Des droits de l’Homme aux droits humains : l’histoire critique des droits de l’Homme dans l’œuvre de Samuel Moyn
La réflexion contemporaine sur les droits de l’Homme est revitalisée par des thèses critiques sur leur histoire. Samuel Moyn, historien et professeur à l’Université de Yale, s’inscrit dans ce mouvement de réexamen critique de la construction historique des droits de l’Homme. En remettant en question la généalogie conventionnelle de ces droits, il ébranle des fondements longtemps acceptés. Cette approche critique de l’histoire des droits de l’Homme ouvre des pistes significatives pour l’analyse contemporaine des droits et libertés.
Par Maria Elissa Makhlouf, Doctorante contractuelle en droit public, Université Lumière Lyon 2 – Transversales [12 juin 2024]
« Le mouvement international des droits de l’Homme n’a pas acquis son importance en raison de la proposition d’une doctrine basée sur les droits ou de la création d’une vision véritablement mondiale. Sa pertinence découle plutôt de la crise d’autres utopies, qui a permis à la neutralité elle-même, reléguant les « droits de l’Homme » à la périphérie après la Seconde Guerre mondiale, lorsqu’il était impératif de prendre position dans un contexte de visions programmatiques concurrentes, de devenir la condition essentielle de son succès. »[1] [2]
« Le vrai problème des droits de l’Homme, lorsqu’ils sont historiquement corrélés avec le fondamentalisme du marché, n’est pas qu’ils le promeuvent, mais qu’ils sont peu ambitieux en théorie et inefficaces en pratique face à lui. »[3]
La réflexion sur les droits de l’Homme n’est plus « l’apanage des juristes et des philosophes »[4]. Plus particulièrement, la réflexion sur leur histoire, œuvre d’historiens, de juristes et de philosophes, a, pendant longtemps, fondé une généalogie devenue conventionnelle, de leur émergence, de leurs fondements ainsi que de leur évolution.
Selon cette généalogie devenue orthodoxe, il est avancé que ces droits puisent leurs racines dans des sources diverses mais cohérentes telles que le droit naturel moderne, les Lumières, ou encore les aspirations à la paix des années 1940[5]. Dans les sphères militantes et politiques, comme dans les grands textes déclarant les droits de l’Homme, on prétend que ces droits ont rencontré leur succès, notamment déclaratif, en raison de la justesse de leur cause et de leur véracité, présentant des vertus positives et garantissant le bonheur et l’émancipation de l’Homme[6].
Samuel Moyn, historien américain et auteur antilibéral[7], propose de substituer à ce récit une perspective critique, capable de rendre compte d’un phénomène plus spécifique qu’il situe dans les années 1970 : l’émergence d’une autre catégorie de droits, que l’on pourrait nommer « droits humains » pour reprendre littéralement l’expression anglaise de human rights, ou droits fondamentaux, selon l’expression française désormais relativement dominante, importée d’Allemagne. Moyn remet en question des assertions préalablement acceptées, offrant une grille de lecture différente pour expliquer leur ascension, leur évolution, et leur état actuel.
Force est de constater que, dans la littérature juridique de langue anglaise, l’œuvre de Moyn, professeur d’Histoire à l’Université de Yale, où il enseigne à l’École de droit et à l’Institut d’études internationales, apparaît déjà comme celle d’un classique. Les traductions effectuées en différentes langues, ainsi que les conférences internationales à l’occasion desquelles l’auteur a été amené à discuter de ses travaux, attestent de l’importance de la réception internationale de son œuvre. Celle-ci a le mérite de mobiliser plusieurs disciplines, telles que l’histoire des idées et l’histoire du droit, témoignage de sa double formation en Histoire et en Droit. De ce fait, Moyn est connu comme un spécialiste de l’histoire intellectuelle et politique contemporaine de l’Occident. Hormis l’histoire des droits de l’Homme, ses travaux sur le libéralisme[8] et la politique internationale lui ont également valu une certaine renommée. Il s’est enfin particulièrement intéressé à différents aspects de l’histoire américaine, notamment à la relation fondamentale des États-Unis et de la guerre[9].
L’œuvre de Moyn s’inscrit au sein d’une certaine effervescence intellectuelle à gauche, inspirée de la critique marxiste du droit et des droits de l’Homme[10], laquelle remet en question le libéralisme dominant pour proposer d’autres perspectives fondées sur un idéal d’équité sociale. Ce courant, qu’on retrouve dans certaines sphères intellectuelles américaines, trouve également des échos en France, comme en témoigne l’œuvre de J.-C. Michéa notamment son « loup dans la bergerie »[11], manifeste d’une « critique de gauche »[12] audacieuse des droits de l’Homme. Il est à noter par ailleurs que l’on pourrait rapprocher l’approche de Moyn des études critiques du droit, Critical Legal Studies[13], qui ont émergé aux Etats-Unis dans les années 1960.
Parmi ses écrits les plus notables sur l’histoire des droits de l’Homme, on retrouve The Last Utopia : Human Rights in History[14] (2010), ainsi que Christian Human Rights[15] (2015) et Not Enough : Human Rights in an Unequal World[16] (2018). Cependant, malgré l’ample notoriété acquise par l’œuvre de Moyn dans le monde anglophone et au-delà, grâce à la traduction de ses écrits en arabe ou en espagnol, elle a suscité un intérêt relativement limité au sein du cercle des juristes français[17]. Si certains auteurs, à l’image de J. Lacroix, appréhendent la critique de Moyn avec intérêt, la décrivant comme « nuancée »[18], d’autres mettent en garde contre un « révisionnisme dangereux » et une démolition des « fondamentaux de l’histoire des droits de l’Homme »[19]. Cette méconnaissance relative de Moyn en France occulte pourtant l’originalité et l’importance de sa thèse qui se manifeste par des analyses peu explorées. Alors que l’auteur est finalement peu cité en France, celui-ci explore la tradition juridique occidentale et européenne en mobilisant souvent bien des auteurs français[20].
En tant qu’historien des droits de l’Homme, le Professeur de l’Université de Yale s’est intéressé à la compréhension de l’évolution du concept de droits de l’Homme et son émergence en tant que paradigme politique et juridique dominant après la Seconde Guerre mondiale, en substitution de la faillite des grandes idéologies. Dans son ouvrage The Last Utopia. Human Rights in History, Moyn soutient que les droits de l’Homme – les droits humains – ne sont qu’une création récente, dont le succès est le produit de facteurs politiques favorables qui ne doivent rien à des considérations morales ou philosophiques, comme le soutient la majorité de leurs partisans. Ceux-ci auraient émergé, non pas parce qu’ils se présentaient comme la seule utopie qui promettait un monde meilleur, mais parce qu’ils ont précisément constitué « la dernière utopie », selon le titre de son ouvrage. Le mouvement des droits de l’Homme serait ainsi un programme utopique parce qu’il s’appuie sur l’image d’un lieu – topos – qui n’a pas encore été appelé à exister[21].
L’œuvre de Moyn se distingue par son approche contextualiste de l’histoire des droits de l’Homme (I), ainsi que par sa vision anti-collectiviste de ces droits (II). Cette démarche conduit à une interprétation sceptique de leur situation actuelle, voire de leur devenir (III).
I. Une approche contextualiste
L’approche avec laquelle Moyn analyse la genèse des droits de l’Homme est une approche qu’on peut qualifier de contextualiste[22]. Celle-ci a pour programme généalogique de démontrer que les droits de l’Homme sont le fruit de facteurs sociaux et politiques, au détriment d’une autre histoire presque mythique, selon laquelle ceux-ci auraient connu leur succès en raison de leur véracité et justesse philosophiques et anthropologiques objectives. Pour asseoir sa démonstration, Moyn avance deux idées : d’une part l’association contingente entre le christianisme et les droits de l’Homme (A), d’autre part, la rupture conceptuelle entre les droits de l’Homme historiques et les droits de l’Homme contemporains (B). Cette démarche n’est pas sans implications sur la conception de ces droits (C).
A. Christianisme et renouveau des droits de l’Homme
Dans Christian Human Rights, l’auteur explore la rencontre entre le christianisme et les droits de l’Homme, remettant en question l’idée d’une victoire du libéralisme[23], et insistant sur la différence fondamentale entre le renouveau des droits de l’Homme des années 1940 et les droits humains des années 1970[24]. Les années 1930-1940 sont présentées comme une période où les droits de l’Homme étaient influencés par des idées chrétiennes et conservatrices[25]. Au cœur de cette analyse réside une perspective révolutionnaire qui remet en question la manière dont nous percevons l’émergence des droits de l’Homme. A rebours de l’idée communément acceptée, l’auteur suggère qu’une grande partie de la gauche laïque en Occident à la même époque ne se concentrait pas principalement sur les droits de l’Homme mais plutôt sur l’édification du socialisme[26]. Cette dynamique a subi une inversion au fil du temps, les droits de l’Homme émergeant depuis comme le fer de lance du projet de cette même gauche. L’auteur souligne que l’association idéologique entre le christianisme et les droits de l’Homme était certes contingente et liée à des circonstances spécifiques propres des années 40[27].
Moyn avance que cette évolution puise ses racines dans la défense de la dignité humaine[28], initialement portée par les églises chrétiennes avant le déclenchement de la guerre. L’influence prédominante de l’Église catholique romaine et des cercles protestants transatlantiques, marquant la convulsion du christianisme en Europe, a façonné les discussions autour de ces nouveaux principes. En parallèle, les gouvernements d’Europe de l’Ouest, notamment les partis démocrates-chrétiens, ont adopté une attitude plus tolérante envers les manifestations publiques de piété religieuse après la guerre, créant un contexte propice à la réémergence des droits de l’Homme au début de la guerre froide. L’auteur met en avant le fait que le passage majeur qui a conduit à la centralité des droits en tant que partie intégrante de la défense d’une démocratie conservatrice aux fondements moraux inspirés par la religion était largement attribuable à des expériences difficiles[29]. La Seconde Guerre mondiale a joué un rôle déterminant, en renforçant la crédibilité des droits de l’Homme et dévalorisant la centralité de l’État.
Par ailleurs, Moyn souligne que l’importance de la dignité humaine est devenue centrale dans le discours politique chrétien dès 1937, notamment à travers les discours de Noël de Pie XII pendant la guerre[30]. Ces allocutions ont jeté les bases de l’idée des « droits humains universels » en tant que principe universel, autonome et supérieur à la souveraineté étatique. En explorant les années 1930 et 1940, l’auteur met en lumière la manière dont le langage des droits de l’Homme s’est émancipé de l’héritage laïque de la Révolution française. Il démontre également comment les démocraties d’après-guerre, sous la direction de partis chrétiens[31], ont réinterprété ces droits pour imposer des limites morales, soutenir des structures familiales conservatrices et préserver les hiérarchies sociales existantes. En d’autres termes, les droits de l’Homme auraient souvent fonctionné pour sauver un certain conservatisme religieux, en particulier des formes, certes atténuées, d’autoritarisme chrétien.
B. Une rupture conceptuelle
Quant à la rupture conceptuelle entre les droits de l’Homme et les droits humains, la démarche du professeur de Yale se veut une démystification d’une généalogie officielle. En effet, l’histoire conventionnelle des droits de l’Homme fait remonter le triomphe de ceux-ci, sinon aux Lumières et aux ères révolutionnaires occidentales du XVIIIe siècle, du moins à leur internationalisation à la fin des années 1940. Moyn, quant à lui, entend proposer une histoire alternative, en opposant les human rights, ayant émergé pendant les années 1970, aux rights of man ou « droits de l’Homme »[32]. L’opposition entre natural rights et human rights permet de dissocier ce qui, selon Moyn, relève d’une catégorie de droits naturels tels que pensés par les philosophes des Lumières, et positivés dans des déclarations de droits, de ce qui constitue une nouvelle catégorie, rompant avec la première en ce qu’elle n’entend pas réaliser ces droits à travers l’État-nation et le pouvoir politique, mais en les transcendant[33].
Cette seconde catégorie de droits, que Moyn appelle human rights, ne constitue aucunement, selon lui, une continuité des natural rights. L’auteur rappelle par ailleurs que cette dualité linguistique n’existe pas en français, le terme « droits de l’Homme » exprimant, selon lui, ces deux catégories sans aucune distinction. Cette idée est au fond discutable, dès lors qu’à partir des années 1970, un nouveau vocable a commencé à émerger au sein du langage juridique et du métalangage juridique français : il s’agit de la terminologie de « droits fondamentaux »[34], qui peut être perçue comme une rupture avec la conception classique des droits de l’Homme. Une autre terminologie, celle de « droits humains », particulièrement défendue par les sphères militantes[35], peut largement être associée au concept de human rights de l’auteur.
La thèse de Moyn a fait l’objet de multiples critiques, comme celle formulée par J. Lacroix[36], laquelle reproche à l’auteur d’établir une distinction catégorique, « trop tranchée »[37] entre les droits de l’Homme et les « droits humains »[38]. Là où Moyn avance l’idée d’une rupture nette entre ces deux catégories, la politologue belge soutient qu’il existe une continuité historique et sociologique entre ces deux concepts, en dépit d’altérations significatives[39]. Il est certes assez difficile d’avancer que les droits fondamentaux tels qu’ils se présentent aujourd’hui dans les ordres juridiques libéraux n’entretiennent aucun lien avec les droits de l’Homme pensés au XVIIIe siècle. Pour Moyn, les droits de l’Homme étaient ancrés dans la construction d’une citoyenneté politique nationale, tandis que les droits humains adoptent une orientation plus tournée vers un sentiment compassionnel étendu à l’échelle mondiale, transcendant voire contestant les frontières étatiques. En opposition avec cette conception, J. Lacroix argue que la « révolution des droits de l’Homme » des années 1970 et 1980 n’a pas seulement visé à établir des normes internationales, mais aussi à redéfinir de nombreuses luttes sociales à l’intérieur des États établis[40]. Lacroix avance par ailleurs que la préoccupation de Moyn « d’éviter l’anachronisme le conduit parfois à balayer d’un revers de la main les filiations qui ne sont sans doute pas que sémantiques »[41]. D’autres voix se sont élevées pour critiquer la position de Moyn, en affirmant qu’une perspective plus médiane entre rupture et continuité apporterait un éclairage plus dynamique et complet à cette complexe évolution.[42]
C. Les implications de cette démarche
Il y a, derrière cette approche contextualiste, des implications différentes sur la manière de concevoir les droits de l’Homme et de les saisir comme objet. L’approche de Moyn révèle le caractère fondamentalement relatif des droits de l’Homme. Les thèses exposées dans The Last Utopia. Human Rights in History et Christian Human Rights convergent sur un point essentiel : les droits de l’Homme sont conçus comme un mouvement contingent, étroitement lié aux contextes politiques et sociaux de chaque époque. Dans les années 1940, ces droits étaient mobilisés par la droite chrétienne conservatrice afin de consolider sa légitimité. Dans les années 1970, ils ont été mobilisés par des organisations internationales, souvent aux dépens d’une part des États-nations et d’autre part du mouvement socialiste.
Cette approche contextualiste peut s’inscrire dans la continuité de réflexions antérieures à l’œuvre de S. Moyn, portant sur la question du fondement des droits et libertés, notamment celles portées par Bobbio. Ce dernier soulignait déjà la contingence et l’ancrage historique de la formulation des droits et libertés[43], ainsi que leur variation selon les époques et les contextes nationaux. Conférer « un fondement absolu à des droits historiquement relatifs »[44] devient dès lors problématique. Le contextualisme adopté par Moyn renvoie donc à un relativisme qui rejette toute approche « cognitiviste »[45] des valeurs portées par les droits de l’Homme ; une approche qui accorde à ces droits « un statut de vérité »[46]. En examinant l’histoire et les rapports politiques les sous-tendant, il devient évident de remettre en question l’affirmation paradoxale de leur universalité[47].
Paradoxalement, l’œuvre de Moyn, qui critique l’histoire des droits de l’Homme, contribue à leur renouveau dans un contexte où leur universalisme est remis en question. En adoptant une approche historiciste, Moyn souligne l’importance des facteurs historiques et politiques dans la formation et l’évolution des droits de l’Homme. Cela offre une réponse à ceux qui remettent en cause leur validité universelle. Ainsi, loin d’affaiblir leur fondement, l’analyse critique de Moyn semble renforcer la légitimité des droits de l’Homme en les ancrant dans une compréhension plus profonde de leur contexte historique. A ce titre, certains auteurs, tels que M. Koskienniemi, nourrissent l’espoir que les travaux de Moyn soient largement diffusés parmi les juristes, anticipant ainsi une contribution future essentielle à l’affaiblissement de ce qu’il appelle les « idéologies du progrès », qui ont profondément marqué l’histoire du droit[48].
Toutefois, l’approche contextualiste de Moyn n’est pas sans limites. Si Moyn critique les historiens pour leur approche téléologique[49], soulignant le danger de bâtir une légitimité rétroactive des droits, adopter une approche purement contextualiste ne résout pas nécessairement ce problème. En réalité, l’idée de rejeter tout anachronisme paraît illusoire. Bien qu’il soit nécessaire d’examiner les évènements passés avec les catégories et les concepts de l’époque, il est impossible pour un chercheur d’être complètement dépourvu des influences de son propre contexte[50]. Deux arguments majeurs sont avancés par Koskenniemi à cet égard. Tout d’abord, le contextualisme pur, qui se concentre uniquement sur la description des contextes historiques passés sans évaluation ni choix, est voué à l’échec. L’Histoire, comme toute autre discipline, implique inévitablement des choix et des jugements, peut-être de manière encore plus intense[51]. Deuxièmement, les choix et les évaluations que les historiens font pour comprendre le passé devraient viser à mieux comprendre le présent, y compris les structures de domination et d’injustice contemporaines. Il importe également de reconnaître que la séparation entre l’objet de la recherche historique et le contexte du chercheur est souvent floue[52]. Les préjugés, les précompréhensions et les intérêts du chercheur influencent inévitablement son travail, tout comme les cadres conceptuels de son époque. L’Histoire apparaît largement conditionnée par des déterminations présentes, les événements actuels étant son véritable point de départ.
L’approche de Moyn montre l’apport que peut avoir l’Histoire et l’approche historique contextualiste à la compréhension des droits de l’Homme contemporains. Premièrement, il souligne le rôle de l’Histoire dans la compréhension des droits. Comprendre comment et pourquoi les droits de l’Homme sont devenus une idée dominante dans la société contemporaine permet de mieux saisir leur nature et leur évolution. De plus, en examinant les obstacles historiques à leur réalisation, les historiens peuvent contribuer à identifier des stratégies pour renforcer leur effectivité dans le présent et le futur[53]. Cette invitation est manifeste dans Christian Human Rights, dans lequel la démonstration de Moyn dépasse la simple considération du christianisme comme une source d’inspiration des droits de l’Homme. Il va plus loin en établissant une analogie fondamentale entre christianisme et droits de l’Homme, les percevant tous deux comme des mouvements moraux d’une importance considérable. Ainsi, pour anticiper l’avenir des droits de l’Homme, Moyn suggère de scruter attentivement l’histoire du christianisme. Cette analogie souligne non seulement la continuité des mouvements moraux à travers le temps, mais aussi la richesse des enseignements que l’histoire millénaire du christianisme peut offrir pour éclairer le chemin des droits de l’Homme à venir[54].
L’auteur estime également l’importance de la philosophie en ce qu’il appelle à une réflexion philosophique sur les droits de l’Homme à la fois ancrée dans la réalité sociale et politique et orientée vers des solutions pratiques. Il demande aux philosophes d’aborder les droits en étant à la fois « fidèles et utiles à la pratique publique »[55]. Les philosophes ont, selon lui, un rôle significatif à jouer en interprétant la conception des droits de l’Homme et en proposant des moyens concrets pour améliorer leur mise en œuvre. Cependant, il est crucial pour eux de ne pas se limiter à suivre simplement l’air du temps, mais plutôt de maintenir un regard critique et normatif sur les droits afin de préserver leur potentiel transformateur et leur validité morale[56]. En réalité, cette invitation encourage la philosophie à s’engager pleinement dans le récit historique, en faveur de l’épanouissement des droits de l’Homme. Comme le souligne un commentateur, « l’argument de Moyn est une provocation importante pour les philosophes, qui les oblige à aborder des questions productives sur le rôle de la philosophie dans l’étude et la promotion des droits de l’Homme et sur le rôle de l’Histoire dans la philosophie »[57].
II. Une conception anti-collectiviste
La conception de Moyn concernant les droits de l’Homme est marquée par un retour à un individualisme prononcé[58]. Elle se manifeste par une volonté de restreindre le champ du combat des droits de l’Homme, en excluant toute forme de luttes collectives et émancipatoires. Cette réduction se traduit par l’exclusion de ce champ du mouvement anticolonialiste et de toute revendication visant à l’égalisation matérielle des conditions. Dans The Last Utopia: Human Rights in History, l’un des questionnements majeurs qui capte l’attention de l’auteur ne réside pas tant dans ce que devaient être les droits de l’Homme pendant les années 1940, mais plutôt dans ce qu’ils n’étaient pas. À ses yeux, ils ne constituaient aucune réponse directe à l’Holocauste et ils ne visaient aucunement à l a prévention de futurs génocides. Par son analyse, il nous invite à explorer les motivations sous-jacentes à l’exploitation du langage des droits de l’Homme pendant cette période et à les replacer dans leur contexte institutionnel.
Ainsi, l’anticolonialisme est au cœur de la démonstration de Moyn, lui permettant de réfuter la thèse selon laquelle ce mouvement aurait été une manifestation claire de l’internationalisation de ces droits. Les conclusions de l’auteur apparaissent particulièrement tranchées sur cette question ; en atteste l’intitulé de son chapitre 3 de The Last Utopia : « Pourquoi l’anticolonialisme n’était pas un mouvement de droits de l’Homme ? ».
La première série d’arguments et illustrations avancés par Moyn est d’ordre linguistique. En effet, l’auteur souligne de manière remarquable l’évocation assez rare par les militants de l’anticolonialisme de l’expression « droits de l’Homme »[59]. Aux droits de l’Homme, ceux-ci ont préféré « l’autodétermination des peuples ». Le recours à ce concept notamment dans la Charte de l’Atlantique de Churchill et Roosevelt[60] est une illustration patente de sa préférence à celui de droits de l’Homme pendant cette période. Moyn entend démontrer que les mouvements anticolonialistes n’avaient pas pour priorité la protection des « libertés classiques », non plus des droits sociaux, mais le développement économique collectif : « il y a eu un principe tronqué que la décolonisation a universalisé. Mais, celui-ci était le principe de la libération collective, pas celui des droits de l’Homme »[61]. La deuxième série d’arguments est d’ordre rhétorique ; le but étant de montrer que le principe d’autodétermination, cher aux militants anticolonialistes, n’a jamais été un catalyseur permettant l’émergence du mouvement des droits de l’Homme au niveau international. L’auteur explique que l’anticolonialisme n’a pas contribué au triomphe des droits individuels, privilégiant plutôt la libération collective, et n’a été intégré dans une certaine pensée libérale que dans la mesure où il pouvait coexister avec les libertés civiles individuelles[62]. Au contraire, Moyn soutient que les droits de l’Homme ont pu s’implanter précisément quand ces mouvements d’autodétermination sont entrés dans une période de crise[63].
Des travaux postérieurs de certains auteurs sont venus remettre en question la pertinence de la démonstration de Moyn sur l’anticolonialisme. Tel est le cas de M. Mutua[64], qui affirme que « s’il est vrai que de nombreuses luttes anticoloniales et antiracistes, par exemple, n’ont pas explicitement invoqué le langage des droits de l’homme pour exprimer leurs griefs, il est faux de prétendre, comme le fait Samuel Moyn, que les luttes anticoloniales n’étaient pas des luttes pour les droits de l’Homme. Ce sont les normes qui animent la lutte, et non leur forme, qui sont importantes »[65]. Le Kényan reproche à l’Américain de concevoir les droits de l’Homme comme des droits exclusivement individuels ne pouvant être détenus par principe par des communautés[66]. A rebours de la thèse de Moyn, Mutua explique que le droit à l’autodétermination est un exemple de droit inhérent à une communauté, le rangeant ainsi dans la catégorie des droits de l’Homme. Il va même jusqu’à affirmer que le mouvement des droits de l’Homme aurait été bien plus pauvre sans la lutte contre l’apartheid[67].
Sur la question de l’égalité matérielle, l’œuvre de Moyn offre une réflexion approfondie quant à l’évolution de la lutte pour l’égalité depuis la Révolution française jusqu’à nos jours. L’auteur catégorise les mouvements selon deux idéaux de justice : sufficiency (subsistance ou « minimum d’autonomie »[68]) et equality[69]. Il distingue clairement la subsistance de l’égalité, soulignant que la première concerne la distance entre l’individu et l’indigence, tandis que la seconde porte sur la disparité entre les individus en termes de biens. Il souligne que la simple satisfaction des besoins de base comme revendication des droits de l’Homme ne résout pas les inégalités sociales profondes[70]. L’auteur remet en question le rôle des droits de l’Homme dans la promotion de l’égalité matérielle, mettant en lumière les défis posés par le néolibéralisme et la nécessité de repenser ces droits autour d’un idéal de justice sociale. Il montre l’impuissance des droits de l’Homme dans la promotion de l’égalité matérielle, arguant que ces droits ont été détournés de leur origine étatique et redéfinis et mettant en lumière la manière dont ils ont perdu leur lien avec une aspiration égalitaire plus large au profit de la simple fourniture d’une quantité suffisante de biens[71]. L’auteur explore les transitions des années 1970 où les « besoins fondamentaux »[72] ont pris une importance particulière. Il met en évidence les choix faits par les militants de l’époque, qui, face aux oppressions en Europe de l’Est et en Amérique latine, ont momentanément mis de côté la question de la justice sociale au profit des libertés individuelles. Les « droits humains », initialement conçus pour établir une égalité de statut, ont échoué à contrer l’emprise du néolibéralisme sur l’inégalité matérielle. Pour étayer son argument, Moyn examine le rôle de la Banque mondiale dans la promotion des « besoins de base », mettant en évidence les conséquences de la priorité accordée à la réduction de la pauvreté dans les pays en développement. Il souligne comment cette approche a contribué à déplacer l’objectif d’égalité vers un idéal distributif de subsistance, illustrant ainsi la dérive inégalitaire des droits de l’homme face aux nouveaux enjeux mondiaux[73].
En clôturant son ouvrage Not Enough. Human Rights in an Unequal World, le professeur de l’Université de Yale offre une métaphore frappante, empruntant les contours évocateurs de l’histoire de Crésus[74]. Dans l’univers opulent de Crésus, celui-ci, loin d’être un monarque impitoyable, aspire à garantir la sécurité pour ses semblables. Son désir de garantir l’accès aux nécessités de la vie, telles que la nourriture et le logement, dépasse la simple philanthropie, manifestant une bienveillance singulière. Ainsi, Crésus navigue entre le maintien d’une hiérarchie inébranlable et la préservation de son trésor. Moyn, à travers une métaphore saisissante, révèle que nous évoluons inéluctablement dans ce monde de Crésus, où une poignée d’opulents éclipse le reste de la société par leur opulence, dessinant des contours d’inégalité à l’échelle mondiale. A travers cette métaphore, Moyn compare les droits de l’Homme à l’essence de Crésus. Dans cette symphonie des classes, Crésus, bien que réticent envers l’égalité matérielle, se dévoile comme un défenseur des libertés civiles fondamentales. Sa répugnance envers la répression, l’horreur face à la guerre, et l’indignation devant le spectre de la torture révèlent une richesse d’âme aussi prodigieuse que ses trésors matériels. La générosité de Crésus se dévoile ainsi comme un phénomène aussi exceptionnel que sa prospérité financière. Moyn utilise cette métaphore pour critiquer les droits de l’Homme, qu’il considère insuffisants pour aborder les inégalités économiques : les droits garantis aujourd’hui ne suffisent pas sans une pensée forte de l’égalité réelle.
La conception de Moyn sur les droits de l’Homme, fortement marquée par un individualisme prononcé, porte des implications profondes quant à leur portée et à leur nature même. En cherchant à restreindre le champ des combats des droits de l’Homme, en excluant les luttes collectives et émancipatoires, cette vision individualiste dénie l’efficacité et la pertinence des droits en tant qu’outils de justice sociale et de transformation sociale. L’exclusion du mouvement anticolonialiste de la sphère des droits de l’Homme éloigne leur potentiel de moteur de changement structurel. Mutua met en évidence les enjeux de la thèse de Moyn, qui « insiste sur une vision dichotomique des droits de l’Homme et ignore leur longue généalogie remontant aux luttes antiesclavagistes et anticoloniales »[75], critiquant l’accent mis par les universitaires occidentaux, dont Moyn serait la plus parfaite illustration, sur l’individualisme[76].
Accuser les droits de l’Homme d’individualisme excessif est une critique classique. Cependant, cette thèse mérite d’être nuancée, car le droit positif comporte plusieurs manifestations de la prise en compte d’une certaine dimension collective des droits de l’Homme. Sur la question de l’anticolonialisme par exemple, le Pacte international relatif aux droits civils et politiques de 1966 (PIDCP) établit un lien essentiel entre les droits de l’Homme et le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, comme en témoigne son article premier[77], même si cette association semblait déjà incongrue. Bien que la décolonisation ne soit peut-être pas directement attribuable aux combats des droits de l’Homme, ces derniers ont néanmoins embrassé cette cause, même rétrospectivement. Certains auteurs vont jusqu’à affirmer que, dès lors que le premier article du PIDCP évoque le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, le discours des droits de l’Homme dévie vers celui des droits des peuples, laissant entendre malencontreusement une supériorité potentielle de ces derniers[78]. Ce glissement troublerait ainsi la perspective individualiste des droits de l’Homme et compromettrait leur respect effectif[79]. Moyn, quant à lui, met l’accent sur des côtés occultés par les combats des droits de l’Homme pour remettre en question l’opportunité même du concept. En montrant que l’individualisme et le subjectivisme sont glorifiés au détriment d’autres idéaux collectifs, il invite à la méfiance à l’égard de ces droits politiquement inefficaces et inopportuns.
III. Une interprétation sceptique
Quelque peu cynique, la thèse de Moyn affirme, urbi, que les droits de l’Homme constituent une utopie parmi d’autres, pour constater, orbi, qu’ils sont inévitablement voués à l’échec. Démontrer que les droits de l’Homme n’ont pas connu leur succès en raison de leur prétendue intrinsèque vérité et justesse, mais plutôt parce qu’ils ont émergé victorieux là où d’autres idéaux et utopies ont échoué, constitue une critique fondamentale du socle moral et philosophique de ces droits.
L’auteur remet en question le caractère transcendant du mythe des droits de l’Homme, en établissant, encore une fois, une analogie avec la religion. Il suggère que l’histoire de ces droits constitue un récit semblable à celui du christianisme, en présentant leur émergence comme une vérité révélée. En d’autres termes, Moyn avance que la victoire idéologique des droits de l’Homme est présentée, selon une « vision eschatologique du monde »[80], comme ne résultant pas simplement des facteurs politiques ou moraux circonstanciels, mais découlant de leur nature intrinsèquement objective. Selon cette perspective, le triomphe des droits de l’Homme ne réside pas dans les circonstances favorables à leur avènement, mais dans leur véracité indéniable.
Pour remplacer cette base morale et philosophique mythologique, Moyn propose une histoire alternative plus pragmatique, basée sur un climat idéologique propice : « Comme nombre de ses partisans des années 1970 le savaient bien, les droits de l’Homme pouvaient percer à cette époque parce que le climat idéologique était mûr pour prétendre faire la différence non pas par une vision politique mais en transcendant la politique. La morale, globale dans sa portée potentielle, pourrait devenir l’aspiration de l’humanité »[81], avance-t-il. Selon l’auteur, les deux principales raisons du surgissement du mouvement des droits humains dans les années 1970 seraient la perte de confiance dans l’État-nation et l’effondrement des internationalismes alternatifs anticolonialistes tels que le panarabisme, le panafricanisme et bien sûr le communisme[82].
Cette thèse soulève des questions essentielles quant à la réalisation effective de ces droits à l’échelle mondiale. Malgré l’autonomisation de la catégorie juridique des droits et libertés, les États demeurent les principaux acteurs responsables de la protection et de la garantie des droits fondamentaux. C’est à l’autorité publique qu’incombe la tâche primordiale d’assurer cette protection, avant même d’envisager de recourir à des instances supranationales ou internationales pour faire valoir ces droits. Il est donc indéniable que les principes des droits de l’Homme n’ont pas encore réussi à totalement assujettir l’État, dès lors que persiste la « prééminence des États-Nations, et donc du principe de la souveraineté nationale dans la conduite des affaires politiques au niveau mondial, multipli(ant) les obstacles à l’extension des bonnes pratiques découlant des principes des Droits de l’homme »[83].
Paradoxalement, alors que la perte de confiance en l’État-nation a conduit à la propagation des droits fondamentaux à l’échelle supranationale ou internationale, cette montée en puissance des droits a également eu des répercussions significatives sur les ordres juridiques nationaux. Prenons l’exemple français : de nouveaux mécanismes de garantie de ces droits, tels que la Question prioritaire de constitutionnalité devant le juge constitutionnel depuis 2008, le référé-liberté devant le juge administratif depuis l’année 2000, ou encore le contrôle de proportionnalité devant le juge judiciaire depuis la réforme de la Cour de cassation de 2013, semblent conférer à l’État une nouvelle légitimité. En conséquence, l’État, par ses juges, se voit attribuer un rôle renouvelé dans la protection des droits fondamentaux, renforçant ainsi la légitimité de ses actions.
Par ailleurs, la dimension utopique inhérente à ces droits est sujette à une remise en question critique. Dans cette perspective, l’attention se concentre sur l’image projetée par ces droits, sur leurs promesses d’un monde meilleur, empreint de dignité et de respect, caractérisé par un idéalisme excessif. Selon Moyn, cette représentation s’avère être non seulement fallacieuse, mais également teintée d’hypocrisie[84]. Il semble que l’objectif ultime de la démonstration de l’auteur réside dans une mise en garde quant au destin des droits de l’Homme, anticipant une éventuelle crise. D’ailleurs, la corrélation étymologique entre les termes « crise » et « critique » est très révélatrice sur ce point. Par ailleurs, il est évident que cette crise est déjà en cours.
Cette crise se fait d’abord sentir par un affaiblissement progressif de l’élan de ces droits, tel que décrit par M. Ignatieff et R. Robert, à la fin des années 1990, lesquels constataient déjà une « crise de la cinquantaine » des droits de l’Homme : « les ONG se sont transformées en un vaste mouvement amorphe, la plupart de leurs animateurs prennent de l’âge et ne sortent plus guère de leur bureau ; leur énergie est tout entière absorbée par la compétition financière et publicitaire entre organisations. La cote de la mise en accusation publique – ressource essentielle des ONG – ne cesse de baisser »[85]. L’élan diminue, tandis que le nombre croissant de droits reconnus persiste dans une trajectoire ascendante, créant ainsi une dissonance troublante : « l’inflation des droits aboutit à une dévaluation du langage des droits »[86].
Elle se manifeste ensuite par une sorte de désillusion. D’un côté, les problématiques liées à l’effectivité de certains droits, notamment les droits sociaux, restent largement non résolues. D’un autre côté, cette déception découle de la perception de l’instrumentalisation de ces droits, aujourd’hui considérés par certains États, principalement orientaux, comme un outil d’oppression utilisé par l’Occident pour légitimer ses ingérences. L’invasion de l’Irak en 2003 et les opérations réalisées en Syrie à partir de 2014 en sont des exemples flagrants. De même, le dernier conflit à Gaza a renforcé les discours méfiants à l’égard des droits de l’Homme, les accusant d’hypocrisie et de partialité dans leur application. C’est principalement la dimension internationale de ces droits qui se retrouve remise en question dans ce contexte.
Moyn prédit cette crise en considérant que, en tant qu’utopie après les autres, les droits de l’Homme devront laisser – et laisseront – la place à de futures visions idéales. Cette substitution semble être envisagée avec une certaine anticipation, pourvu que les idéaux à venir s’orientent résolument vers une plus grande égalité et une réelle émancipation.
[1] S. MOYN, The Last Utopia. Human Rights in History, Harvard University Press, 2010, p. 213.
[2] Toutes les citations des ouvrages de S. MOYN sont traduites de l’anglais par l’auteure.
[3] S. MOYN, Not Enough. Human Rights in an Unequal World, Harvard University Press, 2018, p. 216.
[4] L. DAMAY et P.-O. DE BROUX, « Droits de l’homme : la dernière utopie ? », Journal européen des droits de l’Homme, 2016, n°2, p. 157.
[5] Sur la généalogie des droits de l’Homme, V. entre autres, dans la doctrine française : D. LOCHAK, Les droits de l’Homme, La Découverte, 2018 ; M. MATHIEU, « Histoire des droits de l’Homme », Cours de l’Université Numérique Juridique Francophone, [En ligne], révisé en Septembre 2016 ; Pour une référence anglophone, V. H. J. STEINER, Ph. ALSTON, R. GOODMAN, International Human Rights in Context: Law, Politics, Morals: Text and Materials, Oxford University Press, 2008.
[6] Nous pensons particulièrement au préambule de la Déclaration universelle des droits de l’Homme qui énonce : « Considérant que la reconnaissance de la dignité inhérente à tous les membres de la famille humaine et de leurs droits égaux et inaliénables constitue le fondement de la liberté, de la justice et de la paix dans le monde.
Considérant que la méconnaissance et le mépris des droits de l’Homme ont conduit à des actes de barbarie qui révoltent la conscience de l’humanité et que l’avènement d’un monde où les êtres humains seront libres de parler et de croire, libérés de la terreur et de la misère, a été proclamé comme la plus haute aspiration de l’Homme.
Considérant qu’il est essentiel que les droits de l’Homme soient protégés par un régime de droit pour que l’homme ne soit pas contraint, en suprême recours, à la révolte contre la tyrannie et l’oppression.
[…]Considérant que dans la Charte les peuples des Nations Unies ont proclamé à nouveau leur foi dans les droits fondamentaux de l’Homme, dans la dignité et la valeur de la personne humaine, dans l’égalité des droits des hommes et des femmes, et qu’ils se sont déclarés résolus à favoriser le progrès social et à instaurer de meilleures conditions de vie dans une liberté plus grande […] »
[7] Il est assez difficile de cerner précisément l’orientation politique de Moyn. Bien qu’on puisse le considérer comme un progressiste antilibéral, car il ne manifeste pas de tendances réactionnaires et s’inscrit dans une certaine mouvance de gauche, cette classification peut sembler paradoxale. Moyn critique souvent le libéralisme dans ses analyses, en plaidant pour des approches plus égalitaires. Cependant, son positionnement intellectuel est complexe et ne se laisse pas facilement enfermer dans des catégories politiques traditionnelles.
[8] S. MOYN, Liberalism Against Itself: Cold War Intellectuals ant the Making of Our Times, Yale University Press, 2023.
[9] S. MOYN, Humane: How the United States Abandoned Peace and Reinvented War, Farrar, Straus and Giroux, 2021.
[10] La critique marxiste des droits de l’Homme est essentiellement exprimée dans K. MARX, La question juive, La Fabrique, 2006, reprise et développée par différents auteurs, juristes, sociologues, et autres intellectuels.
[11] J.-C. MICHÉA, Le loup dans la bergerie. Droit, libéralisme et vie commune, Flammarion, 2019.
[12] X. DUPRÉ DE BOULOIS, « La critique doctrinale des droits de l’Homme », RDLF 2020 chron. n° 38.
[13] Bien que ces deux courants théoriques puissent sembler contradictoires, le marxisme avec son matérialisme historique, et les Critical Studies largement influencées par la French Theory critique du marxisme, convergent malgré leurs origines initialement divergentes, vers une critique de la domination.
[14] S. MOYN, The Last Utopia. Human Rights in History, Op. Cit.
[15] S. MOYN, Christian Human Rights, Philadelphia, University of Pennsylvania Press, 2015.
[16] S. MOYN, Not Enough. Human Rights in an Unequal World, Op. Cit.
[17] L’intérêt limité pour l’œuvre de Moyn chez les juristes français pourrait s’expliquer par plusieurs facteurs. Premièrement, la tradition juridique française pourrait rester majoritairement ancrée dans une approche doctrinale et libérale, moins ouverte aux perspectives interdisciplinaires et critiques que Moyn propose. De plus, son cadre théorique serait moins familier et moins accepté en France.
[18] J. LACROIX, « Être une boussole ne suffit pas », entretien publié le 4 décembre 2018, Amnesty International : https://www.amnesty.fr/actualites/justine-lacroix–etre-une-boussole-ne-suffitpas
[19] L. BURGORGUE-LARSEN, « Conclusion. Entre combats et critiques : l’irréductible permanence de la Déclaration universelle des droits de l’homme », Histoire et Postérité de la Déclaration universelle des droits de l’homme, nouvelles approches, A. BOZA, E. DECAUX, V. ZUBER (dir.), Presses universitaires de Rennes, 2022, p. 207. Elle écrit à propos de la mobilisation des travaux de Moyn : « A ce stade, j’insère un obiter dictum personnel dans le cadre de ces propos conclusifs. Je m’associe pleinement à l’intervention, lors des débats, du professeur Olivier de Frouville qui affirma, haut et fort, qu’il est extrêmement dommageable de mobiliser trop aisément cet auteur qui, pour beaucoup de juristes sérieux, démolit, ouvrages après ouvrages, les fondamentaux de l’histoire des droits de l’Homme en opérant ce que d’aucuns ont appelé un « révisionnisme dangereux » ».
[20] Il est intéressant de constater que la doctrine juridique française est souvent davantage citée par ses homologues que l’inverse. Sur cette question, V. J.-B. AUBY, « Les spécificités de la doctrine administrativiste française », In Association française pour la recherche en droit administratif, La doctrine en administratif, LexisNexis, 2010. Bien que l’auteur aborde spécifiquement la doctrine administrativiste française, il semble que cette observation puisse être généralisée à l’ensemble de la doctrine juridique française.
[21] S. MOYN, The Last Utopia…, Op. Cit., p. 1.
[22] M. KOSKENNIEMI, « Histories of international law: significance and problems for a critical view », Temple International and comparative law journal, 2013, n°2, p. 215 et s.
[23] S. MOYN, Christian Human Rights, Op. Cit., pp. 8-9.
[24] L’auteur met en lumière une distinction fondamentale entre les partisans des droits de l’Homme chrétiens et les militants des droits humains contemporains, soulignant que les premiers étaient davantage préoccupés par l’ordre que par la liberté.
[25] « (…) La thèse générale des droits de l’Homme chrétiens est qu’à travers cette époque de transwar perdue et mal mémorisée, les droits de l’Homme peuvent être considérés comme un projet de la droite chrétienne, et non de la gauche laïque. Leur création a entraîné une rupture avec la tradition révolutionnaire et ses droits de l’Homme, ou – mieux dit – une capture réussie de ce langage par des forces reformulant leur conservatisme », S. MOYN, Christian Human Rights, Op. Cit., pp. 8-9.
[26] Harvard Law School Library Book Talk, Conférence sur le livre de Moyn, Christian Human Rights, publiée le 25 février 2016 sur YouTube. https://www.youtube.com/watch?v=L3JbvszN8yo&t=840s
[27] « Les droits de l’Homme chrétiens ont fait leur place dans le monde politique dans le cadre de la stabilisation de l’Europe bourgeoise après la Seconde Guerre mondiale, et leur destin a été de figurer dans la dynamique de refonte (…) qui a finalement apporté la stabilité qui manquait depuis longtemps aux régimes : l’ « endiguement de la gauche », la construction d’une forme de capitalisme modéré reposant sur des groupes d’intérêt, et surtout le passage d’un maintien conservateur du pouvoir de la classe moyenne, prêt à renoncer à la démocratie si nécessaire, à un maintien qui l’embrasse à tout prix », S. MOYN, Christian Human Rights, Op. Cit p. 171.
[28] Ibid., p. 25 et s.
[29] Ibid., p. 10.
[30] Ibid., p. 1.
[31] Un exemple significatif est la Constitution religieuse de l’Irlande, rédigée par le Premier ministre catholique Éamon de Valera en 1937, reflétant des valeurs familiales traditionnelles.
[32] « Cette histoire alternative est donc contrainte de relever un défi majeur : comprendre pourquoi ce n’est pas au milieu des années 1940 mais au milieu des années 1970 que les droits humains en sont venus à définir les espoirs des gens pour l’avenir, en tant que fondement d’un mouvement international et d’une utopie du droit international », S. MOYN, The Last Utopia…, Op. Cit., p. 7.
[33] Pour une critique de cette thèse, V. D. COPELLO, « Faire la révolution par les droits de l’homme. Un phénomène d’imbrication militante dans l’Argentine des années 1970 et 1980 », Revue française de science politique, 2019, n°4, pp. 577-600. Dans cet article, l’auteur mobilise le cas argentin pour remettre en question le constat de Moyn, selon lequel l’apparition des droits de l’Homme contemporains est liée à une dépolitisation de l’activisme politique.
[34] Sur l’émergence de ce nouveau vocable, V. entre autres : L. FAVOREU, Droit des libertés fondamentales, Dalloz, 2015 ; E. PICARD, « L’émergence des droits fondamentaux en France », AJDA, 1998, p. 6 et s.
[35] Cette tendance est clairement illustrée à travers les discours des organisations non gouvernementales. Par exemple, sur le site d’Amnesty International France, on utilise le terme « droits humains » pour faire référence à la catégorie des droits et libertés.
[36] J. LACROIX, « Des droits de l’Homme aux droits humains ? A propos de : S. Moyn, The Last Utopia : Human Rights in History, Harvard », 20 octobre 2010, La vie des idées. https://laviedesidees.fr/Des-droits-de-l-homme-aux-droits
[37] Ibid.
[38] Dans le même sens, V. Ch. MCCRUDDEN, « Human Rights Histories », Oxford Journal of Legal Studies, 2015, n°1, pp. 179-212.
[39] J. LACROIX, « Des droits de l’Homme aux droits humains ? A propos de : S. Moyn, The Last Utopia: Human Rights in History, Harvard », Op. Cit.
[40] Ibid.
[41] Ibid.
[42] L. DAMAY et F. DELMOTTE, « Les droits de l’homme entre ruptures et continuité : un éclairage historico-sociologique », Journal européen des droits de l’Homme, 2016, n°2, pp. 161-178 ; V. ZUBER, « Les Droits de l’homme ont-ils un avenir ? », in M. WIEVIORKA (dir.), L’avenir, Sciences Humaines Éditions, 2015, p. 210 et s.
[43] V. CHAMPEIL-DESPLATS, Théorie générale des droits et libertés, Dalloz, 2019, p. 136.
[44] N. BOBBIO, L’età dei diritti, Einaudi,1997, p. 19, cité par V. CHAMPEIL-DESPLATS, Théorie générale des droits et libertés, Op. Cit., p. 136.
[45] V. CHAMPEIL-DESPLATS, Théorie générale des droits et libertés, Op. Cit., p. 132.
[46] Ibid.
[47] Dans ce sens, V. D. LOCHAK, Le droit et les paradoxes de l’universalité, PUF, 2010.
[48] M. KOSKENNIEMI, « Histories of international law: significance and problems for a critical view », Op. Cit., p. 229.
[49] V. ZUBER, « Les Droits de l’homme ont-ils un avenir ? », Op. Cit., p. 208.
[50] Ibid., p. 229 et s.
[51] Ibid.
[52] Ibid.
[53] A. ETINSON, « Introduction », In A. ETINSON (ed.), Human Rights: Moral or Political?, Oxford University Press, 2018, p. 10.
[54] « Il serait donc plus intéressant de conclure ce livre par quelques brèves réflexions sur le christianisme, non pas en tant que sources des droits de l’Homme contemporains, avec son bilan spécifique et ses dilemmes persistants, mais en tant que l’un des mouvements moraux les plus réussis de l’histoire des affaires humaines – et qui fournit donc de nombreux précédents pour la réflexion sur la manière dont le mouvement des droits de l’homme pourrait se développer à l’avenir. L’interruption du mouvement des droits de l’homme dans l’histoire mondiale n’est rien en comparaison de la longévité du christianisme, qui offre donc une riche base de réflexion. L’histoire millénaire du christianisme est en effet une ressource précieuse pour quiconque s’intéresse aux perspectives d’un plaidoyer moral quel qu’il soit », S. MOYN, Christian Human Rights, Op. Cit., pp. 173-174.
[55]A. ETINSON, « Introduction », In A. ETINSON (ed.), Human Rights: Moral or Political? Op. Cit., p. 10
[56] Ibid.
[57] Ibid., p. 11
[58] L’individualisme est entendu ici au sens politique et concerne les valeurs et idéaux politiques liés à l’individu dans la société.
[59] S. MOYN, The Last Utopia…, Op. Cit., p. 85.
[60] Adoptée en 1941 pendant la Seconde Guerre mondiale, cette charte énonçait les principes clés de la coopération internationale pour la paix et la sécurité, notamment le droit des peuples à l’autodétermination et la promotion de la liberté économique, influençant ainsi les discussions sur l’ordre mondial d’après-guerre.
[61] Ibid., p. 86.
[62] Nous ne nous attarderons pas sur ce point, celui-ci faisant l’objet d’un article de l’auteur, publié en français : S. MOYN, « L’impérialisme, l’autodétermination et la montée des droits de l’Homme », Lava Revue, 2 août 2019.
https://lavamedia.be/fr/limperialisme-lautodetermination-et-la-montee-des-droits-de-lhomme/
[63] « En tant qu’agent de la plus grande diffusion de la souveraineté dans l’histoire du monde, et non de sa qualification, la leçon de l’anticolonialisme pour l’histoire des droits de l’Homme ne concerne pas la pertinence croissante du concept à travers l’ère de l’après-guerre. Elle concerne les conditions idéologiques dans lesquelles l’autodétermination collective, si convaincante avant, est entrée en crise », S. MOYN, The Last Utopia…, Op. Cit., pp. 86-87.
[64] Makau Mutua est un juriste kényan connu pour ses travaux sur les droits de l’Homme, notamment sur l’analyse critique du droit international, de la justice transitionnelle et des questions de droits de l’Homme en Afrique.
[65] M. MUTUA, Human Rights Standards. Hegemony, Law and Politics, State University of New York Press, 2016, p. 15.
[66] Ibid.
[67] Ibid.
[68] N. PLANEL, « Not Enough : Human Rights in an Unequal World de Samuel Moyn », Revue Esprit, Juillet/Août 2021.https://esprit.presse.fr/actualite-des-livres/niels-planel/not-enough-human-rights-in-an-unequal-world-de-samuel-moyn-43473
[69] S. MOYN, Not Enough. Human Rights in an Unequal World, Op. Cit., p. 3 et s.
[70] Ibid.
[71] « L’accent mis sur la subsistance ressemblait pour beaucoup à un prix de consolation pour l’abandon de l’égalité. L’engagement en faveur d’une vision de la satisfaction suffisante des besoins de base se situait entre l’indignation de la pénurie persistante dans un monde postcolonial et la perspective coûteuse d’une justice égalitaire proposée par ce même monde postcolonial. Alors que la poursuite des droits sociaux mondiaux s’engageait, bien que sa pleine approbation ait attendu la fin de la guerre froide, l’idéal distributif de subsistance seul a survécu, et l’idéal d’égalité est mort », Ibid., p. 121.
[72] Ibid., p. 119 et s.
[73] Ibid.
[74] Ibid., p. 212 et s.
[75] M. MUTUA, Human Rights Standards. Hegemony, Law and Politics, Op. Cit., p. 140.
[76] Ibid.
[77] L’article 1er du Pacte international relatif aux droits civils et politiques énonce :
« 1. Tous les peuples ont le droit de disposer d’eux-mêmes. En vertu de ce droit, ils déterminent librement leur statut politique et assurent librement leur développement économique, social et culturel.
- Pour atteindre leurs fins, tous les peuples peuvent disposer librement de leurs richesses et de leurs ressources naturelles, sans préjudice des obligations qui découlent de la coopération économique internationale, fondée sur le principe de l’intérêt mutuel, et du droit international. En aucun cas, un peuple ne pourra être privé de ses propres moyens de subsistance.
- Les États parties au présent Pacte, y compris ceux qui ont la responsabilité d’administrer des territoires non autonomes et des territoires sous tutelle, sont tenus de faciliter la réalisation du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, et de respecter ce droit, conformément aux dispositions de la Charte des Nations Unies ».
[78] G. LEBRETON, « Critique de la Déclaration universelle des Droits de l’homme », Cahiers de la recherche sur les droits fondamentaux, n°7, 2009, p. 20.
[79] Ibid.
[80] V. ZUBER, « Les Droits de l’homme ont-ils un avenir ? », Op. Cit., p. 208.
[81] S. MOYN, The Last Utopia…, Op. Cit., p. 213.
[82] Ibid., pp. 212-213
[83] V. ZUBER, « Les Droits de l’homme ont-ils un avenir ? », Op. Cit., p. 212.
[84] « Il est impossible d’aborder l’émergence récente et le pouvoir contemporain des droits de l’Homme sans se concentrer sur leur dimension utopique : l’image d’un autre monde, meilleur, fait de dignité et de respect, qui sous-tend leur attrait, même lorsque les droits de l’Homme semblent se résumer à des réformes lentes et fragmentaires. Mais loin d’être le seul idéalisme qui ait inspiré la foi et l’activisme au cours des évènements humains, les droits de l’Homme sont apparus historiquement comme la dernière utopie – une utopie qui est devenue puissante et proéminente parce que d’autres visions ont implosé. Les droits de l’Homme ne sont qu’une vision moderne particulière de l’engagement antique de Platon et du Deutéronome – et de Cyrus – en faveur de la cause de la justice. Même parmi les schémas modernes de liberté et d’égalité, ils ne sont qu’un parmi d’autres ; ils étaient loin d’être les premiers à placer les aspirations globales de l’humanité au centre de leurs préoccupations », S. MOYN, The Last Utopia…, Op. Cit., pp. 4-5.
[85] M. IGNATIEFF et R. ROBERT, « Les droits de l’Homme : la crise de la cinquantaine », Esprit, Août-Septembre 1999, p. 14.
[86] Ibid., p. 15. Les auteurs continuent : « Les traités, les organisations, les moyens mis au service des droits de l’Homme se multiplient, et pourtant le volume et l’ampleur des violations ne diminuent pas ».