Défaire le nœud : pour une rationalisation de la jurisprudence environnementale de Strasbourg – Étude à l’occasion des arrêts Cannavacciuolo et autres c. Italie et L.F. et autres c. Italie
Les originalités du premier arrêt climatique de la Cour européenne des droits de l’homme du 9 avril 2024, tenant notamment au locus standi des associations, ont logiquement suscité un débat sur la possibilité d’étendre ces innovations à l’ensemble du droit européen de l’environnement. Avec son arrêt Cannavacciuolo du 30 janvier 2025, la Cour a toutefois démenti ces aspirations, limitant ces originalités au seul champ du droit climatique. Néanmoins, cet arrêt ouvre de nouvelles perspectives pour le droit de l’environnement : il facilite l’accès à son prétoire pour les requérants individuels et se prononce pour la première fois sur la délicate question du litis pendens. Enfin, une comparaison avec l’arrêt plus récent du 6 mai 2025 fait émerger une interrogation de fond quant aux critères sur lesquels peut se fonder le choix de la base légale en droit européen de l’environnement.
Rafail M. Zorzos, ATER à l’Université Paris Panthéon-Assas

Human Rights Building
Il est rare qu’un seul arrêt permette d’embrasser, à lui seul, tout un pan du droit. L’affaire Cannavacciuolo et autres c. Italie 1, examinée par la Cour européenne des droits de l’homme (Cour EDH) le 30 janvier 2025, a constitué une telle occasion, en offrant une synthèse particulièrement éclairante et dense de sa jurisprudence en matière de droit de l’environnement. Non seulement cette décision aborde la quasi-totalité des aspects que le droit conventionnel de l’environnement recouvre, mais sa lecture croisée avec un arrêt rendu par la même juridiction trois mois plus tard2 permet également de dégager des lignes directrices plus générales, que la Cour semble désormais faire siennes.
Tandis que l’arrêt Verein KlimaSeniorinnen3 du 9 avril 2024 continue d’alimenter les débats académiques en remettant en question les orientations futures de la jurisprudence environnementale de la Cour EDH, celle-ci a de nouveau adopté une décision remarquable le 30 janvier 2025. Avec Cannavacciuolo, la Cour s’est attaquée à l’un des scandales environnementaux les plus emblématiques d’Europe : la pollution systématique et massive, nourrie par des décennies de gestion défaillante des déchets toxiques dans certaines zones de la région de Campanie, au sud de l’Italie.
La « Terre des Feux » (« Terra dei Fuochi ») désigne une zone située en Campanie, dans le sud de l’Italie, devenue célèbre à partir du milieu des années 2000 en raison de l’élimination illégale de déchets toxiques. La zone incarne l’un des visages les plus sombres de la criminalité environnementale contemporaine. À l’ombre d’une impunité quasi totale4, la Camorra, souvent définie comme une « éco-mafia », a mis en place un véritable système industriel de traitement illégal des déchets toxiques, une entreprise criminelle menée main dans la main avec des sociétés du Nord de l’Italie, prêtes à sacrifier l’environnement et la santé publique sur l’autel du profit. Ce pacte toxique a prospéré grâce à la carence d’un État défaillant : surveillance environnementale lacunaire, sanctions dérisoires, désengagement chronique des institutions locales et nationales ont concouru à faire de la Campanie un territoire abandonné aux logiques mafieuses.
Selon trois directives interministérielles, cette région regroupe environ 3 millions d’habitants répartis sur 90 municipalités, 56 relevant de la ville métropolitaine de Naples et 34 de la province de Caserte5. Les recherches menées au cours des deux dernières décennies ont mis en évidence une corrélation entre ces pratiques d’enfouissement de déchets et une hausse marquée de l’incidence et de la mortalité liées au cancer et à d’autres pathologies. Dès 2004, un article publié dans The Lancet Oncology mettait déjà en garde contre le lien entre la pollution environnementale en Campanie et l’augmentation des cas de cancer, notamment les cancers du poumon, de la plèvre, du larynx, de la vessie, du foie et du cerveau. Des données plus récentes6 tendent même à établir un lien de causalité entre l’exposition à ces substances toxiques et les profils de morbidité et de mortalité observés dans la « triangle de la mort »7. Le 5 février 2013, une commission d’enquête du Parlement italien a publié un rapport dans lequel elle dénonçait le « désastre environnemental ». Elle estimait qu’il s’agissait d’un phénomène d’une ampleur historique, « comparable uniquement à la propagation de la peste au XVIIe siècle »8.
L’affaire Cannavacciuolo (initialement enregistrée sous le nom Di Caprio) a été initiée par cinq associations locales ainsi que 41 requérants individuels, tous résidant dans la zone de la « Terra dei Fuochi » et ses environs. Les requérants alléguaient une violation de leur droit à la vie (article 2) ainsi que de leur droit au respect de la vie privée et familiale (article 8), en raison de la pollution à grande échelle affectant leur zone de résidence.
L’affaire L.F. portait également sur la région de Campanie, et plus précisément sur la commune de Salerne, où est implantée une fonderie de seconde fusion de métaux ferreux exploitée par la société Fonderie Pisano. Cette installation présente une capacité de production pouvant atteindre 300 tonnes par jour. Dans le plan général d’urbanisme de 1963, la zone avait été classée comme industrielle, avec une interdiction explicite de construction à usage résidentiel. Un plan d’urbanisme adopté le 16 novembre 2006 a qualifié la fonderie d’« absolument incompatible » avec le tissu urbain environnant, comme l’indiquait le rapport environnemental annexé audit plan. La zone a alors été reclassée en secteur de transformation à vocation résidentielle, à condition que les activités de production soient préalablement relocalisées et les emplois préservés. En dépit de cette reclassification, aucune mesure de relocalisation n’a été mise en œuvre, et la zone a néanmoins été ouverte au développement résidentiel.
L’affaire L.F. impliquait 153 requérants, tous ressortissants italiens, dont la grande majorité résidait à moins de six kilomètres de la fonderie. Ils reprochaient à l’État italien de ne pas avoir protégé leur santé et leur environnement contre la pollution générée par le maintien en activité de la fonderie. Les requérants invoquaient des violations des articles 2 (droit à la vie), 8 (droit au respect de la vie privée et familiale) et 13 (droit à un recours effectif) de la Convention en raison de l’inaction des autorités nationales.
Dans les deux affaires, la Cour EDH a reconnu que les carences des autorités italiennes constituaient une violation d’une disposition de la Convention. Toutefois, cette disposition différait selon les cas.
Dans l’arrêt Cannavacciuolo, la Cour a tout d’abord déclaré recevables uniquement les requêtes de sept requérants individuels9, écartant celles des associations10 et des autres personnes qui ne résidaient pas dans les communes identifiées par un décret interministériel délimitant la Terre des Feux11, ou qui n’avaient pas respecté le délai de six mois pour introduire leur requête12.
Sur le fond, la Cour s’est penchée en priorité sur la violation alléguée de l’article 2 de la Convention. Elle a conclu que le dépôt illégal et non réglementé de déchets dangereux en l’espèce faisait peser un risque « réel et imminent » sur la vie humaine. Il s’agit là d’un développement jurisprudentiel inédit ; la Cour reconnaissant pour la première fois qu’un niveau de pollution atteint ce seuil de gravité au regard de l’article 2. Elle a, par ailleurs, jugé inutile de se prononcer sur le grief tiré de l’article 8.
La gravité et le caractère structurel de la pollution dans la « Terra dei Fuochi » ont conduit la Cour à recourir à la procédure de l’arrêt pilote. Dans ce cadre, elle a ordonné à l’État italien de mettre en œuvre, dans un délai de deux ans, une stratégie globale de dépollution de la zone, accompagnée de la création d’un mécanisme de suivi et d’une plateforme d’information accessible. S’agissant de la satisfaction équitable, la Cour a différé sa décision. Elle a subordonné l’examen des demandes individuelles en réparation à l’évaluation ultérieure, par le Comité des Ministres, de la mise en œuvre effective des mesures générales ordonnées.
En revanche, dans l’arrêt L.F., la Cour a fondé son raisonnement sur l’article 8 de la Convention. S’appuyant sur des rapports d’expertise, elle a constaté que les substances détectées dans l’organisme des habitants vivant à proximité de la fonderie présentaient une toxicité particulièrement élevée pour la santé. En outre, une étude de cohorte a mis en évidence un risque accru de mortalité lié à plusieurs pathologies environnementales dans une zone située dans un rayon de quatre à six kilomètres autour de l’installation, par rapport à une population non exposée13. Au regard de ces éléments, la Cour a estimé que l’exposition à la pollution avait rendu les requérants, vivant dans le périmètre concerné, particulièrement vulnérables à diverses pathologies. Elle a également considéré qu’il ne faisait aucun doute que cette situation avait porté atteinte à leur qualité de vie. Par conséquent, l’ingérence dans leur vie privée a, selon la Cour, atteint un seuil de gravité suffisant pour relever de l’article 8 de la Convention14.
En outre, la Cour a reproché aux autorités nationales de ne pas avoir pris toutes les mesures nécessaires pour assurer une protection effective du droit au respect de la vie privée des habitants, après avoir autorisé le développement résidentiel dans les environs immédiats de la fonderie15. En dépit des efforts invoqués par l’État italien, elle a jugé qu’aucun juste équilibre n’avait été trouvé entre, d’une part, l’intérêt des requérants à ne pas subir de préjudices environnementaux graves, et, d’autre part, l’intérêt de la société dans son ensemble16. Malgré la marge d’appréciation laissée aux autorités nationales, celles-ci ont manqué à leur obligation positive de garantir la protection effective des droits garantis par l’article 8 de la Convention17. Finalement, la Cour a estimé que la violation constatée de la Convention constituait, en elle-même, une satisfaction équitable suffisante pour réparer le préjudice moral allégué, et a par conséquent refusé d’accorder les 20 000 euros sollicités par les requérants.
Dès lors, bien que les deux affaires révèlent des défaillances structurelles dans la gestion des risques environnementaux en Italie, elles illustrent deux voies distinctes dans la jurisprudence de la Cour : l’une fondée sur la menace directe à la vie (article 2) et articulée autour d’un arrêt pilote à portée systémique (Cannavacciuolo), l’autre sur les atteintes à la qualité de vie et à l’environnement immédiat (article 8), avec une logique plus individualisée de réparation (L.F.).
Une série de questions se pose ainsi naturellement : quelle base légale est la plus pertinente pour fonder un arrêt relatif à un problème structurel de pollution environnementale ? Pour y répondre, il convient de souligner que la Cour n’écarte pas l’applicabilité des dispositions qu’elle ne retient pas expressément. En pratique, elle choisit de fonder son analyse sur l’un des articles invoqués, à savoir l’article 2 ou l’article 8 de la Convention, sans se prononcer sur l’existence d’une éventuelle violation de l’autre. Autrement dit, lorsqu’elle reconnaît une violation de l’article 2, cela n’implique nullement l’inapplicabilité ou l’absence de violation de l’article 8 ; la Cour choisit simplement de ne pas se prononcer sur ce second fondement.
Dans cette perspective, il devient essentiel de suivre attentivement le fil d’Ariane jurisprudentiel, en identifiant dans ces deux arrêts toute expression, tout indice, afin de sortir du labyrinthe de la fragmentation environnementale. Cet effort vise à dégager les critères pertinents permettant de mieux comprendre la logique jurisprudentielle sous-jacente. En écartant l’hypothèse d’un simple opportunisme décisionnel, il devient nécessaire de formuler une explication cohérente et systématique de la méthodologie jurisprudentielle adoptée par la Cour en matière de contentieux environnemental.
Toutefois, avant même d’aborder le fond, les trois arrêts climatiques rendus le 9 avril 2024 nous ont rappelé l’existence d’un obstacle parfois difficile à franchir : la recevabilité. L’arrêt KlimaSeniorinnen, par lequel la Suisse a été condamnée sur le fondement de l’article 8 de la Convention en raison d’une protection insuffisante contre le changement climatique, avait suscité de vifs espoirs dans la doctrine. Il semblait, en effet, annoncer une extension de la reconnaissance de l’intérêt à agir des associations dans le domaine du contentieux environnemental, notamment en leur permettant de représenter les intérêts de leurs membres.
L’affaire Cannavacciuolo offrait un terrain particulièrement propice pour clarifier cette question, dans la mesure où les requérants comprenaient à la fois des personnes physiques et des personnes morales, toutes demandant à accéder au prétoire strasbourgeois. La Cour allait-elle reproduire l’optique restrictive qu’elle avait adoptée à l’égard des requérants individuels dans l’affaire climatique ? Allait-elle, à l’inverse, ouvrir ses portes aux associations en matière de pollution environnementale ? Ou bien choisirait-elle de s’en tenir à sa position traditionnelle, élaborée au fil de sa jurisprudence environnementale antérieure ?
À toutes ces interrogations s’ajoute une question se rapportant à l’utilité pour la Cour EDH de se prononcer sur une affaire déjà tranchée par la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE). Cette dernière avait condamné l’Italie pour violation de la directive relative aux déchets, avant de lui imposer une astreinte de 120 000 euros par jour de retard dans la mise en œuvre des mesures correctives prescrites par son premier arrêt. Ne s’agit-il pas là d’un cas typique de litispendance, où deux juridictions européennes se prononcent sur une même situation factuelle et juridique, au risque de créer un chevauchement ou une redondance contentieuse ?
L’ensemble de ces questionnements, portant tant sur la recevabilité que sur le fond, confirme l’intuition selon laquelle les arrêts Cannavacciuolo et L.F. constituent une opportunité majeure pour explorer en profondeur la quasi-totalité des dimensions du droit conventionnel de l’environnement. Les questions relatives à une éventuelle extension de l’arrêt KlimaSeniorinnen ont, dans ces deux décisions, trouvé des réponses plus rapides que ce que l’on pouvait initialement anticiper. Ces développements appellent une double démarche de problématisation : d’une part, la quête de cohérence interne au sein de la jurisprudence environnementale de la Cour de Strasbourg ; d’autre part, l’identification de dynamiques jurisprudentielles plus globales, telles que l’objectivisation croissante des raisonnements, la collectivisation du contentieux, ou encore la tension entre fidélité au dogme jurisprudentiel classique et émancipation progressive face aux spécificités des enjeux environnementaux.
Se prononcer sur la problématique d’une pollution diffuse dans la « Terre des Feux » soulevait d’emblée plusieurs questions juridiques, à la fois controversées et parfois inédites, pour la Cour EDH. La première série de difficultés concernait la recevabilité de la requête (I), tandis que la seconde portait sur la base légale retenue pour examiner l’éventuelle violation de la Convention (II).
I. Pollution diffuse et recevabilité : entre rigueur et évolution jurisprudentielle
Dans l’affaire Cannavacciuolo, la recevabilité de la requête n’était pas dépourvue de problématiques juridiques particulièrement intéressantes. Le fait que la Cour ait eu à statuer sur une affaire présentant des similitudes marquées avec deux décisions antérieures de la CJUE posait la question du litis pendens (A). Par ailleurs, l’accès au prétoire des requérants, qu’ils soient personnes physiques ou morales, faisait émerger la problématique de la distinction entre les contentieux environnementaux classiques et les affaires climatiques (B).
A. L’illusion de la nouveauté : la révélation d’un chevauchement juridictionnel
Le fait pour la Cour EDH de se prononcer sur une affaire dont les faits et la base juridique étaient quasiment identiques à ceux d’une affaire déjà examinée par la CJUE soulève, en premier lieu, la question de la plus-value potentielle de ce nouvel arrêt (1). Bien que la différence alléguée entre les deux affaires réside dans la nature des procédures suivies par chacune des juridictions, une lecture attentive et systémique de l’arrêt Cannavacciuolo révèle que l’argumentation de la Cour EDH pour écarter cette exception d’irrecevabilité demeure sujette à critique (2).
1. Une identité des faits et de base légale
L’arrêt Cannavacciuolo soulève une problématique juridique relative à la recevabilité des requêtes, laquelle, bien que présentant un intérêt certain et des implications notables, demeure relativement peu traitée dans la doctrine. Aux termes de l’article 35, paragraphe 2, de la Convention, « [l]a Cour ne retient aucune requête individuelle […], lorsque […] b) elle est essentiellement la même qu’une requête […] déjà soumise à une autre instance internationale d’enquête ou de règlement, et si elle ne contient pas de faits nouveaux ». Dans l’affaire Cannavacciuolo, le Gouvernement a soutenu que la CJUE avait déjà rendu deux arrêts portant, selon lui, sur plusieurs des questions soulevées par les requérants. Dès lors, en se fondant sur la disposition précitée, il a fait valoir que la Cour EDH devait s’abstenir d’examiner le fond de l’affaire et prononcer l’irrecevabilité des requêtes pour ce motif18.
L’article 35, paragraphe 2, sous b), de la Convention incarne le principe de litis pendens, en ce qu’il vise à prévenir la saisine concurrente de plusieurs instances internationales à propos de requêtes substantiellement identiques. Cette disposition s’inscrit dans l’objectif plus large de la Convention, qui tend à éviter la duplication des procédures internationales relatives à une même affaire, dans un souci de cohérence et de sécurité juridique19. S’agissant de la première composante de cette condition de recevabilité, la Cour rappelle que l’on considère qu’une requête est « essentiellement la même » lorsque les faits invoqués, les parties en cause et les griefs soulevés sont identiques20. Toutefois, la Cour ne développe pas davantage son analyse quant à la réunion effective de ce critère en l’espèce. Une évaluation en ce sens requiert un examen des arrêts pertinents rendus par la CJUE.
L’affaire Commission c. Italie21 portait précisément sur la même problématique, à savoir les manquements constatés dans la mise en œuvre, au sein de la région de Campanie, des mesures requises pour assurer la valorisation et l’élimination des déchets dans des conditions ne compromettant ni la santé humaine ni la protection de l’environnement. Il convient de relever que, dans le cadre de cette procédure, l’Italie avait invoqué, pour sa défense, le fait que les dysfonctionnements relevés dans les installations de traitement des déchets résultaient de comportements délictueux ou criminels échappant à sa volonté22. La CJUE a toutefois opposé une fin de non-recevoir à cet argument, en affirmant de manière catégorique que, « cette circonstance, à la supposer établie, ne saurait justifier la méconnaissance par l’État membre de ses obligations »23. Elle a ainsi jugé que, faute d’avoir mis en place, dans la région concernée, l’ensemble des mesures nécessaires pour garantir une gestion des déchets respectueuse de la santé publique et de l’environnement, notamment en omettant d’établir un réseau d’installations d’élimination adéquat et intégré, la République italienne avait manqué aux obligations découlant des articles 4 et 5 de la directive 2006/12/CE du Parlement européen et du Conseil du 5 avril 2006 relative aux déchets. Cinq ans plus tard, constatant que l’Italie n’avait pas pris les mesures requises pour exécuter l’arrêt initial, la CJUE, saisie par la Commission, a condamné la République italienne à verser à cette dernière une astreinte de 120 000 euros24 par jour de retard, à compter de la non-mise en œuvre des mesures ordonnées et jusqu’à leur exécution complète, ainsi qu’une somme forfaitaire de 20 millions d’euros25.
La directive 2006/12/CE, base juridique de l’arrêt précité Commission c. Italie, a depuis été abrogée et remplacée par la directive 2008/98/CE relative aux déchets. Ces deux textes partagent un même fondement juridique : l’article 175 du traité instituant la Communauté européenne, désormais repris à l’article 191 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE). Ce fondement reflète l’objectif général de l’Union consistant à préserver, protéger et améliorer la qualité de l’environnement. Comme le souligne la directive 2008/98/CE, l’objectif fondamental de toute politique en matière de déchets est de minimiser les incidences négatives de leur production et de leur gestion sur la santé humaine et l’environnement. En raison du lien intrinsèque entre la protection de l’environnement et celle de la santé publique, cette directive contribue directement à la mise en œuvre des articles 35 et 37 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne. En effet, « un niveau élevé de protection de la santé humaine ne [peut] être atteint sans un niveau élevé de protection de l’environnement, conformément au principe du développement durable »26.
Cette articulation entre droit primaire et droit dérivé a d’ailleurs été mise en lumière dans l’arrêt Ilva27, également relatif à des manquements imputés à l’Italie, cette fois au regard de la directive 2010/75/UE sur les émissions industrielles. La Cour y a établi une corrélation entre les dispositions de la directive et celles de la Charte, en particulier ses articles 35 et 37, même en l’absence de toute référence explicite à l’article 35 dans la directive. Il apparaît dès lors que la directive 2008/98/CE, en raison de sa finalité principale, s’inscrit également dans cette même dynamique de concrétisation des dispositions de la Charte. Par ailleurs, l’interprétation de l’article 37 de la Charte « n’est pas distincte de celle qui est accordée à la protection de l’environnement dans le cadre des traités, dont en particulier l’article 191 TFUE »28.
En outre, selon la « présomption de Bosphorus », la Cour EDH considère que la protection des droits fondamentaux assurée par l’ordre juridique de l’Union est, en principe, équivalente à celle garantie par la Convention EDH29. Ainsi, les explications relatives à la Charte des droits fondamentaux précisent que « [l]es dispositions de l’article 2 de la Charte correspondent à celles des articles [2, paragraphe 1, de la Convention EDH et 1 du protocole n° 6 à la Convention]. Elles en ont le même sens et la même portée, conformément à l’article 52, paragraphe 3, de la Charte »30. De la même manière, la CJUE a jugé que « l’article 7 de la Charte, relatif au droit au respect de la vie privée et familiale, contient des droits correspondant à ceux garantis par l’article 8, paragraphe 1, de la CEDH » et que « conformément à l’article 52, paragraphe 3, de la Charte, [il convient] de donner audit article 7 le même sens et la même portée que ceux conférés à l’article 8, paragraphe 1, de la CEDH, tel qu’interprété par la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme »31.
Dès lors, dans la mesure où la CJUE a déjà constaté une violation, par l’Italie, des dispositions d’une directive donnant effet à des normes de droit primaire (l’article 191 TFUE ainsi que les articles 35 et 37 de la Charte), il y a lieu de conclure à une identité des fondements juridiques mobilisés tant par la Cour de Luxembourg que par celle de Strasbourg. La seule distinction pertinente tient au fait que la CJUE s’est appuyée sur une lex specialis, par rapport à la norme plus générale sur laquelle la Cour de Strasbourg a fondé son analyse. Le fait que la Cour EDH a choisi de se fonder sur l’article 2 de la Convention plutôt que sur son article 8 ne saurait exercer aucune influence. Comme il sera démontré ci-après, les obligations positives découlant des articles 2 et 8 de la Convention se recoupent fréquemment dans le contexte des affaires environnementales. En tout état de cause, la Cour EDH n’a pas invoqué cet élément pour écarter l’objection d’irrecevabilité soulevée.
La conclusion intermédiaire s’impose ainsi naturellement : la Cour EDH était saisie d’une affaire dont les faits avaient déjà été examinés par la CJUE, laquelle s’était fondée sur des dispositions spéciales par rapport à la norme plus générale sur laquelle la Cour de Strasbourg a, en définitive, fondé sa décision. La raison du rejet de cette objection réside dans la différence d’identité des requérants dans les deux procédures, laquelle reflète également une divergence apparente des procédures contentieuses engagées respectivement devant les Cours de Luxembourg et de Strasbourg.
2. Une divergence procédurale en trompe-l’œil
Se référant à la seconde composante de cette condition de recevabilité, à savoir si une question soulevée dans une requête individuelle a déjà été soumise à « une autre instance internationale d’enquête ou de règlement » au sens de l’article 35, paragraphe 2, sous b), la Cour rappelle que son examen ne se limite pas à une vérification formelle mais s’étend, le cas échéant, à la recherche de la nature de l’organe de contrôle, de la procédure qu’il suit et de l’effet de ses décisions. Dans ce contexte, l’examen de la Cour vise principalement à déterminer si la procédure devant cet organe peut être assimilée, dans ses aspects procéduraux et ses effets potentiels, au droit de recours individuel prévu à l’article 34 de la Convention32. La Cour rappelle ainsi la nature individuelle de la justice qu’elle est appelée à rendre, laquelle vise à accorder, le cas échéant, une satisfaction équitable33.
S’agissant des circonstances propres à la présente affaire, la Cour souligne que les procédures engagées devant la CJUE l’ont été à l’initiative de la Commission européenne, sur le fondement de l’article 226 TCE (aujourd’hui article 258 TFUE) et de l’article 260, paragraphe 2 TFUE, et non à la suite d’une plainte individuelle. Elle rappelle que, lorsqu’elle estime qu’un État membre a manqué à ses obligations au titre du droit de l’Union, la Commission peut introduire un recours en manquement devant la CJUE sur la base de l’article 258 TFUE. En cas de constat d’infraction par la Cour, l’État membre est tenu de se conformer à l’arrêt. Si tel n’est pas le cas, la Commission peut engager une nouvelle procédure en application de l’article 260, paragraphe 2, TFUE, en vue de l’imposition de sanctions financières. Conformément à l’article 260, paragraphe 3, TFUE, la Cour peut alors condamner l’État membre concerné à verser une somme forfaitaire ou une astreinte34.
Néanmoins, de telles procédures, même lorsqu’elles donnent lieu à un constat de manquement, ne visent pas à trancher des situations individuelles ni à accorder des réparations personnelles, y compris lorsque leur origine repose sur des plaintes de particuliers35. Dès lors, la Cour EDH estime que la procédure menée devant la CJUE, telle qu’invoquée par le Gouvernement, ne peut être assimilée, ni sur le plan procédural ni quant à ses effets juridiques, au droit de recours individuel garanti par l’article 34 de la Convention EDH. Elle ne saurait, dès lors, constituer une « procédure internationale d’enquête ou de règlement » au sens de l’article 35, paragraphe 2, sous b), de ladite Convention36.
Cette conclusion constitue une avancée notable dans la jurisprudence de la Cour EDH. Il s’agit, en effet, de la première fois à notre connaissance où la Cour se prononce sur une affaire dont les faits coïncident entièrement avec ceux ayant déjà fait l’objet d’un arrêt de la CJUE. Elle affirme de manière explicite qu’un arrêt rendu par la CJUE dans le cadre d’une procédure engagée en vertu de l’article 258 TFUE ne saurait satisfaire à la condition posée à l’article 35, paragraphe 2, sous b), de la Convention, relatif à la règle de litis pendens.
Cette position n’est toutefois pas exempte de critiques. En rejetant l’exception de litis pendens, la Cour EDH met l’accent sur le caractère objectif de la procédure engagée par la Commission européenne, laquelle a conduit à l’adoption des deux arrêts de CJUE. Selon elle, ces décisions visent uniquement à contraindre l’État membre à se conformer au droit de l’Union, sans pour autant trancher des situations individuelles ni ouvrir droit à réparation37. La Cour de Strasbourg souligne ainsi la distinction entre la nature objective du contentieux de l’Union européenne et la nature subjective de la protection assurée par la Convention EDH, laquelle repose sur la garantie d’une justice individuelle.
Or, cette affirmation semble difficilement conciliable avec l’arrêt Cannavacciuolo. Animée par la volonté de favoriser la mise en œuvre effective de son arrêt, la Cour y recourt à la procédure de l’arrêt pilote, qui lui permet d’identifier « les problèmes structurels sous-jacents aux violations de la Convention »38 et de recommander les mesures générales que les États défendeurs doivent adopter pour y remédier. Toutefois, s’agissant de la satisfaction équitable, la Cour choisit de différer sa décision, subordonnant l’examen des demandes de réparation à l’évaluation ultérieure, par le Comité des Ministres, de la mise en œuvre des mesures générales.
Cette priorité accordée aux mesures structurelles, au détriment d’une réparation immédiate des préjudices individuels, témoigne d’une tendance à l’objectivisation du contentieux devant la Cour. L’accent ne porte plus exclusivement sur les répercussions du dommage sur la personne du requérant, à savoir le préjudice personnel, mais tend à se déplacer vers le dysfonctionnement structurel en tant que tel. Ce traitement différé, dans une affaire portant sur de graves atteintes au droit à la vie et à la santé, interroge quant à l’effectivité du droit à réparation pour les victimes déjà reconnues39.
Il est dès lors légitime de s’interroger sur l’utilité et la réelle portée de l’arrêt rendu par la Cour EDH. Sa consœur de Luxembourg avait déjà condamné l’Italie pour manquement à ses obligations, en raison de l’absence de mesures adéquates visant à garantir que les déchets soient valorisés et éliminés sans danger pour la santé humaine et sans préjudice pour l’environnement, notamment en raison de l’absence d’un réseau d’installations d’élimination adéquat et intégré40. En outre, en application du second arrêt rendu par la CJUE41, l’Italie a versé une astreinte d’environ 325 millions d’euros.
Dans ce contexte, la Cour de Strasbourg, en choisissant de ne pas statuer sur la satisfaction équitable au bénéfice des requérants en tant que victimes individuelles, mais en se contentant d’inviter l’État défendeur à mettre en œuvre des mesures générales, semble n’ajouter qu’un jugement redondant à celui, de contenu presque identique, déjà rendu par la CJUE. Deux options cohérentes s’offraient alors à elle : soit se prononcer pleinement sur la réparation individuelle, en cohérence avec la nature subjective de la justice qu’elle est censée rendre, soit accueillir l’exception de litis pendens soulevée par le Gouvernement italien.
Cette oscillation entre objectivisme et subjectivisme se retrouve également dans la manière dont la Cour EDH traite la question de l’intérêt à agir des requérants devant son prétoire.
B. L’accès au prétoire dans les affaires environnementales : entre rigidité et assouplissements
Si la Cour hésite à étendre les innovations de sa récente jurisprudence climatique en matière de locus standi des associations à d’autres domaines environnementaux (1), elle compense cette rigidité par une ouverture plus large de son prétoire aux requérants individuels (2).
1. Un accès au prétoire verrouillé pour les associations
Le poids de l’arrêt Cannavacciuolo se mesure d’autant mieux si l’on considère les deux optiques jurisprudentielles qui se sont dessinées dans la jurisprudence de la Cour EDH en matière environnementale lato sensu, concernant l’accès des associations au prétoire de Strasbourg. D’une part, dans la jurisprudence relative au statut des victimes, la Cour juge que, pour déterminer si une association peut se prévaloir de la qualité de victime d’une violation alléguée de la Convention, il convient de prendre en compte la nature du droit garanti par la Convention et la manière dont celui-ci est invoqué par l’association requérante42. La Cour précise que certains droits ne sont pas, de par leur nature, susceptibles d’être exercés par une association en tant que telle, mais uniquement par ses membres43. Ainsi, s’agissant de l’article 2 de la Convention, la Cour a jugé qu’un tel droit n’est, par nature, pas susceptible d’être exercé par une association, mais uniquement par ses membres44. Il serait en effet inconcevable d’attribuer à une personne morale l’intégrité physique, droit dont seuls les êtres humains peuvent jouir45. La Cour a également souligné qu’une association n’est, en principe, pas en mesure d’invoquer des considérations relatives à la santé pour se prévaloir d’une violation de l’article 846.
D’autre part, concernant cette fois la qualité pour agir des associations, c’est-à-dire leur possibilité d’introduire une requête au titre de l’article 34 de la CEDH en tant que représentants des individus dont les droits sont ou seront prétendument affectés, la Cour a, dans l’affaire Verein KlimaSeniorinnen Schweiz, assoupli de manière significative sa jurisprudence. Elle a ainsi reconnu, sous certaines conditions, la possibilité pour des associations d’agir en raison des actions ou de l’inaction des États en matière de lutte contre le changement climatique. Toutefois, cet assouplissement des exigences en matière de locus standi des associations s’explique par un durcissement concomitant des critères applicables au statut de victime des requérants individuels47.
Il s’agissait dès lors de savoir si la solution plus souple adoptée par la Cour en matière climatique pouvait être étendue à une plus large part, voire à l’ensemble du droit de l’environnement. Or, l’arrêt Cannavacciuolo est venu précisément dissiper de la manière la plus flagrante ces espoirs. La Cour a souligné que son assouplissement des critères de qualité pour agir dans l’affaire KlimaSeniorinnen revêtait un caractère exceptionnel, motivé par « la nature particulière du changement climatique, sujet de préoccupation pour l’humanité tout entière, et la nécessité de favoriser la répartition intergénérationnelle de l’effort dans ce domaine »48. Dans la mesure où les associations invoquaient une violation des droits de leurs membres, la Cour a estimé qu’elles ne pouvaient prétendre à la qualité pour agir. Étant donné que l’affaire ne portait manifestement pas sur le changement climatique, la Cour a jugé qu’il n’y avait pas lieu de reconnaître aux associations la qualité pour agir au nom de leurs membres49.
Ce raisonnement laisse entendre que la Cour distingue le changement climatique des autres formes d’atteinte à l’environnement, en assouplissant les critères d’accès au prétoire des associations pour le premier, tout en maintenant des exigences strictes pour les seconds50. Cette distinction rigide a fait l’objet de critiques de la part des juges Frédéric Krenc et Georgios Serghides dans leurs opinions respectives, qui la considèrent comme artificielle et contre-productive51. Tous deux insistent sur le caractère diffus des atteintes environnementales liées à une pollution à grande échelle, qu’il est illusoire de circonscrire à un périmètre précis ou de limiter dans le temps. « Comment peut-on tracer avec certitude les limites des atteintes à l’environnement ? », s’interroge ainsi le juge Krenc52. Le juge Serghides, quant à lui, mobilise des rapports scientifiques pour montrer que les pollutions issues des déchets ignorent les frontières : les déchets non contrôlés sont transportés par les cours d’eau au sein et au-delà des États, tandis que ceux abandonnés sur la terre ferme contaminent durablement les ressources en eau douce par la dispersion d’agents pathogènes, de métaux lourds ou de substances chimiques dangereuses. Le brûlage à l’air libre libère des polluants organiques persistants, capables de voyager sur de longues distances, de s’accumuler dans les écosystèmes et de persister dans l’environnement. L’incinération ou l’enfouissement à ciel ouvert des déchets génèrent des émissions qui se déposent dans les sols, les eaux et l’atmosphère, provoquant des effets néfastes pour la santé et l’environnement, parfois sur plusieurs générations.
Ainsi, bien que les origines de ces deux problèmes diffèrent, la pollution des déchets partage avec le changement climatique des caractéristiques fondamentales : des effets diffus dans l’espace et le temps, des conséquences inégalement réparties et des enjeux d’adaptation sociale et de répartition équitable des charges entre générations, tant actuelles que futures. Les similitudes avec le phénomène climatique apparaissent ainsi de manière évidente. Commentant la constatation de la Cour dans l’arrêt KlimaSeniorinnen selon laquelle les caractéristiques des affaires climatiques diffèrent sensiblement de celles des affaires environnementales classiques53, notamment en ce qu’elles ne découlent pas d’une source « unique ou spécifique » — les émissions de gaz à effet de serre émanant d’une multiplicité de sources54— et du fait que le préjudice résulte des niveaux globaux d’émissions, Andreas Hösli et Meret Rehmann soulignaient que cet argument n’est que partiellement convaincant. En effet, si la multiplicité des sources est particulièrement manifeste dans le cas du changement climatique, d’autres problèmes environnementaux, comme la pollution de l’air, résultent également d’une pluralité de sources de dommages55. Alexander Zahar, dans sa note sous l’arrêt KlimaSeniorinnen, met en évidence qu’en fin de compte la Cour de Strasbourg aborde le problème qui lui est soumis comme une simple variation d’un problème de pollution, et non comme une catégorie nouvelle. L’arrêt considère, en effet, que les questions relevant du droit environnemental classique et celles liées au changement climatique s’inscrivent dans un même continuum. Selon Zahar, la logique de continuité adoptée par la Cour ne constitue pas une approche nouvelle à proprement parler ; elle se contente d’étendre un cadre ancien à des situations nouvelles56.
Malgré les frontières floues entre les affaires climatiques et celles relatives à une pollution environnementale diffuse, la Cour n’a pas examiné en profondeur les différences substantielles entre le changement climatique et la pollution à grande échelle qui pourraient justifier de manière convaincante la divergence d’approche sur la qualité pour agir des associations dans ces deux affaires. Cela confirme que la Cour n’est pas, à ce jour, disposée à considérer qu’une « quelconque menace pesant sur le lagon pourrait s’apparenter à la « nature particulière du changement climatique », justifiant à titre exceptionnel la reconnaissance de la qualité pour agir des associations dans les affaires climatiques »57.
Cette différenciation risque en outre d’être préjudiciable, car elle entraîne une fragmentation dans le traitement des questions environnementales. La Cour aurait pu s’inspirer de la position de la Cour africaine des droits de l’homme et des peuples dans l’affaire Ligue Ivoirienne des droits de l’homme c. Côte d’Ivoire58. Dans cette affaire la Cour africaine a été saisie par trois organisations non gouvernementales qui alléguaient des violations de droits de l’homme consécutivement au déversement de déchets toxiques dans le district d’Abidjan et sa banlieue. Ce précédent africain illustre parfaitement qu’en matière de pollution massive, il est anachronique de s’en tenir à une définition individualiste de la qualité de victime. Le paradigme issu de l’affaire Lopez Ostra c. Espagne59, souligne Hélène Tigroudja, où les conséquences préjudiciables de la pollution sur les droits protégés par la CEDH étaient individualisées, doit être révisé par la Cour européenne60.
Si la solution retenue par la CEDH dans l’arrêt Cannavacciuolo témoigne d’une posture de gardien du seuil (« gate keeper »), il en va autrement pour les individus, pour lesquels la Cour adopte au contraire le rôle d’un véritable facilitateur d’accès (« gate opener »)61.
2. Un accès au prétoire facilité pour les requérants individuels
Dans un premier temps, la Cour a refusé de reconnaître la qualité de victime aux personnes résidant en dehors des municipalités spécifiquement désignées. Elle a estimé que « les autorités nationales disposaient sans aucun doute des éléments de preuve et des informations pertinentes qui les ont conduites à cibler les municipalités en question, et il n’appartient pas à la Cour de remettre en cause cette appréciation, dont les autorités étaient mieux placées pour juger »62. Ainsi, bien que la Cour ait reconnu le caractère présomptif et non exhaustif de cette liste, elle a fait preuve d’une déférence maximale à l’égard de l’évaluation des autorités nationales63. La marge d’appréciation, dans son sens structurel, ne doit pas être confondue avec la liberté de choix des moyens permettant d’assurer les droits garantis par la CEDH. En effet, cette marge signifie que la Cour ne constatera pas de violation ou n’exercera pas un contrôle approfondi des décisions des autorités nationales, en raison du statut de la CEDH en tant que convention internationale. Elle ne porte donc pas tant sur le contenu des décisions que sur la question de savoir qui est légitime pour les prendre. Elle vise à limiter l’intensité du contrôle de la Cour, par respect du principe de subsidiarité et par souci de déférence envers les autorités nationales64.
S’agissant des requérants qui résidaient dans une municipalité répertoriée dans les directives interministérielles désignant les zones affectées, la Cour aurait dû se confronter à la question du lien de causalité. En effet, la question du lien entre l’activité polluante et l’atteinte alléguée à un droit garanti par la Convention peut être examinée à différents stades65 : lors de l’appréciation de la qualité de victime66, au moment de déterminer l’applicabilité de la disposition conventionnelle invoquée67, ou encore dans le cadre de l’examen au fond de la violation alléguée68. L’objection du Gouvernement concernant la qualité de victime des requérants individuels reposait sur la remise en cause de l’existence d’un lien de causalité avéré entre les violations alléguées de la Convention et le préjudice prétendument subi par les requérants69. Sans remettre en question l’importance de ce lien de causalité pour la détermination du statut de victime, la Cour a estimé que cette objection était étroitement liée au fond des griefs formulés par les requérants. Elle a donc décidé de joindre cette question à l’examen au fond70. Ainsi, pour cette deuxième catégorie de requérants (ceux qui résidaient dans les zones affectées), la Cour ne consacre aucune analyse spécifique à leur statut de victime. La question du lien de causalité est ainsi intrinsèquement liée au fond de l’affaire et irrigue l’ensemble de l’arrêt.
Dans cette affaire, le lien de causalité se décompose en deux étapes distinctes. Tout d’abord, le requérant doit démontrer l’existence d’un lien de causalité entre l’activité ou la source polluante et les effets nuisibles allégués, afin que des obligations positives puissent naître. Ce lien de causalité ne se limite donc pas à la question de la qualité de victime des requérants, mais conditionne également l’applicabilité de l’article 2 de la Convention. C’est pourquoi il est examiné dans cette section de la note. Ensuite, pour que ces obligations puissent être considérées comme violées, il faut établir un lien entre les mesures prises ou omises par l’État et le (risque de) préjudice71. Cette seconde exigence est relativement aisée à satisfaire dans le cadre de cette affaire, l’État étant tenu de faire face à des activités criminelles dont il avait connaissance et qui mettaient en danger la vie des individus. En revanche, la première exigence de causalité rend particulièrement difficile l’application de l’article 2 de la Convention dans des situations de pollution environnementale diffuse et complexe, à moins que le requérant ne soit en mesure d’apporter une preuve scientifique établissant que son état de santé individuel (mettant sa vie en danger) résulte directement de la pollution.
Cette difficulté reflète la jurisprudence traditionnelle de la Cour en matière de protection de la santé et de l’environnement. À titre illustratif, dans l’arrêt L.C.B. c. Royaume-Uni, la Cour a estimé qu’il n’était pas établi de manière convaincante qu’il existe un lien de causalité entre l’irradiation d’un père — soldat ayant participé à des essais nucléaires sur l’île Christmas — et l’apparition de la leucémie chez l’enfant conçu ultérieurement72. De même, dans l’arrêt Brincat et autres c. Malte, la Cour a jugé que, bien que tous les requérants sauf un présentaient des complications de santé liées à l’exposition à l’amiante, aucun n’avait été diagnostiqué avec un mésothéliome malin. Ainsi, l’article 2 n’était pas applicable ratione personae à plusieurs requérants, la Cour considérant qu’il ne pouvait être affirmé que leurs affections constituaient un prélude inévitable au diagnostic de cette maladie, ni que leur état de santé actuel présentait un caractère menaçant pour leur vie73.
L’aspect révolutionnaire de l’arrêt Cannavacciuolo réside dans le fait que la Cour n’a pas considéré « nécessaire ni approprié d’exiger des requérants qu’ils démontrent l’existence d’un lien avéré entre l’exposition à un type de pollution ou de substance nocive identifiable et l’apparition d’une maladie spécifique mettant leur vie en danger, ou leur décès qui en résulterait »74. La Cour a explicitement refusé d’adopter la logique consistant à exiger la preuve d’un lien entre la pollution et la dégradation de l’état de santé des requérants. Pour la première fois dans sa jurisprudence, la Cour a reconnu qu’un tel risque pouvait découler d’une exposition à la pollution sans qu’il soit nécessaire de le démontrer individuellement pour chaque requérant, ni que ce risque se manifeste par des conditions de santé mettant leur vie en danger75.
Le Gouvernement avait abordé la question de la causalité sous un angle ex post, affirmant que l’applicabilité de l’article 2 exigeait la démonstration d’un lien de causalité fondé sur le test du « but-for »76. Or, ce test est pratiquement impossible à satisfaire dans le cas de maladies multifactorielle77. La Cour, en revanche, a adopté une perspective ex ante, se demandant à quel moment les preuves scientifiques étaient devenues suffisamment claires pour rendre le risque de décès connu des autorités78. Par ailleurs, tandis que le Gouvernement soulignait que ces études ne permettent pas de prouver une causalité scientifique individuelle, à savoir un lien de causalité entre l’exposition toxique et la maladie d’une personne précise, la Cour a jugé suffisant qu’elles établissent l’existence d’un risque grave et imminent de décès au sein de la population exposée. Il s’agit là d’un tournant majeur par rapport à l’optique antérieure de la Cour en matière de pollution environnementale. Les requérants voient ainsi leur statut de victime reconnu et l’article 2 appliqué, du seul fait qu’ils appartiennent à un ensemble de personnes affectées par ce phénomène de pollution généralisée. La collectivisation de l’approche de la Cour de Strasbourg apparaît ainsi de manière manifeste.
En écartant ainsi la nécessité de prouver une causalité individuelle, la Cour EDH a instauré une forme de présomption de causalité. « Transposer la technique de présomption simple dans l’appréhension du lien de causalité reviendrait », écrit Benjamin Defoort, « en l’absence de certitude scientifique, à n’exiger du demandeur qu’un commencement de preuve par la réunion de certains éléments de fait connus, précis et concordants, à charge ensuite pour le défendeur de prouver l’inexistence de ce lien »79. C’est exactement le mécanisme qu’a mobilisé la Cour dans cette affaire. Prouver que la maladie dont souffre un requérant résulte directement de la pollution diffuse, et non d’un héritage génétique ou d’autres facteurs, n’est pas chose aisée. Il faut alors recourir au « raisonnement probabiliste [qui] innerve les mécanismes de la présomption […] dans des situations d’incertitude causale ou de multi causalité »80. La Cour considère que les rapports qui montrent une augmentation flagrante du taux de mortalité par cancer dans certaines zones de la région de Campanie constituent des préoccupations crédibles, à première vue fondées, concernant des risques graves, potentiellement mortels, pour la santé des citoyens concernés, tant individuellement que collectivement81.
Ce « commencement de preuve » amorce un raisonnement qui se prolonge et s’approfondit grâce à la mobilisation du principe de précaution. La Cour souligne que, conformément au principe de précaution, le fait qu’il n’existait pas de certitude scientifique quant aux effets précis que la pollution aurait pu avoir sur la santé du requérant ne saurait faire disparaître l’existence d’une obligation de protection82. Cela marque une évolution vers une adoption plus durable du principe de précaution, qui n’avait auparavant été que brièvement évoqué dans l’arrêt Tătar83. L’intégration du principe de précaution dans le droit des droits de l’homme impose aux États de prendre des mesures préventives, même en l’absence de certitude scientifique84. Conformément à ce principe et au regard du temps écoulé depuis l’identification du problème de pollution, la Cour considère que l’État ne peut s’exonérer de son obligation de protection envers les autres requérants en invoquant l’incertitude quant aux effets précis que la pollution aurait pu avoir sur la santé d’un individu en particulier85. Ici encore, la volonté de la Cour de collectiviser le traitement des affaires environnementales est clairement perceptible.
Dans l’arrêt L.F. le recours à la technique de la présomption s’effectue expressis verbis : « la combinaison convaincante de preuves indirectes et de présomptions permet de conclure que l’exposition à la pollution a rendu les requérants résidant dans un rayon de six kilomètres autour de l’usine particulièrement vulnérables à diverses pathologies »86. S’il est scientifiquement impossible d’établir avec certitude que l’exposition à la pollution a rendu les requérants vulnérables, cela ne signifie pas pour autant qu’un lien de causalité juridique ne peut être reconnu. L’existence de ce dernier n’exclut nullement la possibilité d’un lien de causalité scientifique ; il est d’ailleurs tout à fait envisageable que les deux coexistent. En réalité, l’affirmation d’un lien de causalité juridique permet avant tout de surmonter les obstacles probatoires inhérents à l’établissement d’un lien de causalité strictement scientifique.
Au-delà des précisions apportées en matière de recevabilité par l’arrêt Cannavacciuolo, la Cour marque une inflexion notable en introduisant une innovation quant au fondement juridique sur lequel repose la constatation de la responsabilité de l’Italie.
II. Une protection renforcée contre la pollution diffuse : réinventer la base légale
L’arrêt Cannavacciuolo mérite pleinement d’être qualifié de jalon. Pour la première fois, l’article 2 de la Convention est appliqué dans une affaire portant sur un phénomène de pollution diffuse (A). Une telle évolution invite naturellement à s’interroger sur les raisons et les critères guidant le choix de la Cour strasbourgeoise entre l’article 2 et l’article 8 comme fondement juridique en matière environnementale (B).
A. Un nouvel horizon pour le droit à la vie
Pour que des obligations positives environnementales de prendre des mesures opérationnelles de protection découlent de l’article 2, il est nécessaire que les autorités étatiques aient connaissance des dangers auxquels les individus sont exposés. La connaissance implique une obligation d’intervention, y compris par la régulation des relations interindividuelles (1). Cette obligation est parfois interprétée comme l’envers d’un nouveau « sous-droit » implicite à l’article 2, tendant à garantir une protection effective de la vie contre les atteintes environnementales (2).
1. Un État tenu d’agir face à des risques identifiés
En appliquant l’article 2 de la Convention dans l’arrêt Cannavacciuolo, tout en écartant le recours à l’article 8, la Cour franchit une étape significative dans sa jurisprudence. Jusqu’alors, la Cour abordait principalement les risques environnementaux sous l’angle du droit au respect de la vie privée et familiale, mettant l’accent sur leur impact sur le bien-être des individus plutôt que sur une menace directe pour leur vie87. Tel fut notamment le cas dans l’affaire Di Sarno et autres c. Italie88. Même dans l’arrêt KlimaSeniorinnen, la base juridique ayant soutenu la condamnation de la Suisse pour inaction climatique demeure l’article 8 de la Convention, relatif au droit au respect de la vie privée et familiale. L’arrêt KlimaSeniorinnen adopte ainsi, de manière manifeste, une logique inverse par rapport à celle retenue dans l’arrêt Cannavacciuolo : en constatant une violation de l’article 8, la Cour a estimé qu’il n’était pas nécessaire d’examiner l’article 2.
L’innovation de l’arrêt Cannavacciuolo, par rapport à l’arrêt Di Sarno, qui portait également sur la gestion des déchets en Campanie, réside, sur le fond, dans la transposition des exigences normatives issues du contexte plus souple et déférent de l’article 8 vers le champ du droit à la vie, régi par l’article 289. Toutefois, ce n’est pas la seule invocation de l’article 2 qui confère à cet arrêt sa portée novatrice : la Cour avait déjà mobilisé cette disposition dans plusieurs affaires à dimension environnementale. À titre d’exemple, dans l’arrêt de principe Öneryildiz c. Turquie90, relatif à une explosion survenue dans une décharge ayant enseveli plusieurs personnes sous un glissement de terrain mêlé à des déchets, la Cour a condamné la Turquie pour violation du volet substantiel de l’article 2, en raison de l’absence de mesures propres à prévenir la mort accidentelle des neuf proches du requérant. De même, dans l’affaire Brincat et autres c. Malte91, les requérants — héritiers de travailleurs décédés d’un mésothéliome après exposition à l’amiante — ont obtenu gain de cause sur le fondement de ce même article. Enfin, dans Boudaïeva et autres c. Russie92, à propos d’une coulée de boue ayant causé des pertes humaines et matérielles, la Cour a relevé que les carences des autorités nationales dans la mise en œuvre de politiques d’aménagement et de secours en zone à risque, ainsi que le lien de causalité établi entre ces omissions et le décès de la victime, engageaient la responsabilité de l’État au titre de ses obligations positives découlant de l’article 2.
L’originalité de l’arrêt Cannavacciuolo réside dans le fait qu’il s’agit du premier arrêt de la Cour établissant un lien direct entre la violation du droit à la vie et une exposition prolongée à des polluants environnementaux. Autrement dit, pour la première fois, la Cour applique des obligations positives découlant de l’article 2 dans le cadre d’une affaire de pollution environnementale de grande ampleur93. Dans tous les arrêts susmentionnés, les violations constatées par la Cour concernaient exclusivement des événements ponctuels ou clairement identifiables, ayant entraîné des décès94. Ainsi, dans l’arrêt Boudaïeva, il s’agissait d’un glissement de terrain ; dans l’arrêt Öneryıldız, de l’explosion d’une décharge ; dans l’affaire Brincat, d’une exposition prolongée à l’amiante et dans l’arrêt Özel95, de l’effondrement d’un immeuble à la suite d’inondations.
La Cour a constamment rappelé que les obligations positives naissent lorsque les autorités nationales savaient (connaissance réelle) ou auraient dû savoir (connaissance putative) qu’un risque de dommage existait. La connaissance devient ainsi un élément crucial pour l’émergence des obligations positives. Une précision mérite ici d’être soulignée. La connaissance réelle ou présumée, de la part de l’État, du danger encouru conditionne le déclenchement de l’obligation positive de prendre des mesures opérationnelles de protection, visant à assurer « la protection personnelle d’une ou de plusieurs personnes identifiables à l’avance ». En ce sens, la connaissance — effective ou imputée — de l’existence d’une personne particulière en situation de risque suffit à faire naître cette obligation96. En revanche, contrairement à l’obligation de prendre des mesures opérationnelles de protection, l’obligation de l’État d’assurer une « protection générale de la société » s’applique en permanence et de manière préventive. Il n’est pas nécessaire que les autorités aient su qu’une personne déterminée, identifiable à l’avance, était susceptible d’adopter un tel comportement97.
Dans l’arrêt Cannavacciuolo la Cour a précisé que « la question de l’existence d’un cadre juridique adéquat permettant aux autorités de poursuivre les responsables de la pollution ne justifie pas, en elle-même, un examen distinct »98. Elle identifie ainsi une obligation de prendre des mesures opérationnelles de protection et pas une obligation de l’État d’assurer une « protection générale de la société ». Dans son raisonnement la Cour a pris soin de préciser que les autorités italiennes avaient bien connaissance d’au moins certains aspects significatifs du problème depuis le début des années 1990, et du phénomène dans son ensemble au moins depuis le début des années 200099. Le problème était parfaitement connu, comme en témoigne la création de sept commissions parlementaires d’enquête distinctes entre 1995 et 2018, chargées d’en examiner les causes et les implications. C’est ainsi la connaissance de l’État italien qui déclenche ses obligations positives découlant de l’article 2.
L’affaire Cannavacciuolo ne portait pas sur des activités dangereuses menées dans un cadre réglementaire préexistant, telles que des activités industrielles. Au contraire, elle concernait, des activités exercées en dehors de tout cadre légal ou réglementaire, par des acteurs privés : groupes criminels organisés, entreprises, industries ou particuliers100. Contrairement aux affaires précédemment traitées par la Cour en lien avec les problèmes de gestion des déchets dans la région (notamment Di Sarno et autres c. Italie et Locascia et autres c. Italie101), la présente affaire ne porte pas sur l’incapacité des autorités italiennes à assurer la collecte, le traitement et l’élimination des déchets. Elle concerne plutôt leur inaction face à un phénomène de pollution persistant, résultant de l’élimination illicite et massive de déchets102. En constatant la violation de l’article 2, la Cour condamne l’inaction prolongée des autorités italiennes, soulignant l’absence de toute mesure concrète prise par le gouvernement pour remédier à la situation103.
Dès lors, l’obligation positive de protection du droit à la vie s’exerce également dans le cadre des rapports interindividuels. Pour reprendre les termes de l’ancien président de la Cour EDH Dean Spielmann, l’État est condamné « du chef de son abstention »104, c’est-à-dire pour ne pas être intervenu dans des relations entre personnes privées. La Cour confère ainsi au droit à la vie un effet horizontal indirect105, voire ce que l’on pourrait qualifier de « super effet horizontal » 106, en visant explicitement l’activité centrale de la mafia et en esquissant une obligation pour l’État de « contrôler l’État dans l’État »107 qu’elle représente.
La réaffirmation, par la Cour, de sa position classique selon laquelle l’obligation positive découlant de l’article 2 « doit être interprétée comme s’appliquant à toute activité, qu’elle soit publique ou privée, dès lors que le droit à la vie est susceptible d’être mis en cause »108, ne saurait pourtant être considérée comme dépourvue d’originalité. En effet, les deux arrêts cités par la Cour à l’appui de cette affirmation ne se rapportent pas à des situations comparables à celle en cause dans l’affaire Cannavacciuolo. Dans l’arrêt Öneryıldız, la Cour était confrontée à une activité à caractère industriel, dangereuse par nature, en l’occurrence l’exploitation d’un site de stockage de déchets. Quant à l’arrêt Brincat et autres c. Malte, il portait sur une « exposition à l’amiante sur un lieu de travail relevant d’une entreprise publique détenue et placée sous le contrôle direct de l’État »109. Or, dans les situations impliquant des « activités dangereuses », où le préjudice est imputable à l’intervention humaine ou lié à des événements « réglementés et contrôlés par l’État », il est généralement plus aisé d’établir un lien de causalité entre les omissions des autorités et le dommage subi110. L’affaire Cannavacciuolo se distingue précisément en ce qu’elle porte sur un phénomène de pollution illégale, persistante et totalement non réglementée. Le déversement illicite de déchets échappait à tout cadre juridique ou administratif111, ce qui rend d’autant plus remarquable l’application de l’article 2 dans ce contexte.
2. La naissance d’un « sous-droit » individuel aux répercussions collectives
Dans son opinion partiellement concordante et partiellement dissidente le juge Georgios Serghides soutient que l’un des aspects du droit à la vie garantie dans l’article 2 de la Convention EDH englobe le « sous-droit » (« sub-right ») d’être libre de toute pollution environnementale ou d’autres risques environnementaux qui peuvent menacer la vie humaine. Il considère que ce « sous-droit » est implicite dans l’article 2, comme il l’est dans l’article 8. Il identifie le fondement de la protection de l’environnement dans « la norme d’efficacité inscrite dans ses dispositions »112. C’est cette norme d’efficacité, en tant que matrice ou source fondamentale, qui nourrit, génère et développe un droit, en l’occurrence le droit de l’article 2, compte tenu de l’objet et du but de la Convention, et notamment de l’article 2, et ce droit nécessite et implique également le droit implicite à un environnement sain, qui est indispensable à l’exercice et à la jouissance du droit au respect du droit à la vie113. L’émergence de ce « droit indirect »114 au titre de l’article 2, peut être matérialisée par une interprétation large, évolutive et dynamique donnée par la Cour, aidée par la doctrine de l’« instrument vivant »115. Brice Laniyan n’hésite pas, à ce titre, à constater que « le droit à la vie et à un environnement sain [se trouve] au cœur de cet arrêt »116. Cette optique, qui voit dans cette lecture dynamique de la Convention la naissance d’un droit à un environnement sain, se rallie avec l’opinion partiellement dissidente dans l’arrêt KlimaSeniorinnen, selon laquelle dans cet arrêt la Cour « a créé un nouveau droit (découlant de l’article 8 et, potentiellement, de l’article 2) à une […] protection effective des autorités de l’État contre les effets négatifs graves sur l[a] vie, l[a] santé, l[e] bien-être et l[a] qualité de vie qui résultent des conséquences et risques néfastes liés au changement climatique »117.
Ancrer le droit à un environnement sûr et sain — qui n’est pas formellement consacré par la Convention — également dans l’article 2 représenterait la garantie la plus forte contre toute décision d’ordre économique ou productif susceptible de mettre en péril la vie des personnes118. Néanmoins, l’émergence de ce « sous-droit » à un environnement sain soulève inévitablement une question de légitimité démocratique quant à l’intervention de la Cour dans un domaine non expressément couvert par la Convention. Si une partie de la doctrine voit dans l’arrêt Cannavacciuolo un nouvel élan en faveur de l’adoption du protocole additionnel — maintes fois discuté — relatif au droit à un environnement sain119, d’autres voix insistent sur le fait que, comme le montre le refus récurrent des États parties à la Convention de donner suite aux appels de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, il existe une réticence politique persistante à consacrer formellement un tel droit dans le cadre conventionnel120.
Toutefois, ce nouveau « sous-droit » subjectif n’est né que pour s’objectiviser. Constatant que les faits à l’origine de cette affaire révèlent l’existence d’un problème structurel et systémique, la Cour a appliqué pour la première fois dans une affaire environnementale, la procédure d’arrêt pilote prévue à l’article 61 de son Règlement. Après avoir considéré que la violation trouvait son origine dans un phénomène de pollution généralisée et de grande ampleur, qui s’est étendu sur plusieurs décennies de manière souvent qualifiée de « systématique »121, les juges ont également constaté un manquement systémique de l’État à son obligation de répondre de manière adéquate, tant en ce qui concerne la célérité de sa réaction que l’adéquation des mesures mises en œuvre, face à cette pollution. Ils ont donc formulé des indications détaillées à l’attention des autorités italiennes, en fixant un délai de deux ans pour leur mise en œuvre. Les mesures comprennent notamment l’élaboration d’une stratégie globale et coordonnée pour remédier à la situation, assortie de délais précis et des ressources nécessaires122, la mise en place d’un mécanisme de contrôle indépendant123 et la création d’une plateforme publique regroupant l’ensemble des informations pertinentes sur le problème124.
Ces mesures générales illustrent que la procédure d’arrêt pilote permet à la Cour d’étendre la portée de sa protection au-delà des seuls intérêts du demandeur individuel125, pouvant ainsi embrasser une dimension plus large de « protection générale de l’environnement »126. Cela marque un glissement notable, en dépit de l’accent traditionnellement mis par la Cour sur le caractère individuel de la justice qu’elle est censée rendre. En décidant de suspendre l’examen des demandes de réparation en le subordonnant à l’évaluation, par le Comité des ministres, de la mise en œuvre des mesures générales, la Cour relègue au second plan la question de la réparation des dommages personnel subis par les requérants. Elle accorde ainsi la priorité à la résolution structurelle du problème environnemental, en tant qu’enjeu collectif. De cette manière, en exigeant la résolution d’un problème environnemental affectant l’ensemble de la population, la Cour compense sa position rigide quant à l’accès au prétoire des associations, qui pourraient pourtant plaider au nom de ces intérêts collectifs. Elle gère ainsi son propre registre procédural127, tout en orientant sa jurisprudence vers une protection plus systémique de l’environnement.
Sans mobiliser la véritable procédure d’arrêt pilote — laquelle implique que l’effet prescriptif soit complété par le sursis à statuer sur les affaires similaires pendantes et non encore notifiées au gouvernement —, la Cour peut néanmoins suggérer à l’État condamné des pistes d’action permettant de satisfaire aux « conclusions énoncées dans l’arrêt ». Ainsi, dans l’arrêt L.F., la Cour indique que l’Italie pourrait soit prendre les mesures nécessaires pour que l’impact environnemental de la fonderie en question devienne pleinement compatible avec sa localisation dans une zone résidentielle, soit procéder au déplacement de l’usine, tout en précisant que l’État conserve sa liberté d’action dans le choix des moyens, y compris le recours aux pouvoirs coercitifs que lui confère le droit national128.
B. Le défi d’un fondement juridique adapté
Le choix du fondement juridique n’est pas sans conséquence. La nature quasi absolue de l’article 2 entraîne une marge de manœuvre sensiblement restreinte pour les États contractants, par contraste avec la plus grande flexibilité offerte par l’article 8 (1). Cette divergence quant aux effets pratiques du choix impose de s’interroger sur les critères, non toujours explicités, qui guident la Cour dans sa sélection entre les deux dispositions. Ces critères doivent être identifiés et reconstitués à partir des éléments livrés par sa jurisprudence (2).
1. Droit à la vie et droit à la vie privée : des implications juridiques différentes
Quatre mois après la publication de son arrêt Cannavacciuolo, la même section de la Cour adopte son arrêt L.F. et autres c. Italie. Ce dernier porte sur le manquement des autorités italiennes à adopter des mesures de protection visant à minimiser ou à éliminer les effets de la pollution prétendument causée par l’exploitation continue d’une fonderie située à proximité des habitations des requérants, dans la municipalité de Salerne. Bien que la doctrine ait légitimement espéré une consolidation de l’approche novatrice adoptée dans l’arrêt Cannavacciuolo, la Cour choisit, sans y faire la moindre référence, de se prononcer cette fois sur le fondement de l’article 8 de la Convention. Elle condamne l’Italie pour manquement à ses obligations positives en matière environnementale découlant de cette disposition, et ce, alors même que l’activité en cause présentait un caractère « dangereux » au sens reconnu dans l’arrêt Öneryıldız.
Il est vrai que, dans les affaires environnementales, les normes encadrant les obligations positives au titre des articles 2 et 8 de la Convention présentent des zones de recoupement ; les atteintes à la santé peuvent, selon les circonstances, relever de l’une ou l’autre de ces dispositions129. Toutefois, cette superposition ne saurait conduire à considérer ces droits comme interchangeables. La protection offerte par l’article 8 est plus flexible, dans la mesure où l’État est autorisé à restreindre ce droit en appliquant le test classique de proportionnalité, y compris pour la sauvegarde d’intérêts économiques130. Ainsi, lorsqu’un État définit le cadre réglementaire applicable aux activités polluantes, il bénéficie d’une ample marge d’appréciation pour mettre en balance les divers intérêts en jeu, y compris ceux, plus abstraits, liés au « bien-être » des personnes.
À l’inverse, le droit à la vie bénéficie d’une protection quasi absolue. Son atteinte ne peut être justifiée que dans des circonstances strictement délimitées (légitime défense, arrestation régulière, répression d’émeutes), qui ne trouvent pas à s’appliquer dans les contentieux environnementaux131. Selon S. Van Drooghenbroeck « [s]i la lésion du droit garanti est constituée du seul fait de l’abstention étatique querellée (…), alors il semble logique que nul « juste équilibre » ne puisse intervenir, l’obligation positive devant être tout aussi « absolue » que l’obligation négative correspondante »132. Colombine Madelaine, explique que « [s]i l’État détient des informations liées au droit à la vie des requérants […], nulle justification de l’omission tirée de la protection d’un autre intérêt ne peut être admise »133. C’est précisément ce que la Cour relève dans l’arrêt Cannavacciuolo, en constatant la carence des autorités italiennes à protéger la vie des requérants, alors même qu’elles avaient connaissance du danger auquel ces derniers étaient exposés. Cette constatation est confirmée par l’arrêt L.F. du 6 mai 2025, qui, tout en retenant l’article 8 comme fondement juridique, prend soin de préciser qu’il appartenait au gouvernement italien de traiter la situation avec la diligence requise et de « prendre en compte l’ensemble des intérêts en présence »134. Une telle exigence de mise en balance des intérêts en conflit est totalement absente de l’arrêt Cannavacciuolo, fondé sur l’article 2.
En outre, comparativement à l’article 8, l’article 2 de la Convention impose à l’État des obligations positives nettement plus strictes et étendues en matière de répression des atteintes aux droits fondamentaux. L’article 8, lu en combinaison avec l’article 3, n’impose aux États que la criminalisation des atteintes intentionnelles135. En revanche, l’article 2 étend cette obligation aux atteintes résultant d’une négligence grave ou d’une imprudence, élargissant ainsi le champ des comportements devant faire l’objet d’une répression effective136. Dans l’arrêt Cannavacciuolo, il est intéressant de constater que la Cour n’exige pas explicitement la mise en œuvre de poursuites pénales. Si elle exprime des doutes sérieux quant à l’efficacité des procédures engagées par les autorités italiennes137, elle ne fonde toutefois pas sa condamnation sur cette seule carence, laquelle n’est d’ailleurs examinée qu’en fin d’analyse. La motivation principale de l’arrêt réside dans le constat selon lequel aucun effort significatif visant à traiter le problème de manière systématique, globale et coordonnée ne peut être constaté. C’est donc une optique holistique, fondée sur l’évaluation globale de l’action (ou de l’inaction) étatique, qui conduit la Cour à constater une violation, et non spécifiquement l’absence de mesures pénales. À cet égard, il est pertinent de se rallier à la thèse développée par Vladislava Stoyanova, selon laquelle, dans les situations où le préjudice résulte d’omissions, le recours à des poursuites pénales n’est pas une exigence absolue au regard des obligations procédurales découlant de la Convention. En revanche, si de telles procédures existent en droit interne, elles doivent être mises en œuvre de manière effective, afin de satisfaire à l’exigence d’effectivité inhérente à cette obligation138.
2. La complexité de la sélection d’allégations
Il apparaît ainsi clairement que, dans le domaine de l’environnement, la Cour choisit parfois de fonder son raisonnement sur l’article 8 de la Convention, parfois sur l’article 2. Ce choix n’est nullement anodin, l’application de l’article 2 s’accompagnant de conséquences juridiques particulièrement lourdes pour les États, notamment en termes d’intensité des obligations positives. Ce qui demeure en revanche incertain, c’est selon quels critères la Cour opère ce choix entre les deux fondements normatifs. Cette question renvoie à la problématique plus générale de la « sélection d’allégations » (‘allegation-picking’) qui peut être définie comme le mécanisme par lequel la Cour choisit de statuer uniquement sur une ou plusieurs des violations alléguées de la Convention, et, après avoir fondé sa décision sur ces seuls griefs, déclare qu’il n’est pas nécessaire d’examiner les autres moyens soulevés139. La Cour justifie fréquemment cette démarche par un raisonnement quasi circulaire, affirmant qu’« au vu de la conclusion à laquelle elle est parvenue sur les griefs examinés, il n’est pas nécessaire d’analyser les autres ». Ainsi, dans l’arrêt Cannavacciuolo, elle juge que « [c]ompte tenu de ses constats au titre de l’article 2 […] et considérant que les arguments avancés au titre de l’article 8 sont, pour l’essentiel, identiques à ceux invoqués dans le cadre du grief fondé sur l’article 2, […] il n’est pas nécessaire d’examiner s’il y a également eu violation distincte de l’article 8, en raison d’un manquement allégué à la protection de la santé et du bien-être des requérants »140. De la même manière, dans l’arrêt L.F., la Cour « en tant que maîtresse de la qualification juridique des faits de la cause […], estime qu’il convient d’examiner les griefs des requérants sous l’angle du droit au respect de la vie privée garanti par l’article 8 de la Convention »141, écartant l’application de l’article 2.
Ce raisonnement reste cependant silencieux quant aux motifs du choix initial de l’allégation retenue : il ne fournit aucun critère permettant de comprendre pourquoi tel grief a été examiné plutôt qu’un autre. Alan Greene s’efforce d’identifier les raisons possibles qui sous-tendent cette pratique de « sélection d’allégations »142. La première tient à une tendance fréquemment reprochée à la Cour EDH : celle du « minimalisme judiciaire »143. Celui-ci peut être défini comme une tendance consistant à « faire de petits pas plutôt que de grands en mettant entre parenthèses les questions les plus difficiles et les plus conflictuelles »144. Le minimalisme judiciaire implique ainsi de « ne dire que ce qui est nécessaire pour justifier un résultat et laisser autant que possible indécis »145. Dans l’affaire KlimaSeniorinnen, cette posture a donné lieu à des critiques : la Cour a en effet choisi de ne pas examiner l’article 2 de la Convention, pourtant expressément invoqué par les requérantes. Le fait de conclure qu’il est « inutile d’analyser plus avant » un grief fondé sur un droit fondamental, souligne Corina Heri, « est certainement minimaliste et représente une itération de l’efficacité procédurale : elle supprime la nécessité d’examiner le plus fondamental et le plus difficile à limiter des deux droits, tout en privant simultanément les requérants d’une discussion approfondie de leur argumentation »146.
À l’inverse d’une stratégie de minimalisme judiciaire, il est également possible que la Cour utilise la technique de la sélection d’allégations pour concentrer ses ressources limitées sur les griefs les plus graves, laissant les autres sans réponse. Cette approche soulève toutefois une interrogation de fond : qu’est-ce qui constitue une allégation « particulièrement grave » ? La sélection d’allégations peut également s’expliquer par la recherche d’un consensus judiciaire, lorsque l’un des griefs apparaît comme le fondement le plus simple ou le moins controversé pour emporter l’adhésion des juges. Dans cette perspective, elle pourrait constituer un outil de gestion de la charge de travail ou de conciliation des divergences internes à la formation de jugement. Enfin, la sélection d’allégations pourrait aussi résulter d’un raisonnement fondé sur le principe du lex specialis : la Cour choisissant de trancher l’affaire sur la base de la norme la plus spécifique, plutôt que sur un fondement plus général ou juridiquement incertain147.
Toutefois, comme le souligne judicieusement le juge Serghides, la Cour a le devoir de veiller à ce que les droits garantis ne soient ni confondus, ni dilués, ni réaffectés d’une manière qui érode leur signification individuelle ou qui conduise à la disparition de protections spécifiques, sous prétexte d’efficacité ou d’économie judiciaire148. Chaque droit dispose d’une valeur propre, d’un contenu et d’un objectif distincts dans le système des droits de l’homme. Le principe d’effectivité impose que chaque disposition soit interprétée de manière à conférer à ses garanties un effet concret et tangible149.
Afin de proposer une explication cohérente aux raisons pour lesquelles le juge strasbourgeois choisit tantôt de mobiliser l’article 2, tantôt l’article 8 dans les affaires environnementales, il semble pertinent de se pencher sur les deux arrêts sur lesquelles se focalise cette étude : les arrêts Cannavacciuolo et L.F.. Dans le premier, le choix par la Cour de fonder sa décision sur l’article 2 écarte d’emblée toute critique fondée sur le reproche de « minimalisme judiciaire ». De plus, les articles 2 et 8 ne se trouvant pas dans une relation de lex generalis – specialis, cette explication doit être également écartée.
Néanmoins, avant de proposer le critère permettant de choisir la base légale, il convient d’écarter au préalable un faux critère. Dans chaque arrêt à portée environnementale, la Cour évalue l’ampleur du problème en cause. Certains éléments issus de ces deux arrêts pourraient, à première vue, conforter l’idée selon laquelle, lorsque le problème est « clairement identifié, localisé et circonscrit », la Cour pourrait choisir entre les articles 2 et 8. Ainsi, dans l’arrêt L.F., la Cour relève que, dans la majorité des affaires environnementales impliquant une source de pollution ou une activité bien identifiée et limitée géographiquement, elle juge en général inutile de procéder à un examen distinct du grief tiré de l’article 2 dès lors qu’elle s’est déjà prononcée sur celui fondé sur l’article 8150.
Pourtant, cette hypothèse est infirmée tant par l’arrêt Cannavacciuolo que par l’arrêt Klimaseniorinnen. Dans Cannavacciuolo, la Cour souligne que l’affaire se distingue des précédentes, qui concernaient une source unique, identifiée et circonscrite, ou une activité spécifique à l’origine de la pollution, affectant une zone limitée151. Malgré ce constat, elle décide qu’« il n’est pas nécessaire d’examiner s’il y a également eu une violation distincte de l’article 8 en raison d’un manquement allégué à la protection de la santé et du bien-être des requérants »152, sans fournir de justification supplémentaire. En outre, dans KlimaSeniorinnen, l’activité en cause — les émissions de gaz à effet de serre — était, par nature, diffuse, non circonscrite et non directement imputable à un seul acteur. Dans ce contexte, la Cour a choisi de fonder son raisonnement sur l’article 8, tout en indiquant qu’elle tiendrait compte, dans son analyse, des principes dégagés au titre de l’article 2153, sans toutefois appliquer ce dernier directement154.
De plus, le caractère « clairement identifié, localisé et circonscrit » d’une pollution ne préjuge en rien de la possibilité de la Cour de choisir entre les articles 2 et 8. En témoignent d’une part l’arrêt Cannavacciuolo, qui concernait « une forme de pollution particulièrement complexe et étendue » 155 mais où l’article 2 a été appliqué, et d’autre part des affaires telles que Di Sarno, Cordella156 ou López Ostra, portant sur des pollutions précisément identifiées et localisées, où la Cour a également appliqué l’article 2.
Il apparaît donc que la pertinence du critère fondé sur le caractère « clairement identifié, localisé et circonscrit » de la pollution ou de l’activité, qu’il serve à déterminer la possibilité pour la Cour de procéder à une « sélection d’allégations » ou à opter pour un fondement juridique plutôt qu’un autre, est discutable, ce qui devrait inciter la Cour EDH à réexaminer l’utilité d’y recourir.
En revanche, le critère permettant de choisir entre l’article 2 et l’article 8 doit être recherché dans l’objectivisation de la procédure devant la Cour, question qui se rattache à la problématique du lien de causalité. Comme expliqué précédemment, la Cour n’a pas exigé la preuve d’un lien de causalité personnel ; elle a considéré qu’un lien de causalité général — c’est-à-dire entre la pollution et l’augmentation de la mortalité — suffisait, établissant ainsi une présomption de causalité. Par ailleurs, et pour la première fois dans une affaire environnementale, la Cour a appliqué la procédure de l’arrêt pilote. Ce faisant, elle a déplacé le centre de gravité de la justice individuelle vers une justice collective et objective. Cette optique lui a permis de surmonter la difficulté majeure qui sépare l’applicabilité de l’article 2 de celle de l’article 8.
En effet, dans le cadre de l’article 8, il suffit de démontrer que la pollution a entraîné une diminution du bien-être et de la qualité de vie du requérant157, tandis que, dans le cadre de l’article 2, il faut établir l’existence d’un « risque réel et immédiat pour la vie »158. En instaurant une présomption de causalité et en abordant la question sous un angle objectif, la Cour a franchi l’obstacle le plus important qui faisait jusqu’alors écran à l’application du « droit le plus fondamental de la Convention »159.
Le choix de l’article 2 peut ainsi être interprété comme la conséquence de l’assouplissement de l’exigence relative au lien de causalité, lequel se rattache à un choix plus fondamental : l’objectivisation de la procédure devant la Cour, concrétisée notamment par l’adoption de la procédure de l’arrêt pilote. Le recours à cette procédure se justifie par la gravité de l’atteinte environnementale. D’une part, la Cour relève que la pollution en cause résulte d’activités menées par des acteurs privés — en particulier des groupes criminels organisés, mais aussi des entreprises, des industries et des particuliers — opérant en dehors de tout cadre légal ou réglementaire. Le fait que les autorités italiennes aient laissé environ 2 900 000 citoyens exposés, et en quelque sorte pris en otage par cette activité criminelle, constitue un facteur aggravant révélateur d’une carence structurelle de l’État160. D’autre part, la Cour s’appuie sur des données scientifiques montrant que la pollution généralisée dans la région de Campanie s’accompagne d’une augmentation notable des taux d’incidence et de mortalité liés au cancer. De telles informations mettent, selon elle, en évidence un risque pour la vie humaine « suffisamment grave, réel et établi » 161.
C’est en définitive cette gravité qui confère au problème un caractère « structurel ou systémique » au sens de l’article 61 du Règlement de la Cour EDH. Il est vrai, par ailleurs, que le choix d’objectiver la procédure relève de la seule appréciation des juges de Strasbourg. Tant l’affaire Di Sarno que l’affaire Locascia concernaient « l’ensemble de la population de la Campanie »162. Toutefois, dans ces deux affaires, la Cour n’avait appliqué ni l’article 2 ni la procédure de l’arrêt pilote. Il apparaît ainsi que, dans le contentieux environnemental, la frontière entre l’atteinte à la santé et l’atteinte à la vie humaine demeure particulièrement poreuse. Le choix du fondement juridique (article 2 ou article 8) repose dès lors sur un faisceau d’indices permettant à la Cour d’apprécier la nature et l’intensité du risque.
Cela étant, déterminer ce qui constitue un préjudice — ou un risque de préjudice — suffisamment grave pour justifier le recours à l’article 2 n’est pas chose aisée. Les lignes de démarcation entre les deux droits ne sont pas infranchissables. Dans cette logique, la recherche d’un consensus au sein de la formation de jugement — et donc, la mobilisation de l’allégation la plus « consensuelle » — peut également jouer un rôle non négligeable dans le processus décisionnel.
1 Cour EDH, 30 janvier 2025, nos 51567/14, 39742/14, 74208/14, 21215/15, Cannavacciuolo et autres c. Italie.
2 Cour EDH, 6 mai 2025, n° 52854/18, L.F. et autres c/ Italie.
3 Cour EDH, 9 avril 2024, n° 53600/20, Verein Klimaseniorinnen Schweiz et autres c. Suisse.
4 Dans trois affaires, des individus ont été condamnés pour des infractions pénales liées à l’élimination illégale de volumes importants de déchets dangereux dans des communes situées dans la zone de la « Terra dei Fuochi ». Néanmoins, la Cour souligne que si ces éléments témoignent de l’existence de poursuites effectives, le nombre limité de procédures évoquées par le Gouvernement ne saurait suffire, à lui seul, à démontrer que l’État a mis en œuvre les mesures nécessaires pour assurer la protection des résidents de cette zone (Cour EDH, 30 janvier 2025, Cannavacciuolo et autres c. Italie, préc., para. 446).
5 P. ALBERTI, « The ‘land of fires’: epidemiological research and public health policy during the waste crisis in Campania, Italy », Heliyon, 2022, vol. 8, n° 12, https://www.sciencedirect.com/science/article/pii/S2405844022036192#bfn1.
6 En 2007, les résultats de la deuxième phase de l’étude menée conjointement par l’OMS, l’Institut supérieur de la santé (ISS), le Conseil national de la recherche (CNR), l’Agence régionale pour la protection de l’environnement de Campanie (ARPAC) et l’Observatoire épidémiologique régional (OER) ont été publiés. Ils ont révélé que la zone présentant les taux les plus élevés de mortalité par cancer et de malformations congénitales correspondait à celle la plus gravement touchée par l’élimination illégale de déchets dangereux et l’incinération incontrôlée de déchets urbains solides (Cour EDH, 30 janvier 2025, Cannavacciuolo et autres c. Italie, préc., para. 25).
7 K. SENIOR, A. MAZZA, « Italian “Triangle of death” linked to waste crisis », The Lancet Oncology, 2004, vol. 5, n° 9, p. 525.
8 Cour EDH, 30 janvier 2025, Cannavacciuolo et autres c. Italie, préc., para. 35.
9 Ibid, para. 298.
10 Ibid, para. 222.
11 Ibid, para. 249.
12 Ibid, para. 296.
13 Cour EDH, 6 mai 2025, n° 52854/18, L.F. et autres c/ Italie, para. 123.
14 Ibid, para. 124.
15 Ibid, para. 162.
16 Ibid, para. 170.
17 Ibid, para. 171.
18 Cour EDH, 30 janvier 2025, Cannavacciuolo et autres c. Italie, préc., para. 193.
19 Ibid, para. 196.
20 Ibid, para. 197.
21 CJUE, 4 mars 2010, C-297/08, Commission / Italie, EU:C:2010:115.
22 Ibid, point 43.
23 Ibid, point 50.
24 En 2021, au vu des progrès réalisés en matière de capacité d’incinération dans la région concernée, l’astreinte journalière a été réduite à 80.000 euros. https://www.eunews.it/en/2025/04/11/italy-325-million-in-fines-over-a-decade-for-inaction-on-terra-dei-fuochi-cleanup/.
25 CJUE, 16 juillet 2015, C-653/13, Commission / Italie, EU:C:2015:478.
26 CJUE, 25 juin 2024, C-626/22, Ilva e.a., EU:C:2024:542, point 72.
27 CJUE, 25 juin 2024, C-626/22, Ilva e.a., préc..
28 D. MISONNE et N. DE SADELEER, « Article 37 », in F. PICOD, C. RIZCALLAH et S. Van DROOGHENBROECK (dir.), Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, Commentaire article par article, 3e éd., 2023, Bruylant, p. 997 et not. 1026. Selon Tobias Lock, l’article 37 de la Charte ne confère aucun contenu substantiel supplémentaire par rapport aux dispositions environnementales du TFUE. Il se borne à refléter et affirmer le principe transversal énoncé à l’article 11 du TFUE, ainsi que les objectifs poursuivis par la politique environnementale de l’Union, tels qu’ils sont définis à l’article 191 du même traité (T. LOCK, « Article 37 CFR », in M. KELLERBAUER, M. KLAMERT et . TOMKIN, The EU Treaties and the Charter of Fundamental Rights, A Commentary, 2e éd., 2024, Oxford University Press, p. 548.
29 A. BAILLEUX, « Article 52-2, Portée et interprétation des droits et principes », in F. PICOD, C. RIZCALLAH et S. Van DROOGHENBROECK (dir.), Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, Commentaire article par article, op. cit., p. 1399.
30 Explications relatives à la Charte des Droits Fondamentaux, JOUE 14.12.2007, n° C 303. [s.l.]. ISSN 1725-2431. « Explications relatives à la charte des droits fondamentaux », p. 17-35, url:http://eurlex.europa.eu/LexUriServ/LexUriServ.do?uri=OJ:C:2007:303:0017:0035:FR:PDF (2007/C 303/02).
31 CJUE, 17 décembre 2015, C-419/14, WebMindLicenses, EU:C:2015:832, point 70.
32 Cour EDH, 30 janvier 2025, Cannavacciuolo et autres c. Italie, préc., para. 198, ainsi que la jurisprudence citée à cet égard.
33 Ibid, para. 199, ainsi que la jurisprudence citée à cet égard.
34 Ibid, para. 200.
35 Ibid, para. 201.
36 Ibid, para. 202.
37 Ibid, para. 201.
38 Ibid, para. 488.
39 B. LANIYAN, « Terra dei Fuochi en Italie : l’irruption des pollutions diffuses systémiques dans le champ du droit à la vie », Actu-Environnement, https://www.actu-environnement.com/ae/news/terra-dei-fuochi-italie-cedh-pollutions-droit-vie-46166.php4.
40 CJUE, 4 mars 2010, C-297/08, Commission / Italie, préc..
41 CJUE, 16 juillet 2015, C‑653/13, Commission c. Italie, EU:C:2015:478.
42 Cour EDH, 30 janvier 2025, Cannavacciuolo et autres c. Italie, préc., para. 216.
43 Cour EDH, 7 décembre 2021, n° 37857/14, Yusufeli Ilçesini Güzelleştirme Yaşatma Kültür Varliklarini Koruma Derneği c. Turquie, para. 41.
44 Idem.
45 Cour EDH, 12 mai 2015, n° 73235/12, Identoba et autres c. Géorgie.
46 Cour EDH, 12 mai 2009, n° 18215/06, Greenpeace E.V. et autres c. Allemagne.
47 F. KRENC, Opinion concordante, sous Cour EDH, 30 janvier 2025, Cannavacciuolo et autres c. Italie, préc., para. 8.
48 Cour EDH, 9 avril 2024, n° 53600/20, Verein Klimaseniorinnen Schweiz et autres c. Suisse, paras. 498-499, cités dans Cour EDH, 30 janvier 2025, Cannavacciuolo et autres c. Italie, préc., paras 220-222.
49 Cour EDH, 30 janvier 2025, Cannavacciuolo et autres c. Italie, préc., para. 222.
50 E. KRAJNYÁK, « Up in Smoke? Victim Status in Environmental Litigation before the ECtHR », EJIL:Talk! – Blog of the European Journal of International Law, https://www.ejiltalk.org/up-in-smoke-victim-status-in-environmental-litigation-before-the-ecthr/.
51 V. SEFKOW-WERNER, « Individual vs. representative applications or environment vs. climate issues – The ECtHR’s Cannavacciuolo and Others v. Italy judgment, Strasbourg Observers », https://strasbourgobservers.com/2025/04/02/individual-vs-representative-applications-or-environment-vs-climate-issues-the-ecthrs-cannavacciuolo-and-others-v-italy-judgment/.
52 F. KRENC, Opinion préc., para. 6.
53 Cour EDH, 9 avril 2024, n° 53600/20, Verein Klimaseniorinnen Schweiz et autres c. Suisse, paras. 416-421.
54 Ibid, para. 416.
55 A. HÖSLI et M. REHMANN, « Verein KlimaSeniorinnen Schweiz and Others v. Switzerland: the European Court of Human Rights’ Answer to Climate Change », Climate Law, 2024, vol. 4, nos 3-4, p. 263 et not. p. 273.
56 A. ZAHAR, « With Swiss Seniors the Climate-Litigation Movement Chalks up Another Hollow Victory », Climate Law, 2024, vol. 4, nos 3-4, p. 285 et not. pp. 292-293.
57 T. EICKE, « Human Rights Protection of Non-Human Subjects from the Perspective of an ECtHR Judge », EJIL:Talk! – Blog of the European Journal of International Law, https://www.ejiltalk.org/human-rights-protection-of-non-human-subjects-from-the-perspective-of-an-ecthr-judge/.
58 Cour africaine des droits de l’homme et des peuples, n° 041/2016, Ligue Ivoirienne des droits de l’homme (LIDHO) et autres c. Côte d’Ivoire.
59 Cour EDH, 9 décembre 1994, n°16798/90, Lopez Ostra c. Espagne.
60 H. TIGROUDJA, « Massive Pollution, States’ Positive Obligations and Remedies Critical Appraisal of the European Court of Human Rights’ Cannavacciuolo et al. v. Italy Judgment », https://cil.nus.edu.sg/blogs/massive-pollution-states-positive-obligations-and-remedies-critical-appraisal-of-the-european-court-of-human-rights-cannavacciuolo-et-al-v-italy-judgment/.
61 V. SEFKOW-WERNER, « Individual vs. representative applications or environment vs. climate issues – The ECtHR’s Cannavacciuolo and Others v. Italy judgment, Strasbourg Observers », art. préc..
62 Cour EDH, 30 janvier 2025, Cannavacciuolo et autres c. Italie, préc., para. 247.
63 V. SEFKOW-WERNER, « Individual vs. representative applications or environment vs. climate issues – The ECtHR’s Cannavacciuolo and Others v. Italy judgment, Strasbourg Observers », art. préc..
64 V. STOYANOVA, Positive obligations under the European Convention on Human Rights, Within and beyond boundaries, 2023, Oxford University Press, pp. 89-90.
65 C. MADELAINE, La technique des obligations positives en droit de la Convention européenne des droits de l’Homme, Dalloz, 2014, p. 284.
66 Cour EDH, 5 juin 2007, n° 17381/02, Lemke c. Turquie, para. 36.
67 Cour EDH, 10 novembre 2004, no 46117/99, Taşkin et autres c. Turquie, para. 113 et seq.
68 Cour EDH, 9 juin 1998, 14/1997/798/1001, L.C.B. c. Royaume-Uni.
69 Cour EDH, 30 janvier 2025, Cannavacciuolo et autres c. Italie, préc., para. 224.
70 Ibid, para. 245.
71 K. HAMANN, « Cannavacciuolo and Others v Italy: Towards Applying a Precautionary Approach to the Right to Life », EJIL:Talk! – Blog of the European Journal of International Law, https://www.ejiltalk.org/cannavacciuolo-and-others-v-italy-towards-applying-a-precautionary-approach-to-the-right-to-life/.
72 Cour EDH, 9 juin 1998, 14/1997/798/1001, L.C.B. c. Royaume-Uni, para. 39.
73 Cour EDH, 24 juillet 2014, nos 60908/11, 62110/11, 62129/11, 62312/11 and 62338/11, Brincat et autres c. Malte, para. 84.
74 Cour EDH, 30 janvier 2025, Cannavacciuolo et autres c. Italie, préc., para. 390.
75 J. SOMMARDAL, « A Landmark Judgment: Three Crucial Aspects of Cannavacciuolo and Others v. Italy », ECHR Blog, https://www.echrblog.com/2025/02/by-dr.html.
76 Le test du « but for » signifie que, sans la défaillance de l’État, le dommage ne se serait pas produit.
77 Il convient de noter que le test du but-for a été explicitement rejeté par la Cour EDH : voir à titre indicatif CEDH, 26 novembre 2002, n° 33218/ 96, E. et autres c. Royaume Uni, para. 99
78 S. ZIRULIA, « A New Step in the Greening of the Right to Life, The ECtHR Judgment on the Land of Fires », Verfassungsblog, 20 février 2025, https://verfassungsblog.de/right-to-life-echr-pollution/#:~:text=The%20ECtHR%20Judgment%20on%20the%20Land%20of%20Fires&text=Italy%20of%2030%20January%202025,%E2%80%9D%20(Terra%20dei%20Fuochi).
79 B. DEFOORT, « Incertitude scientifique et causalité : la preuve par présomption », RFDA, 2008, p. 549 et not. p. 550.
80 J. SAISON, « De la plasticité à l’élasticité du lien de causalité », note sous CE, 7 novembre 2024, n° 466288, n° 472625, n°472707, AJDA, 2025, p. 565 et not. p. 567.
81 Cour EDH, 30 janvier 2025, Cannavacciuolo et autres c. Italie, préc., para. 388.
82 Ibid, para. 391.
83 Cour EDH, 27 janvier 2009, n° 67021/01, Tătar c. Roumanie, para. 120.
84 K. HAMANN, « Cannavacciuolo and Others v Italy: Towards Applying a Precautionary Approach to the Right to Life », art. préc.. Selon V. Stoyanova, le problème des preuves scientifiques non concluantes a conduit à l’introduction du principe de précaution en droit international. En tant que principe de gestion des risques, le principe de précaution repose sur l’idée que l’incertitude scientifique ne doit pas être invoquée comme justification pour s’abstenir de prendre des mesures de protection. Le principe de précaution se distingue du principe de prévention : ce dernier vise à éviter des risques connus ou des risques qui auraient dû être connus à la lumière des éléments objectivement disponibles (V. STOYANOVA, Positive obligations under the European Convention on Human Rights, Within and beyond boundaries, op. cit., p. 27). Sur cette question voir A. DONATI, Le principe de précaution en droit de l’Union européenne, 2021, Bruylant et A. TROUWBORST, « Prevention, Precaution, Logic and Law: The Relationship between the Precautionary Principle and the Preventive Principle in International Law and Associated Questions », Erasmus Law Review, 2009, vol. 2, n° 2, p. 105.
85 S. NADAUD et J-P. MARGUÉNAUD, « L’arrêt Cannavacciuolo et autres c/ Italie : le premier arrêt pilote environnementale », Recueil Dalloz, 1er mai 2025, n° 16, p. 740 et not. p. 741.
86 Cour EDH, 6 mai 2025, n° 52854/18, L.F. et autres c/ Italie, para. 124 (notre traduction).
87 E. KRAJNYÁK, « Up in Smoke? Victim Status in Environmental Litigation before the ECtHR », EJIL:Talk! – Blog of the European Journal of International Law, https://www.ejiltalk.org/up-in-smoke-victim-status-in-environmental-litigation-before-the-ecthr/.
88 Cour EDH, 10 janvier 2012, n° 30765/08, Di Sarno et autres c. Italie.
89 C. HERI, « Vindicating the ECtHR’s Role in Environmental Matters: Cannavacciuolo and Others v. Italy », Strasbourg observers, https://strasbourgobservers.com/2025/03/11/vindicating-the-ecthrs-role-in-environmental-matters-cannavacciuolo-and-others-v-italy/.
90 Cour EDH, 30 novembre 2004, n° 48939/99, Öneryıldız c. Turquie.
91 Cour EDH, 24 juillet 2014, nos 60908/11, 62110/11, 62129/11, 62312/11 and 62338/11, Brincat et autres c. Malte.
92 Cour EDH, 20 mars 2008, nos 15339/02, 21166/02, 20058/02, 11673/02 et 15343/02, Boudaïeva et autres c. Russie.
93 J. SOMMARDAL, « A Landmark Judgment: Three Crucial Aspects of Cannavacciuolo and Others v. Italy », ECHR Blog, https://www.echrblog.com/2025/02/by-dr.html.
94 B. LANIYAN, « Terra dei Fuochi en Italie : l’irruption des pollutions diffuses systémiques dans le champ du droit à la vie », Actu-Environnement, https://www.actu-environnement.com/ae/news/terra-dei-fuochi-italie-cedh-pollutions-droit-vie-46166.php4.
95 Cour EDH, 17 novembre 2015, nos 14350/05, 15245/05 et 16051/05, Özel et autres c. Turquie.
96 Cour EDH, 28 octobre 1998, n° 23452/94, Osman c. Royaume-Uni.
97 V. STOYANOVA, Positive obligations under the European Convention on Human Rights, Within and beyond boundaries, 2023, Oxford University Press, p. 25. La jurisprudence demeure incertaine quant à l’applicabilité des critères relatifs à la spécificité de la victime. Lorsqu’une victime est identifiée ou identifiable, c’est-à-dire lorsque l’État savait ou aurait dû savoir qu’une personne déterminée était exposée à un danger, cela suppose l’existence d’une relation de proximité particulière entre la victime et l’État. Cette relation peut alors être invoquée pour justifier l’imposition d’une obligation positive à la charge de l’État. Cependant, cette exigence de proximité peut également être fondée sur d’autres critères, notamment l’identification – et donc la spécification — des acteurs du préjudice (V. STOYANOVA, Positive obligations under the European Convention on Human Rights, Within and beyond boundaries, op. cit., p. 207), comme l’illustre l’arrêt Mastromatteo c. Italie (Cour EDH, 24 octobre 2002, n° 37703/97, Mastromatteo c. Italie). Dans cet arrêt la Cour, élargissant le champ des devoirs pesant sur les États, a accepté que le risque peut être « un danger pesant sur la vie des membres de la société en général et non d’un ou de plusieurs individus déterminés » (Ibid, para. 74).
98 Cour EDH, 30 janvier 2025, Cannavacciuolo et autres c. Italie, préc., para. 468.
99 Ibid, paras 401 et 460.
100 Ibid, para 384.
101 Cour EDH, 19 octobre 2023, no. 35648/10, Locascia et autres c. Italie.
102 J. SOMMARDAL, « A Landmark Judgment: Three Crucial Aspects of Cannavacciuolo and Others v. Italy », art. préc.
103 S. ZIRULIA, « A New Step in the Greening of the Right to Life, The ECtHR Judgment on the Land of Fires », Verfassungsblog, 20 février 2025, https://verfassungsblog.de/right-to-life-echr-pollution/#:~:text=The%20ECtHR%20Judgment%20on%20the%20Land%20of%20Fires&text=Italy%20of%2030%20January%202025,%E2%80%9D%20(Terra%20dei%20Fuochi).
104 D. SPIELMANN, « Obligations positives et effet horizontal des dispositions de la Convention », in F. SUDRE (dir.), L’interprétation de la Convention européenne des droits de l’homme, Actes du colloque de Montpellier des 13 et 14 mars 1998, Bruxelles, Bruylant, 1998, p. 153.
105 C. MADELAINE, La technique des obligations positives en droit de la Convention européenne des droits de l’Homme, Dalloz, 2014, p. 61.
106 S. NADAUD et J-P. MARGUÉNAUD, « L’arrêt Cannavacciuolo et autres c/ Italie : le premier arrêt pilote environnementale », Recueil Dalloz, 1er mai 2025, n° 16, p. 740 et not. p. 741.
107 Idem.
108 Cour EDH, 30 janvier 2025, Cannavacciuolo et autres c. Italie, préc., para. 376.
109 Cour EDH, 24 juillet 2014, Brincat et autres c. Malte, préc., para. 81.
110 V. STOYANOVA, Positive obligations under the European Convention on Human Rights, Within and beyond boundaries, op. cit., p. 58.
111 Cour EDH, 30 janvier 2025, Cannavacciuolo et autres c. Italie, préc., para.385.
112 G. SERGHIDES, Opinion en partie concordante et en partie dissidente, sous Cour EDH, 30 janvier 2025, Cannavacciuolo et autres c. Italie, préc., para. 6.
113 Idem.
114 Ibid, para. 7.
115 Idem.
116 B. LANIYAN, art. préc..
117 T. EICKE, Opinion en partie concordante et en partie dissidente, sous Cour EDH, 9 avril 2024, n° 53600/20, Verein Klimaseniorinnen Schweiz et autres c. Suisse, para. 4.
118 S. ZIRULIA, « A New Step in the Greening of the Right to Life, The ECtHR Judgment on the Land of Fires », art. préc..
119 E. KRAJNYÁK, art. préc..
120 T. EICKE, Opinion préc., para. 19.
121 Cour EDH, 30 janvier 2025, Cannavacciuolo et autres c. Italie, préc., para. 490.
122 Ibid, paras 494-498.
123 Ibid, para. 499
124 Ibid, para. 500.
125 C. REDGWELL, « Life, The Universe and Everything: A Critique of Anthropocentric Rights », in A. E. BOYLE et M. ANDERSON (dir.), Human Rights Approaches to Environmental Protection, 1998, Oxford University Press, p. 71 et not. pp. 71-72.
126 Cour EDH, 22 mai 2003, n° 41666/98, Kyratos c. Grèce, para. 52.
127 J. SOMMARDAL, « A Landmark Judgment: Three Crucial Aspects of Cannavacciuolo and Others v. Italy », art. préc..
128 Cour EDH, 6 mai 2025, n° 52854/18, L.F. et autres c/ Italie, para. 138.
129 C. HERI, « Vindicating the ECtHR’s Role in Environmental Matters: Cannavacciuolo and Others v. Italy », art. préc..
130 Voir article 8, paragraphe 2 de la Convention EDH.
131 S. ZIRULIA, « A New Step in the Greening of the Right to Life, The ECtHR Judgment on the Land of Fires », art. préc..
132 S. VAN DROOGHENBROECK, La proportionnalité dans le droit de la Convention européenne des droits de l’Homme, Prendre l’idée simple au sérieux, 2001, Presses universitaires Saint-Louis Bruxelles, p.142. Selon Françoise Tulkens, « [l]e droit à la vie est un droit absolu, indérogeable, à la seule exception de celle qui est prévue à l’article 15, paragraphe 2, de la Convention européenne des droits de l’homme, à savoir « le cas de décès résultant d’actes licites de guerre » (F. TULKENS, « Article 2, Droit à la vie », in F. PICOD, C. RIZCALLAH et S. Van DROOGHENBROECK (dir.), Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, Commentaire article par article, op. cit., p. 71 et not p. 75.
133 C. MADELAINE, La technique des obligations positives en droit de la Convention européenne des droits de l’Homme, op. cit., p. 324.
134 Cour EDH, 6 mai 2025, L.F. et autres c/ Italie, préc., para. 158.
135 Voir, à titre indicatif, Cour EDH, 20 février 2020, n° 41990/18, Y c. Bulgarie, relative à des abus sexuels, ou Cour EDH, 11 février 2020, n° 56867/15, Buturugă c. Roumanie, concernant des faits de violence domestique.
136 Cour EDH, 30 novembre 2004, Öneryıldız c. Turquie, préc., para. 93.
137 Cour EDH, 30 janvier 2025, Cannavacciuolo et autres c. Italie, préc., paras 440-447.
138 V. STOYANOVA, Positive obligations under the European Convention on Human Rights, Within and beyond boundaries, op. cit., p. 148.
139 A. GREENE, « Allegation-Picking and the European Court of Human Rights: A Pervasive Court Practice Hiding in Plain Sight? », 25 février 2025, Strasbourg observers, https://strasbourgobservers.com/2025/02/25/allegation-picking-and-the-european-court-of-human-rights-a-pervasive-court-practice-hiding-in-plain-sight/.
140 Cour EDH, 30 janvier 2025, Cannavacciuolo et autres c. Italie, préc., para. 469.
141 Cour EDH, 6 mai 2025, n° 52854/18, L.F. et autres c/ Italie, préc., para. 109.
142 A. GREENE, « Allegation-Picking and the European Court of Human Rights: A Pervasive Court Practice Hiding in Plain Sight? », art. préc..
143 C. HERI, « Les apports limités du ‘minimalisme judiciaire’ quelques observation sous Verein Klimaseniorinnen », Revue Internationale de Droit Comparé, 2024, n° 4.
144 C. R. SUNSTEIN, One case at a Time: Judicial Minimalism on the Supreme Court, Harvard University Press, 2001, p. ix.
145 Ibid, p. 3.
146 C. HERI, « Les apports limités du ‘minimalisme judiciaire’ quelques observation sous Verein Klimaseniorinnen », art. préc., pp. 107-108.
147 A. GREENE, « Allegation-Picking and the European Court of Human Rights: A Pervasive Court Practice Hiding in Plain Sight? », art. préc..
148 G. SERGHIDES, Opinion en partie dissidente, sous Cour EDH, 6 mai 2025, L.F. et autres c/ Italie, préc., para. 6.
149 Idem.
150 Cour EDH, 6 mai 2025, L.F. et autres c/ Italie, préc., para. 108.
151 Cour EDH, 30 janvier 2025, Cannavacciuolo et autres c. Italie, préc., para. 384.
152 Idem.
153 Cour EDH, 9 avril 2024, n° 53600/20, Verein Klimaseniorinnen Schweiz et autres c. Suisse, para. 536.
154 Le juge Tim Eicke, dans son opinion dissidente, souligne, d’ailleurs, cette articulation en estimant que la majorité a créé un nouveau droit, dérivé de l’article 8, voire potentiellement de l’article 2 également (T. EICKE, Opinion préc., para. 4).
155 Cour EDH, 30 janvier 2025, Cannavacciuolo et autres c. Italie, préc., para. 384.
156 Cour EDH, 24 janvier 2019, nos 54414/13 et 54264/15, Cordella et autres c. Italie.
157 S. ZIRULIA, « A New Step in the Greening of the Right to Life, The ECtHR Judgment on the Land of Fires », art. préc.
158 Cour EDH, 30 janvier 2025, Cannavacciuolo et autres c. Italie, préc., para. 377.
159 G. SERGHIDES, Opinion en partie dissidente, sous Cour EDH, 6 mai 2025, L.F. et autres c/ Italie, préc., para. 6.
160 Cour EDH, 30 janvier 2025, Cannavacciuolo et autres c. Italie, préc., para. 489.
161 Ibid, para. 390.
162 Cour EDH, 10 janvier 2012, n° 30765/08, Di Sarno et autres c. Italie, para. 81, Cour EDH, 19 octobre 2023, n° 35648/10, Locascia et autres c. Italie, préc., para. 92.


