Défendre nos démocraties, sans enterrer les garanties de la Convention européenne des droits de l’Homme
Marion Larché, Professeure de droit public à l’Université de Lille (Centre de recherche Droits et Perspectives du Droit), Membre associée à l’Institut de recherche en droit international et européen de la Sorbonne (IREDIES).
L’immigration est le prétexte d’un énième assaut politique contre la Cour européenne des droits de l’Homme. Dans une déclaration conjointe du 10 décembre 2025, 27 États membres du Conseil de l’Europe invitent à faire évoluer l’interprétation de la Convention en matière migratoire. Cette déclaration intervient dans un calendrier parfaitement maîtrisé par ses instigateurs (la liste exhaustive des États figure ici). Si les questions migratoires cristallisent de longues dates les critiques à l’égard de la Cour européenne, en s’appuyant sur une lecture souvent erronée, simplificatrice, voire fallacieuse, de sa jurisprudence, une fronde avait d’ores et déjà été orchestrée le 22 mai dernier. Mené par le duo italo-danois (Giorgia Meloni et Mette Frederiksen), un groupe de 9 États signait une lettre ouverte virulente dans laquelle ils l’accusaient, sans étayer leurs allégations, de les empêcher de légiférer en matière migratoire et d’expulser les étrangers ayant commis des crimes. Nombreux et nombreuses furent ceux et celles à dénoncer la pente dangereuse empruntée par les gouvernements en cause. Dans l’enceinte institutionnelle, le Secrétaire général du Conseil de l’Europe, Alain Berset, dénonça sans ambages cet essai de « politisation de la Cour » et les risques de fragilisation de la Convention (« Alain Berset commente la lettre conjointe remettant en cause le rôle de la Cour européenne des droits de l’Homme »). Au temps de l’indignation succéda celui du dialogue. Car, à l’initiative du Secrétaire général du Conseil de l’Europe, une conférence informelle des 46 Ministres du Conseil de l’Europe fut organisée le 10 décembre afin d’aborder les défis actuels des migrations, en particulier la lutte contre la traite. C’est en marge de cette réunion que l’appel des 27 États à réviser l’interprétation de la Convention fut lancé.
Or, ce haro sur la jurisprudence de la Cour s’avère bien plus préoccupant que la fronde initiée en mai. D’une part, la force de frappe n’est plus la même : le nombre d’États appelant à revoir l’interprétation de la Convention a été multiplié par 3 en 7 mois. Il s’agit là d’un coup de maître puisque les 9 États frondeurs, largement minoritaires au printemps dernier, ont réussi, non seulement à imposer leur agenda politique au sein du Conseil de l’Europe mais aussi à rassembler autour d’eux une majorité. D’autre part, le nouveau modus operandi peut laisser craindre des conséquences plus lourdes pour l’avenir du système conventionnel. Il n’est plus question de stratégie rhétorique pour charmer les opinions publiques par voie de presse mais d’user de la voie diplomatique pour affaiblir la protection de la Convention dans le champ migratoire.
Il n’est pas anodin que, la veille, le Premier ministre britannique, Keir Starmer, et son homologue danoise, Mette Frederiksen, aient publié dans le Guardian, une tribune au titre évocateur : « Protéger nos frontières pour défendre nos démocraties ». Les deux signataires appellent à « réformer la Convention européenne des droits de l’homme » pour « adapter les règles européennes aux défis migratoires du XXIème siècle ». Ces revendications entrent aussi en résonnance avec les échanges initiés au sein du Conseil des ministres de l’Union européenne, Deux jours plus tôt, soit le 8 décembre, le Conseil, sous la présidence danoise, arrêtait une position commune étendant le champ des pays tiers sûrs. Pour reprendre la formule de Paul Éluard, « il n’y a pas de hasards »… L’orchestration est idéale : la partition désignant le juge européen comme rempart illégitime des politiques migratoires décidées par les législateurs nationaux est écrite, et les musiciens parfaitement synchronisés pour trouver une parade parvenant à le contourner. La partition se compose toutefois de quelques « fausses notes » car « réviser » l’interprétation de la Convention est un dessein tout aussi dangereux (I) qu’inutile (II).
I. Une « révision » dangereuse
Dans les premières lignes de la déclaration, les 27 États prennent soin de rappeler leur attachement à la Cour et aux valeurs du Conseil de l’Europe que sont l’État de droit et le respect des droits fondamentaux. L’ambition affichée est d’ouvrir un « dialogue transparent avec le Conseil de l’Europe ». Débattre est sain, et le Comité des ministres, instance politique par excellence, est la fora toute désignée pour le faire. Toutefois, ce discours auréolé de délicatesse diplomatique ne doit pas faire perdre de vue le véritable but poursuivi. Il n’est que l’habillage d’une invitation expresse à revoir l’interprétation de la Convention en matière migratoire, et ce dans le sens d’un affaiblissement des garanties qu’elle protège, alors que la Cour est actuellement saisie de contentieux sensibles contre la Pologne, la Lituanie et la Lettonie. L’élément le plus alarmant de cette déclaration est l’appel à restreindre la portée de l’article 3 de la Convention qui interdit la torture et les traitements inhumains et dégradants de manière à faciliter les expulsions. Dans la même veine, les États revendiquent un « droit de coopérer avec des pays tiers en matière de procédures de retour ». L’on comprendra sans peine ici la référence aux accords récemment envisagés par le Royaume-Uni et l’Italie (respectivement avec le Rwanda et l’Albanie), dont l’exécution a été mise en sommeil en raison de leur non-conformité avec les instruments de protection des droits humains.
Cette déclaration vise ainsi à réviser la ligne jurisprudentielle constante de la Cour selon laquelle les expulsions doivent répondre à un impératif : l’assurance, pour l’État qui procède au renvoi que les intéressés ne subissent pas d’actes attentatoires à leur intégrité dans le pays de destination. Or, vouloir abaisser ce standard, c’est renoncer au caractère absolu de l’article 3 de la Convention, pourtant gravé dans le marbre conventionnel par ses rédacteurs qui ont pris soin d’exclure toute possibilité d’y déroger (article 15 de la Convention). Autrement dit, cette révision heurterait le libellé du traité, dont les mots traduisent fidèlement les volontés étatiques. Réécrire l’article 3 de la Convention, ce serait rayer de l’histoire jurisprudentielle la célèbre antienne de la Cour selon laquelle celui-ci « consacre l’une des valeurs fondamentales des sociétés démocratiques qui forment le Conseil de l’Europe » (CEDH, 7 juillet 1989, Soering c. Royaume-Uni, § 88). Ce serait renoncer à l’édifice humaniste construit autour de valeurs communes pendant 75 ans et auquel un ensemble d’acteurs ont apporté leur pierre, dont les États et les juges nationaux. Ce serait oublier l’horizon défendu et promis par les Pères fondateurs après le choc de la Seconde guerre mondiale. Le respect de la dignité de tout être humain constitue le socle de la Convention : il en est tout autant l’essence que l’héritage ; et la protection de l’intégrité de la personne humaine n’a pas vocation à être restreinte, ni dans l’espace, ni par le passage du temps.
II. Une « révision » inutile
L’appel à modifier l’interprétation de la Convention en matière migratoire s’appuie sur un argumentaire étonnant. La déclaration navigue entre approximations et méprises du droit de la Convention. Inexactitudes, tout d’abord, lorsque les États sous-entendent que l’article 3 empêche de renvoyer des étrangers malades. Sur ce point, tout lecteur aguerri de la jurisprudence sait combien le seuil posé par la Cour est, en la matière, particulièrement bas, et la marge de manœuvre consentie aux États ample. Ce n’est qu’à titre « très exceptionnel » que le seuil attendu pour constater la violation de l’article 3 peut être – et a été constaté – par la Cour (Savran c. Danemark, 2021, § 128). L’expulsion relève donc plutôt du principe, et l’interdiction de l’expulsion de l’exception.
Inexactitudes ensuite, lorsque la Cour est accusée, à demi-mots, de ne pas procéder, sur le terrain de l’article 8 de la Convention qui garantit le droit au respect de la vie privée et familiale, à une mise en balance entre la nature et la gravité de l’infraction commise par des étrangers condamnés et leurs attaches familiales dans le pays d’accueil pour procéder à leur expulsion. Sa jurisprudence révèle pourtant bien l’inverse : « la Convention ne garantit pas le droit d’un étranger d’entrer ou de résider dans un pays donné et, dans le cadre de leur mission de maintien de l’ordre public, les États contractants ont le pouvoir d’expulser un étranger condamné pour des infractions pénales » (CEDH, Johansen c. Danemark, 2022, § 73, nous traduisons). C’est précisément en examinant la nature de l’infraction commise par le requérant et sa situation familiale, que la Cour valida, parmi bien d’autres affaires, la décision d’expulsion de ce ressortissant tunisien condamné pour terrorisme par les autorités danoises (ibid. § 75).
Enfin, lorsque le « groupe des 27 États » demande à ce qu’un « équilibre soit trouvé entre la protection des droits des migrants et l’impératif sécuritaire », à appliquer les principes de subsidiarité et de proportionnalité, il ne faut pas se méprendre : ces principes guident déjà, au quotidien, et depuis les origines, le travail de la Cour. Cette dernière n’a jamais empêché les États de freiner l’immigration irrégulière, pas plus hier qu’aujourd’hui. Dans la tribune publiée au Guardian, le Premier ministre britannique admet d’ailleurs qu’au Royaume-Uni, « les expulsions de délinquants étrangers ont augmenté de 12 % depuis novembre 2025 ». Preuve supplémentaire en est que la Cour n’est pas un barrage aux politiques migratoires, pas plus que la réinterprétation de la Convention n’est utile. Le gouvernement italien ne peut non plus ignorer cette évidence, lui qui a bénéficié récemment d’une décision d’irrecevabilité dans le cadre d’une affaire relative aux opérations de sauvetage et de contrôle en mer Méditerranée (S.S. et autres c. Italie, 2025).
En réalité, cette déclaration marque un virage inquiétant dans la logique de fragilisation, clairement assumée par certains gouvernements européens, des garde-fous que constituent la Cour et la Convention. Cette prise de position intervient dans un climat politique européen bien installé : celui du durcissement des politiques migratoires, de l’effritement continu de l’État de droit et de la cabale organisée à l’encontre de la figure judiciaire. Elle s’inscrit dans une dynamique politique happée par une obsession migratoire, combinée au déploiement d’efforts incommensurables pour éroder toujours un peu plus les contrepouvoirs juridictionnels qui servent alors de boucs émissaires bien commodes pour soit détourner l’attention de l’opinion publique des maux véritables, soit conquérir les suffrages dans une course électorale effrénée.
19 États semblent, pour l’heure, résister, dont certains membres fondateurs comme la France, l’Allemagne et la Grèce. Mais combien de « non alignés » seront-ils d’ici mai 2026 et la prochaine réunion du Comité des ministres ? Combien chercheront, d’ici cette échéance, à apaiser le débat, en rappelant que seulement 1,5 % des affaires pendantes devant la Cour concernent l’immigration et que, ces 10 dernières années, elle a constaté des violations dans moins de 300 affaires, soit 6 % des requêtes qui lui ont été soumises dans ce domaine ? Combien alerteront leurs homologues que saper les garanties essentielles du système conventionnel européen ne sauvera pas nos démocraties, mais les fragilisera davantage et accélèrera leur effondrement ? Combien argueront que le juge n’est pas un ennemi de la démocratie mais un allié et un gardien fidèle de celle-ci ? Non seulement la protection de la démocratie est l’horizon de la jurisprudence de la Cour qui en protège les modes d’expression et le plein épanouissement mais elle est aussi le cadre de son office : elle implique de ne pas empiéter sur les compétences du législateur. Alors que nous célébrons le 77ème anniversaire de la Déclaration universelle des droits de l’Homme, à laquelle la Convention européenne est arrimée, la marche du droit international des droits de l’Homme semble aller à rebours.


