Regard pénaliste sur la construction du bloc de constitutionnalité par le Conseil constitutionnel
Jean-Baptiste THIERRY, Professeur à l’université de Lorraine, Institut François Gény (UR 7301), Chargé de mission au service juridique du Conseil constitutionnel
La construction du bloc de constitutionnalité n’a sans doute pas grand-chose de spécifique du point de vue du droit pénal car le phénomène de constitutionnalisation n’épargne aucune branche du droit, d’une part, et le droit pénal – entendu largement – constitue un champ privilégié de cette constitutionnalisation1. Dès lors, le regard pénaliste sur cette construction s’inscrit nécessairement dans la continuité d’autres analyses et pourrait ne présenter qu’un apport limité. Toutefois, étant chargé de mission QPC au service juridique du Conseil constitutionnel, c’est d’un regard pénaliste « de l’intérieur » dont il sera question2. Méthodologiquement, le propos est donc nécessairement situé et, il faut bien le reconnaître, biaisé. Précision supplémentaire, il ne s’agit pas du regard d’un observateur du service juridique du Conseil constitutionnel3, ni d’un « membre sociologue »4 du Conseil, ni même d’un profane5.
Ces précautions prises, quelques remarques liminaires à ce regard sur la construction du bloc de constitutionnalité peuvent être faites. D’abord, il ne semble pas que des spécificités pénales existent au regard de la manière dont se construit le bloc de constitutionnalité. Tout au plus peut-on relever que les principes applicables en la matière sont peut-être plus établis que dans d’autres branches du droit, en raison de l’intérêt manifeste des exigences constitutionnelles dans ce domaine.
Ensuite, il faut bien garder à l’esprit que la construction de la jurisprudence constitutionnelle en matière pénale s’opère, comme pour toute la jurisprudence constitutionnelle, de manière collégiale. C’est une évidence pour ce qui est des membres, mais ça l’est peut-être moins pour ce que l’on qualifiera de travail préparatoire à la construction de cette jurisprudence, s’agissant du travail réalisé par le service juridique du Conseil constitutionnel. Cette précision est importante parce que ces collégialités successives marquent considérablement la manière de raisonner, depuis l’appréhension du dossier jusqu’à la décision rendue. La première couche de cette collégialité apparaît dès la réunion du service juridique du Conseil au cours de laquelle les différentes options sont présentées : comprendre les dispositions pour les restituer dans toute leur complexité, voir quels sont les principes constitutionnels pertinents au regard des arguments soulevés par les requérants, envisager la potentialité d’autres griefs constitutionnels, les éventuels angles morts des argumentations du requérant et du Premier ministre6, déterminer la jurisprudence pertinente s’il en est et envisager les différentes orientations susceptibles d’être données au dossier. Ce travail de défrichage est en lui-même fondamental car, dès le début, les points de vue s’agrègent. Il continue ensuite au cours de la rédaction du projet de note qui a vocation à être distribué aux membres du collège. Ainsi, l’essentiel est mis entre les mains du membre rapporteur pour qu’il y ait une base commune de réflexion. Il s’agit d’une deuxième couche de collégialité : les échanges entre le membre rapporteur, le service juridique et le secrétaire général, peu formalisés, permettent de préciser le contenu des analyses de la note. Vient ensuite la troisième couche de collégialité intervenant lors de l’audience où les parties présentent oralement leur argumentation, après l’avoir fait par écrit lors de la phase d’instruction écrite. En fonction des orientations, un ou plusieurs projets de décisions sont alors rédigés par le service juridique, là encore collégialement au cours d’une « relecture » qui consiste en réalité davantage en une réécriture. Enfin, dernière couche de collégialité : le délibéré7.
Ces précisions sont importantes. D’un point de vue réflexif, l’universitaire confronté à cet exercice peut être déstabilisé, tant la collégialité est étrangère à nos modes de fonctionnement8. Par ailleurs, prompt à critiquer une motivation, il peut envisager différemment l’exercice quand il doit lui-même la rédiger. Du point de vue de la construction de la décision, on peut penser que cette collégialité joue beaucoup sur la manière dont la jurisprudence constitutionnelle se construit. C’est en effet à partir de normes « malléables » – que l’on articule, dont on déduit9, qui évoluent progressivement – que se construit le bloc de constitutionnalité. D’une part, il n’y a pas de « plan » de construction. D’autre part, la collégialité a sans doute un effet de tempérance des ardeurs, pour ne pas dire de conservatisme jurisprudentiel. La collégialité a également ceci de particulier qu’elle se fait entre personnes de cultures professionnelles très différentes, ce qui constitue une indéniable richesse10. Enfin, il faut insister sur l’omniprésence de cette collégialité qui s’applique à chaque fois que le Conseil est amené à statuer : lors du contrôle a priori ou a posteriori de constitutionnalité évidemment, mais également pour le déclassement, la déchéance, les contentieux électoraux, etc.
La description ne serait pas complète si on n’y ajoutait le rôle joué par le service de documentation et d’aide à l’instruction, fondamental pour les recherches normatives, jurisprudentielles et doctrinales. Il faut préciser que des éléments de droit comparé peuvent être utilisés pour éclairer la décision. De manière plus anecdotique, il existe également des rencontres épisodiques entre le service juridique et les conseillers référendaires de la Cour constitutionnelle de Karlsruhe, ce qui permet de confronter les approches de manière intéressante. Enfin, il faut souligner le rôle de la doctrine : elle est lue, attentivement, à la fois sur ce qui est écrit « au long cours », mais également en réaction aux décisions. Le service juridique côtoie également la doctrine, soit de manière informelle11, soit dans le cadre des activités doctrinales organisées par ou en lien avec le Conseil constitutionnel12. Enfin, il arrive que le service juridique réfléchisse de manière prospective à des évolutions de la jurisprudence. Ces éléments peuvent paraître a priori anecdotiques, mais ils permettent de comprendre la manière dont la jurisprudence se construit empiriquement, au-delà des décisions elles-mêmes.
Ces précisions faites, il semble qu’en observant la pratique du Conseil constitutionnel, on peut envisager la construction du bloc de constitutionnalité en matière pénale de deux manières. Cette construction se fait en miroir, en ce qu’elle est le reflet de l’office du Conseil (I) et on peut parfois avoir l’impression qu’elle se fait sur le reculoir, en raison de la prudence dont il faut preuve (II).
I. – La construction en miroir
Au risque d’enfoncer une porte ouverte, le Conseil constitutionnel ne statue que lorsqu’il est saisi. En outre, sa réponse est le plus fréquemment faite au regard des griefs qui sont formulés devant lui, dans le contentieux a priori comme dans le contentieux a posteriori. Ses décisions sont donc d’abord le reflet des requêtes qui lui sont adressées (A), ce qui n’est pas exclusif d’un enrichissement de la jurisprudence constitutionnelle (B).
A. – Le reflet des requêtes
Il convient de relever en premier lieu que, le Conseil ne statuant que sur ce qui lui est renvoyé faute de pouvoir se saisir d’office, ses réponses sont conditionnées, dans leur existence même, par une saisine. Par exemple, ce n’est qu’à l’occasion de la transmission d’une QPC relative à l’absence de recours en cessation de l’indignité des conditions de la détention provisoire que le Conseil constitutionnel a pu saisir l’occasion, au regard du particularisme de la situation, pour préciser l’office du juge du filtre saisi d’une QPC13. Dans le même ordre d’idée, c’est lorsqu’il a été saisi d’une QPC relative à une habilitation du Gouvernement à intervenir par voie d’ordonnance qu’il a pu préciser la manière dont il envisageait le contrôle des ordonnances non ratifiées14.
En deuxième lieu, d’une part le Conseil constitutionnel statue essentiellement sur ce qui lui est renvoyé et, en particulier, sur les griefs qui lui sont adressés : ceux-ci « façonnent le procès en inconstitutionnalité »15. Ces griefs correspondent aux moyens d’inconstitutionnalité soulevés et ne se confondent pas avec l’argumentation développée à leur soutien. Le grief, c’est la norme invoquée ; le reste relève de l’argumentation. De ce point de vue, la motivation du Conseil n’a évidemment pas à répondre point par point à l’argument soulevé. En revanche, il répondra au(x) grief(s) qui demandent le plus de justification. Dans le cas d’une déclaration d’inconstitutionnalité, un seul grief suffit à la prononcer. Il n’est guère utile de les multiplier. Dans le cas d’une déclaration de conformité, il sera répondu à tous les griefs, y compris par l’utilisation d’une formule conclusive évasive relevant que les dispositions contestées ne méconnaissent pas davantage les autres griefs, ni aucun autre droit ou liberté que la Constitution garantit. Il faut toutefois garder à l’esprit que, même s’il ne s’agit pas de l’hypothèse la plus fréquente, il est possible de relever d’office un grief16.
D’autre part, ces griefs permettent au Conseil constitutionnel d’opérer la restriction du champ de la question de constitutionnalité. Fréquemment, ce ne sont que quelques phrases ou mots qui sont identifiés comme ceux dans lesquels gisent les vices d’inconstitutionnalité soulevés par les requérants17. Cette restriction du champ n’est pas systématique, soit que la saisine soit blanche en contrôle a priori, soit que le grief corresponde à l’intégralité des dispositions renvoyées. Comme cela a été justement relevé18, cette restriction du champ a pour conséquence de préserver de futures QPC : s’il ne s’est prononcé que sur un alinéa d’un article, d’autres QPC peuvent être formées sur les autres alinéas. L’autre conséquence, c’est que l’argumentation de la partie intervenante se voit restreinte19 puisqu’elle doit porter sur les dispositions contestées, le Conseil jugeant de manière constante que « Les parties intervenantes sont fondées à intervenir dans la procédure de la présente question prioritaire de constitutionnalité dans la seule mesure où leur intervention porte sur les dispositions contestées »20.
En tout état de cause, si les argumentations sont d’inégales valeurs sur le fond, il n’en demeure pas moins que le Conseil doit y répondre. En QPC, l’éclairage apporté par le juge du filtre permet parfois de donner de la substance ou d’éclairer différemment les argumentations présentées. Le Conseil constitutionnel est toutefois attentif dans la procédure de QPC à ce qu’une argumentation soit présentée. Lorsque le requérant ne présente pas d’observations devant lui, il se reportera aux écritures présentées devant le juge du filtre. Pour les parties intervenantes, le Conseil a toutefois précisé que leurs observations devaient comporter des griefs à l’encontre des dispositions objets de la question prioritaire de constitutionnalité, sans pouvoir se contenter de renvoyer la démonstration de leur inconstitutionnalité à de prochaines écritures21. Cette position permet d’éviter que de nouveaux griefs soient présentés à un stade de la procédure – celui des secondes observations – où l’effectivité du contradictoire n’est plus possible au regard du délai de trois mois dans lequel la décision doit être rendue.
B. – L’enrichissement de la jurisprudence
La QPC existe depuis quinze ans. Comparée au contrôle a priori, elle présente la particularité de soulever des interrogations de constitutionnalité que l’on peut plus précisément mesurer. Lorsque le contrôle s’opère avant la promulgation de la loi, il n’est pas évident de détecter tous les problèmes de constitutionnalité qui peuvent se poser. D’autres éléments sont à ce stade encore inconnus, comme l’interprétation jurisprudentielle qui sera faite des dispositions.
La jurisprudence du Conseil s’est donc considérablement enrichie. Il faut en premier lieu reconnaître le rôle des requérants dans cet enrichissement. Ils font en effet preuve d’imagination en utilisant différentes stratégies permettant d’obliger le Conseil constitutionnel à se poser des questions. On songe ainsi à la stratégie rapidement apparue consistant à « faire naître » un litige à l’occasion duquel une QPC peut être soulevée22. On songe à l’activisme de Benjamin Fiorini sur les cours criminelles départementales, qui avait fourni des QPC « clé en main » aux requérants. On songe encore à la construction de jurisprudences « en cascade » sur la notification du droit de se taire23 ou les majeurs protégés24. C’est la force de l’imagination des plaideurs que de tenter des choses, parfois en vain25, parfois non26. Les requérants alimentent indéniablement l’enrichissement des interrogations auxquelles le Conseil est confronté et ils bénéficient parfois du soutien des juridictions du filtre en décidant du renvoi d’une QPC. C’est le rôle notamment du critère de nouveauté.
En deuxième lieu, d’une part, on doit constater que le bloc pénal de constitutionnalité s’étend bien au-delà de la question de la seule légalité criminelle, laquelle évolue d’ailleurs considérablement. On relève par ailleurs qu’en matière pénale, le contrôle que le Conseil opère sur des dispositions pénales se fait souvent à l’aune de la vie privée27, mais aussi par exemple de la liberté d’expression28. D’autre part, ce bloc se construit parfois de manière un peu décalée par rapport aux griefs soulevés par le requérant. Ici encore, le cas de l’inexistence d’un recours en cessation de l’indignité des conditions de détention est topique : le grief soulevé concernait le principe de sauvegarde de dignité de la personne humaine et l’argument issu de l’arrêt JMB et autres contre France29. Le Conseil a répondu en formant une norme de concrétisation dégagée à partir de trois dispositions constitutionnelles : l’article 16 de la Déclaration de 1789 pour le droit au recours juridictionnel effectif, le principe de sauvegarde de la dignité de la personne humaine découlant du préambule de 1946, et l’article 9 de la Déclaration de 1789. De ces normes résulte un principe selon lequel : « il appartient aux autorités judiciaires ainsi qu’aux autorités administratives de veiller à ce que la privation de liberté des personnes placées en détention provisoire soit, en toutes circonstances, mise en œuvre dans le respect de la dignité de la personne. Il appartient, en outre, aux autorités et juridictions compétentes de prévenir et de réprimer les agissements portant atteinte à la dignité de la personne placée en détention provisoire et d’ordonner la réparation des préjudices subis. Enfin, il incombe au législateur de garantir aux personnes placées en détention provisoire la possibilité de saisir le juge de conditions de détention contraires à la dignité de la personne humaine, afin qu’il y soit mis fin »30.
En troisième lieu, il existe des « audaces opportunes »31 qui ont pu donner lieu à des normes de concrétisation intéressantes. Par exemple, en matière de prescription de l’action publique, si le Conseil constitutionnel a refusé de voir dans cette règle un principe fondamental reconnu par les lois de la République, il a affirmé qu’ « Il résulte du principe de nécessité des peines, protégé par l’article 8 de la Déclaration de 1789, et de la garantie des droits, proclamée par l’article 16 de la même déclaration, un principe selon lequel, en matière pénale, il appartient au législateur, afin de tenir compte des conséquences attachées à l’écoulement du temps, de fixer des règles relatives à la prescription de l’action publique qui ne soient pas manifestement inadaptées à la nature ou à la gravité des infractions »32. Cette utilisation de l’article 8 a entraîné une interrogation, classique en doctrine33, sur la nature substantielle ou processuelle des lois relatives à la prescription de l’action publique. C’est la décision n° 2021-926 QPC qui a eu ensuite l’occasion de préciser que les règles sur l’application dans le temps de la prescription de l’action publique « n’instituent ni une infraction ni une peine. Dès lors, le grief tiré de la méconnaissance du principe de rétroactivité de la loi pénale plus douce à l’encontre des dispositions contestées ne peut qu’être écarté ». Enfin, même si la question n’est pas propre à la matière pénale, il est difficile de ne pas mentionner l’admission du contrôle en QPC des dispositions issues d’une ordonnance non ratifiée, qui a donné lieu à des décisions intéressantes sur l’utilisation de la visioconférence en période d’état d’urgence sanitaire34. Ces exemples ne peuvent toutefois pas dissimuler la prudence dont le Conseil constitutionnel fait preuve dans la construction de sa jurisprudence.
II. La prudence de la construction
Par définition, une jurisprudence se construit prudemment et cette précision n’est pas propre à la jurisprudence constitutionnelle. Cette prudence se manifeste à la fois sur la construction des principes (A) mais aussi sur les effets des décisions (B).
A. – Prudence sur la construction des principes
Il est délicat pour un juge, quel qu’il soit, de déterminer précisément la portée de la règle qu’il pose. Au moment où la solution est posée, il n’est pas toujours très évident de déterminer avec exactitude les applications potentielles qui pourront en être déduites. La chose est évidemment encore plus vraie pour les juridictions suprêmes35 et le Conseil n’est pas épargné par cette difficulté.
Lorsqu’il statue en contrôle a priori, le Conseil constitutionnel navigue par définition à l’aveugle sur des dispositions qui ne sont par définition pas encore appliquées et pour lesquelles les interprétations jurisprudentielles sont encore inconnues. S’il est possible dans les réunions tenues par le rapporteur avec le secrétariat général du Gouvernement36 de poser des questions permettant de lever quelques doutes (ou de les voir confirmés), il n’en demeure pas moins que l’anticipation est délicate. Le contrôle est on ne peut plus abstrait en ce que la manière dont le texte en cause vivra reste largement inconnue. En QPC, les dispositions contestées sont par définition mieux connues. Toutefois, dans ce contrôle a posteriori, le Conseil ne statue que sur des dispositions qu’il a lui-même pris soin de bien délimiter, comme cela a été vu précédemment. Or, et c’est heureux, ce qu’il est amené à dire dans une décision est évidemment susceptible d’être repris pour d’autres décisions. Les exemples sont nombreux. Le plus marquant est sans doute celui tiré du droit de se taire : il n’était pas évident d’anticiper, une fois l’exigence posée de la notification du droit de se taire, toutes les hypothèses dans lesquelles cette question pourrait se poser, jusqu’à la matière disciplinaire. Le cas des majeurs protégés concernés par une procédure pénale a également donné lieu à de multiples applications. Le principe de sauvegarde de la dignité de la personne humaine, dégagé lors de l’examen des lois dites de bioéthique, trouve aujourd’hui à s’appliquer à des situations très variées.
Mieux, ce qui est dit dans les commentaires officiels des décisions est également susceptible de fonder une argumentation future. Deux exemples permettent de s’en convaincre. Le premier concerne l’utilisation de la visioconférence. Dans la décision relative à la loi de programmation 2018-2022 et de réforme pour la justice, le législateur avait envisagé de l’autoriser, sans le consentement de l’intéressé et hors risque d’évasion ou de trouble à l’ordre public, lors de la prolongation de la détention provisoire. Le Conseil constitutionnel avait censuré cette possibilité « eu égard à l’importance de la garantie qui s’attache à la présentation physique de l’intéressé devant le magistrat ou la juridiction compétent dans le cadre d’une procédure de détention provisoire et en l’état des conditions dans lesquelles s’exerce un tel recours à ces moyens de télécommunication »37. Le commentaire de la décision relevait que « Par cette expression, le Conseil constitutionnel vise, à la fois, les conditions techniques et pratiques du recours à la visio-conférence qui ne permettent pas aujourd’hui d’obtenir, en matière de détention provisoire, des effets équivalents, pour l’exercice des droits de la défense, à ceux de la présentation physique de l’intéressé devant le juge ». C’est exactement cette précision qui a incité les requérants à présenter une QPC relative à l’utilisation de la visioconférence lors des audiences relatives aux demandes de mise en liberté.
Le second exemple, récent, concerne la décision relative au droit de visite général des agents des douanes qui avait fait l’objet d’une censure remarquée. Dans sa décision n° 2022-1010 QPC du 22 septembre 2022, le Conseil constitutionnel avait censuré les dispositions de l’ancien article 60 du code des douanes en jugeant qu’ « En ne précisant pas suffisamment le cadre applicable à la conduite de ces opérations, tenant compte par exemple des lieux où elles sont réalisées ou de l’existence de raisons plausibles de soupçonner la commission d’une infraction, le législateur n’a pas assuré une conciliation équilibrée entre, d’une part, la recherche des auteurs d’infractions et, d’autre part, la liberté d’aller et de venir et le droit au respect de la vie privée ». Le commentaire de la décision précisait : « Ainsi que l’indique la décision, de telles conditions auraient notamment pu consister, par exemple, à délimiter des lieux ou zones géographiques dans lesquels un tel pouvoir peut s’exercer, ou encore à déterminer des motifs particuliers justifiant que ce pouvoir puisse, sans considération de lieu, être mis en œuvre ». Ces précisions expliquent qu’une nouvelle QPC ait été formée ayant abouti à la décision n° 2024-1124 QPC du 28 février 2025.
La prudence se manifeste également sur la reconnaissance de nouveaux principes à valeur constitutionnelle, comme le montre le cas des PFRLR. Non que le Conseil constitutionnel refuse de consacrer de tels principes mais, d’une part, la multiplication de telles règles pourraient faire douter de leur fondamentalité et, d’autre part, créer un principe constitutionnel ne revient pas à créer un principe absolu. S’il n’a pas de portée concrète, on peut douter de son utilité, sans oublier que les conditions de tels principes restent difficiles à caractériser.
Enfin, d’autres principes se voient délimités progressivement. Les droits de la défense, dont le contenu exact reste difficile à apprécier, ont ainsi vu leur champ d’application précisé à deux reprises. La première concernait le cas de la perquisition réalisée au domicile d’un majeur protégé : dans la décision rendue, c’est sur le fondement de l’inviolabilité du domicile relevée d’office, et non des droits de la défense, que l’obligation d’information du tuteur ou du curateur du majeur protégé a été dégagée38. Il ne semble donc pas y avoir de droits de la défense au stade de la perquisition. La seconde concerne le cas des perquisitions réalisées au domicile ou au cabinet d’un avocat. Dans la décision n° 2022-1030 QPC du 19 janvier 2023, le Conseil a écarté le grief tiré de la méconnaissance des droits de la défense dès lors que les dispositions en cause « n’ont pas pour objet de permettre la saisie de documents relatifs à une procédure juridictionnelle ou à une procédure ayant pour objet le prononcé d’une sanction et relevant, à ce titre, des droits de la défense garantis par l’article 16 de la Déclaration de 1789 ».
B. – Prudence sur les effets
La dernière prudence remarquable concerne la QPC et en particulier les effets des déclarations d’inconstitutionnalité. Comme on le sait, le Conseil constitutionnel ne substitue pas son appréciation à celle du législateur. Selon l’expression consacrée, il tient la gomme mais pas le crayon. Les déclarations de non-conformité donnent alors fréquemment lieu à des abrogations reportées dans le temps. Dans ce cas, il n’est pas rare que le Conseil constitutionnel, afin de faire cesser les effets de l’inconstitutionnalité constatée, adopte une réserve transitoire destinée à corriger le tir dans l’attente d’une réaction du législateur. Mais de telles réserves doivent être maniées avec précaution car le législateur peut avoir tendance à les prendre pour argent comptant en les recopiant, purement et simplement. Or, quand le Conseil constitutionnel formule une réserve, il ne dit rien de ce que devrait ou pourrait être une future intervention législative. Il ne s’agit que d’une situation temporaire, une sorte de rustine à l’inconstitutionnalité. La réparation temporaire n’a pas à être permanente.
Les inconstitutionnalités donnent en outre lieu à des situations regrettables dans lesquelles le législateur se saisit très tardivement des inconstitutionnalités constatées. On pense à la « saga » des frais irrépétibles qui a donné lieu à trois décisions, la dernière constatant que « Faute pour le législateur d’avoir adopté en temps utile de nouvelles dispositions pour remédier à cette inconstitutionnalité, la personne poursuivie pénalement est dans l’impossibilité, depuis cette date, d’obtenir du tribunal de police, en cas de relaxe, une indemnité au titre des frais non payés par l’Etat et exposés par celle-ci pour sa défense »39. On pense également au recours en cessation de l’indignité des conditions de détention : dans sa décision du 2 octobre 2020, l’abrogation de l’article du second alinéa de l’article 144-1 du code de procédure pénale avait été reportée au 1er mars 2021. Ce n’est que la loi n° 2021-403 du 8 avril 2021 tendant à garantir le droit au respect de la dignité en détention qui a permis de corriger l’inconstitutionnalité. Dernier exemple en date où la réaction du législateur s’est faite attendre : la question de la purge des nullités en matière correctionnelle. La décision n° 2023-1062 QPC du 28 septembre 2023 avait reporté au 1er octobre 2024 l’abrogation de certains mots de l’article 385 du code de procédure pénale. Ce n’est que le 26 novembre 2024 qu’est intervenue la loi n° 2024-1061 visant à sécuriser le mécanisme de purge des nullités40.
Il y a une vraie interrogation à mener sur l’effet utile des décisions41 car il y va de l’intérêt de la QPC elle-même42. Il faut dès lors envisager la construction du bloc de constitutionnalité sous toutes ses composantes et celle de l’effet des normes dégagées ne saurait en être détachée.
1 Déjà avant la QPC : L. Favoreu, « La constitutionnalisation du droit pénal et de la procédure pénale. Vers un droit constitutionnel pénal », Mélanges en l’honneur d’André Vitu, Cujas, 1989, p. 169 ; J.-F. Seuvic, « Force ou faiblesse de la constitutionnalisation du droit pénal », in La procédure pénale en quête de cohérence, Dalloz, Thèmes et commentaires, 2007, p. 93. Depuis la QPC, v. not. A. Cappello, La Constitutionnalisation du droit pénal : pour une étude du droit pénal constitutionnel, LGDJ, 2014, Bibl. sc. crim., n° 58 ; Y. Capdepon, « L’apport de la QPC en procédure pénale », in K. Foucher (dir.), L’apport de la QPC à la protection des droits et libertés : un bilan, Dalloz, Thèmes et commentaires, 2020, p. 247 ; F. Rousseau, « L’apport de la QPC en droit pénal substantiel », in, K. Foucher (dir.), op. cit., p. 229. En 2020, le droit pénal concernait 21 % des décisions rendues en QPC : « QPC 2020 : les statistiques du Conseil constitutionnel », Titre VII, hors-série, oct. 2020.
2 Contrairement à ce qui a pu être écrit, les professeurs ne sont donc pas mis à l’écart du Conseil.
3 M. Koskas, Le Conseil constitutionnel par lui-même : contribution à une analyse de la production du droit, th. Paris 10, 2022 ; C. Meurant, « Le rôle du service juridique du Conseil constitutionnel », in T. Perroud (dir.), Le Conseil constitutionnel à l’épreuve de la déontologie et de la transparence, IFJD, 2022, Colloques & essais, n° 153, p. 313.
4 D. Schnapper, Une sociologue au Conseil constitutionnel, Gallimard, NRF Essais, 2010.
5 M. Bardiaux-Vaïente, Gally, Dans les couloirs du Consel constitutionnel, Glénat, 2024.
6 Étonnamment défenseur de la loi devant le Conseil.
7 Sur ce point, il convient de relever une originalité du Conseil constitutionnel qui est la seule juridiction qui dresse des procès-verbaux de ses délibérés, lesquels deviennent accessibles à l’issue d’un délai de vingt-cinq ans et sont mis en ligne sur le site du Conseil constitutionnel. L’accès à ces délibérés permet d’identifier des pistes de raisonnement. Le projet Isovote, dirigé par Samuel Ferey, professeur d’économie à l’université de Lorraine, vise à étudier de manière systématique les comptes-rendus de ces délibérés afin, notamment, d’étudier le rôle de chaque conseiller. P. Mongin, S. Ferey, « Quelle importance empirique pour le paradoxe doctrinal ? Une enquête sur la jurisprudence du Conseil constitutionnel français », Revue économique, 2022/6, vol. 73, p. 1093.
8 On parle d’ailleurs de publications « collectives ».
9 Ici encore, les exemples sont nombreux : il suffit de penser aux droits de la défense, déduits de l’article 16 de la Déclaration de 1789, ou à l’inviolabilité du domicile ou au respect de la vie privée qui découlent de l’article 2 de la Déclaration.
10 Au jour de l’écriture de ces lignes, le service juridique est composé d’un noyau « dur » de cinq personnes (un universitaire chef du service juridique – Marc Touillier – un magistrat judiciaire, un magistrat administratif, un administrateur de l’Assemblée nationale, un administrateur du Sénat) et d’un noyau élargi comportant quatre fonctionnaires ou agents contractuels et un universitaire (à mi-temps). Cette composition a évolué.
11 Une rencontre entre les membres du service juridique et des collègues montpelliérains a pu être organisée, par exemple.
12 On pense notamment aux colloques organisés au Conseil constitutionnel, au prix de thèse du Conseil, à la revue Titre VII, au Salon du livre juridique, à l’évènement « QPC 2020 ».
13 Pour rappel, la Cour de cassation avait déjà jugé que ne présentait pas un caractère sérieux une QPC lorsque la méconnaissance du droit fondamental invoqué pouvait être corrigée par l’application du droit européen : Crim., 14 mai 2019, n° 19-81.408. Selon l’expression de François Fourment, la Convention européenne des droits de l’homme était ainsi utilisée comme un écran à la QPC : « Information sur le droit de se taire : l’article 6 de la Convention, écran au renvoi d’une QPC au Conseil constitutionnel », La Gazette du Palais, 3 septembre 2019, n° 20, p. 57. Dans le cas de l’absence de recours contre l’indignité des conditions de la détention provisoire, la Cour de cassation avait, le même jour que la transmission de la QPC, en application de la jurisprudence de la CEDH, créé le recours dont l’inexistence était constitutionnellement contestée. Crim., 8 juill. 2020, n° 20-81.739.
15 Sur ce point : M. Touillier, « Grief [en procédure constitutionnelle », in J. Jourdan-Marques, Les mots en procédure : source des maux ?, Lexisnexis, p. 237.
16 L’hypothèse s’est rencontrée vingt fois en général et quatre fois en matière pénale : décisions nos 2020-873 QPC du 15 janvier 2021, 2016-554 QPC du 22 juillet 2016, 2013-328 QPC du 28 juin 2013, 2011-153 QPC du 13 juillet 2011, 2011-147 QPC du 8 juillet 2011.
17 La chose est difficile lorsqu’il est reproché un manque aux dispositions contestées.
18 M. Touillier, art. préc.
19 Ibidem.
20 Par exemple : décision n° 2022-1031 QPC du 19 janvier 2023.
21 Décision n° 2023-1064 QPC du 6 octobre 2023.
22 Dès la décision n° 2010-9 QPC du 2 juillet 2010, l’Observatoire international des prisons a ainsi formé un recours pour excès de pouvoir contre un décret afin, en réalité, de contester des dispositions législatives relatives à la rétention de sûreté. La démarche s’était opposée à l’autorité de chose jugée. Mais par la suite, la même stratégie a été plus fructueuse, s’agissant notamment des règles applicables à la délivrance des permis de visite au profit des personnes placées en détention provisoire (décision n° 2016-543 QPC du 24 mai 2016), de la correspondance écrite des personnes placées en détention provisoire (décision n° 2018-715 QPC du 22 juin 2018), de l’autorisation de sortie sous escorte d’une personne détenue (décision n° 2019-791 QPC du 21 juin 2019).
23 Outre la décision n° 2016-594 QPC du 4 novembre 2016 qui a, pour la première fois, reconnu le droit de se taire, il faut pour le moment mentionner les décisions : 2020-886 QPC du 4 mars 2021, 2021-894 QPC du 9 avril 2021, 2021-895/901/902/903 QPC du 9 avril 2021, 2021-920 QPC du 18 juin 2021, 2021-934 QPC du 30 septembre 2021, 2021-935 QPC du 30 septembre 2021, 2021-975 QPC du 25 février 2022, 2023-1074 QPC du 8 décembre 2023, 2023-1089 QPC du 17 mai 2024, 2024-1097 QPC du 26 juin 2024, 2024-1105 QPC du 4 octobre 2024, 2024-1108 QPC du 18 octobre 2024 et 2024-1111 QPC du 15 novembre 2024.
24 Décision n° 2018-730 QPC du 14 septembre 2018, 2020-873 QPC du 15 janvier 2021, 2021-975 QPC du 25 février 2022, 2023-1076 QPC du 18 janvier 2024, 2024-1100 QPC du 10 juillet 2024.
25 Par exemple pour la reconnaissance de la séparation des pouvoirs (décision n° 2023-1046 QPC du 21 avril 2023), ou la demande d’application par le Conseil du droit de l’Union européenne (décision n° 2021-952 QPC du 3 décembre 2021).
26 Par exemple pour la reconnaissance de la valeur constitutionnelle du principe de fraternité (décision n° 2018/717/718 QPC du 6 juillet 2018) ou la consécration d’un recours en cessation de l’indignité des conditions de détention, préc. .
27 Décision n° 2021-952 QPC précitée.
28 Pour la consultation habituelle de sites terroristes : Décision n° 2016-611 QPC du 10 février 2017, n° 2017-682 QPC du 15 décembre 2017, n° 2020-845 QPC du 19 juin 2020. V. également la décision n° 2019-817 QPC du 6 décembre 2019 pour l’interdiction d’enregistrer les audiences.
29 Le grief reprenait la formule de la Cour en envisageant « l’impossibilité de remédier à la situation » d’une personne placée dans des conditions de détention indignes.
31 Selon l’expression de J. Robert, « Le Conseil constitutionnel est-il entré dans une période de gestion de sa jurisprudence », in D. Rousseau (dir.), Le Conseil constitutionnel en question, L’Harmattan, 2004, p. 38.
33 R. Merle, A. Vitu, Traité de droit criminel, Problèmes généraux de la science criminelle. Droit pénal général, Cujas, t. 1, 4e éd., 1981, n° 255.
35 La Cour de cassation a pu opérer des revirements spectaculaires démontrant que la portée de ses décisions avait peut-être été mal anticipée ou que les solutions apportées ne résistaient pas à l’épreuve de la mise en œuvre. On songe ainsi à la question des conflits de qualifications. L. Saenko, « Les concours d’infractions en matière pénale : la fractura temporis ? », D. 2022, p. 1762.
36 M. Hérondart, « Le Gouvernement dans la procédure de contrôle de constitutionnalité a priori », Les nouveaux Cahiers du Conseil constitutionnel, janv. 2016, n° 50.
37 Décision n° 2019-778 DC du 21 mars 2019, paragr. 234.
38 Décision n° 2020-873 QPC précitée.
40 M. Léna, « Des nullités qui ne sont plus purgées », AJ Pénal, 2024, p. 481.
41 F. Rousseau, « Retour sur l’effet utile de la QPC en matière pénale », in Liber amicorum en hommage à Yannick Capdepon, éd. Bière, 2023, p. 279.
42 Sur ces interrogations au regard de la stratégie des avocats : M. Disant, « Les pratiques de la QPC par les avocats », La Lettre d’actualité de la QPC, mars 2025, n° 4.