Haine en ligne : qui est responsable ? A propos de l’affaire Cour EDH, GC, 15 mai 2023, Sanchez / France, n°45581/15
Par Edouard Dubout, Professeur de droit européen à l’Université Paris Panthéon-Assas
L’avènement de la civilisation numérique nous révèle comme nous sommes, pour le meilleur et pour le pire. Dans le pire, figure la désinhibition de la rancœur et du ressentiment, qui se manifeste par la prolifération de commentaires haineux qui envahissent les réseaux sociaux et finissent par détruire toute possibilité de vivre ensemble. Comment lutter efficacement et légitimement contre les commentaires haineux sur les réseaux sociaux ? Est-ce que la responsabilisation pénale des titulaires de comptes sur lesquels ces commentaires sont publiés offre un moyen d’endiguer leur prolifération sans affecter exagérément la liberté d’expression ?
Telle est la voie dans laquelle le législateur et le juge français se sont avancés, et que les juges de la Grande chambre de la Cour EDH ont cautionné en rendant un constat assez nettement majoritaire (malgré 4 juges dissidents, et un juge « hésitant ») de non-violation de l’article 10 de la Convention dans l’affaire Sanchez contre France du 15 mai 2023 (requête n° 45581/15). La position de la Cour autorise à faire peser une contrainte potentiellement lourde sur les détenteurs de comptes privés de réseaux sociaux, en permettant que leur soit imposé un devoir de surveillance, voire de censure, de la liberté d’expression d’autres personnes privées. Une manière de comprendre cette forme inédite de restriction à la liberté d’expression numérique est de l’inscrire dans le contexte plus large du risque que fait peser la communication en ligne sur l’avenir du modèle démocratique actuel. On s’y arrêtera un instant avant de revenir à l’affaire Sanchez proprement dite.
I. L’enjeu : fragmentation et radicalisation de l’espace public
La menace que représente les commentaires haineux sur les réseaux sociaux n’est pas anecdotique : elle risque d’entraîner la perte de notre modèle démocratique. Cette menace n’émane pas tant des contenus diffusés – les discours d’incitation à la haine n’ayant rien de nouveau –, mais elle provient plutôt de l’architecture même de la communication numérique qui les rend possibles et visibles. Ce problème structurel a été diagnostiqué par le philosophe Jürgen Habermas dans son dernier ouvrage comme celui de la fragmentation de l’espace public démocratique 1, qui alimente la radicalisation des discours de haine.
Selon l’auteur, la fragmentation de notre perception du monde puise racine dans la transformation du citoyen qui passe de simple récepteur de l’information à celui de nouvel émetteur d’information 2. Ce changement de rôle fait que la circulation de l’information est devenue largement dérégulée, provoquant un afflux sans précédent d’informations et de contenus contradictoires qui se rendent mutuellement inaudibles. Dans ce chaos informationnel, les citoyens devenus « récepteurs-émetteurs » sont conduits à cloisonner, avec l’aide des algorithmes et des profilages, leurs champs d’informations dans des « bulles informationnelles », dites aussi des « chambres d’écho ». Ces espaces sont construits de façon autoréférentielle, identitaire, et donc fragmentaire. La communication se referme en pratique dans un « entre-soi », fait des innombrables commentaires des « amis » et des « suiveurs », qui nourrissent une forme d’incommunicabilité entre les différents groupes sociaux et finalement fragilisent toute possibilité d’un compromis démocratique rationnellement délibéré entre les différents groupes identitaires. C’est ainsi que l’espace public démocratique qui était censé abriter et rendre possible la discussion de tous avec tous, devient fragmenté en une multiplicité d’espaces semi-publics de communication. À terme, l’espace global de délibération démocratique devient lui-même un de ses sous-espaces, entraînant la disparation de tout champ communicationnel commun, autrement dit de toute possibilité de définir un monde commun propre au débat démocratique 3.
La principale conséquence de cette fragmentation de la communication en de multiples espaces semi-publics est d’encourager la radicalité et la haine des autres groupes. L’entre-soi idéologique que favorise la structure fragmentée de la communication en ligne crée un effet de polarisation consistant dans le fait que lorsque des personnes partageant un même point de vue discutent, leurs opinions tendent mécaniquement à se radicaliser. Il y a fort à croire que les commentaires les plus haineux soient postés sur des sites dont les auteurs de ces commentaires pensent qu’ils abritent un auditoire favorablement disposé à leur égard. Ils escomptent un soutien à leurs commentaires, tout en esquivant le risque de se voir opposer une critique ou de se faire marginaliser. Les messages d’incitation à la haine et à la violence n’en deviennent que plus virulents. Face à cette fragmentation et cette radicalisation de la communication humaine, il n’est pas à exclure, comme le redoute Habermas, que « le régime démocratique existant arrive à expiration » 4.
Comment réagir face à une telle menace des commentaires haineux pour l’avenir de la démocratie ? Telle était la question posée dans l’affaire Sanchez.
II. L’affaire : une nouvelle responsabilité du fait (des commentaires) d’autrui
En l’espèce, le requérant, Monsieur Julien Sanchez, à l’époque responsable local du Front national (avant de devenir vice-président de l’actuel RN) et candidat aux élections législatives dans la circonscription de Nîmes, avait été condamné à 3 000 euros d’amendes et 1 000 euros de DI en tant qu’« auteur principal » de deux commentaires ciblant les musulmans postés sur son mur Facebook par d’autres internautes, dont le premier avait été retiré par son auteur dès le lendemain, tandis que l’autre avait été laissé en ligne plusieurs semaines.
Le billet de base du requérant n’avait en lui-même rien de répréhensible : il moquait l’absence de site internet d’un parti politique rival dans le contexte de la campagne électorale. En revanche, le premier commentaire litigieux, posté par un commerçant, était quant à lui dirigé contre la gestion de la ville de Nîmes par le maire en place et stigmatisait ouvertement les musulmans. Il visait aussi explicitement la compagne du rival politique du requérant dont le prénom avait une « consonance maghrébine » 5. Le second commentaire litigieux émanait d’un employé de la ville et attaché de campagne du requérant, et s’en prenait lui aussi au candidat rival et aux musulmans 6.
Pour qualifier juridiquement le requérant d’« auteur principal » de ces commentaires qu’il n’avait pourtant par définition pas lui-même rédigés, les juridictions françaises s’appuyèrent d’une part sur l’autorisation préalable donnée par le requérant à des personnes de publier sur son mur (en tant qu’« amis »), et d’autre part sur la conscience que dans un contexte électoral les commentaires postés risquaient d’avoir une forte teneur politique et donc polémique.
« [le requérant], élu du Front National, personnage public, a sciemment rendu public son mur Facebook et a donc autorisé ses amis à y publier des commentaires ; que, par cette démarche volontaire, il est devenu responsable de la teneur des propos publiés ; que sa qualité de personnage politique lui imposait une vigilance d’autant plus importante ; qu’il ne peut soutenir ne pas avoir eu connaissance des propos publiés sur son site » (CA Nîmes, 18 octobre 2013, confirmé par C.Cass, 17 mars 2015)
Au vu de ces éléments, les juges français estimèrent que le requérant était présumé avoir eu connaissance des commentaires litigieux et, à ce titre, réagir promptement afin de les supprimer. Ne l’ayant pas fait, il en est tenu pour directement responsable, et même considéré comme l’« auteur principal » sur le fondement de la loi française 7. Tout comme la 5ème section (présidée à l’époque par Sofia O’Leary) l’avait fait avant elle dans un arrêt du 2 novembre 2021 (rendu à 6 voix contre 1), la Grande chambre présidée par le vice-président Georges Ravarani donna raison aux juges français dans son arrêt du 15 mai 2023, en rendant un constat de non-violation de l’article 10 de la Convention.
Si la solution à laquelle les juges européens parviennent peut éventuellement se comprendre en vue de tenter de répondre à la menace démocratique de la haine en ligne, le raisonnement utilisé pour y parvenir n’est pas exempt de certaines critiques.
III. Le raisonnement : la justification d’une « censure privée »
En admettant que puisse être engagée la responsabilité pénale d’un titulaire d’un compte privé sur les réseaux sociaux du fait de commentaires postés par des tiers, la Cour EDH entérine une atteinte inédite à la liberté d’expression en ligne. Elle institue une forme d’effet horizontal « inversé » de la liberté d’expression, en vertu duquel un devoir de la limiter, et non pas seulement de la respecter, est imposé dans les rapports entre personnes privées. Elle ouvre ainsi la voie à une forme d’ingérence accrue au sein de la sphère privée qui est classiquement conçue comme un espace protégé de conscience et de parole.
Le risque de cette nouvelle responsabilisation est de susciter des formes multiples, potentiellement ambivalentes et mutuelles, de censure privée de la liberté d’expression en ligne.
Comme l’écrit la juge Vourou-Vikström dans son opinion dissidente sous l’arrêt de chambre, il est à craindre que cette responsabilité « ne transforme le titulaire d’un compte en véritable contrôleur, et même en censeur des propos écrits sur son mur ». Et on ne peut exclure que, par précaution, une forme de « sur-modération » de l’expression en ligne se développe : « Confronté à un doute quant au caractère litigieux d’un propos dont il n’est pas l’auteur, le titulaire du compte sera bien évidemment enclin à supprimer ou dénoncer un message au nom d’un principe de précaution. L’effet dissuasif est bien là et la liberté d’expression s’en trouve grandement menacée » 8.
De leur côté, les juges Wojtyczek et Zünd pointent la charge disproportionnée que peut représenter la surveillance d’un compte privé, notamment d’une personnalité politique, et estiment que des mesures moins attentatoires à la liberté d’expression auraient été préférables : « Un système équilibré devrait au moins comporter un mécanisme de mise en demeure préalable à l’égard du titulaire d’un compte sur Facebook ou sur un autre réseau social, et prévoir un délai raisonnable pour la suppression des commentaires délictueux, avant que le titulaire du compte lui-même ne puisse être tenu pour personnellement responsable de la non-suppression de ces commentaires » 9.
Ces critiques ne sont pas dénuées de pertinence au regard de la place matricielle de la liberté d’expression pour la démocratie et les droits fondamentaux. C’est pourquoi, tout en admettant la responsabilité des détenteurs de comptes du fait des commentaires postés par des tiers, la Cour européenne en encadre la portée en établissant une échelle de responsabilité en fonction du degré de notoriété politique du titulaire du compte. Très classiquement, deux questions principales se posaient à la Cour européenne des droits de l’homme. Tout d’abord, l’ingérence dans la liberté d’expression du requérant était-elle suffisamment « prévisible », et ensuite, pouvait-elle passer pour « nécessaire » dans une société démocratique ?
A. Prévisibilité
Bien qu’elle ne soit pas dénuée d’intérêt et qu’elle ait suscité une bonne partie des opinions dissidentes, on ne s’attardera pas sur la légalité de l’engagement de la responsabilité pénale du requérant, dont le manque de prévisibilité est justifié, en substance, par le caractère relativement inédit de la question.
Cette responsabilité fut engagée sur le fondement d’une loi française (loi du 29 juillet 1982, modifié en 2009 par la loi HADOPI 1) permettant d’incriminer, en principe subsidiairement, le « producteur » d’un site internet au moyen duquel une infraction à la liberté de la presse a été commise. Or, jusqu’au cas d’espèce, la notion de « producteur » n’avait pas été clairement appliquée au détenteur d’un simple compte privé permettant de poster des commentaires sur les réseaux sociaux. En tant que nouvelle forme de responsabilité, celle du « producteur » de site de communication au public comportait une part inévitable d’imprévisibilité qui rendait discutable de savoir si le requérant et ses conseils pouvaient être pleinement conscients de la responsabilité encourue 10. En outre, la nature pénale de la sanction rendait encore plus problématique son manque de prévisibilité en vertu d’une approche en théorie logiquement plus stricte du principe de légalité des délits et des peines qui sinon perdrait toute valeur ajoutée 11.
La Cour en est consciente, mais pour dépasser ces arguments et juger l’ingérence néanmoins suffisamment prévisible, elle se fonde sur le truisme selon lequel « il faut bien qu’une norme juridique donnée soit un jour appliquée pour la première fois », et qu’en conséquence le « caractère inédit, au regard notamment de la jurisprudence, de la question juridique posée ne constitue pas en soi une atteinte aux exigences d’accessibilité et de prévisibilité de la loi, dès lors que la solution retenue faisait partie des interprétations possibles et raisonnablement prévisibles » 12. Autrement dit, le caractère nouveau de la question justifiait, selon la majorité de la Grande Chambre, le caractère moins prévisible de l’ingérence. En d’autres termes, la Cour européenne des droits de l’homme a entendu se prononcer sur le fond sur une question dont elle a perçu les enjeux pour l’avenir du modèle démocratique : les campagnes politiques en ligne.
B. Nécessité
L’enjeu juridique principal de l’affaire portait sur la question de savoir s’il est véritablement nécessaire dans un régime démocratique de communication numérisée de tenir responsable un compte privé d’un responsable politique du fait de propos dont il n’est pas l’auteur ? Pour y répondre positivement, la Cour EDH déploie un raisonnement relativement innovant tant dans le choix des critères que dans le poids qui leur est accordé.
1. Le choix des critères
En premier lieu, se posait à la Cour une question de méthode pour connaître d’une situation en partie nouvelle : fallait-il appliquer les critères dégagés à propos de la responsabilité des opérateurs numériques du fait de commentaires haineux publiés par le biais de leurs services, ou fallait-il dégager de nouveaux critères propres à la mise en cause d’un simple utilisateur de ces services ? La démarche de la Cour manque à cet égard de cohérence.
Dans un premier temps 13, la Cour choisit l’option de la continuité en retenant pour évaluer la proportionnalité de l’ingérence les quatre critères dégagés dans l’arrêt Delfi 14, portant respectivement (quoique dans un ordre assez peu logique) sur : i) le contexte des commentaires, ii) le degré de réactivité pour les supprimer, iii) la possibilité de sanctionner directement les auteurs, iv) les conséquences encourues Toutefois, dans un second temps, la Cour relève par la suite, lors de l’examen du premier critère, que la situation de l’affaire Sanchez différait sensiblement de celle de l’affaire Delfi qui concernait la responsabilité d’un « grand portail d’actualités sur Internet exploité à titre professionnel et à des fins commerciales ». Or, dans ce précédent de principe, la Cour avait limité son contrôle à ce type de situation, en excluant a contrario « d’autres types de forums sur Internet susceptibles de publier des commentaires provenant d’internautes », notamment « les plateformes de médias sociaux où le fournisseur de la plateforme ne produit aucun contenu et où le fournisseur de contenu peut être un particulier administrant un site ou un blog dans le cadre de ses loisirs » 15.
Sur la base de cette distinction entre grand portail numérique commercial et simple compte privé, la Cour rattache logiquement l’affaire Sanchez à cette seconde hypothèse, le requérant n’étant pas une plateforme mais lui-même un simple utilisateur 16. Cela contredit néanmoins la démarche d’ensemble consistant à appliquer les mêmes critères de proportionnalité à des situations différentes. De deux choses l’une : soit il aurait fallu appliquer d’autres critères dans le cas de la responsabilité du fait d’un simple compte privé d’utilisateur par rapport à celle d’un opérateur commercial ; soit, si ces critères sont les mêmes, le distinguo de l’arrêt Delfi aurait dû être abandonné en expliquant pourquoi. La Cour s’en tire par une pirouette en considérant que la situation du requérant en tant qu’homme politique utilisant à cette fin un compte privé était particulière (cf. infra). Il n’empêche que cela ne gomme pas complètement le manque de cohérence méthodologique du choix des critères retenus au moment de l’examen de la proportionnalité
2. Le poids des critères
L’autre point problématique du raisonnement portait, en second lieu, sur l’appréciation de ces critères et leurs poids respectifs. En substance, sur les quatre critères retenus, trois penchaient plutôt en faveur du requérant, tandis que seul le premier jouait réellement en sa défaveur.
a. Les critères favorables au requérant tenaient, tout d’abord, au fait qu’une certaine réaction avait bien eu lieu (critère 2), qu’ensuite les véritables auteurs des propos haineux avaient bien été identifiés et condamnés (critère 3), et qu’enfin les conséquences encourues par le titulaire du compte étaient de nature pénales (critère 4). Pris ensemble, ces circonstances rendaient douteux le caractère nécessaire de l’engagement de la responsabilité pénale du titulaire du compte.
Premièrement, sur les deux commentaires litigieux, l’un d’eux avait été retiré rapidement (au bout de 24 h), et seul le second était resté en ligne. Or, le requérant avait été condamné pour les deux commentaires qui, selon les juges nationaux, formaient une conversation d’ensemble. Il aurait été possible de contester cette approche globale et indistincte sous l’angle du critère de réaction et de la juger disproportionnée, mais la Cour s’en remet sur ce point à la subsidiarité et à l’appréciation des juges nationaux 17.
Deuxièmement, la circonstance que, contrairement à l’affaire Delfi, l’anonymat des auteurs véritables des propos haineux ait pu être levé aurait pu jouer un rôle plus important dans la balance. Puisqu’aucun risque d’impunité n’était à craindre, était-il absolument nécessaire de condamner également le titulaire du compte ? Même s’il contribue à la diffusion des messages, et joue à ce titre un rôle indépendant ainsi que la Cour le relève 18, il peut paraître exagéré de le considérer comme « auteur principal » de l’infraction (et les auteurs réels des commentaires comme de simples « complices »).
Troisièmement, la nature pénale de l’ingérence dans la liberté d’expression aurait pu peser davantage dans l’examen de la proportionnalité. Certes, la Cour relève le montant réduit de l’amende infligée 19, mais cela ne suffit pas à compenser le fait que, comme l’a souligné la doctrine, quel que soit son niveau « la sanction pénale produit des effets néfastes spécifiques qui rendent ce type de restriction de la liberté d’expression plus difficile à justifier » 20.
b. C’est pourquoi, face à ces critères plutôt favorables au requérant et à la disproportion de la loi française, il semblerait que le premier critère Delfi ait revêtu un poids déterminant pour justifier la responsabilité pénale du requérant du requérant : à savoir, « le contexte des commentaires ». Qu’entendre par là ?
Selon la Cour, ce critère du « contexte » se décompose lui-même en deux éléments qui font que la restriction à la liberté d’expression est considérée comme justifiée : d’une part, la nature « clairement illicite » des commentaires 21, et d’autre part, la stature politique du titulaire du compte. Ce dernier aspect est très présent dans l’ensemble de l’argumentaire du juge européen. La Cour insiste lourdement sur la distinction d’un responsable politique et d’« un simple particulier » 22, et établit sur cette base une échelle de responsabilité en fonction du niveau de notoriété du responsable politique utilisant les réseaux sociaux :
« La Cour estime au demeurant qu’une notoriété et une représentativité importante donnent nécessairement une résonance et une autorité particulières aux mots, aux actes ou aux omissions de leur auteur. Dès lors, elle estime pertinent d’opérer un contrôle de proportionnalité en fonction du niveau de responsabilité susceptible de peser sur la personne visée : un simple particulier dont la notoriété et la représentativité sont limitées aura moins d’obligations qu’une personne ayant un mandat d’élu local et candidate à de telles fonctions, laquelle aura à son tour moins d’impératifs qu’une personnalité politique d’envergure nationale, pour qui les exigences seront nécessairement plus importantes, en raison tant du poids et de la portée de ses paroles que de sa capacité à accéder aux ressources adaptées, permettant d’intervenir efficacement sur les plateformes de médias sociaux » 23.
Cette manière de graduer la responsabilité selon la notoriété et la dimension politique du requérant appelle un jugement ambivalent.
D’un côté, une telle approche a une part de rationalité. Plus l’audience d’un compte est large, plus les conséquences d’un usage abusif risqueront d’être graves pour la démocratie et la paix sociale, et donc plus il semble nécessaire d’en responsabiliser les titulaires. Il n’est pas improbable, à cet égard, que les événements du Capitole et les appels à l’insurrection sur les réseaux sociaux de la part d’un responsable politique déchu ait pu marquer l’argumentaire de la Cour européenne. On peut ainsi comprendre la démarche de responsabilisation progressive en fonction du risque démocratique global.
Mais d’un autre côté, l’approche retenue comporte aussi certains défauts. Tout d’abord, si le degré de responsabilité est fonction du risque pour la société, alors il aurait fallu étendre son champ à n’importe quel compte privé doté d’un certain niveau d’audience, qu’il soit détenu ou non par une personnalité politique (comme un influenceur, un humoriste, un personnage « people », un sportif renommé, etc…). La Cour en semble consciente. Elle n’exclut pas que la responsabilisation graduelle puisse concerner d’autres types d’acteurs 24, mais alors le seuil à partir duquel cette responsabilité pèsera deviendra particulièrement flou et risque de concerner un grand nombre d’acteurs sociaux. Ensuite, il y a une certaine contradiction à responsabiliser davantage les personnages politiques alors même que leur liberté d’expression est censée être plus large au regard de l’argument du débat d’intérêt général, y compris sur internet 25.
Enfin, il peut paraître paradoxal d’augmenter le degré de responsabilité d’un acteur dans des situations par définition plus difficiles à surveiller au fur et à mesure que sa popularité est importante. Certes, la restriction de la responsabilité à la nature « clairement » illicite des commentaires devrait permettre d’en faciliter la surveillance. Toutefois l’on sait bien que la distinction entre un message de haine clair ou ambigu n’est elle-même pas bien claire. Les frontières de l’illicite, voire de l’abus d’expression, sont mouvantes, y compris dans la jurisprudence de la Cour 26. C’est pourquoi, face à des comptes regroupant plusieurs milliers, voire plusieurs millions, de followers, seuls des moyens considérables – probablement automatisés – seront en mesure d’assurer une véritable surveillance massive des commentaires afin de tenter de départager ce qui est clairement illicite de ce qui ne l’est pas, sans garantie que de nombreuses erreurs ne seront pas commises.
Est-ce là le rôle de l’utilisateur ? N’est-ce pas là plutôt celui de l’opérateur du réseau social ? Tel est le risque de la responsabilisation des titulaires de comptes privés qu’avalise l’arrêt Sanchez : il pourrait encourager une « dé-responsabilisation » des exploitants des réseaux sociaux qui se trouvent pourtant au cœur du problème démocratique de la haine en ligne.
IV. Le risque : une dé-responsabilisation des plateformes
On se demandera pour finir si la solution de la Cour consistant à autoriser la responsabilisation des détenteurs de comptes sur les réseaux sociaux ne risque pas d’entraîner un effet pervers en pérennisant l’origine du problème des commentaires haineux qu’est l’architecture de la communication en ligne.
Il n’est pas à exclure, au vu de l’affaire Sanchez, que la responsabilité des titulaires de comptes sur les réseaux sociaux ne devienne plus simple à établir que celle des plateformes exploitant ces réseaux sociaux. Si tel devenait le cas, alors l’impunité actuelle des opérateurs en ligne en serait confortée en pratique. En effet, la responsabilité des plateformes numériques est – en l’état – particulièrement difficile à établir. Elles se réfugient derrière leur statut d’intermédiaire, ou « hébergeur », pour demeurer irresponsable des contenus illicites diffusés via leurs services. Tel a encore été récemment le cas aux États-Unis sur le fondement de la Section 230 du Communications Decency Act dans l’affaire Twitter v/ Taamneh, où le réseau social a été reconnu irresponsable de la prolifération des messages d’incitation au terrorisme et à la violence, au motif notamment que telle n’était pas leur intention délibérée 27. Faute de pouvoir prouver une telle intention, la plateforme est présumée parfaitement neutre dans l’espace de communication, ce qui lui confère un statut de simples « hébergeur », et non d’« éditeur » de contenu comme l’est un média classique qui est logiquement responsable des contenus dont il filtre la diffusion.
Face à cette irresponsabilité juridique organisée des plateformes numériques, les pouvoirs politiques européens peinent pour l’instant à réagir. Certes, l’Union européenne s’est dotée d’un Digital Services Act (règlement 2022/2065) pour tenter de davantage responsabiliser les principaux opérateurs numériques, mais d’une part le texte européen maintient l’irresponsabilité de principe des plateformes en ligne (art. 8) 28, et d’autre part l’efficacité réelle des obligations de transparence et de vigilance qu’il impose aux plus large d’entre elles demeure encore incertaine et risque de poser un problème d’extraterritorialité au regard de leur localisation. Alors que la divergence des conceptions américaine et européenne de la liberté d’expression suscitait jusqu’à présent une simple curiosité théorique, elle devient désormais un problème pratique particulièrement difficile à résoudre 29. Or, comme on l’a vu, le véritable danger pour la démocratie ne vient pas tant des contenus haineux que de l’architecture du réseau qui les rend visibles, c’est-à-dire du modèle économique des plateformes qui les conduit à monétiser une « sur-exposition » des discours de haine en renforçant les chances de victoire politique de ces idées haineuses.
L’affaire Sanchez ne s’attaque pas à la racine du problème, voire risque de le conforter. La question demeure de savoir comment réagir juridiquement face au phénomène de monétisation de la haine en ligne. Une solution consisterait à ne plus envisager la haine en ligne uniquement sous l’angle de la liberté de l’expression, mais aussi sous celui de l’égalité de l’expression. De ce point de vue, le modèle économique et social de la plateforme est loin d’être neutre. Sous l’angle de l’égalité de la parole en ligne, la plateforme n’agit pas comme un simple hébergeur intermédiaire, mais comme un véritable orientateur de la communication. Comme le souligne Charles Girard, la démocratisation de la communication en ligne n’est qu’apparente, parce qu’elle est en réalité biaisée par les plateformes qui répartissent inégalement le degré d’audience des différents discours 30. Autrement dit, derrière l’impression que l’internaute choisit librement ses sources d’information, ce qui empêcherait toute régulation en risquant de nuire à cette liberté, il faut en réalité bien voir à quel point sa navigation est dirigée selon les intérêts économiques, voire politiques, des opérateurs de réseaux sociaux.
C’est pourquoi, si l’on veut véritablement restaurer une forme d’inclusivité à l’espace public démocratique afin que les idées haineuses n’y occupent pas une place démesurée, il nous faut désormais quitter le terrain, balisé mais inapproprié, de la liberté d’expression pour investir celui de l’égalité d’expression en ligne. De ce point de vue, la solution de l’arrêt Sanchez qui responsabilise les utilisateurs des réseaux sociaux n’offre qu’une réponse partielle, ou symptomatique, qui traite les manifestations de la haine en ligne, sans s’attaquer réellement à la racine du problème posé par l’architecture globale de la communication numérique et le rôle des plateformes.
Notes:
- J. Habermas, « Réflexions et hypothèses sur un nouveau changement structurel de l’espace public politique » in Espace public et démocratie délibérative : un tournant, Gallimard, 2023. ↩
- Ibid., spéc. p. 96 : « De la même façon que l’imprimerie avait fait de tous des lecteurs potentiels, la numérisation fait aujourd’hui de tous des auteurs potentiels ». ↩
- Ibid., spéc. pp. 114-115 : « Les utilisateurs habilités à devenir des auteurs suscitent avec leurs messages l’attention, parce que l’espace public non structuré est en premier lieu instauré par les commentaires des lecteurs et les likes des followers. Pour autant se constituent à partir de là des chambres d’écho capables de se « porter » elles-mêmes, ces bulles partagent avec la forme classique de l’espace public un même caractère poreux – celui de l’ouverture à des mises en réseau supplémentaires – ; mais elle se distingue en même temps du caractère fondamentalement inclusif de l’espace public (qui se démarque en cela du tout au tout de la sphère privée) par leur manière de se prémunir des voix dissonantes et d’intégrer sur le mode de l’assimilation les voix consonantes dans l’horizon d’un supposé « savoir » qui n’est pourtant l’objet d’aucun filtrage professionnel – un horizon leur appartenant en propre, délimité et dont tout l’objet consiste à préserver une identité. Le point de vue chaque fois en vigueur dans ces bulles se voit conforté sur le mode de la confirmation réciproque. Et c’est sur cette base que les prétentions à l’universalité excédant l’horizon propre à chacune de ces bulles en viennent à susciter fondamentalement le soupçon d’hypocrisie. Lorsqu’il est envisagé à partir de la perspective limitée d’un espace semi-public de ce type, l’espace public politique des États constitutionnels démocratiques ne peut plus être perçu comme un espace inclusif permettant une élucidation discursive de prétentions concurrentes à la validité de la vérité ainsi qu’une prise en considération de tous les intérêts en présence ; c’est précisément cet espace public s’efforçant d’être inclusif qui déchoit alors, ne pouvant plus être distingués de ces semi-espaces publics se faisant concurrence sur un pied d’égalité ». ↩
- Ibid., spéc. p. 86. ↩
- « Ce GRAND HOMME a transformer NIMES en ALGER , pas une rue sans son KHEBAB et sa MOSQUEE; DEALERS et PROSTITUES REIGNENT EN MAITRE, PAS ETONNANT QU IL EST CHOISI BRUXELLES CAPITAL DU NOUVEL ORDRE MONDIAL CELUI DE LA CHARIA…MERCI L UMPS AU MOINS CA NOUS FAIT ECONOMISER LE BILLET D’AVION ET LES NUITS D HOTELS…. J’ADORE LE CLUB MED version gratuite…Merci FRANCK et KISS A LEILLA….ENFIN UN BLOG QUI NOUS CHANGE LA VIE… » (sic). ↩
- « des bars a chichas de partout en centre ville et des voilées … voila ce que c’est nimes la ville romaine soi disant…l’UMP et le PS sont des alliés des musulmans. » (sic). ↩
- L’article 93-3 de la loi n° 82-652 du 29 juillet 1982 sur la communication audiovisuelle, modifiée en 2009, et validée – sous cette réserve de connaissance des propos publiés – par le CC dans une décision du 16 septembre 2011, Antoine J., n° 2011-164 QPC. ↩
- Opinion dissidente de la juge Vourou-Vikström sous CourEDH, 2 nov. 2021, Sanchez c/ France, n° 45581/15. ↩
- Opinion dissidente commune des juges Wojtyczek et Zünd sous l’arrêt CourEDH, 2 nov. 2021, Sanchez c/ France, n° 45581/15. ↩
- Opinion dissidente du juge Bosnjak sous l’arrêt CourEDH, Gr. Ch., 15 mai 2023, Sanchez c/ France, n° 45581/15. ↩
- Opinion dissidente commune des juges Wojtyczek et Zünd qui écrivent à juste titre que « une ingérence pénale dans la liberté d’expression ne s’apprécie pas selon les mêmes standards qu’une ingérence non pénale » (pt 2). ↩
- CourEDH, Gr. Ch., 15 mai 2023, Sanchez c/ France, n° 45581/15, § 127 et § 141. ↩
- Ibid., §§ 142-143. ↩
- CourEDH, Gr. Ch., 16 juin 2015, Delfi c/ Estonie, n° 64569/09. ↩
- Ibid., § 116. ↩
- « En l’espèce, la Cour considère que le compte Facebook du requérant ne saurait être assimilé à un « grand portail d’actualités sur Internet exploité à titre professionnel et à des fins commerciales », comme le soutient le gouvernement défendeur (paragraphe 106 ci-dessus). […] il ne fait guère de doute qu’il relève de la catégorie des « autres types de forums sur Internet susceptibles de publier des commentaires provenant d’internautes » évoqués dans l’arrêt Delfi AS ». (§ 180 de l’arrêt CourEDH, Gr. Ch., 15 mai 2023, Sanchez c/ France, n° 45581/15. ↩
- CourEDH, Gr. Ch., 15 mai 2023, Sanchez c/ France, n° 45581/15, § 199. ↩
- CourEDH, Gr. Ch., 15 mai 2023, Sanchez c/ France, n° 45581/15, § 203. ↩
- CourEDH, Gr. Ch., 15 mai 2023, Sanchez c/ France, n° 45581/15, § 208. ↩
- T. Hochmann, « Les discours de haine, le droit pénal, et la cour européenne des droits de l’homme », Revue des droits et libertés fondamentaux, 2024, chronique n° 5, https://revuedlf.com/cedh/les-discours-de-haine-le-droit-penal-et-la-cour-europeenne-des-droits-de-lhomme/ ↩
- CourEDH, Gr. Ch., 15 mai 2023, Sanchez c/ France, n° 45581/15, § 177. ↩
- Ibid., § 180 ↩
- Ibid. § 201. ↩
- « Aux yeux de la Cour, si les professionnels qui créent et mettent les réseaux sociaux au service des autres utilisateurs ont nécessairement des obligations (voir, notamment, paragraphe 75 ci-dessus), il devrait s’agir d’une responsabilité partagée de tous les acteurs impliqués, le cas échéant en prévoyant que le niveau de responsabilité et les modalités de son engagement soient gradués en fonction de la situation objective de chacun », CourEDH, Gr. Ch., 15 mai 2023, Sanchez c/ France, n° 45581/15, § 185. ↩
- Par ex., CourEDH, 25 fév. 2010, Renaud c/ France, n° 13286/07, § 33. ↩
- La Cour EDH a par exemple admis que l’implicite pouvait jouer un rôle dans l’appréciation du caractère abusif de certains discours (CourEDH, 20 oct. 2015, M’Bala M’Bala c/ France, n° 25239/13). V., A. Sardo, “Hate Speech: A Pragmatic Assessment of the European Court of Human Rights’ Jurisprudence”, ECHR Law Review, 2023, vol. 4, pp. 58-99. ↩
- CS USA,18 mai 2023 : « En l’espèce, faute de démontrer que les plateformes sont davantage que des outils de transmission d’informations à la disposition de milliards de personnes – dont la plupart utilisent ces plateformes pour des interactions qui se déroulaient autrefois par courrier, par téléphone ou dans l’espace public – les requérant ne sont pas en mesure d’affirmer que les défendeurs ont sciemment fourni une assistance substantielle et ainsi aidé et encouragé les actes de l’État islamique. Une conclusion contraire aurait pour effet de rendre tout type de fournisseur de communications responsable de toutes sortes d’actes répréhensibles en raison du seul fait que les auteurs utilisent ses services et qu’il a été incapable de les arrêter ». (§ 6, traduction Valère N’Dior, « États-Unis : la Cour suprême se prononce dans les affaires Taamneh et Gonzalez », Le club des juristes, 2 juin 2023. ↩
- On se permet de renvoyer à E. Dubout, « Modérer la modération : le Digital Services Act et la civilisation du numérique », Revue trimestrielle de droit européen, 2023, n° 1, pp. 7-36. ↩
- P. Trouillard, « La liberté d’expression à l’ère digitale : des conceptions américaines et européennes réconciliables, en pratique ? », Jus politicum, vol. 31, mars 2024, pp. 243-270. ↩
- C. Girard, « La démocratie à l’épreuve du numérique », Essais, 2023, https://journals.openedition.org/essais/12036. « Il y a aussi une compétition pour l’attention, car si les médias numériques permettent à (presque) tout le monde de prendre la parole, tout le monde ne peut pas être entendu par un vaste public et les chances de l’être sont très inégalement réparties. Or l’égalité des participants à la discussion publique doit être considérée aussi sous cet angle. La sélection n’a pas disparu, mais s’est simplement déplacée : elle ne s’exerce plus à l’entrée du système médiatique, pour départager ce qui sera diffusé de ce qui ne le sera pas, mais en son sein, d’une manière qui détermine le degré de visibilité, fort variable, que les contenus diffusés atteindront. Le pouvoir de sélection s’est également dispersé : tout internaute en exerce un infime fragment, non seulement en augmentant la fréquentation de certains sites, mais en transférant, retweetant, citant, likant, etc. certains contenus qui gagnent ainsi en visibilité. Cette apparente dissolution du pouvoir de sélection peut laisser croire que ce dernier s’est lui-même démocratisé et qu’il n’appelle plus de régulation – ou encore qu’il ne peut plus être régulé sans que l’on empiète sur la liberté de communication des internautes. Mais en réalité les choix des internautes sont influencés, en amont, par l’architecture des forums virtuels – les contenus auxquels elle les expose, les actions qu’elle leur propose, les choix auxquels elle les incite – et sont ensuite transformés, en aval, en hiérarchies de visibilité – le classement des résultats proposés par les moteurs de recherche, des actualités visibles depuis un compte de réseau social – selon des règles qui n’ont rien de neutre ». ↩