des flux migratoires, c’est-à-dire d’une limitation de ces flux, l’externalisation n’a pas pour principal objectif la préservation des droits fondamentaux des individus (A.-S. Millet-Devalle, La protection des migrants dans le cadre des accords avec les États tiers, in A.-S. Millet-Devalle (dir.), L’Union européenne et la protection des migrants et des réfugiés, Pedone, 2010). Or, l’externalisation des contrôles migratoires peut avoir comme conséquence la violation de certains droits fondamentaux des migrants comme l’interdiction de la torture, des peines ou des traitements inhumains ou dégradants, le droit à la sûreté, le droit à un recours effectif contre une décision leur étant défavorable ou encore le droit d’asile consacré comme droit fondamental par l’article 18 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne. Ainsi, l’arraisonnement d’un navire de migrants en pleine mer pour le diriger vers un État tiers dont les pratiques ne sont pas réputées conformes aux conventions de Genève ou aux droits fondamentaux est évidemment susceptible de poser un certain nombre de problèmes au regard de ces droits (Comme le montre par exemple l’arrêt Hirsi Jamaa e.a. c. Italie rendu le 23 février 2012 par la Cour européenne des droits de l’homme (voir infra)).
Pourtant, que cela résulte de leur constitution, de leur appartenance à l’Union européenne ou de leur qualité de partie à la Convention européenne des droits de l’homme, les États européens sont juridiquement tenus de respecter les droits fondamentaux, y compris dans le cadre de leur politique migratoire. L’efficacité recherchée au travers de l’externalisation des contrôles migratoire ne doit donc pas se faire au prix de la protection des droits fondamentaux et c’est notamment le juge qui est chargé de faire respecter cette obligation. Si le juge peut et doit jouer un rôle important dans cette conciliation entre impératifs d’efficacité et de protection des droits fondamentaux, encore faut-il qu’il puisse effectivement être saisi d’affaires impliquant l’externalisation et, surtout, qu’il soit compétent pour se prononcer sur de telles affaires. En effet l’externalisation des contrôles migratoires peut se traduire par le transfert de la responsabilité du contrôle migratoire à un État non lié par les textes européens de protection des droits fondamentaux et donc ne relevant pas normalement de la compétence des juridictions européennes. Il s’agit d’ailleurs là du principal obstacle à l’intervention du juge, qu’il soit national (Par exemple CE, 23 juillet 2010, Amnesty international section française, n°336034, Dr. Adm., 2010, comm. 144, V. Tchen à propos du contrôle par le Conseil d’État de liste des pays d’origine sûrs établie par l’OFPRA et permettant de traiter les demandes de ressortissants de ces États suivant une procédure accélérée) ou, surtout, européen.
Dans ce domaine comme dans d’autres, les deux juridictions européennes disposent d’un office et de compétences différentes mais complémentaires et s’efforcent, malgré ces différences, de maintenir une jurisprudence convergente. Toutefois, ce qui frappe le plus en matière d’externalisation des contrôles migratoires est la grande complémentarité dans l’intervention de ces deux juridictions européennes. Complémentarité qui joue à plein régime s’agissant de l’externalisation des contrôles migratoires en Europe mais qui échoue cependant à offrir un contrôle juridictionnel effectif de l’externalisation des contrôles migratoires hors d’Europe.
I- Une externalisation des contrôles migratoires en Europe sous le contrôle étroit des juridictions européennes
Évoquer l’externalisation des contrôles migratoires en Europe peut sembler étrange dans la mesure où l’externalisation est souvent appréhendée comme permettant aux États européens de délocaliser leur politique migratoire dans certains des pays en voie de développement situés aux frontières de l’espace européen et qui ne sont pas réputés pour leur ferme volonté de respecter les droits fondamentaux. Pourtant l’Union européenne a mis en place un système d’externalisation des contrôles migratoires qui fonctionne entre ses membres, au sein de l’Union : c’est le mécanisme Dublin qui permet de déterminer l’État responsable des demandes d’asiles introduites sur le territoire européen par les ressortissants étrangers (Règlement (CE) n°343/2003 du Conseil du 18 février 2003 établissant les critères et mécanismes de détermination de l’État membre responsable de l’examen d’une demande d’asile présentée dans l’un des États membres par un ressortissant d’un pays tiers, JOCE, L 50 du 25 février 2003, pp. 1-10. Sur la politique d’asile de l’Union en général, voir notamment, F. Julien-Laferrière, H. Labayle et O. Edström (dir.), La politique européenne d’immigration et d’asile : bilan critique cinq ans après le traité d’Amsterdam, Bruylant, 2005 et C. Picheral, « Aperçus de l’asile en Europe », Annuaire français des relations internationales, vol. XIII, 2012, à paraître). Si, du point de vue de l’Union, il ne s’agit pas d’externalisation puisque le transfert éventuel d’un demandeur d’asile se fait entre États membres de l’Union, la Cour européenne des droits de l’homme n’en a pas exactement la même lecture puisque ce mécanisme d’externalisation des contrôles migratoires en Europe a fait l’objet d’un arrêt retentissant de la Cour européenne des droits de l’homme, suivi récemment par un arrêt de la Cour de justice de l’Union européenne qui vient appuyer la position du juge de Strasbourg. Par ailleurs, ce mécanisme est l’occasion pour les juridictions européennes de poser un certain nombre de principes en matière d’externalisation.
A- Une voie ouverte par la Cour européenne des droits de l’homme
L’arrêt de grande chambre M.S.S. contre Belgique et Grèce rendu le 21 janvier 2011 est un désaveu cinglant du mécanisme Dublin. Non seulement la Grèce est condamnée pour violation de l’article 3 de la Convention européenne des droits de l’homme interdisant la torture et les peines ou traitements inhumains ou dégradants et de l’article 13 sur le droit à un recours effectif combiné à l’article 3 compte tenu des traitements infligés au requérant, demandeur d’asile Afghan. Mais, surtout, la Belgique est elle aussi condamnée pour la violation de ces mêmes dispositions du fait d’avoir renvoyé le requérant en Grèce, État responsable de la demande au sens du règlement Dublin II, et de l’avoir exposé aux risques résultant des défaillances de la procédure d’asile en Grèce ainsi qu’aux conditions de détention et d’existence dans ce même pays.
Ce constat de violation dressé à l’encontre de la Belgique peut surprendre au premier abord. En effet, la Belgique n’a fait qu’appliquer le mécanisme prévu par le droit de l’Union qui prévoit un transfert automatique des demandeurs d’asile, sauf exception notamment fondée sur le regroupement familial, vers le pays par lequel ils sont entrés sur le territoire de l’Union. Pourtant le résultat auquel parvient la Cour européenne s’appuie sur deux arguments difficilement contestables :
D’une part, elle rappelle que l’article 3 § 2 du règlement Dublin dispose que chaque État peut déroger à l’application du mécanisme général et examiner une demande d’asile qui lui est présentée alors même que cet examen ne lui incombe normalement pas suivant la clause dite de souveraineté. La Belgique avait dont la possibilité légale de ne pas appliquer le mécanisme Dublin. Dès lors, ce n’est pas le droit de l’Union qui peut, éventuellement, être mis en cause suivant la jurisprudence Bosphorus (CourEDH, 30 juin 2005, Bosphorus Airways c. Irlande, GACEDH n°71 et les références citées), mais bien la responsabilité de la Belgique qui a ou aurait dû, selon les termes de la Convention, exercer ici sa juridiction (§§ 338-340).
D’autre part, cette possibilité légale de ne pas appliquer le mécanisme Dublin et donc d’examiner la demande d’asile du requérant devient une obligation dès lors que la Belgique savait pertinemment que la procédure d’asile en Grèce connaissait de graves problèmes susceptibles d’entraîner la violation d’un des droits garantis par la Convention. La Cour explique d’ailleurs très clairement pourquoi la Belgique ne pouvait pas ne pas connaître la situation grecque en mentionnant les nombreux rapports publiés entre 2006 et 2009 par le HCR, le commissaire européen aux droits de l’homme ou des ONG (§ 348), l’existence d’une lettre adressée par le HCR à la ministre belge compétente en matière d’immigration ainsi que la perspective d’une refonde du règlement Dublin proposée par la Commission. C’est d’ailleurs clairement cet élément qui explique la différence de position de la Cour entre l’affaire M.S.S. et l’affaire K.R.S. (CourEDH, déc., 2 décembre 2008, K.R.S. c. Royaume-Uni, req. n°32733/08), avancée par la Belgique pour sa défense, dans laquelle la Cour avait considéré que le gouvernement britannique ne disposait pas d’éléments lui permettant de remettre en cause la présomption selon laquelle la Grèce respectait ses obligations en matière de traitement des demandes d’asile.
Les conclusions qu’il est possible de tirer de cet arrêt au regard de l’externalisation des contrôles migratoires sont doubles.
Du point de vue du principe même de l’externalisation tel qu’il est mis en œuvre par le règlement Dublin, c’est-à-dire, le transfert de la responsabilité de l’examen d’une demande d’asile vers un autre État, l’arrêt M.S.S. ne nous apprend finalement pas grand chose. Le principe de la protection par ricochet initié avec l’arrêt Soeringen 1989 est déjà bien établi dans la jurisprudence de la Cour (CourEDH, 7 juillet 1989, Soering c. Royaume-Uni, GACEDH n°16) et l’interdiction de l’extradition d’une personne vers un État dans lequel il risque de subir des traitements contraires à l’article 3 est régulièrement rappelée (CourEDH, gde chbre, 28 février 2008, Saadi c. Italie, JCP G, I 167, §6, obs. F. Sudre).
La surprise vient davantage de ce que cette protection par ricochet peut être appliquée à un dispositif du droit de l’Union et jouer entre États membres de l’Union. Le retentissement de l’arrêt M.S.S. résulte donc essentiellement des faits d’espèce et de l’obligation qui en découle pour l’Union de refondre le mécanisme Dublin. Ce qui est mis en cause dans cet arrêt, et ce pour la première fois nous semble-t-il, est donc un mécanisme réfléchi d’externalisation des contrôles migratoires ou, pour être plus précis, sa mise en œuvre. En effet, il ne s’agit pas ici de renvoyer dans son pays d’origine un terroriste (présumé ou avéré) ou bien un étranger troublant gravement l’ordre public, mais un demandeur d’asile afin que sa demande d’asile soit examinée par un tiers, ici la Grèce.
B- Un contrôle repris et amplifié par la Cour de justice de l’Union européenne
L’arrêt N.S.rendu par la Cour de justice réunie en grande chambre le 21 décembre dernier (CJUE, Gde ch., 21 décembre 2011, N.S. c. Secretary for the Home Department, aff. jtes C-411 et 493/10) constitue, à n’en pas douter, une réponse à l’arrêt M.S.S. de la Cour européenne des droits de l’homme. La Cour de justice est en effet confrontée à une situation similaire à celle à l’origine de l’arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme puisque les deux questions préjudicielles qui lui ont été soumises sont relatives à l’application du règlement Dublin II à la situation de ressortissants étrangers dont la demande d’asile relèverait, selon ce mécanisme, de la responsabilité de la Grèce. Toutefois, la nature des questions posées ainsi que son office de juge de l’Union lui permettent non seulement de reprendre la position de son homologue de Strasbourg, mais aussi de l’amplifier.
Une reprise de la position de la Cour européenne des droits de l’homme puisque la Cour de justice juge que « L’article 4 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne doit être interprété en ce sens qu’il incombe aux États membres (…) de ne pas transférer un demandeur d’asile vers l’«État membre responsable» au sens du règlement n° 343/2003 [le règlement Dublin] lorsqu’ils ne peuvent ignorer que les défaillances systémiques de la procédure d’asile et des conditions d’accueil des demandeurs d’asile dans cet État membre constituent des motifs sérieux et avérés de croire que le demandeur courra un risque réel d’être soumis à des traitements inhumains ou dégradants au sens de cette disposition » (point 2 du dispositif). Autrement dit, si l’Irlande ou le Royaume-Uni, États dont les juridictions nationales sont à l’origine des questions préjudicielles traités ici par la Cour, avaient transféré les requérants au principal vers la Grèce, leur responsabilité aurait pu être engagée sur le terrain de l’article 4 de la Charte. La Cour se range ici à la position adoptée par la Cour européenne des droits de l’homme.
Cependant elle amplifie aussi la solution européenne et ceci de deux points de vue.
D’une part, la Cour de justice ne se contente pas de mettre en évidence la responsabilité, ici seulement potentielle, des États lorsqu’ils font jouer le mécanisme du règlement Dublin, elle se prononce directement sur ce mécanisme d’externalisation des contrôles migratoires. Certes, l’arrêt M.S.S. conduit de fait à remettre en cause le principe du mécanisme du système d’asile européen en forçant les États à user systématiquement de la clause de sauvegarde s’agissant de la Grèce et à s’interroger sur le respect des droits fondamentaux de tout État vers lequel ils sont conduit à transférer des demandeurs d’asile. Toutefois une telle mise en cause n’était qu’indirecte, puisque la Cour de Strasbourg a écarté dans l’arrêt M.S.S. l’application du mécanisme de protection équivalente issu de son arrêt Bosphorus. On peut d’ailleurs imaginer que les juges de la Grande Chambre ont été plutôt soulagés de trouver cet échappatoire leur permettant d’éviter de risquer de froisser les négociateurs de l’Union dans la perspective de l’adhésion. Dans l’arrêt N.S., la Cour de justice se prononce directement sur la conformité aux droits fondamentaux du mécanisme d’externalisation mis en place par le règlement Dublin. Or si elle rappelle que ce mécanisme se fonde sur la présomption « que le traitement réservé aux demandeurs d’asile dans chaque État membre est conforme aux exigences de la charte, à la convention de Genève ainsi qu’à la CEDH », c’est pour préciser immédiatement que cette présomption ne saurait être irréfragable. Ainsi, le mécanisme d’externalisation ne doit pas se contenter d’être mis en place entre États considérés comme respectueux des droits fondamentaux parce que parties à Conventions de Genève de 1951 et à la Convention européenne des droits de l’homme, il ne peut fonctionner qu’entre États respectant effectivement ces droits. Une fois de plus la Cour de justice vient rappeler aux États qu’il ne suffit pas d’insérer un « considérant Charte » dans un acte de droit dérivé pour se donner bonne conscience (c’est en s’appuyant sur un tel considérant inséré dans la directive 2003/86 relative au droit au regroupement familial des ressortissants d’États tiers que la Cour de justice s’est pour la première fois référée à la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (CJCE, Gde ch., 27 juin 2006, Parlement c. Conseil, aff. C-540/03, AJDA, 2006, pp. 2285 s., note L. Burgorgue-Larsen). Pour une approche critique de cette tendance des États à se donner bonne conscience en se référant à la Charte dans les considérants des actes de droit dérivé, voir H. Labayle, Droits de l’homme et sécurité intérieure de l’Union européenne, l’équation impossible, RAE, 2006/1, pp. 93-109), il leur faut s’assurer du respect effectif de ces droits.
D’autre part, si la Cour de justice répond dans un premier temps sur le terrain de l’article 4 de la Charte des droits fondamentaux prohibant la torture et les peines ou traitements inhumains ou dégradants, elle élargit considérablement la liste des droits à prendre en considération pour vérifier que l’État de destination bénéficie toujours de la présomption de conformité aux exigences de la Charte, à la convention de Genève et à la CEDH. Si la Cour européenne des droits de l’homme se limite au terrain de l’article 3 de la Convention c’est certes avant tout parce qu’elle répond aux demandes du requérant. Cependant, l’on sait que la technique de la protection par ricochet joue essentiellement avec les articles 3 et 8, éventuellement associés à l’article 13 (F. Sudre, Droit européen et international des droits de l’homme, PUF, 10e édition, 2011, § 365). Répondant aux questions posées par les juridictions nationales, la Cour de justice estime quant à elle qu’« il n’apparaît pas que les articles 1er, 18 et 47 de la charte soient susceptibles d’entraîner une réponse différente » de celle apportée concernant l’article 4 (point 114 de l’arrêt N.S.), laissant d’ailleurs par cette formule entendre que d’autres articles de la Charte pourraient être concernés. Autrement dit, la violation du droit au respect de la dignité humaine (article 1), du droit d’asile (article 18) ou du droit à un recours juridictionnel effectif (article 47) peut conduire à interdire le transfert d’un demandeur d’asile vers l’État normalement responsable du traitement de sa demande au sens du règlement Dublin. Si l’hypothèse d’une violation de l’article 1 de Charte semble assez largement assimilable à une violation de l’article 3 de la Convention telle qu’interprété par la Cour de Strasbourg, l’article 47 présente l’intérêt de ne pas simplement garantir un droit à un recours effectif comme l’article 13 de la Convention, mais un droit à un recours juridictionnel effectif. Par ailleurs, la Commission européenne des droits de l’homme a déjà pu affirmer que la Convention ne régissait pas la matière de l’extradition, de l’expulsion et du droit d’asile (CommEDH, déc., 16 octobre 1986, Lukka c. Royaume-Uni, D. et R., 50, 268), alors que la Cour de justice s’appuie sur l’article 18 de la Charte qui renvoie lui-même à la conventions de Genève de 1951 et à son protocole de 1967. Ainsi, du point de vue des droits pouvant conduire à une suspension de l’application du mécanisme d’externalisation prévu par le règlement Dublin, la Cour de justice va clairement au-delà de la position adoptée par la Cour européenne des droits de l’homme.
Cependant, la Cour de justice n’est pas un simple juge des droits fondamentaux, elle se doit aussi d’assurer la bonne application du droit de l’Union et, en l’espèce le bon fonctionnement du système européen d’asile. C’est la raison pour laquelle elle estime qu’une simple violation d’un droit fondamental par un État participant à ce système ne saurait à elle seule remettre en cause son application. Il faut à cet égard la crainte sérieuse « qu’il existe des défaillances systémiques de la procédure d’asile et des conditions d’accueil des demandeurs d’asile dans l’État membre responsable » (pt 86 de l’arrêt N.S.) susceptibles de porter atteinte à l’un des droits précédemment mentionnés, l’État responsable du transfert devant s’enquérir de ces éventuelles défaillances en s’appuyant sur les différents rapports produits par le HCR ou des ONG (pts 90-91).
La Cour de justice intervient donc bien ici en tant que juge de la conformité aux droits fondamentaux d’un système d’externalisation des contrôles migratoires en matière d’asile, ce qui la conduit à adopter une position complémentaire de celle adoptée par la Cour européenne des droits de l’homme dans l’arrêt M.S.S.. Cette complémentarité ressort d’ailleurs également de la différence d’approche des deux cours. Ainsi, la position de la Cour de justice visant à ne renverser la présomption de respect des droits fondamentaux qu’en cas de violation systémique pourrait être analysée comme étant contraire à la solution retenue par la Cour européenne des droits de l’homme. En effet, pour le juge de Strasbourg, il n’est pas nécessaire que la violation de l’article 3 de la Convention soit réitérée et participe d’une défaillance systémique pour engager la responsabilité d’un État. Certes, s’agissant de la protection par ricochet, la Cour européenne des droits de l’homme exige qu’il existe « des motifs sérieux et avérés de croire » que la personne courre « un risque réel d’être soumis à un traitement contraire à l’article 3 » dans le pays de destination (§ 342 de l’arrêt M.S.S.). Mais, le règlement Dublin ne jouant qu’entre des États partie à la Convention, la démarche de la Cour de justice pourrait conduire à valider au regard du droit de l’Union une application du mécanisme de transfert d’un demandeur d’asile vers un État susceptible de faire l’objet d’un constat de violation par la Cour européenne des droits de l’homme. En réalité, cette différence d’approche traduit simplement le fait que la cour de justice se prononce ici sur la conformité du mécanisme en général et, indirectement, sur la situation des demandeurs d’asile, alors que la Cour européenne des droits de l’homme traite directement la situation des demandeurs d’asile et, indirectement, le mécanisme résultant du règlement Dublin.
Le mécanisme d’externalisation des contrôles migratoires en Europe est donc bien sous le contrôle étroit des deux juridictions européennes qui s’efforcent toutes deux de s’assurer que ce mécanisme ne joue pas au détriment de la protection des droits fondamentaux, la Cour Européenne des droits de l’homme en se concentrant sur la responsabilité individuelle des États et la Cour de justice de l’Union européenne en axant son contrôle avant tout sur le mécanisme lui-même. Le problème est que ce maillage relativement serré ne concerne, pour l’essentiel, que l’externalisation en Europe alors qu’il faut bien avouer que ce n’est pas celle qui pose le plus de problèmes au regard des droits fondamentaux. En effet, l’externalisation hors d’Europe ne fait l’objet que d’un contrôle épisodique et échappe en fait assez largement au contrôle des cours européennes alors même que la logique qui guide les juges européens semble tout à fait transposable.
Cédits photo : stock.xchng
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