La motivation des arrêts de cours d’assises
De la nécessité de reconsidérer la place du principe de motivation
Par Laure Milano
La condamnation de la France dans l’affaire Agnelet permet de revenir sur les graves lacunes du principe de non motivation des arrêts de cours d’assises, tel qu’il existait avant la loi du 10 août 2011. Il permet également de s’interroger sur la place du principe de motivation dans la justice pénale. Support des droits procéduraux du justiciable, droit-garantie de l’équité de la décision, la motivation des arrêts de cours d’assises apparaît comme une garantie essentielle et aucun des arguments avancés pour dénoncer ses inconvénients n’apparaît valable.
La très médiatique affaire Agnelet, qui constitue par ailleurs l’une des affaires criminelles les plusénigmatique de ces dernières décennies, est à nouveau sous les feux de l’actualité à la suite de la condamnation de la France par la Cour européenne des droits de l’homme pour violation du droit à un procès équitable (CEDH, 10 janv. 2013, n°61198/08 ; L. Milano, JCP, G, 2013, actu n°116). Elle permet de revenir sur la question de la non motivation des arrêts de cours d’assises, motif pour lequel la France est, en l’espèce, condamnée.
Certes, après qu’elle ait soulevé polémiques et interrogations sur son bien-fondé, cette question est aujourd’hui réglée par la loi du 10 août 2011 (loi n° 2011-939 ; V. J. Pradel, Aperçu rapide, JCP, G, 2011, n°923) qui a inséré un nouvel article 365-1 dans le code de procédure pénale, prévoyant la motivation des décisions de cours d’assises dans un document appelé « feuille de motivation », annexé à la feuille des questions. Selon cet article, en cas de condamnation, la motivation doit reprendre les éléments qui ont été exposés pendant les délibérations et qui ont convaincu la cour d’assises pour chacun des faits reprochés à l’accusé. Si l’affaire est « d’une particulière complexité », la feuille de motivation peut ne pas être rédigée immédiatement mais devra l’être au plus tard dans les trois jours à compter du prononcé de la décision.
Cette réforme, entrée en application au 1er janvier 2012, soit il y a un peu plus d’un an, n’a pas fait l’objet à ce jour, mais sans doute est-ce encore trop tôt, d’évaluation permettant de faire un premier bilan des inconvénients et avantages de la nouvelle obligation de motivation.
Ces inconvénients et avantages ont toutefois fait l’objet d’un large débat bien avant la réforme, notamment lorsque l’arrêt Taxquet rendu en 2009 (CEDH, 13 janv. 2009, Taxquet c/ Belgique, n°926/05) a laissé planer un doute sur la nécessité ou non de motiver les décisions d’assises pour satisfaire aux exigences européennes du procès équitable. L’arrêt rendu en grande chambre dans la même affaire (CEDH, GC, 16 nov. 2010 ; F. Sudre, JCP, G, 2010, actu n°1250) a cependant rassuré sur la conventionnalité de la procédure pénale française de non motivation, mais le débat était lancé et si beaucoup ont milité en faveur de la motivation, d’autres ont avancé les inconvénients que celle-ci allait engendrer. Le législateur, alors même que rien ne l’y obligeait, a néanmoins imposé l’obligation de motivation des arrêts d’assises.
A la lumière des derniers arrêts rendus par la Cour européenne le 10 janvier 2013, on ne peut qu’approuver cette réforme. Ces affaires nous donne, en effet, l’occasion de revenir sur les graves insuffisances du système antérieur, le principe de non motivation des décisions de cours d’assises apparaissant très contestable mais, étrangement, non contesté par les gardiens des droits et libertés que sont les juges européens et nationaux. Elles nous donnent également à réfléchir sur la nécessité de reconsidérer le principe de motivation, ce dernier apparaissant comme un principe cardinal de l’équité du procès, en particulier, en matière répressive.
I. Le principe de non motivation des décisions de cours d’assises, un principe contestable mais non contesté
La Cour européenne a rendu cinq arrêts le 10 janvier 2013, dans ces affaires les requérants arguaient tous du fait que le principe de non motivation des décisions de cours d’assises, tel qu’il existait avant la loi du 10 août 2011, avait violé leur droit à un procès équitable. Sur les cinq arrêts, la Cour a constaté dans trois d’entre eux (CEDH, 10 janv. 2013, Agnelet, op. cit., Fraumens c/ France n°30010/10, Oulahcene c/ France, n°44446/10) une violation de l’article 6 de la Convention, estimant que les requérants n’avaient pas disposé de « garanties suffisantes » leur permettant « de comprendre le verdict de condamnation » prononcé à leur encontre (par ex. CEDH, Agnelet, op. cit., §70). On pourrait presque s’en tenir à ce seul constat pour établir les insuffisances de la procédure antérieure. Pourtant, hormis une partie de la doctrine et des praticiens, aucune décision, ni de la Cour européenne, ni de la Cour de cassation, ni du Conseil constitutionnel, n’a jamais remis en question le principe même de la non motivation des arrêts de cours d’assises.
Revenons tout d’abord sur la jurisprudence européenne.
Il convient, en premier lieu, de rappeler que l’article 6 §1 de la Convention, qui énonce les garanties applicables à tout type de procédure, ne garantit pas le droit à la motivation des décisions de justice, de même que les paragraphes 2 et 3 du même article, relatifs aux garanties entourant « les accusations en matière pénale ». C’est donc le juge européen qui est venu ajouter à la liste des garanties implicites, l’exigence de motivation (CEDH, 30 nov. 1987, H. c/ Belgique, A.127-B, §53) qui impose au juge « l’obligation de se livrer à un examen effectif des moyens, arguments et offre de preuves des parties » (par ex. CEDH, 21 mars 2000, Dulaurans c/ France, n°34553/97, §33). Il a cependant toujours opéré une appréciation souple de cette obligation de motivation. Ainsi celle-ci ne saurait se comprendre « comme exigeant une réponse détaillée à chaque argument » (par ex. CEDH, 19 avr. 1994, Van de Hurk c/ Pays-Bas, A.288, §61), de plus « l’étendue de ce devoir peut varier selon la nature de la décision » (CEDH, 9 déc. 1994, Ruiz Torija c/ Espagne, A.303-A, §29). Il est vrai que le contrôle du juge européen sur la motivation des décisions des juridictions nationales s’avère pour le moins délicat car « s’il est un attribut qui relève de la seule compétence du juge national, c’est celui de dire le droit et de motiver ses décisions » (P. Titiun, « Du contrôle de la Cour EDH sur la motivation des décisions internes », in Mélanges R. Ryssdal, Protection des droits de l’homme, la perspective européenne, Carl Heymanns Verlag KG, 2000, p.1403).
Ce contrôle prudent a , parfois, été démenti par des décisions audacieuses comme celle rendue par le juge européen dans l’affaire Dulaurans (op. cit., §38), dans laquelle il constate la violation de l’obligation de motivation par la Cour de cassation, celle-ci ayant commis « une erreur manifeste d’appréciation » en appréciant la notion de « moyen nouveau ». Face au vif émoi soulevé par cet arrêt (par ex. J.F. Burgelin, « la Cour de cassation en question », D., 2001, p.932 ; Note A. Perdriau, JCP, G, 2000, II 10344), le juge européen est revenu à un contrôle plus mesuré, tempérant ses audaces (CEDH, 16 févr. 2012, Tourisme d’affaires c/ France, n°17814/10 ; G. Gonzalez, JCP, G, 2012, actu n°293).
S’agissant plus précisément de l’absence de motivation des décisions de cours d’assises, la Cour a estimé dans la décision Papon (CEDH, déc., 15 nov. 2001, Papon c/ France, n°54210/00) que « l’exigence de motivation doit aussi s’accommoder des particularités de la procédure, notamment devant les cours d’assises où les jurés ne doivent pas motiver leur intime conviction ». Elle relève qu’un certain nombre de garanties entoure la procédure, ainsi le ministère public et l’accusé peuvent contester les questions posées, ils peuvent demander au président du jury de poser une ou plusieurs questions subsidiaires et, en cas de contestations sur ces questions, la cour d’assises doit statuer par un arrêt motivé. De plus, la Cour considère que si le jury ne peut répondre que par « oui » ou par « non » aux questions posées, « ces questions forment une trame sur laquelle s’est fondée sa décision », « la précision de ces questions est susceptible de compenser adéquatement l’absence de motivation des réponses du jury », en tout état de cause, elle refuse « de se prononcer in abstracto sur la conformité du système français avec l’exigence de motivation découlant de l’article 6 §1 de la Convention ». Elle adoptera une position similaire s’agissant du système belge, très proche du système français (par ex. Commission EDH, 29 juin 1994, Zarouali c/ Belgique, n°20664/92).
Au regard de l’ensemble de la jurisprudence sur cette question, jurisprudence peu fournie puisque constituée de moins d’une dizaine d’arrêts et décisions (voir le rappel de cette jurisprudence dans l’arrêt CEDH, GC, Taxquet, op. cit., §§85-90), il faut constater que les condamnations ont été rares et toujours liées à l’absence d’individualisation et de précision des questions posées au jury, empêchant ainsi l’accusé de comprendre le verdict, ce qui était le cas dans l’affaire Taxquet. Sur le fond, l’arrêt de chambre rendu dans cette affaire ne se départit d’ailleurs pas de la ligne jurisprudentielle antérieure, le fait que la Cour refuse de se prononcer in abstracto sur le principe de non motivation des décisions de cours d’assises n’a jamais signifié qu’elle accordait un blanc-seing aux décisions rendues dans ce cadre. Sa tâche consiste, et a toujours consisté, à rechercher si les droits des justiciables sont garantis au titre du droit à un procès équitable.
L’arrêt a pourtant suscité, à l’époque, beaucoup d’inquiétudes et de questions sur l’avenir du système français (V. par ex. H. Matsopoulou, « Faudrait-il motiver les arrêts de la cour d’assises ? », JCP, G, 2009, n°456), d’autant que, dans le même temps, la Cour de cassation estimait que l’absence de motivation des arrêts de cours d’assises ne méconnaissait pas les exigences du procès équitable (C.Cass, crim., 14 oct. 2009, n°08-86.480).
Certes, le ton de l’arrêt de la Cour européenne peut paraître plus résolu que par le passé, mais c’est vraisemblablement la phrase suivante qui a retenu l’attention : « Toutefois, depuis l’affaire Zarouali, une évolution se fait sentir tant sur le plan de la jurisprudence de la Cour que dans les législations des Etats Contractants (…) » (§43) et la Cour de poursuivre en rappelant l’importance de la motivation pour garantir l’équité du procès, estimant que « la motivation est indispensable à la qualité même de la justice et constitue un rempart contre l’arbitraire ». Ce passage semble en effet indiquer, qu’ayant pris pleinement conscience de l’importance de l’exigence de motivation, la Cour s’apprêterait à durcir son contrôle. Toutefois, en l’espèce, le contrôle opéré n’est pas plus strict que dans la jurisprudence antérieure, les questions concernant l’accusé, au nombre de quatre, étant rédigées de façon laconique et identique sans référence « à aucune circonstance concrète et particulière qui aurait pu permettre au requérant de comprendre le verdict de condamnation » (§96), la Cour conclut logiquement à un constat de violation de l’article 6. Autrement dit, des questions précises et individualisées auraient permis de satisfaire les exigences du procès équitable. Certes, dans l’arrêt de Grande Chambre, la Cour rassure les Etats contractants en leur reconnaissant « une grande liberté dans le choix des moyens propres à permettre à leur système judiciaire de respecter les impératifs de l’article 6 » et précise qu’ « il ne saurait être question ici de remettre en cause l’institution du jury populaire » (§84), mais sur le fond elle confirme l’arrêt de chambre. Elle inscrit, de plus, cette solution dans la lignée jurisprudentielle classique, puisque après avoir rappelé l’ensemble de la jurisprudence afférente à la non motivation des décisions de cours d’assises, elle constate « qu’il ressort de la jurisprudence précitée que la Convention ne requiert pas que les jurés donnent les raisons de leur décision et que l’article 6 ne s’oppose pas à ce qu’un accusé soit jugé par un jury populaire même dans le cas où son verdict n’est pas motivé » (souligné par nous), elle ajoute « il n’en demeure pas moins que pour que les exigences d’un procès équitable soient respectées, le public et, au premier chef, l’accusé doit être à même de comprendre le verdict qui a été rendu. C’est là une garantie essentielle contre l’arbitraire » (§90). Il faut noter que dans le système belge, à la différence de la France, il n’existe aucune possibilité d’appel.
Difficile de ne pas se ranger à la conclusion de la Cour. En revanche, selon nous, seule la motivation des décisions de cours d’assises peut constituer cette « garantie essentielle », voire même minimale, pour éviter l’arbitraire. La fonction de la motivation ne vise pas seulement à éviter l’arbitraire, elle est également le support d’autres droits procéduraux et devrait, à ce titre, être imposée comme une garantie essentielle des arrêts rendus en matière criminelle. Si la Cour européenne n’a pas osé franchir le pas, la décision rendue par le Conseil constitutionnel, quant à la constitutionnalité de l’absence de motivation des décisions de cours d’assises, est tout aussi décevante.
Après que la chambre criminelle de la Cour de cassation se soit refusée dans trois arrêts à transmettre la question de la constitutionnalité des dispositions relatives à la motivation des arrêts d’assises, elle s’est enfin résolue à le faire (C.Cass., crim., 19 janv. 2011, n°10-85.305, 10-85.159,10-85.354), permettant ainsi au Conseil constitutionnel de se pencher sur cette épineuse question (C.C, 1er avril 2011, n°2011-113-115 QPC ; V ; par ex. Note J. Danet, Rev. sc. crim., 2011, p.423 ; J-B. Perrier, AJ Pénal, 2011, p.243 ; A. Cappello, « L’absence de motivation des arrêts de cours d’assises et le conseil constitutionnel », Constitutions, 2011, p.361). La décision n’est manifestement pas à la hauteur des enjeux soulevés par cette question.
Sans revenir en détail sur la décision, celle-ci ayant fait l’objet de plusieurs commentaires, il faut souligner certains éléments de l’argumentation développée par le Conseil, en particulier dans le considérant 11. Dans ce considérant, le Conseil rappelle que l’obligation de motiver les jugements et arrêts de condamnation constitue une garantie légale de l’exigence constitutionnelle selon laquelle il appartient au législateur de fixer les règles de droit pénal et de procédure pénale, et que « si la Constitution ne confère pas à cette obligation un caractère général et absolu, l’absence de motivation en la forme ne peut trouver de justification qu’à la condition que soient instituées par la loi des garanties propres à exclure l’arbitraire ».
On peut tout d’abord regretter, qu’en matière pénale, le principe de motivation ne soit pas considéré comme un principe de valeur constitutionnelle et qu’il ne soit pas imposé comme une obligation (il s’agissait d’une obligation constitutionnelle dans la Constitution de l’an III et dans le projet de constitution de 1946). Cependant, là n’est pas la critique de fond adressée à cette décision. La nécessité de garanties propres à exclure l’arbitraire renvoie sans conteste aux arrêts de la Cour européenne dans l’affaire Taxquet (la décision du Conseil constitutionnel figure dans la partie « droit interne pertinent » des différents arrêts rendus par la Cour européenne le 10 janvier 2013). Toutefois, la Cour européenne a précisé que ces garanties devaient permettre à l’accusé de comprendre les raisons de sa condamnation, le risque lié à l’absence de motivation n’étant pas tant que la décision soit en elle-même arbitraire, mais qu’elle apparaisse à l’accusé comme arbitraire, la théorie des apparences jouant, en matière de procès équitable, un rôle essentiel. Pour éviter ce sentiment d’arbitraire, la Cour exige que les questions posées au jury soient suffisamment précises et individualisées, de manière à constituer « une trame apte à servir de fondement au verdict » (par ex. CEDH, Agnelet, op. cit., §57).
Le Conseil constitutionnel se livre à l’analyse des garanties légales propres à exclure l’arbitraire (considérants 12 et ss) : le principe d’oralité et de continuité des débats, le fait que l’accusé y assiste personnellement assisté d’un défenseur, l’impossibilité pour la cour de consulter le dossier de procédure sans la présence du ministère public et des avocats des parties, il évoque également les modalités de délibération et les règles relatives au vote des jurés, etc. Néanmoins, il nous semble qu’aucune de ces garanties n’est en mesure d’assurer la compréhension du verdict par l’accusé (V. également en ce sens O. Bachelet, « Motivation des verdicts d’assises : paradoxe et divination », LPA, 2011, n°95, p.19) ; plus pertinent en ce sens, le Conseil rappelle ensuite « qu’il appartient au président de la cour d’assises et à la cour, lorsqu’elle est saisie d’un incident contentieux, de veiller, sous le contrôle de la Cour de cassation, à ce que les questions posées à la cour d’assises soient claires, précises et individualisées », mais cette exigence de précision et d’individualisation n’apparaît pas comme une condition nécessaire à la constitutionnalité de la loi, « sans venir imposer clairement cette exigence, sans formuler une réserve d’interprétation sur ce point, le Conseil ne semble faire ici qu’une observation, restant en retrait vis-à-vis des exigences européennes » (J-B. Perrier, op. cit.).
Il est dommageable que le Conseil ne se montre pas plus exigeant et valide sans réserve le principe de non motivation en matière répressive. Ceci démontre que l’impact et la force du principe de motivation n’ont pas été réellement appréhendés. D’ailleurs, si le législateur est venu corriger cette défaillance, ce n’est pas tant parce qu’il a mesuré l’importance du principe de motivation en matière répressive, mais plutôt parce que la même loi prévoit désormais la participation des citoyens aux décisions rendues en matière correctionnelle. La motivation des décisions des tribunaux correctionnels ayant toujours été imposée, elle s’impose également aujourd’hui aux décisions correctionnelles rendues avec des citoyens assesseurs. Dans ces conditions, il était difficile de ne pas prévoir une garantie similaire pour les décisions de cours d’assises.
Mais finalement qu’importe les motifs du moment que cette garantie est assurée ; il nous semble, en effet, que l’exigence de motivation en matière répressive est une condition essentielle de l’équité du jugement.
II. Le principe de motivation, une exigence essentielle en matière répressive
La place de l’exigence de motivation en matière répressive nous semble devoir être reconsidérée. La motivation a trop longtemps été considérée comme secondaire alors même qu’elle est le support de droits procéduraux nécessaires à l’équité du procès et qui ne peuvent pleinement se réaliser sans elle. Cette fonction essentielle de droit-garantie de l’équité du procès pénal l’emporte sur les éventuels inconvénients que génère la motivation dans le cadre du procès d’assises.
Nous partageons pleinement l’opinion selon laquelle « il n’est pas même pertinent de se demander s’il existe ou non un droit ’à’ la motivation. La motivation est consubstantielle à l’activité de juger : ‘je juge donc je motive’. L’obligation de motivation (…) est au cœur de la justice au sens fonctionnel et non seulement organique du terme » (W. Mastor, B. Lamy, « A propos de la motivation sur la non-motivation des arrêts d’assises : ‘je juge donc je motive’ », D., 2011, p.1154).
Garantie inhérente à l’activité de juger, la motivation doit s’appliquer en toute matière même si une application souple et globale peut se concevoir en fonction des circonstances et des contentieux (V. en ce sens l’application du principe dans la jurisprudence européenne, par ex. CEDH, 7 déc. 2000, Zoon c/ Pays-Bas, n°29202/95). Toutefois, en matière répressive, plus que dans toute autre matière, elle nous paraît absolument nécessaire.
Tout d’abord, elle a une fonction explicative pour l’accusé, qu’il soit condamné, acquitté ou relaxé. Cette fonction est d’ailleurs celle qui est mise en exergue par la Cour européenne depuis les affaires Taxquet. L’affaire Agnelet constitue, à ce titre, un exemple frappant. Il s’agit d’une affaire éminemment complexe puisque les circonstances de la disparition de la victime n’ont jamais été élucidées et, qu’en l’absence de preuves formelles, les raisons et les modalités de celle-ci, y compris la thèse de l’assassinat, ne reposent que sur des hypothèses (§68). Le requérant, acquitté en première instance, a été condamné à une peine de vingt ans de réclusion criminelle en appel sur la base de deux questions posées au jury, la première sur le fait d’avoir ou non volontairement donné la mort à la victime et, la seconde, sur une éventuelle préméditation. Comment dans ce cas, le requérant pouvait-il être en mesure de comprendre le verdict de condamnation, pas plus qu’il n’avait été en mesure de comprendre son acquittement en première instance. Face à des enjeux aussi importants, la motivation apparaît comme une exigence incontournable car « c’est face aux peines les plus lourdes que le droit à un procès équitable doit être assuré au plus haut degré possible par les sociétés démocratiques » (CEDH, GC, 27 nov. 2008, Salduz c/ Turquie, n°36391/02, §54 ; GACEDH, n°37).
La motivation a également une fonction explicative pour la partie civile qui a dénoncé un crime et qui a tout autant le droit de savoir sur quel base l’accusé a été condamné ou acquitté, cela constitue l’un des moyens d’asseoir « la confiance de l’opinion publique dans une justice objective et transparente, l’un des fondements de toute société démocratique » (CEDH, Agnelet, op. cit., §56).
Au-delà de cette fonction explicative, la motivation est la condition de réalisation des droits procéduraux du justiciable (V. notre thèse, Le droit à un tribunal au sens de la CEDH, coll. Nouvelle bibliothèque des thèses, Dalloz, 2006, pp.550 et ss). Le contrôle de la motivation permet de vérifier le respect du contradictoire et des droits de la défense. La Cour européenne met ainsi à la charge du tribunal, l’obligation de se livrer à un examen effectif des moyens, arguments et offres de preuves des parties.
La motivation est aussi la manifestation visible de l’impartialité du tribunal, le prolongement juridique de l’exigence de rationalité et ceci a d’autant plus d’importance s’agissant de jurys populaires. Le juge, de par sa fonction, est un tiers impartial, il est en situation d’extériorité. Il est difficile d’attendre une telle indépendance d’esprit des citoyens qui ne sont pas préparés à exercer la fonction de juge. Au contraire, la motivation permet de constater que la décision est « fondée sur des raisons logiques et non sur des motifs inavouables », que « le tribunal n’a pas statué en fonction de préjugé personnel mais s’est fondé sur un raisonnement juridique et cohérent » (L. Boré, « La motivation des décisions de justice et la CEDH », JCP, G, 2002, I 104).
Enfin, elle est une condition de l’effectivité du droit de recours et l’affaire Agnelet est ici encore très illustrative. Acquitté en première instance par une décision non motivée, comment le requérant pouvait-il utilement exercer son droit de recours ? En effet, « comment conseiller quand on ignore tout des éléments à charge qui ont convaincu les membres de la Cour ou des éléments de personnalité qui ont pesé sur le choix de la peine de prison ou de suivi socio-judiciaire ? » (J. Danet, op. cit.).
Condition de réalisation et d’effectivité de différents droits procéduraux, la motivation est dès lors un moyen au service de l’équité du procès. Mais nous sommes tentés de franchir un pas supplémentaire, en affirmant que la motivation est une condition de l’équité substantielle de la décision. En ce sens, lorsque le juge européen contrôle la précision des questions posées à un jury d’assises, s’agit-il encore d’équité procédurale ou bien a-t-on glissé vers un contrôle de l’équité de la décision en elle-même ? La distinction n’a rien de très évident. La doctrine est, elle aussi, parfois ambiguë quant à la fonction qu’elle assigne à la motivation. Ainsi, lorsqu’elle est décrite, et à raison selon nous, comme « une garantie contre l’erreur du juge, la motivation est seule à même de faire apparaître les failles éventuelle de la construction intellectuelle qui a conduit à la décision » (J. Normand, « Le domaine du principe de motivation, in La motivation, Travaux de l’association H. Capitant, LGDJ, 2000, p.18), ou comme étant « indissociable de l’acte de juger », « je juge donc je motive » (W. Mastor, B. Lamy, op. cit.), parle-t-on encore d’une garantie procédurale, condition de forme ou plutôt d’une condition de fond, garante de l’équité de la décision rendue. Mais sans doute n’est-ce qu’une manifestation supplémentaire du mouvement de transformation de l’office de la procédure, qui tend à abolir la distinction entre droits procéduraux et droits substantiels et place les garanties procédurales au cœur du droit.
Pourtant quelques voix se sont élevées contre les inconvénients qu’entraîne l’obligation de motivation des décisions de cours d’assises.
La première critique tient à l’apparente contradiction entre la motivation et l’intime conviction. Cette critique peut être rapidement écartée, le principe de l’intime conviction signifie seulement que le système de preuves légales est écarté, les éléments de preuve étant appréciés librement, mais il ne signifie nullement que la preuve pourrait se baser sur des impressions (V. C. Guéry, « Peut-on motiver l’intime conviction ? », JCP, G, 2011, n°28). La motivation est donc tout à fait conciliable avec l’intime conviction.
Autre critique, la motivation risque d’entraîner une lourdeur procédurale et d’allonger les délais de jugement. Cet argument ne nous paraît pas plus valable. D’une part, pour qu’elles puissent constituer une trame susceptible de compenser l’absence de motivation, les questions posées aux jurys étaient souvent fort nombreuses (par exemple dans l’affaire Papon, la Cour relevait que 768 questions avaient été posées au jury), ce qui entraînait nécessairement des délibérations très longues ; de plus, pour compenser l’absence de motivation, certains présidents de cours d’assises avaient pour habitude d’ajouter des questions factuelles, ce qui était susceptible de soulever des difficultés importantes du point de vue de l’équité du procès et de générer de nouveaux contentieux quant au choix des questions (V. C.Cass., crim., 28 sept. 2011, n°11-80.929 ; M. Huyette, « Comment motiver les décisions de cours d’assises ? », D., 2011, p.1158). D’autre part, l’exemple de l’affaire Agnelet, qui va se solder par la réouverture d’un nouveau procès suite à la condamnation de la Cour européenne, témoigne du fait qu’en terme de lourdeur procédural, mais plus fondamentalement en terme d’image de la justice, le principe de non motivation emportait plus d’inconvénients que d’avantages. Par ailleurs, la motivation exigée par le nouvel article 365-1 CPP est une motivation succincte (trop succincte peut-être ?), en cas de condamnation, elle consiste seulement en l’énoncé des principaux éléments à charge et ne risque donc pas, à elle seule, d’être la cause de l’allongement des délais.
Est également critiquée, la place prépondérante que le président de cour d’assises est amené à jouer dans le nouveau système (V. en ce sens H. Matsopoulou, op. cit. ; sur cette question voir également D. Schaffhauser, « Comprendre sans se méprendre. La motivation des arrêts d’assises », AJ Pénal, 2012, p.32). Il est le rédacteur de la motivation, mais en sera-t-il, en pratique, le seul auteur ? Il devra, sans doute, jongler entre les exigences juridiques, pour éviter la censure de la Cour de cassation, et le respect du vote du jury. L’avenir nous renseignera sur ce point, mais il faut souligner que la motivation exigée est réduite au minimum indispensable, les éléments à charge ou leur défaut, et il faut espérer, pour l’équité du verdict, que ces éléments soient fondés juridiquement ; dans ce cas la motivation ne devrait pas être trop difficile à élaborer. On peut également penser que cela peut permettre de mieux baliser les débats et le délibéré. Quant au rôle central d’un magistrat professionnel dans un procès d’assises, il est selon nous un aspect plutôt rassurant.
Enfin, la motivation ne serait pas compatible avec la règle du vote à bulletin secret. Il est vrai que les échanges qui précèdent le vote prennent désormais une importance considérable puisque la feuille de motivation ne peut contenir que les éléments à charge qui ont été exposés au cours des délibérations menées par la cour et le jury, préalablement aux votes. Mais là encore, est-ce à dire que parce qu’il s’agit d’une justice populaire, elle ne doit pas être juridiquement fondée et s’appuyer sur des éléments concrets de nature à justifier le verdict ?
Au contraire, on ne peut que se réjouir que le législateur ait imposé la motivation pour les peines les plus lourdes. La justice en sort grandie, car « juger en démocratie suppose de se placer dans l’horizon d’une justice rendue à sa fragile indétermination. Et pour cela même toujours en demeure de se justifier » (D. Salas, « Juger en démocratie », in La cour d’assises, bilan d’un héritage démocratique, La documentation française, 2001, p.21).
Il restera à évaluer si cette motivation sommaire est suffisante pour satisfaire aux exigences du procès équitable. Dans l’arrêt Agnelet, la Cour estime qu’une telle réforme « semble donc a priori susceptible de renforcer significativement les garanties contre l’arbitraire et de favoriser la compréhension de la condamnation par l’accusé, conformément aux exigences de l’article 6 §1 de la Convention » (§71). Les termes sont prudents, sans doute dans l’attente de l’examen du contenu réel de cette motivation.