L’externalisation des contrôles migratoires et les juridictions européennes – 2ème partie
L’externalisation des politiques migratoires est une pratique de plus en plus répandue en Europe. Fondée sur la recherche de l’efficacité dans le traitement des flux migratoires, elle ne doit cependant pas se faire au détriment des droits fondamentaux garantis par la Convention européenne des droits de l’homme et le droit de l’Union européenne. Dans une série d’affaires récentes (les arrêts M.S.S. c. Belgique et Grèce et Hirsi Jamaa e.a. c. Italie de la Cour européenne des droits de l’homme ainsi que l’arrêt N.S. de la Cour de justice de l’Union européenne), les juridictions européennes ont eu l’occasion de rappeler aux États cette nécessaire conciliation en faisant jouer, autant que possible, la complémentarité de leurs contrôles.
II- Une externalisation des contrôles migratoires hors d’Europe hors du contrôle des juridictions européennes
La compétence de la Cour européenne des droits de l’homme s’agissant de l’externalisation hors d’Europe est étroitement dépendante de la possibilité de rattacher une violation potentielle de la Convention à l’exercice effectif par un État partie de sa juridiction, alors que la compétence de la Cour de justice de l’Union dépend, pour l’essentiel, de la nature des actes de l’Union à l’origine du mécanisme d’externalisation. Les paramètres généraux du contrôle juridictionnel sont donc identiques à ceux portant sur le phénomène d’externalisation en Europe. Cependant, compte tenu des limites inhérentes à la compétence de la Cour de justice, la complémentarité dans l’intervention des deux juridictions européennes est ici largement défaillante et le contrôle de cette forme d’externalisation repose, pour l’heure, sur les seules épaules de la Cour européenne des droits de l’homme.
A- Les limites pratiques du contrôle exercé par la Cour européenne des droits de l’homme
Selon l’article 1 de la Convention « Les Hautes Parties contractantes reconnaissent à toute personne relevant de leur juridiction les droits et libertés définis au titre I de la présente Convention ». La notion de « juridiction » est donc une des clés du prétoire de Strasbourg en permettant de définir la portée de sa compétence ratione loci mais aussi ratione personae. Se référant au droit international public, la Cour a eu l’occasion de préciser que « l’expression « relevant de leur juridiction » doit être comprise comme signifiant que la compétence juridictionnelle d’un État est principalement territoriale », ceci n’interdisant cependant pas qu’elle puisse aussi être exceptionnellement extra-territoriale (CourEDH, gde ch., 8 juillet 2004, Ilascu et al. c. Moldavie et Russie, GACEDH n°70, § 312-319). Cette notion de juridiction est ici particulièrement pertinente, puisque l’externalisation des contrôles migratoires peut précisément avoir pour conséquence de placer le migrant hors du champ de la compétence territoriale de l’État partie à la Convention. Il faut donc s’interroger sur les possibilités d’une application extra-territoriale de la Convention.
Cette question a déjà été abordée à plusieurs reprises par la Cour qui distingue deux hypothèses : l’acte interne produisant des effets extra-territoriaux et l’acte exécuté en dehors du territoire national et produisant également des effets extra-territoriaux.
La première hypothèse ne pose pas de grand problème puisqu’elle a déjà été évoquée à propos de l’arrêt M.S.S. et que la réponse de la Cour européenne des droits l’homme s’appuyant sur la technique de la protection par ricochet est bien établie en la matière. La Cour est compétente et n’hésite pas à constater une violation de la Convention si l’État envoie en toute connaissance de cause un migrant vers un État dans lequel il risque de subir des traitements prohibés par l’article 3 de la Convention. Finalement, la seule différence qu’il y a ici entre externalisation en Europe et externalisation hors de l’Europe tient dans la possibilité d’imputer une violation de la Convention à l’État responsable du contrôle migratoire au sens de la mesure d’externalisation.
La seconde hypothèse, celle d’un acte exécuté en dehors du territoire national et produisant également des effets extra-territoriaux, recouvre en réalité de nombreuses situations. Il peut ainsi s’agir de l’interception en haute mer d’un bateau de migrants dans le but de le contraindre à faire route vers un État tiers chargé des contrôles migratoires et, notamment, des éventuelles demandes d’asile (Exemple des opérations conjointes Hera ou Hermes (voir COM (2011) 790 p.8) réalisées sous l’égide de l’agence FRONTEX). Il peut aussi s’agir de la mise en œuvre d’une procédure d’entrée protégée, c’est-à-dire d’un contrôle migratoire réalisé à l’étranger, au sein d’une ambassade par exemple (approche préconisée dans le Programme de Stockholm comme visant à conduire les ressortissants de pays tiers à présenter une demande d’asile ou de protection internationale en dehors du territoire du pays hôte, donc sur le territoire d’un pays tiers. En 2009, la Libye avait été retenue…), ou encore, de façon plus générale, de l’intervention d’agents d’un État partie sur le territoire d’un État tiers afin d’effectuer ou de participer à des contrôles migratoires (c’est le cas par exemple des officiers de liaison « Immigration » institués par le Règlement (CE) n° 377/2004 du Conseil, du 19 février 2004, chargés d’améliorer les échanges d’information entre les pays tiers et l’UE, mais aussi d’apporter leur compétences aux autorités du pays tiers).
S’agissant de l’intervention en Haute-mer, la compétence de la Cour européenne ne paraît pas contestable. L’arrêt Medvedyev c. France en atteste. Dans cette affaire, la Cour considère que l’arraisonnement du Winner (navire immatriculé au Cambodge et soupçonné de participer à un trafic de stupéfiants) par un navire militaire français ainsi que le « contrôle absolu et exclusif » exercé sur le navire et son équipage par les forces françaises entraînent l’exercice par la France de sa juridiction au sens de l’article 1 de la Convention. Ce qui permet par conséquent à la Cour de se prononcer sur le respect par la France de l’article 5 consacrant le droit à la sûreté (et la qualité d’autorité judiciaire du parquet par la même occasion). De même, dans la décision Xhavara et autres qui concernait l’arraisonnement par un navire de guerre italien d’un navire transportant des Albanais désirant entrer clandestinement en Italie et ayant conduit à son naufrage ainsi qu’à la mort de 58 personnes, la Cour retient le principe de la responsabilité de l’Italie au regard de l’article 1 de la Convention.
De ces deux affaires, il semble possible de déduire la compétence de la Cour européenne des droits de l’homme pour connaître, par exemple, d’une opération menée en haute-mer et visant à détourner des navires de migrants et les escorter jusqu’aux eaux territoriales d’un pays tiers afin que les autorités de ce pays exercent les contrôles migratoires. Différents articles de la Convention pourraient alors être mobilisés suivant les circonstances : la protection par ricochet si l’État d’accueil ne présente pas toutes les garanties nécessaires au regarde de l’article 3, mais aussi le droit à la vie si, comme dans l’affaire Xhavara, l’opération conduit au naufrage du navire et à la mort de migrants qui étaient, de fait, placés sous la juridiction d’un État partie à la Convention.
La réponse à ces interrogations a été apportée par la grande chambre de la Cour européenne des droits de l’homme dans l’affaire Hirsi Jamaa c. Italie qui concerne l’interception par les autorités italiennes d’un navire de migrants dans les eaux internationales au large de Malte et leur renvoi en Libye (voir le commentaire de N. Hervieu sur CPDH). Dans cet arrêt, la Cour confirme sa compétence en relevant que « les faits se sont entièrement déroulés à bord de navires des forces armées italiennes, dont l’équipage était composé exclusivement de militaires nationaux » et que, partant, « les requérants se sont trouvés sous le contrôle continu et exclusif, tant de jure que de facto, des autorités italiennes » (§81). Logiquement, la Cour constate à l’unanimité la violation de l’article 3 de la Convention du fait du risque auquel ont été exposés les requérants de subir des traitements contraires à l’article 3 en Libye ainsi qu’à celui de se voir rapatriés arbitrairement en Érythrée et en Somalie. En outre, la Cour considère que les autorités italiennes ont également violé l’article 4 du protocole n°4 interdisant les expulsions collectives. En effet, s’appuyant sur la nécessité de préserver l’effet utile de cet article, la Cour considère qu’il peut jouer même lorsque les personnes expulsées n’ont pas pénétré sur le territoire national, adaptant ainsi l’interprétation de la Convention au recours croissant par les États à l’externalisation des contrôles migratoires (§177). Dès lors, en l’absence de tout examen de la situation individuelle des requérants, la Cour constate logiquement la violation de cette disposition par l’Italie et elle fait de même s’agissant de l’article 13 combiné avec les articles 3 et 4 protocole 4. Par cet arrêt, la Cour européenne des droits de l’homme affirme clairement sa compétence pour connaître de cette forme d’externalisation tout en la condamnant dans ses modalités d’espèce (renvoi vers un État susceptible de faire subir aux migrants un traitement contraire à l’article 3), mais aussi dans son principe. En effet, en considérant qu’une intervention en haute-mer doit tout de même permettre un examen individuel de la situation de chaque étranger assortie, éventuellement, d’un droit de recours, elle en rend l’utilisation quasi impossible pour les États.
S’agissant d’une intervention ou d’une participation à des contrôles migratoires réalisés sur le territoire d’un État tiers, la question de la compétence de la Cour européenne des droits de l’homme ne se pose pas en des termes très différents. En effet, ce qui compte alors est l’effectivité du contrôle exercé par l’État partie à la Convention sur le territoire de l’État tiers (En ce sens, voir CourEDH, Gde ch., 7 juillet 2011, Al Jedda c. Royaume-Uni, §§ 74-86). En ce sens, si, par exemple, des contrôles migratoires réalisés au sein d’une ambassade relèvent de la juridiction de l’État et peuvent donc faire l’objet d’un contrôle par la Cour européenne des droits de l’homme, cela n’est visiblement pas le cas du simple soutien apporté aux autorités locales qui ne peut être analysé comme l’exercice d’un contrôle effectif de l’État partie sur le territoire de l’État tiers. Dans une telle situation, la compétence de la Cour européenne des droits de l’homme paraît alors très hypothétique.
Si la compétence de la Cour européenne semble devoir être retenue dans plusieurs situations et que plusieurs opérations conjointes entre l’Italie et la Libye ont, par exemple, été réalisées (comme le relèvent par exemple le site rue89.com et le rapport 2009-2010 du réseau Migreurop), l’arrêt Hirsi Jamaa est le premier arrêt rendu par la Cour en la matière. Ceci s’explique essentiellement par des raisons matérielles. Il est en effet nécessaire qu’un migrant intercepté en mer après un long périple et envoyé dans un pays aussi peu accueillant que la Libye ait les connaissances et les ressources suffisantes pour saisir la Cour de Strasbourg après avoir, éventuellement, épuisé les voies de recours nationales (le gouvernement italien n’a d’ailleurs pas hésité à invoquer devant la Cour le non-épuisement des voies de recours internes pour contester la recevabilité de la requête (§§ 59-61)…). L’affaire Hirsi Jamaa est en ce sens une opportunité que la Cour européenne des droits de l’homme a bien fait de ne pas laisser passer, le rappel des faits montrant combien la saisine de la Cour par les requérants et les contacts subséquents avec leurs représentants ont été difficiles (Voir les §§ 15-17 de l’arrêt, la Cour faisant état du décès dans des circonstances inconnues de deux des requérants et la perte de contact avec 3 autres requérants à la suite de la révolution libyenne).
Cette difficulté dans l’accès effectif à la Cour européenne des droits de l’homme n’est pas si étonnante lorsque on se réfère aux objectifs poursuivis par l’externalisation des contrôles migratoires. Le but, en effet, est précisément de faire en sorte que les seuls migrants qui parviennent sur le territoire national soient ceux qui ont vu leur demande d’asile ou d’entrée sur le territoire acceptée en amont. L’intervention de la Cour européenne des droits de l’homme, qui se fait nécessairement en aval du processus d’externalisation, pourrait donc être utilement complétée par un contrôle en amont portant sur le mécanisme lui-même, ce que pourrait potentiellement faire la Cour de justice de l’Union européenne, du moins s’agissant des mécanismes d’externalisation mis en place par l’Union.
Cependant cette complémentarité est largement théorique au vu des limites qui pèsent sur un éventuel contrôle de la Cour de justice en la matière.
B- Le contrôle théorique exercé par la Cour de justice de l’Union
Un tel contrôle demeure théorique puisque la Cour de justice de l’Union européenne ne s’est, jusqu’à présent, pas prononcée sur les différentes formes d’externalisation des contrôles migratoires mis en place par l’Union européenne.
Pourtant, si la compétence de la Cour de justice ne couvre pas la totalité des textes juridiques participant de ce mouvement, elle en concerne tout de même un certain nombre. Ainsi, en mettant de côté les actes des États qui ne sont susceptibles de relever directement de la compétence de la Cour de justice que dans l’hypothèse d’un recours en manquement, hypothèse très difficilement envisageable ici compte tenu de la très faible charge normative des principales dispositions du droit de l’Union, la Cour est compétente pour se prononcer sur plusieurs actes intervenant en la matière. Elle peut ainsi d’abord se prononcer sur les accords de coopération avec les États tiers, qui sont un vecteur privilégié de la lutte contre l’immigration illégale et relèvent pleinement de la compétence de la Cour de justice qui peut se prononcer sur la conformité aux Traités du règlement par lequel l’Union conclue l’accord (Par exemple, CJCE, 8 juillet 1999, Parlement c. Conseil, aff. C-189/97 à propos d’un accord de pêche conclu avec la Mauritanie). Ensuite, l’agence Frontex, dont l’action a été souvent mise en cause par les ONG en matière de contrôle migratoire, a également été créée par un règlement communautaire (Règlement (CE) n° 2007/2004 du Conseil du 26 octobre 2004 portant création d’une Agence européenne pour la gestion de la coopération opérationnelle aux frontières extérieures des États membres de l’Union européenne) tombant dans le champ de compétence de la Cour comme les deux règlements modificatifs adoptés en 2007 et 2011. C’est aussi le cas du réseau d’officiers de liaison chargé d’épauler les autorités d’États tiers. Enfin, les accords de réadmission conclus avec des États tiers concernant non seulement la réadmission de leurs nationaux mais aussi de ressortissants d’États tiers et qui participent de cette externalisation de la politique migratoire sont également susceptibles d’un contrôle de la part de la Cour de justice.
La compétence de la Cour de justice à connaître des actes juridiques mettant en place l’externalisation des contrôles migratoire n’est donc pas directement en cause. Sachant cela, il faut s’interroger sur les raisons qui expliquent l’absence d’arrêt de la Cour de justice en la matière. S’il n’est jamais facile d’expliquer les raisons pour lesquelles le juge n’est pas saisi lorsqu’il est compétent, il est néanmoins possible d’avancer une hypothèse.
Le contrôle que peut exercer la Cour de justice semble devoir être pour l’essentiel un contrôle in abstracto, ne portant par conséquent que sur la conformité du texte qui lui est soumis avec le droit primaire, donc les droits fondamentaux. En effet, la mise en œuvre de ces dispositions relève, pour l’essentiel, de la responsabilité d’agents des États membres et donc de la compétence des juridictions nationales avec les mêmes problèmes pratiques s’agissant de leur saisine que ceux rencontrés par la Cour européenne des droits de l’homme avec ici, en plus, une question préjudicielle dont on discerne assez mal le rattachement avec le droit de l’Union. En effet, les dispositions du droit de l’Union en la matière relevant essentiellement de la coordination d’opérations nationales, on voit mal l’utilité de la réponse de la Cour pour trancher le litige au principal. Si le règlement instaurant l’agence Frontex peut être soumis à la Cour de justice, l’activité de cette agence semble relever également de la coordination et donc, en pratique, de la seule responsabilité des États membres de l’Union.
Or, ce contrôle réduit à un contrôle in abstracto ne présente pas de réel intérêt pratique puisque ces actes de l’Union ne sont pas en eux-mêmes contraires aux droits fondamentaux. Ce n’est pas l’externalisation des contrôles migratoires qui est contraire aux droits fondamentaux, c’est sa mise en œuvre qui peut – souvent certes – poser problème au regard des droits fondamentaux. D’ailleurs, sur un plan formel, les différents textes mettant en place les mécanismes d’externalisation au niveau de l’Union se réfèrent tous aux droits fondamentaux, que cette référence résulte d’un « considérant Charte » ou d’une référence plus appuyée dans un article du règlement. Quel texte de l’Union ne ferait pas aujourd’hui référence aux droits fondamentaux ? Même l’agence Frontex est dotée d’une « stratégie en matière de droits fondamentaux ». Si un contrôle portant sur le principe même de l’externalisation des contrôles migratoires pourrait être envisageable en théorie, il est ici rendu particulièrement difficile par l’absence de choix clair de l’Union en faveur de cette politique (à la différence de l’Australie ou des États-Unis par exemple).
Au final, les difficultés d’accès à la Cour européenne des droits de l’homme lorsque l’externalisation des contrôles migratoires hors d’Europe est en cause semblent difficilement pouvoir être comblées par un contrôle en amont exercé par la Cour de justice de l’Union européenne. Force est alors de constater que la complémentarité qui joue en matière d’externalisation des contrôles migratoires en Europe ne joue pas ici et que le contrôle est alors beaucoup plus efficace lorsque l’externalisation joue en Europe que hors d’Europe. Pourtant, c’est précisément lorsqu’elle s’exerce vers des pays tiers peu respectueux des droits fondamentaux ou par des opérations en haute-mer que l’externalisation des contrôles migratoires peut poser le plus de problème. En outre, les difficultés que semblent éprouver les États à réformer le règlement Dublin pour le rendre conforme aux exigences posées par les juges européens risquent de conduire au développement de cette forme d’externalisation.
Il ne reste alors qu’à espérer que l’arrêt Hirsi Jamaa de la Cour européenne des droits de l’homme permette d’inverser cette tendance et conduise les États à tenter de conjuguer externalisation et protection effective des droits fondamentaux des migrants… à moins que les États ne choisissent plutôt l’option visant à renforcer les contrôles migratoires sur le territoire d’États tiers à la Convention pour tenter, une fois de plus, d’échapper à leurs obligations conventionnelles, ce qui laisse présager de nouvelles évolutions de la notion de « juridiction » au sens de l’article 1 de la Convention européenne des droits de l’homme.
Crédits photo : stock.xchng