Négationnisme, génocide et abus de droit
Négationnisme, génocide et abus de droit
Par Louis-Marie Le Rouzic
Louis-Marie Le Rouzic est A.T.E.R. à la faculté de droit de Bordeaux et membre du C.R.D.E.I.
Dans l’arrêt du 17 décembre 2013, Dogu Perinçek contre Suisse, la Cour européenne des droits de l’Homme a eu à connaître des propos d’un homme politique refusant de qualifier de génocide les exactions commises contre la population arménienne en 1915. Condamné pénalement par les autorités suisses, le requérant estimait que la restriction ainsi apportée à sa liberté d’expression n’était pas justifiée. Après avoir relevé de manière surprenante que les discours prononcés ne correspondaient pas un abus de droit, la Cour a conclu à la violation de l’article 10 par la Suisse.
La contestation de faits historiques tragiques ne reçoit pas le même traitement selon qu’il s’agisse d’exactions commis lors de la seconde guerre mondiale ou à l’occasion d’un autre conflit. Ainsi, le refus de qualifier les évènements de 1915 en Arménie de génocide n’est pas sanctionné de la même manière que la négation de l’Holocauste. Sur la question arménienne, la Cour européenne des droits de l’Homme n’a jamais pris position. Elle s’est contentée de protéger la liberté d’expression 1 des partisans ou des opposants à la reconnaissance de ce génocide. L’arrêt rendu par la Cour européenne des droits de l’Homme le 17 décembre 2013, Perinçek contre Suisse 2, alimente le débat sur le sujet. Il confirme qu’« à l’émoi provoqué par ce type de propos s’ajoute la forte sensibilité contemporaine contre tout ce qui est perçu comme une “atteinte” à la liberté d’expression » 3.
Dans cette affaire, le Président général du Parti des travailleurs de Turquie faisait l’objet de poursuites par les autorités suisses pour avoir tenu en public des propos niant l’existence du génocide arménien, le qualifiant même de « mensonge international ». Poursuivi devant les juridictions internes, Dogu Perinçek a été condamné pour discrimination raciale, sur le fondement de l’article 261bis al.4 du code pénal suisse 4. Une telle condamnation était, à ses yeux, contraire à l’article 10 de la Convention qui protège la liberté d’expression. Il décida alors de saisir la Cour pour violation de cette disposition.
Le débat sur le génocide arménien est source de difficultés pour le juge européen qui refuse de se faire historien et de se prononcer sur la réalité ou non d’un tel crime de masse envers une population ciblée 5. Cette prudence de la Cour est favorable à la liberté d’expression car des propos niant ou, au contraire, reconnaissant ces violences bénéficieront de la protection conventionnelle 6. La seule condition à cette garantie est que les propos tenus ne s’interprètent pas en un discours de haine appelant à la violence. Si ce n’est pas le cas, l’ingérence des autorités étatiques ne pourra être justifiée au regard de l’article 10§2. Par exemple, dans l’affaire Dink contre Turquie 7, un journaliste publia plusieurs articles reconnaissant l’existence du génocide arménien. Avant d’être assassiné en 2007, il fut condamné par les juridictions internes parce que ses écrits portaient atteinte à l’identité turque. Son épouse et ses enfants, qui ont poursuivi la procédure, ont considéré une telle condamnation contraire à l’article 10 de la Convention. Pour sanctionner la Turquie, la Cour a alors montré que « la série d’articles en question, lue dans son ensemble, [n’incitait] ni à l’usage de la violence, ni à la résistance armée, ni au soulèvement, ce qui […] est un élément essentiel à prendre en considération » 8.
L’existence d’un sentiment de haine ou de violence fut décisive dans la recevabilité et dans le traitement au fond de la requête de Dogu Perinçek. Les conditions d’application de l’article 17, disposition soulevée d’office par le juge, ont démontré cette importance. Si les discours prononcés avaient été connotés, la protection offerte par l’article 10 de la Convention n’aurait pu être garantie. Or, il a été jugé que « les propos du requérant n’étaient pas susceptibles d’inciter à la haine ou à la violence » 9, position partagée par les juges Raimondi et Sajo dans leur opinion concordante sous l’arrêt 10. Ce raisonnement a confirmé que l’abus de droit, malgré l’intérêt que la Cour y a porté, ne pouvait produire ses effets en l’absence de propos haineux et violent. Il a également permis de démontrer, une nouvelle fois, que la protection offerte par l’article 10 de la Convention valait « non seulement pour les “informations” ou “idées” […] qui heurtent, choquent ou inquiètent l’Etat ou une fraction quelconque de la population » 11.
L’absence de tout sentiment haineux ou violent dans les propos du requérant, quand bien même ils nieraient ouvertement l’existence d’un crime contre les membres d’une population ciblée, a alors conduit les juges à déclarer la requête recevable en excluant l’application de l’article 17 de la Convention relatif à l’abus de droit (I). Pour le même motif, ils ont rejeté les justifications invoquées par le gouvernement suisse pour avoir restreint la liberté d’expression de Dogu Perinçek (II).
I. L’application écartée de l’abus de droit
Alors qu’aucune des parties n’avait soulevé l’incompatibilité des propos avec l’article 17 de la Convention, les juges de Strasbourg ont décidé de le soulever d’office. Ce recours exceptionnel à l’abus de droit (A) est resté d’une utilité limitée en l’espèce (B).
A. Un fondement exceptionnel
En soulevant d’office l’application de l’abus de droit, la Cour voulait se prononcer sur la recevabilité de la requête. A cette fin, l’article 17 de la Convention est un fondement pertinent qui lui « permet de déclarer irrecevable une requête si elle estime que l’une des parties à la procédure invoque les dispositions de la Convention pour se livrer à un abus de droit » 12. Dès lors, « ne peuvent prétendre au bénéfice de la liberté d’expression ceux qui en usent de manière perverse » 13. Cela confirme alors son « effet “guillotine” [en ce qu’il] permet de sanctionner définitivement l’abus de droit dès le stade de l’examen de recevabilité des requêtes individuelles » 14.
Son utilisation reste toutefois exceptionnelle, ce qui tranche avec l’attitude volontariste des juges dans cette affaire en le soulevant d’office. De manière générale, la Cour préfère « se placer sur le terrain de la liberté d’expression et envisager leur possible restriction à l’aide des motifs prévus au paragraphe second de l’article 10 » 15. La qualification d’abus de droit ne semble réservée qu’à certains discours ou propos ciblés « tels que la promotion du national-socialisme [ou] l’incitation à la haine ou à la discrimination raciale » 16. L’objectif de cet article est alors de lutter contre la diffusion d’idéaux anti-démocratiques et ouvertement racistes. La Cour peut ainsi y faire référence pour considérer que des propos niant l’existence des chambres à gaz, des camps de la mort, ou de la shoah, ne peuvent bénéficier de la protection offerte par l’article 10.
La décision d’irrecevabilité rendue par la Cour le 24 juin 2003, Garaudy contre France, en constitue une illustration pertinente 17. Dans cette affaire, le requérant était poursuivi en raison d’extraits de son ouvrage Les mythes fondateurs de la politique israélienne. Plusieurs plaintes avaient été déposées à son encontre par des associations de résistants, de déportés et de protection des droits de l’Homme « pour contestation de crimes contre l’humanité, de diffamation publique raciale et de provocation à la haine ou à la violence à raison de la race ou de la religion ». La Cour a affirmé que la contestation de la réalité de faits historiques comme l’Holocauste avait pour objectif de « réhabiliter le régime national-socialiste ». Elle ajoutait même que « la contestation de crimes contre l’humanité apparaît comme l’une des formes les plus aigües de diffamation raciale envers les juifs et d’incitation à la haine à leur égard ». Enfin, elle a conclu « qu’en vertu des dispositions de l’article 17 de la Convention, le requérant ne peut se prévaloir des dispositions de l’article 10 de la Convention en ce qui concerne les éléments relevant de la contestation de crimes contre l’humanité » 18.
Il ne semble cependant pas que l’article 17 fasse systématiquement l’objet d’une étude précise et autonome de son application. Par exemple, dans l’affaire Féret contre Belgique du 16 juillet 2009 à propos de la condamnation du président d’un parti d’extrême droite pour incitation à la haine et à la discrimination 19, l’article 17 n’était pas étudié de manière autonome. La Cour avait en effet estimé que « les arguments avancés par le Gouvernement concernant l’article 17 de la Convention et, en conséquence, l’applicabilité de l’article 10, [étaient] étroitement liés à la substance des griefs énoncés par le requérant sur le terrain de l’article 10 et notamment à la question de la nécessité dans une société démocratique ». Les juges n’avaient donc pas estimé nécessaire d’examiner séparément l’application de l’article 17 et ce, malgré le contenu des publications incriminées 20. Nonobstant l’édition de certains tracts assimilés par les juridictions internes à « une incitation à la haine envers tous les membres de ce groupe, sans distinction » 21, la Cour avait conclu que les conditions d’application de l’article 17 n’étaient pas réunies tout en reconnaissant qu’il n’y avait pas eu violation de l’article 10.
L’arrêt Perinçek contre Suisse semble donc redonner à l’article 17 une portée essentielle car il fait l’objet d’un examen autonome. Les juges ont en effet voulu constater la recevabilité de la requête en analysant si le comportement du requérant pouvait relever de l’abus de droit. Cette démarche est inhabituelle, les organes de la Convention préférant se concentrer sur l’article 10§2. Elle est d’autant plus étonnante que cet article a été soulevé d’office et que les effets qu’il pourrait produire seraient contraire aux intérêts du requérant. En agissant ainsi, les juges auraient pu répondre à une critique dont la décision d’irrecevabilité Marais contre France du 24 juin 1996 22 avait fait l’objet. Dans cette affaire, alors que la Commission avait soulevé l’application de l’article 17 23, elle avait préféré déclarer la requête manifestement mal fondée car « l’ingérence était “nécessaire dans une société démocratique” au sens de l’article 10§2 ». Elle avait donc été déclarée irrecevable. Mais l’article 17 n’avait été d’aucune utilité alors même que la Commission avait noté qu’il empêchait « une personne de déduire de la Convention un droit de se livrer à des activités visant à la destruction des droits et libertés reconnus par la Convention » 24. Ce raisonnement a pu surprendre et « on [a pu] se demander si ce cran de sécurité supplémentaire [n’était] pas superflu en ce que la Commission […] aurait pu rejeter la requête en se référant uniquement à l’alinéa 2 de l’article 10 » 25. Cette critique peut être renouvelée pour l’arrêt Perinçek contre Suisse. Alors même que la Cour a soulevé le moyen, elle en a écarté l’application.
B. Une utilité limitée
Le recours par la Cour européenne des droits de l’Homme à l’article 17 de la Convention est resté vain. Mais il peut toutefois témoigner de la volonté des juges de renouveler l’intérêt qui pourrait être accordé à l’abus de droit dans ce type d’affaire. En outre, son raisonnement a également été instructif car, à cette occasion, « la Cour [avait] d’ores et déjà esquissé les fondements conceptuels de sa décision de condamnation de la Suisse » 26. Pour parvenir à cette conclusion, les juges ont simplement répondu à la question de savoir si les propos tenus incitaient ou non à la haine et à la violence. Force est de constater que dans les affaires qui ont été soumises au contrôle de la Commission ou de la Cour, la qualification de discours de haine ou de violence, justifiant l’abus de droit, est peu retenue. L’affaire Perinçek contre Suisse ne fait pas ici figure d’exception et s’inscrit dans la jurisprudence établie de la Cour.
Par exemple, dans l’affaire Lehideux et Isorni contre France, la Cour avait conclu à la violation par la France de la liberté d’expression de deux requérants qui souhaitaient réhabiliter la mémoire du Maréchal Pétain 27. Ces derniers avaient été condamnés par les juridictions internes pour apologie de crimes et de délits de collaboration. L’exercice par les requérants de leur liberté d’expression pouvait donc relever de l’abus de droit. Néanmoins, la Cour n’a pas appliqué cette disposition et ce, en raison notamment de la violation manifeste de l’article 10 par les autorités françaises. Les juges ont en effet constaté que les requérants avaient agi conformément à l’objet social des associations à l’origine de cette volonté de réhabilitation 28 et que la sanction prononcée par les juridictions internes apparaissait disproportionnée 29. L’article 17 a donc fait l’objet d’une interprétation stricte comme l’opinion concordante du juge Jambrek le souligne. Ce dernier reprenait les critères classiques fixés par la jurisprudence sur l’abus de droit pour justifier la recevabilité de la requête 30.
La Cour s’est livrée à un raisonnement similaire pour rejeter l’application de l’article 17 dans l’affaire Perinçek contre Suisse. L’absence de haine et de violence dans les propos du requérant a convaincu les juges de ne pas les assimiler à de l’abus de droit. Ainsi ont-ils estimé que « le rejet de la qualification juridique des évènements de 1915 n’était pas de nature en lui-même à inciter à la haine contre le peuple arménien » pour conclure que « le requérant [n’avait] pas usurpé son droit de débattre ouvertement des questions même sensibles et susceptibles de déplaire » 31. Par conséquent, rien ne s’opposait à ce que le requérant puisse faire valoir ses arguments devant la Cour pour protéger son droit à la liberté d’expression. Cette démarche lui a permis de voir la Cour rejeter les justifications avancées par le gouvernement suisse pour avoir restreint sa liberté d’expression.
II. Une restriction injustifiée de la liberté d’expression
De manière très classique, la Cour a examiné que la restriction au droit à la liberté d’expression du requérant respectait les conditions de la prévisibilité, poursuivait un but légitime et était nécessaire dans une société démocratique. S’agissant de la première condition, les juges ont estimé que les conditions d’accessibilité et de prévisibilité de la loi étaient remplies. Ils ont même jugé que « le requérant n’ignorait pas qu’en qualifiant le génocide arménien de “mensonge international”, il s’exposait, sur le territoire suisse, à une sanction pénale » 32. Poursuivant leur argumentation, les juges ont pu voir dans la volonté de protection de la réputation d’autrui un but légitime justifiant la restriction à la liberté d’expression (A). Cela ne les a cependant pas empêché de constater le défaut de nécessité de l’ingérence dans l’exercice de la liberté d’expression du requérant (B).
A. La légitimité avérée de la protection de la réputation d’autrui
A l’origine, le Gouvernement suisse avait mis en avant deux buts légitimes susceptibles de justifier son ingérence dans l’exercice du droit à la liberté d’expression du requérant. La Cour ne s’est cependant concentrée que sur la protection de la réputation d’autrui délaissant les exigences de défense de l’ordre 33. Or cette notion de réputation a pu être assimilée à « toute notion juridique vague et fluctuante, telle la “morale” [qui obligera le juge à] trancher en s’efforçant de saisir “l’esprit du temps” » 34. Cette justification, inscrite à l’article 10§2 de la Convention, a malgré tout été mobilisée par la Cour pour conclure à l’absence de violation de la liberté d’expression des requérants.
Tel fut le cas dans l’affaire Chauvy et autres contre France 35. Les juges nationaux avaient condamné les auteurs de l’ouvrage Aubrac, Lyon 1943 pour diffamation car les époux Aubrac y étaient accusés d’avoir trahi Jean Moulin. Tout comme dans l’affaire mettant en cause la Suisse, le juge de Strasbourg a mis en balance la protection de la liberté d’expression avec la protection de leur réputation 36. Il avait alors conclu à la non violation de l’article 10 car ne voyait « aucun motif de s’écarter de l’analyse de l’affaire à laquelle [avaient] procédé les juridictions internes, ou de considérer que celles-ci auraient entendu trop restrictivement le principe de la liberté d’expression, ou de façon trop extensive l’objectif de la protection et de la réputation des droits d’autrui » 37. La condamnation prononcée par les juridictions internes apparaissait alors proportionnée au but poursuivi. Une conclusion différente s’est imposée pour l’arrêt du 17 décembre 2013.
B. Le défaut de nécessité de l’ingérence
La condamnation du requérant pour négation du génocide arménien ne répondait pas à un besoin social impérieux et ne remplissait pas non plus les conditions de nécessité dans une société démocratique 38. Cette solution pouvait être anticipée dès la lecture du raisonnement mené par la Cour lorsqu’elle a examiné la nature des discours prononcés. Elle a estimé que « le discours du requérant était de nature à la fois historique, juridique et politique », ce qui lui a permis de réduire la marge nationale d’appréciation. Cette position n’est guère étonnante de la part de la Cour dans la mesure où « l’article 10§2 de la Convention ne laisse guère de place pour des restrictions à la liberté d’expression dans le domaine du discours et du débat politiques – dans lequel la liberté d’expression revêt la plus haute importance » 39. En qualifiant de la sorte le propos tenu par le requérant, la Cour semblait déjà s’orienter vers un constat de violation de l’article 10.
A cet argument est également venu s’ajouter celui relatif au défaut de consensus international – « notion évanescente qui a bon dos » 40 – sur la reconnaissance du génocide arménien. Cette absence de reconnaissance internationale ne permet pas une comparaison avec l’Holocauste. La conclusion selon laquelle « au cœur du négationnisme relatif à l’Holocauste se niche bien souvent un antisémitisme latent » 41 semble moins automatique pour le refus de qualifier les évènements de 1915 de génocide. Cette attitude ne révèle pas nécessairement une haine envers le peuple arménien 42 mais simplement le refus de reconnaître la responsabilité de l’Etat turc. C’est d’ailleurs sur ce point que le requérant a axé son argumentation. Il a simplement refusé de qualifier de génocide les exactions commises contre les arméniens. A l’appui de son raisonnement, il a rappelé l’arrêt de la Cour internationale de justice du 26 février 2007 relatif à l’application de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine contre Serbie-et-Monténégro) 43. Dans cette affaire 44, la CIJ n’avait pas condamné la Serbie pour génocide. Si les juges avaient effectivement constaté que des déportations et des expulsions avaient eu lieu en Bosnie-Herzégovine, ils estimèrent que, sur la base des preuves fournies, ces évènements ne pouvaient être qualifiés de génocide. En effet, il n’avait pas été établi « de façon concluante que ces déportations et expulsions ont été menées avec l’intention de détruire le groupe protégé en tout ou en partie » 45. Dogu Perinçek a tenu la même argumentation devant les juges de Strasbourg. De plus « même si les propos du requérant ont été irrespectueux, voire outrageux, ils [n’ont pas diminué] l’humanité du groupe concerné » 46. C’est donc principalement sur ce point que la Cour s’est concentrée pour conclure à la violation de l’article 10.
Il lui revient de trancher un cas concret et non de se faire historienne en reconnaissant l’existence du génocide arménien. C’est la raison pour laquelle elle n’a pas pris d’avantage position sur cette question. Elle a d’ailleurs préféré se référer au droit interne 47 et, notamment, à la jurisprudence du Conseil constitutionnel français qui a déclaré la loi visant à réprimer la contestation de l’existence des génocides reconnus par la loi contraire à la Constitution 48. Il serait donc tout à fait possible de reconnaître le génocide arménien – ce que la France a fait par la loi du 29 janvier 2001 49 – sans en faire une vérité incontestable. C’est la restriction de la liberté d’expression, par une condamnation pénale du négationnisme, qui pose ici difficulté. Celle-ci peut consister en l’établissement d’une vérité à l’inverse de sa simple interdiction 50. Le raisonnement suivi par la Cour dans le présent arrêt tente donc d’éviter ce genre de situation. Eu égard à la place fondamentale de cette liberté dans la hiérarchie des droits et libertés fondamentaux 51, la Cour préfère que, sur un point historique encore débattu, le législateur ne se fasse pas historien. Il doit laisser à l’individu le droit de s’exprimer à condition de ne pas se servir de cette liberté pour en appeler à la haine et à la violence.
Pour citer cet article : Louis-Marie Le Rouzic, « Négationnisme, génocide et abus de droit », RDLF 2014, chron. n°11
Notes:
- L’arrêt Handyside contre Royaume-Uni du 7 décembre 1976 avait érigé la liberté d’expression comme « l’un des fondements essentiels de [toute société démocratique], l’une des conditions primordiales de son progrès et de l’épanouissement de chacun », Cour EDH, 7 décembre 1976, Handyside contre Royaume-Uni, req. n°5493/72, § 49. ↩
- Cour EDH, 17 décembre 2013, Perinçek et autres contre Suisse, req. n°27510/08. On notera qu’un arrêt Perinçek contre Turquie avait été rendu par la Cour européenne des droits de l’Homme dans lequel le même requérant avait fait constater la violation de sa liberté d’expression par les autorités turques (Cour EDH, 21 juin 2005, Perinçek contre Turquie, req. n°46669/99). ↩
- Hochmann (Th.), Le négationnisme face aux limites de la liberté d’expression. Etude de droit comparé, Paris, Pedone, 2013, 753 p. spéc. p. 24. ↩
- Cette disposition précise notamment que celui qui, par la parole, « niera, minimisera grossièrement ou cherchera à justifier un génocide ou d’autres crimes contre l’humanité […] sera puni d’une peine privative de liberté de trois ans au plus ou d’une peine pécuniaire ». Pour une analyse précise de la procédure devant les juridictions internes voir Hochmann (Th.), Le négationnisme face aux limites de la liberté d’expression. Etude de droit comparé, op. cit., pp. 654 – 658. ↩
- Cour EDH, 17 décembre 2013, Perinçek et autres contre Suisse, arr. préc., § 99. La même idée est retenue par les juges dans l’arrêt Chauvy et autres contre France à propos d’un ouvrage relatant certains évènements relatifs à l’action de la résistance française en 1943 : « La Cour considère que la recherche de la vérité historique fait partie intégrante de la liberté d’expression et estime qu’il ne lui revient pas d’arbitrer la question historique de fond, qui relève d’un débat toujours en cours entre historiens et au sein même de l’opinion sur le déroulement et l’interprétation des évènements dont il s’agit », (Cour EDH, 29 juin 2004, Chauvy et autres contre France, req. n°64915/01, § 69). ↩
- Dans la présente affaire, Perinçek contre Suisse, la restriction à la liberté d’expression subie par le requérant a été considérée comme contraire à l’article 10 de la Convention. Dans d’autres, l’ingérence des autorités étatiques dans l’exercice de la liberté d’expression des partisans de la reconnaissance du génocide ont aussi été jugées contraire à la Convention (Par exemple : Cour EDH, 10 février 2009, Güçlü contre Turquie, req. n°27690/03 ; Cour EDH, 14 septembre 2010, Dink contre Turquie, arr. préc. ; Cour EDH, 25 octobre 2011, Altug Taner Akçam contre Turquie, req. n°27520/07). ↩
- Cour EDH, 14 septembre 2010, Dink contre Turquie, arr. préc. ↩
- Ibidem, § 134. ↩
- Cour EDH, 17 décembre 2013, Perinçek et autres contre Suisse, arr. préc., § 119. ↩
- « En l’espèce, toutefois rien ne montre que le discours en cause ait été une incitation directe à la haine constitutive de discrimination. Etait-il nécessaire dans la société démocratique qu’est la Suisse de sanctionner le requérant pour les propos qu’il a tenus ? Nous partageons la position de la Cour selon laquelle le rejet de la qualification juridique des évènements de 1915 n’était pas de nature en lui-même à inciter à la haine contre le peuple arménien », opinion concordante des juges Guido Raimondi et Andras Sajo sous Cour EDH, 17 décembre 2013, Perinçek et autres contre Suisse, arr. préc. ↩
- Cour EDH, 7 décembre 1976, Handyside contre Royaume-Uni, arr. préc., § 49. ↩
- Cour EDH, 17 décembre 2013, Perinçek et autres contre Suisse, arr. préc., § 42. Pour l’ancien juge à la Cour européenne des droits de l’Homme, Alphonse Spielmann, « il n’y aurait qu’une série limitée de droits qui seraient susceptibles d’abus, le droit à la liberté d’expression étant l’exemple le plus révélateur » (Spielmann (A.), « La Convention européenne des droits de l’Homme et l’abus de droit », in Mélanges en hommage à Louis-Edmond Pettiti, Bruxelles, Bruylant, 1998, 791 p., spéc. pp. 673 – 686, spéc. p. 684). ↩
- Wachsmann (P.), « Liberté d’expression et négationnisme », R.T.D.H., 2001, pp. 585 – 599, spéc. p. 593. ↩
- Flauss (J.-.F.), « L’abus de droit dans le cadre de la Convention européenne des droits de l’homme », R.U.D.H., 1992, pp. 461 – 468, spéc. p. 464. ↩
- Hervieu (N.), « Le négationnisme, prisme révélateur du dilemme européen face à la lutte contre l’extrémisme », in Lettre « Actualités Droits-Libertés » du CREDOF, 13 janvier 2014, 13 p., spéc. p. 3. ↩
- Sudre (F.), Droit européen et international des droits de l’Homme, Paris, P.U.F., 11ème édition, 2012, 935 p., spéc. p. 219. L’ordonnance de référé du Conseil d’Etat du 9 janvier 2014 semble aller en ce sens. Bien que le juge n’ait pas fait référence à l’abus de droit, il a confirmé les motivations du préfet qui avaient constaté l’existence de propos incitant à la haine raciale et limité l’exercice de la liberté d’expression du requérant (C.E., ord., 9 janvier 2014, Société de Production de la Plume et M. Dieudonné M’Bala M’Bala, req. n°374508 ; voir également : C.E., ord., 11 janvier 2014, Société de Production de la Plume et M. Dieudonné M’Bala M’Bala, req. n°374552). ↩
- Cour EDH (recevabilité), 24 juin 2003, Garaudy contre France, req. n°65831/01. ↩
- Dans le même sens, voir Cour EDH (recevabilité), 16 novembre 2004, Norwood contre Royaume-Uni, req. n°23131/03. ↩
- Cour EDH, 16 juillet 2009, Féret contre Belgique, req. n°15615/07. ↩
- Parmi elles, un tract du parti extrémiste affichait la mention suivante : « Attentats aux U.S.A. : c’est le couscous clan ». ↩
- Cour EDH, 16 juillet 2009, Féret contre Belgique, arr. préc., § 38. ↩
- Comm. EDH, 24 juin 1996, Marais contre France, req. n°31159/96. ↩
- « La Commission estime que les dispositions pertinentes de la loi de 1881 et leur application en l’espèce visaient à préserver la paix au sein de la population française. Partant, la Commission a également pris en compte l’article 17 de la Convention », Comm. EDH, 24 juin 1996, Marais contre France, déc. préc. ↩
- Comm. EDH, 24 juin 1996, Marais contre France, déc. préc. ↩
- Spielmann (A.), « La Convention européenne des droits de l’Homme et l’abus de droit », in Mélanges en hommage à Louis-Edmond Pettiti, art.préc., p. 685. ↩
- Ibidem, p. 4. ↩
- Cour EDH, Gde Chbre, 23 septembre 1998, Lehideux et Isorni contre France, req. n°24662/94. ↩
- Ibidem, § 56. ↩
- Ibidem, § 57. ↩
- Opinion concordante du Juge Peter Jambrek sous Cour EDH, Gde Chbre, 23 septembre 1998, Lehideux et Isorni contre France, arr. préc. Rappelant l’arrêt de la Cour Parti communiste unifié de Turquie et autres contre Turquie du 30 janvier 1998, il écrivait que « pour que l’article 17 puisse être applicable, il faut que les actes offensants visent à propager la violence ou la haine, utilisent des moyens non légaux ou non démocratiques, encouragent le recours à la violence, sapent le système politique démocratique et pluraliste ou poursuivent des objectifs racistes ou propres à détruire les droits et libertés d’autrui », § 2. ↩
- Cour EDH, 17 décembre 2013, Perinçek et autres contre Suisse, arr. préc., § 52. ↩
- Ibidem, § 71. ↩
- Ibidem, § 75. ↩
- Hochmann (Th.), « La protection de la réputation », R.T.D.H., 2008, pp. 1171 – 1190, spéc. p. 1178. ↩
- Cour EDH, 29 juin 2004, Chauvy et autres contre France, arr. préc. ↩
- Ibidem, § 70. ↩
- Ibidem, § 77. ↩
- Cour EDH, 17 décembre 2013, Perinçek et autres contre Suisse, arr. préc., § 129. ↩
- Cour EDH, 1er février 2011, Faruk Temel contre Turquie, req. n°16853/05, § 55. ↩
- Gonzalez (G.), « Quel génocide arménien ? », J.C.P.G., 13 janvier 2014, 37. ↩
- Hervieu (N.), « Le négationnisme, prisme révélateur du dilemme européen face à la lutte contre l’extrémisme », art. préc., p. 8. ↩
- Cour EDH, 17 décembre 2013, Perinçek et autres contre Suisse, arr. préc, § 119. ↩
- Ibidem, § 83. ↩
- C.I.J., 26 février 2007, Affaire relative à l’application de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide. ↩
- Ibidem, § 334. ↩
- Opinion concordante des juges Guido Raimondi et Andras Sajo sous Cour EDH, 17 décembre 2013, Perinçek et autres contre Suisse, arr. préc. ↩
- Cour EDH, 17 décembre 2013, Perinçek et autres contre Suisse, arr. préc, § 122. ↩
- Conseil Constitutionnel, 28 février 2012, Loi visant à réprimer la contestation de l’existence des génocides reconnus par la loi, décision n°2012-647 DC, J.O. 2 mars 2012, p. 3988. Pour un commentaire de cette décision voir Pech (L.), « Lois mémorielles et liberté d’expression : de la controverse à l’ambiguïté », R.F.D.C., 2012, pp. 563 – 570. ↩
- Loi n°2001-70 du 29 janvier 2001 relative à la reconnaissance du génocide arménien de 1915, J.O.R.F., 30 janvier 2001, p. 1590. « Pour le Conseil, l’inconstitutionnalité de l’atteinte à la liberté d’expression réside dans le fait que le législateur a choisi de réprimer la contestation de certains faits qu’il doit lui-même reconnaitre et qualifier », Macaya (A.), « Le législateur, l’histoire et le Conseil constitutionnel », A.J.D.A., 2012, pp. 1406 – 1411, spéc. p. 1411. ↩
- Hochmann (Th.), Le négationnisme face aux limites de la liberté d’expression. Etude de droit comparé, op. cit., p. 187. Voir dans le même sens Hochmann (Th.), « La question mémorielle de constitutionnalité (à propos de la décision du 28 février 2012 du Conseil constitutionnel) », Annuaire de l’institut Michel Villey, Paris, Dalloz, 2012, pp. 133 – 146. Voir aussi sur la question du « législateur historien », Frangi (M.), « Les “lois mémorielles” : de l’expression de la volonté générale au législateur historien », R.D.P., 2005, pp. 241 – 266. L’auteur parle de « législateur historien » « c’est-à-dire de pouvoir législatif dont l’action a pour vocation de participer au débat historique, voire de le normer, dans la mesure où, par son vote, il est amené à trancher des questions que les historiens n’ont pas résolus », spéc. p. 255. ↩
- Afroukh (M.), La hiérarchie des droits et libertés dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’Homme, Bruxelles, Bruylant, 2011, 622 p. ↩