Les excès de la liberté d’expression et le respect des convictions religieuses selon la Cour européenne des droits de l’homme
Les évènements du mois de janvier ont remis en lumière les excès auxquels peut donner lieu une confrontation entre une certaine conception des convictions religieuses (si tant est que l’on puisse prêter des convictions religieuses claires et solides aux assassins en question) et la liberté d’expression dans sa dimension la plus critique, acerbe. La jurisprudence de la Cour européenne est un élément non négligeable de cet enjeu de société qui interpelle deux des libertés qui constituent un des « fondements essentiels » d’une société démocratique ouverte et pluraliste. Le juge européen adopte une position apparemment ambigüe, de repli, autorisant sous certaines conditions les Etats à user de censure à l’égard du « blasphème » érigé en délit, sans pour autant les y contraindre. Au final, au bénéfice du principe de subsidiarité, c’est la liberté d’expression qui devrait l’emporter.
Gérard Gonzalez est Professeur à l’Université de Montpellier, IDEDH (EA 3976)
Les libertés de l’esprit sont consubstantielles à toute société démocratique, elles en sont l’essence et le fondement. Au contraire les sociétés autocratiques ou dictatoriales manipulent la pensée, la modèlent, l’annihilent. Peut-on sans risquer d’opérer une hiérarchisation des droits toujours sujette à caution brider ou museler la liberté d’expression lorsque celle-ci s’en prend trop ouvertement et, parfois, crûment aux dogmes d’une religion atteignant par-delà ses symboles, ceux qui l’ont en partagent ? La Convention européenne telle qu’interprétée par la Cour de Strasbourg, qui garantit l’une et l’autre liberté par ses articles 9 (liberté de religion) et 10 (liberté d’expression) a sa place dans ce débat qui, toujours, « sent la poudre » selon l’expression de Jean Rivero sur la laïcité, mais qui n’imaginait sans doute pas que, cinquante ans plus tard, il faudrait l’entendre au premier degré. Dès 1976, l’arrêt Handyside fait de la liberté d’expression « l’un des fondements essentiels de pareille société (démocratique), l’une des conditions primordiales de son progrès et de l’épanouissement de chacun » (CEDH, 7 déc. 1976, Handyside c. R-U, § 49, GACEDH n°7). La presse (audiovisuelle ou écrite) joue le rôle indispensable de « chien de garde » public (par ex. CEDH, 23 sept. 1994, Jersild c. Danemark, § 31) et les journalistes ont une « mission de ‘chiens de garde’ de la démocratie » (CEDH, 7 juin 2007, Dupuis et a. c. France, § 46). La liberté de pensée, de conscience et de religion n’est pas en reste ; elle représente « l’une des assises d’une ‘société démocratique’ » et « figure, dans sa dimension religieuse, parmi les éléments les plus essentiels de l’identité des croyants et de leur conception de la vie » (CEDH, 25 mai 1993, Kokkinakis c. Grèce, § 31, GACEDH n° 56). Ces deux libertés contribuent au pluralisme, à la tolérance et à l’esprit d’ouverture qui caractérisent toute société démocratique (CEDH, GC, 10 nov. 2005, Leyla Sahin c/Turquie, §108). Leur complémentarité comme fondements d’une société démocratique saute aux yeux. D’un côté la pierre de fondement de l’article 10, de l’autre celle de l’article 9, les chemins empruntés diffèrent et la Convention organise, pour chacune de ces libertés, les parcours qu’elles peuvent emprunter. La jurisprudence de la Cour européenne a construit, sur le fondement de l’article 10 de la Convention une véritable forteresse destinée à protéger très efficacement la liberté d’expression et ceux qui en usent et peuvent en abuser puisque si la liberté d’expression « vaut non seulement pour les ‘informations’ ou ‘idées’ accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent l’État ou une fraction quelconque de la population » (Handyside, §49). D’un autre côté, la liberté de religion garantie par l’article 9 de la Convention est ambivalente. Elle relève du for interne de l’individu et, en tant que telle, est absolue. Mais elle relève aussi du for externe en ce sens que, heureux d’avoir trouvé le chemin de la vérité, le croyant entend partager sa joie et sa foi avec ses semblables, coreligionnaires ou futurs convertis à l’occasion de manifestations plus ou moins encadrées ; culte, enseignement, rites et autres pratiques seront ainsi préservés à l’aune de cette disposition spéciale de la Convention européenne. L’indépendance des protections sous l’empire des articles 9 et 10 de la Convention n’empêche pas la collision des deux libertés. Leur parallélisme n’est pas parfait et la confrontation est parfois inévitable lors de croisements. Des limites, des garde-fous ou feux de signalisation doivent être érigés. Après la pétition de principe d’Handyside qui inclut dans la liberté d’expression les idées « qui heurtent, choquent ou inquiètent », la Cour rappelle la réserve des dispositions du paragraphe 2 de l’article 10 qui autorise une restriction au nom de la « morale » ou des « droits d’autrui », et souligne que « quiconque exerce sa liberté d’expression assume des devoirs et des responsabilités dont l’étendue dépend de sa situation et du procédé technique utilisé » (§ 49). En cas de confrontation, l’arbitrage n’est guère aisé entre deux libertés aussi éminentes (P. Rolland, « Existe-t-il un droit au respect des convictions religieuses dans les médias ? », RFDA 2004, pp. 1001-1008 ; F. Rigaux, « La liberté d’expression et ses limites », RTDH 1995, p. 401-415). Mais si la jurisprudence de la Cour admet encore la censure de la liberté d’expression au bénéfice du respect des convictions religieuses (I), elle ne l’impose jamais (II).
I. La censure conventionnellement admissible de l’expression gravement offensante pour les convictions religieuses
Généralement très protectrice de la liberté d’expression, la jurisprudence de la Cour semble plus sensible aux offenses faites aux croyances religieuses. Elle n’invalide pas les divers moyens de restreindre l’expression outrageante au regard de la religion (A) et fixe les divers critères à prendre en compte pour établir la pesée des intérêts en jeu (B).
A. La liberté des Etats d’adopter les moyens de censurer l’expression irréligieuse
Le moyen privilégié qui vient immédiatement à l’esprit du censeur de l’outrage au divin, à la religion ou au sacré est le blasphème. Cette incrimination, souvent évoquée, n’a rien de clair ; elle se décline parfois en droit interne sous la condamnation de l’injure à la religion, de la diffamation religieuse ou de l’apostasie (notamment en terre d’Islam). Les organes de contrôle de la Convention ont néanmoins été confrontés directement à la mise en œuvre du délit de blasphème. Dans une décision d’irrecevabilité, la Commission observait que le fait d’ériger le blasphème « en infraction pénale ne suscite en soi aucun doute quant à sa nécessité : si l’on admet que les sentiments religieux du citoyen méritent protection contre les attaques jugées indécentes sur des questions que l’intéressé estime sacrées, on peut alors également juger nécessaire, dans une société démocratique, de stipuler que ces attaques, lorsqu’elles atteignent une certaine gravité, constituent une infraction pénale dont la personne offensée peut saisir le juge » (Commission, déc. 7 mai 1982, X. Ltd et Y. c. R-U). Dans l’affaire Otto-Preminger c/Autriche (CEDH, 20 septembre 1994), la Cour juge conventionnelle l’application d’une législation sur le blasphème à la projection d’un film (Le Concile d’amour) constituant « une attaque injurieuse contre la religion catholique romaine » (§ 56). Quelques mois après cet arrêt très décrié (F. Rigaux, op. cit. ; G. Haarscher, Le blasphémateur et le raciste, RTDH 1995, p. 417 ; note P. Wachsmann, RUDH, 1994 p.441 s), et plus précisément encore, la Cour juge dans Wingrove c/Royaume-Uni qu’« il n’y a pas encore, dans les ordres juridiques et sociaux des États membres du Conseil de l’Europe, une concordance de vues suffisante pour conclure qu’un système permettant à un État d’imposer des restrictions à la propagation d’articles réputés blasphématoires n’est pas en soi nécessaire dans une société démocratique, et s’avère par conséquent incompatible avec la Convention » (25 nov. 1996, § 57). La législation sur le blasphème peut être appliquée sans violer la Convention à une vidéo offensant « gravement » les chrétiens en mettant en scène sexuellement Sainte Thérèse d’Avila. Dans un autre affaire concernant la compatibilité avec la Convention de la condamnation de l’auteur d’un ouvrage contenant des attaques offensantes sur des questions considérées comme sacrées par les musulmans, la Cour répète cette même pétition de principe sur l’absence de consensus européen dès lors qu’il s’agit de protéger les droits d’autrui en cas d’attaques contre des convictions religieuses, ici « une attaque injurieuse contre la personne du prophète de l’islam », les croyants pouvant « légitimement se sentir attaqués de manière injustifiée et offensante par les passages suivants : ‘Certaines de ces paroles ont d’ailleurs été inspirées dans un élan d’exultation, dans les bras d’Ayşe. (…) Le messager de Dieu rompait le jeûne par un rapport sexuel, après le dîner et avant la prière. Mohammed n’interdisait pas le rapport sexuel avec une personne morte ou un animal vivant’ » (CEDH, 13 septembre 2005, I.A. c. Turquie, § 29). La tolérance de la Cour apparaît dès lors non-discriminatoire puisque tant la religion chrétienne que l’Islam en bénéficient. Sauf que, dans Wingrove, l’argument selon lequel la législation sur le blasphème ne concerne, au Royaume-Uni, que la protection de la foi chrétienne fait long feu, la Cour considérant que ce « fait incontesté n’enlève rien à la légitimité du but poursuivi » (§ 50). Paradoxalement cependant, mutatis mutandis, ce constat d’apparence discriminatoire peut s’avérer protecteur de la liberté d’expression comme dans la décision Choudhury par laquelle la Commission déclare irrecevable une requête contestant le refus de l’État d’étendre sa législation sur le blasphème pour interdire les Versets sataniques (déc. 5 mars 1991). On le voit, rien n’est simple en matière de blasphème et la Cour qui veille maladroitement, sans condamner l’incrimination en soi, à contenir toute application expansive prête ainsi le flan à la critique.
B. Les critères de contrôle de la censure liberticide
Les critères appliqués s’appuient largement sur la spécificité des convictions religieuses. L’élément central de cette spécificité repose sur le caractère « intime » des convictions religieuses, ce qui explique sans doute leur proximité avec les critères posés par la Cour en cas de confrontation entre l’intimité de la vie privée et la liberté d’expression (CEDH, GC, Von Hannover c/ Allemagne, GACEDH n°43). Selon la Cour, «… une plus grande marge d’appréciation est généralement laissée aux États contractants lorsqu’ils réglementent la liberté d’expression sur des questions susceptibles d’offenser des convictions intimes, dans le domaine de la morale et, spécialement, de la religion » (Wingrove, §58). La Cour se référera à ce même caractère intime dans les autres affaires mettant en cause une sanction infligée pour dénigrement de croyances religieuses (CEDH, 13 septembre 2005, I.A c/Turquie, §25 ; 2 mai 2006, Tatlav c/Turquie, §29 ; 31 janvier 2006, Giniewski c/France, §44). Présent aussi dans le champ du respect de la vie privée, le critère de l’intimité relatif à des convictions spirituelles puise sa spécificité au plus profond de l’humain. Difficile à mesurer, impossible à apprécier, elle est préservée dans des proportions qui peuvent passer pour exorbitantes. L’autre composante de cette spécificité réside dans la difficulté à cerner la notion de religion. Selon la Cour, « comme pour la morale, il n’est pas possible de discerner à travers l’Europe une conception uniforme de la signification de la religion dans la société ; semblables conceptions peuvent même varier au sein d’un seul pays. Pour cette raison, il n’est pas possible d’arriver à une définition exhaustive de ce qui constitue une atteinte admissible au droit à la liberté d’expression lorsque celui-ci s’exerce contre les sentiments religieux d’autrui » (Otto-Preminger, §50). Le cumul de ces deux caractéristiques fonde la spécificité de la protection des croyances religieuses et aboutit à conférer une très large marge d’appréciation aux États qui entendent protéger ces croyances contre les débordements de la liberté d’expression. Ce cadre est particulièrement favorable à l’épanouissement du principe de subsidiarité. Par ailleurs, le contexte de la confrontation est déterminant. De tous les modes d’expression, la liberté artistique paraît bien la plus exposée. La Cour semble considérer comme un postulat qu’une large publicité lui est assurée alors même que le public est tenu à une démarche positive pour en prendre connaissance (Otto-Preminger, §54 ; Wingrove §63). Le degré de publicité attendu ou virtuel surdétermine dans une certaine mesure le déroulement du contrôle de la Cour. Dans cette logique, la nature du support de l’expression joue un rôle important. Ainsi, la presse jouit d’un haut degré de protection parce qu’elle ne s’adresse pas directement à l’imaginaire fantasmatique mais qu’elle informe, en principe, sur des questions d’intérêt général (31 janvier 2006, Giniewski c/France, RTDH, 2006, p. 839 note P-F. Docquir). L’éthique journalistique interdit cependant une prise de position trop personnelle percluse d’affirmations diffamatoires (CEDH, déc. 3 avril 2003, Inna Harlanova c/Lettonie). Le roman, l’essai, bénéficient aussi d’un préjugé plus favorable. Si les écrits restent, ils marquent, en principe, moins les esprits que les images (CEDH, 2 août 2006, Tatlav c. Turquie, §28 ; contra I.A.). Le contenu du message délivré importe aussi. Si la critique haineuse d’un groupe religieux ayant un fondement raciste est inadmissible (10 juillet 2008, Soulas c/France ; 16 juillet 2009, Féret c/Belgique) jusqu’à échapper parfois au contrôle de la Cour s’ils relèvent de l’article 17 de la Convention qui interdit l’abus de droit (par ex. CEDH, déc. 2 février 2007, Pavel Ivanov c. Russie : attaques contre les juifs qualifiés de « groupe ethnique malfaisant »), la tolérance finit aussi lorsque sont formulées « des attaques offensantes concernant des questions jugées sacrées » (I.A., §29). Enfin, la nature de la sanction imposée devrait être déterminante dans le contrôle de proportionnalité de la Cour. Si on peut accepter que l’absence de saisie du livre injurieux et « la condamnation à une peine d’amende insignifiante » soit proportionnée aux buts visés (I.A. c/Turquie, §32), plus critiquable en revanche est l’identification dans le chef de l’expression artistique d’un « haut degré de profanation » propre à une législation sur le blasphème qui peut justifier des mesures radicales (saisie, confiscation, refus de visa) aboutissant à interdire toute diffusion de l’œuvre (affaires Otto-Preminger, Wingrove).
II. Le message de retenue implicite d’usage de la censure liberticide
Il convient de relativiser la surprotection dont bénéficieraient les convictions religieuses mises à mal par la liberté d’expression (A) avant d’essayer d’en déduire une ligne de conduite à l’égard de la question des caricatures (B).
A. Une surprotection relative
La prétendue spécificité de la protection accordée aux convictions religieuses n’est pas si exclusive qu’il y paraît. Ainsi, même déconnectée des croyances religieuses, la morale, notion changeante et insaisissable, donne à l’État une grande liberté pour museler la liberté d’expression, notamment artistique (CEDH, 24 mai 1988, Müller c/Suisse, §35, GACEDH n°60 ; voy. aussi déc. 22 juin 2006, V.D. & C.G. c/France : autorisation d’exploitation du film Baise-moi et pour une possible relativisation de cette protection CEDH, 25 janvier 2007, V.B.K. c/Autriche infra). Quant à la marge d’appréciation reconnue aux Etats dans le cadre de l’atteinte aux convictions religieuses, elle ne surclasse en rien la large protection accordée aux attaques, provocations qui ne peuvent être sanctionnées dès lors qu’elles se situent dans le cadre plus large du débat d’idées, qu’il s’agisse « du point de vue critique d’un non-croyant par rapport à la religion sur le terrain socio-politique » (Tatlav, § 28), d’une « thèse sur la portée d’un dogme et sur ses liens possibles avec les origines de l’Holocauste … réflexion que le requérant a voulu exprimer en tant que journaliste et historien » (Giniewski, § 51), d’un débat dans l’arène politique emportant jugements de valeur (CEDH, 27 février 2001, Jérusalem c. Autriche : qualification d’une association de « psycho-secte ayant un caractère totalitaire » ; CEDH, 22 décembre 2005, Paturel c. France : dénonciation par un écrivain des dérives des mouvements anti-sectaires privés financés par les pouvoirs publics ; CEDH, 18 septembre 2008, Choudury c/France : la condamnation pour diffamation du requérant pour avoir soutenu dans une interview à Lyon Mag que le grand Mufti directeur de la Grande Mosquée de Lyon avait une gestion « pas claire » et que « la religion il s’en fout … d’ailleurs il n’y connaît rien » viole l’article 10) ; et une information prodiguée dans un contexte conflictuel au sein d’une église prend nécessairement une tournure elle-même conflictuelle dont les juridictions nationales doivent tenir compte (CEDH, 19 janvier 2006, Albert-Engelmann-Geselschaft MBH c/Autriche). Il est par ailleurs significatif que, dès lors que l’on se trouve dans le contexte du débat d’idées, la Cour conclut le plus souvent (pour une exception Albert-Engelmann-Geselschaft MBH : violation à 5 voix contre 2) à l’unanimité à la violation de l’article 10 (Paturel, Giniewski, Tatlav, Choudury). En dehors de ce cadre, les positions sont plus partagées (6 voix contre 3 dans Otto-Preminger, 4 contre 3 dans I.A.). Il faut donc constater qu’au sein de la liberté d’expression, la participation même vigoureusement critique à un débat d’idées bénéficie, comme la protection du respect des croyances religieuses, d’un statut particulier, d’une garantie spécifique justifiée par sa portée et son contenu. L’impression de sanctuarisation des convictions religieuses donnée par quelques arrêts de la Cour (Otto-Preminger, Wingrove, I.A.) doit ainsi être relativisée. Les critères mis en œuvre dans le contrôle de la Cour, mixés, ont pour finalité de faire apparaître si l’ingérence dans la liberté d’expression obéissait bien à « un besoin social impérieux » (Wingrove §58 ; Tatlav, §25 ; Giniewski, §44) dont la contextualisation est généralement peu favorable à la protection des convictions religieuses confrontées à la liberté d’expression. Dans le même ordre d’idées, la Cour établit une échelle de contre-valeurs ; les opinions « gratuitement offensantes pour autrui » (Otto-Preminger, § 49) ou profanatrices peuvent être sanctionnées par l’État, mais une protection spécifique comme l’incrimination de blasphème n’est acceptable que si elle s’applique pour sanctionner un « haut degré de profanation » (Wingrove § 60), caractéristiques (« gratuitement », « haut degré ») qui relèvent d’une appréciation hautement subjective sujette à caution mais qui laisse ouverte la possibilité d’un renversement de tendance plus protecteur de la liberté d’expression.
Au total, il apparaît que la dérision essentiellement sexuelle des objets ou de figures centrales d’une religion est la plus exposée, notamment dans le cadre de la liberté d’expression artistique. Encore faut-il qu’il s’agisse de personnages faisant partie intégrante de la doctrine religieuse en question. Les agressions contre des personnages de chair donnent plus de champ à la liberté d’expression (CEDH, 31 octobre 2006, Klein c/Slovaquie : la condamnation d’un journaliste à la suite d’un article virulent contenant des allusions sexuelles et des sous-entendus vulgaires à l’égard d’un archevêque ayant pris parti pour l’interdiction du film Larry Flint viole l’article 10 de la Convention).
B. « Peut-on (encore) rire de tout » partout ?
La marge d’appréciation est la traduction jurisprudentielle du principe de subsidiarité selon lequel les juridictions nationales sont les juges de droit commun de l’application de la Convention (principe de l’épuisement des voies de recours internes). Pour les affaires dont elle est saisie, la Cour ne se départit jamais de cette réserve à l’égard des autorités nationales « mieux placées » qu’elle pour se prononcer sur les contraintes qui ont conduit à restreindre l’exercice d’une liberté. Cette marge d’appréciation permet aussi de sauvegarder le pluralisme européen dès lors que les Etats entendent se placer au-dessus du commun dénominateur de garantie des droits qui ne saurait être d’une « uniformité absolue » (CEDH, 26 avril 1979, Sunday Times, §61). Dans le domaine de la liberté d’expression confrontée aux croyances religieuses, la marge d’appréciation est réputée « grande » pour diverses raisons cumulatives : nécessité d’équilibrer différents droits protégés ; caractère également éminent des deux libertés concernées ; absence de consensus sur les manières de définir ou protéger morale et religion. La Cour, par une motivation maladroite, distille l’impression d’une marge surdimensionnée comme lorsqu’elle considère que la projection du film litigieux dans un cinéma avec paiement de droit d’entrée et condition d’âge constitue « une expression ‘suffisamment’ publique pour être offensante » (Otto-Preminger, § 54), ou prend en compte « le fait que la religion catholique romaine est celle de l’immense majorité des Tyroliens » (§ 55), ou encore, attestant d’un contrôle a minima, que « le contenu du film ne peut passer pour incapable de fonder les conclusions auxquelles les juridictions autrichiennes ont abouti » (§ 55). La liberté des Etats de prévoir des infractions spécifiques, comme le blasphème, semble bien aussi aller dans le sens d’une surprotection des convictions religieuses. Mais cette impression que la Cour européenne garantit mieux le respect de la liberté religieuse au titre des droits d’autrui que la liberté d’expression notamment artistique lorsque celle-ci se pique de les attaquer ne doit pas être surévaluée. Outre les affaires où elle impose sans faille l’impunité des critiques émises dans un « débat d’idées », la difficulté vient de ce que son raisonnement finaliste sur le fondement des critères déjà présentés apparaît parfois trop dépendant des conclusions auxquelles l’État lui-même est parvenu. Il faut donc restituer les conséquences de la large marge d’appréciation laissée aux États dans ce domaine, qui ne sont pas toutes négatives pour la liberté d’expression.
Ainsi, la Cour n’a jamais consacré une obligation positive pour les États de sanctionner la liberté d’expression confrontée aux croyances religieuses. Elle n’a été saisie que d’affaires d’ingérences dans la liberté d’expression mais il n’existe pas d’affaire significative initiée par un requérant invoquant une violation de la Convention au titre de la passivité de l’Etat à intervenir pour museler la liberté d’expression irrespectueuse à l’égard de convictions religieuses (CEDH, déc. 13 nov. 2007, Muscio c/Italie : supposée inaction de l’Etat face à des spams pornographiques). Ce constat s’applique aussi aux caricatures et satires. Hormis l’affaire Otto-Preminger qui fait figure de satire cinématographique conventionnellement censurée, il n’y a pas d’exemple notable de contentieux strasbourgeois concernant des caricatures touchant une religion. Dans quelques affaires, la Cour a, comme dans Otto-Preminger, donné raison à l’Etat censeur, ou approbateur d’une sanction appréciée dans le cadre de l’application horizontale de la Convention, contre la liberté d’expression. Tel est le cas, dans le cadre particulier des relations de travail, de l’affaire Palomo Sanchez dans laquelle elle juge acceptable le licenciement pour faute grave d’auteurs d’une caricature particulièrement malveillante et grossière parue dans le journal d’une entreprise et concernant des membres de la direction (GC, 12 septembre 2011) ; ou encore dans l’affaire Leroy (CEDH, 22 octobre 2008), où la Cour valide la sanction infligée à l’auteur d’une caricature publiée le 13 septembre 2001 et relative aux attentats du 11 septembre 2001 dans l’hebdomadaire basque Ekaitza avec pour légende : « Nous en avions tous rêvé… le Hamas l’a fait ». Compte tenu du court délai depuis l’événement et de la région basque sensible à ce type d’information, la Cour approuve les juridictions internes qui ont vu dans le dessein publié un message apologétique du terrorisme et magnifiant un acte de violence, ce qu’elle condamne régulièrement. Dans d’autres affaires, la Cour se dresse contre l’Etat contempteur de la liberté d’expression. Ainsi, s’agissant d’une peinture osée mettant en scène dans une sorte de frénésie érotique des membres de l’extrême droite autrichienne, un cardinal et mère Teresa, la Cour a rejeté la plainte du requérant, membre de l’extrême droite représenté sur le tableau, en des termes sévères très critiqués par la minorité des juges (CEDH, 25 janvier 2007, Vereinigung Bildender Künstler c/Autriche, violation par 4 voix contre 3). La Cour a relevé que les personnages représentés étaient « des caricatures, et la peinture se voulait satirique », mais il reste que le requérant n’invoquait pas l’offense à ses croyances religieuses mais la protection de son image, de sa dignité. La solution aurait-elle été identique si des croyants avaient introduit la requête du fait de l’offense à l’église, en la personne du cardinal, ou à mère Teresa ? Plus récemment la Cour a montré sa longanimité à l’égard d’une publicité commerciale pour une marque de cigarettes moquant les travers de personnalités, le caractère bagarreur pour l’une (19 février 2015, Ernst August Von Hannover c/Allemagne), les déboires éditoriaux d’une autre (19 février 2015, Bohlen c/Allemagne). Que penser de l’affaire des caricatures de Mahomet ? Une plainte déposée contre le Danemark a été déclarée irrecevable par la Cour, les requérants ne relevant pas de la « juridiction » de l’Etat concerné (CEDH, déc. 11 déc. 2006, Ben El Mahli et a. c/Danemark). Si la Cour a déjà admis une sanction (minime) pour « attaque injurieuse contre la personne du prophète de l’Islam » (I.A.), elle pourrait peut-être avaliser une sanction pour injure si les juridictions nationales, mieux placées qu’elle pour apprécier le contexte de l’affaire, en décidaient ainsi. Mais elle se satisferait sans doute, si elle était saisie, et pour les mêmes raisons, d’une absence de sanction au nom de la liberté d’expression « satirique » en reprenant par exemple le raisonnement des juges français, appuyé sur sa propre jurisprudence, dans l’affaire Charlie Hebdo (TGI Paris, 17ème ch., 22 mars 2007, Soc. Des Habous et des lieux saints de l’Islam et a. c. Philippe Val et soc. Editions Rotatives, D. 2007.929, F. Romme, JCP G, 2007.10079, note E. Derieux, confirmé par CA Paris, 11ème ch., Section A, 12 mars 2008, n° 07/02873, Légipresse, 2008, n°252, note H. Leclerc).
Il y a ainsi des constantes dans la jurisprudence de la Cour qui permettent de sérier les questions en fonction de leur contexte et de comprendre les différences d’appréciation qui peuvent être portées. Il est impossible d’appréhender la jurisprudence de la Cour par rapport aux critiques, offenses ou caricatures en général en la déconnectant du contexte particulier dans lequel la provocation s’installe. Hors le débat d’idées dont elle a une conception assez large et souple et qui favorise la liberté d’expression, la Cour ne paraît prête qu’à sanctionner les restrictions manifestement abusives de la liberté d’expression, notamment lorsqu’elle prend une connotation sexuelle très agressive dans un environnement particulier, ce qui, là encore, favorise la liberté d’expression. S’agissant finalement d’un choix de société, la Cour devrait s’en remettre à la marge d’appréciation des Etats dans le respect du principe de subsidiarité (CEDH, GC, 1er juillet 2014, S.A.S. c/ France, §153, RDLF 2014 chron. n°23, note K. Blay-Grabarczyk ; RTDH 2015.219 note G. Gonzalez et G. Haarscher). Pour l’heure, le résultat global est que l’État est finalement libre d’adopter une politique jurisprudentielle très respectueuse de la liberté d’expression, même lorsqu’elle heurte violemment des croyances religieuses. Les Etats peuvent sous certaines conditions censurer des expressions injurieuses pour les croyances religieuses, ils ne le doivent pas !