Les ordonnances Dieudonné entre continuité jurisprudentielle et choix politique du juge
Les ordonnances Dieudonné invitent à la réflexion sur les évolutions de la police administrative, ses finalités et sa fonction dans un système juridique fondé sur le principe libéral. Elles illustrent aussi la place occupée par le Conseil d’Etat dans notre système politico-administratif.
Xavier Dupré de Boulois est professeur à l’Université Grenoble-Alpes
Beaucoup a déjà été dit sur les ordonnances rendues par le juge des référés du Conseil d’Etat les 9,10 et 11 janvier 2014 dans « l’affaire Dieudonné » (CE ord., 9 janvier 2014, Ministre de l’Intérieur / Soc. Les Productions de la Plume et Dieudonné M’Bala M’Bala, n°374508 ; CE ord., 10 janvier 2014, Soc. Les Productions de la Plume et Dieudonné M’Bala M’Bala, n°374528 ; CE ord., 11 janvier 2014, Soc. Les Productions de la Plume et Dieudonné M’Bala M’Bala, n°374553). Qu’il nous soit permis ici d’apporter un regard administrativiste sur cette séquence. De ce point de vue, elle est en effet riche d’enseignements : sur une tête de chapitre du droit administratif, – la police administrative-, d’abord ; sur le juge administratif et sa place dans notre système politico-administratif ensuite. Il est donc question de trois ordonnances, ou plutôt de une plus deux. La première en date est prolixe (bavarde ?) ; les deux autres sont plus classiques dans leur laconisme. Toutes disent des choses à travers leur dispositif et leurs motifs. Le dispositif procède d’un choix politique du juge (II). Les motifs, quant à eux, racontent une histoire. Le juge s’efforce de justifier en droit et en la forme juridique la décision qu’il prend. C’est le terrain de jeu du juriste. De ce point de vue, les ordonnances Dieudonné balancent entre continuité et modernité (I).
I. Les motifs : Une nouvelle police administrative ?
Le juge des référés du Conseil d’Etat devait se prononcer sur la légalité de mesures d’interdiction d’un spectacle prises par différentes autorités administratives, préfet ou maires, au titre de la police générale. Au regard de la jurisprudence du Conseil d’Etat, elles n’innovent pas forcément. Elles interrogent aussi sur le rôle de la police administrative générale dans un système juridique fondé sur le principe libéral.
A. On nous a changé notre ordre public ?
Le Conseil d’Etat valide les mesures d’interdiction prises par les autorités de police. Il considère qu’il appartient à l’autorité de police, garante du maintien de l’ordre public, de prévenir la commission d’infractions pénales et d’assurer la préservation de la dignité de la personne humaine.
1. Police administrative et prévention des infractions pénales
L’ordonnance du 9 janvier semble innover lorsqu’elle affirme qu’il appartient à l’autorité administrative « de prendre les mesures afin d’éviter que des infractions pénales soient commises ». En effet, à notre connaissance, le Conseil d’Etat n’avait jamais affirmé de manière expresse qu’une telle mission incombe aux titulaires de compétences de police si ce n’est dans une ordonnance de 2010 qui mettait déjà en cause un spectacle de Dieudonné (CE ord., 26 février 2010, Commune d’Orvault, n°336837). Mais en réalité cette exigence a toujours été sous-jacente en matière de police administrative (par ex. : J. Petit, « La police administrative » dans P. Gonod, F. Melleray et Ph. Yolka, Traité de droit administratif, Dalloz, 2011, T2, p. 5). Le juge administratif a déjà au l’occasion de relever à plusieurs reprises que l’autorité de police doit prendre les mesures nécessaires pour assurer la sécurité des personnes et des biens (CE, 27 juillet 2009, Girard, n°300964 ; CE, 8 mars 1993, Commune de Molières, n°102027). Le Conseil constitutionnel a lui aussi déjà opéré le lien entre ordre public et sécurité des personnes et des biens (CC, n°94-352 DC, 18 janvier 1995, Loi d’orientation et de programmation relative à la sécurité). Or qui peut le plus peut le moins. L’autorité de police étant compétente pour prendre les mesures de prévention des atteintes à la sécurité des personnes et des biens, a fortiori l’est-elle pour prévenir celles de ces atteintes qui seraient constitutives d’infractions pénales. Le même raisonnement est transposable à l’égard des atteintes au principe de respect de la dignité de la personne humaine dès lors qu’il incombe aux autorités de police d’en assurer la préservation.
De ce point de vue, les ordonnances Dieudonné peuvent être mises en regard avec des décisions antérieures du juge administratif. Le juge des référés a relevé qu’au regard du passé pénal de Dieudonné et du contenu des séances parisiennes de son spectacle (« Le Mur »), il existait un risque sérieux que de nouvelles atteintes à l’ordre public constitutives d’infractions pénales surviennent. De même, le Conseil d’Etat a eu l’occasion de rejeter le recours formé contre un arrêté préfectoral portant interdiction d’une manifestation, motif pris que des rassemblements précédents organisés par la même association, avaient déjà valu à son président ou à certains de ses membres diverses condamnations pénales. Il existait donc un risque sérieux que des atteintes à l’ordre public de même nature surviennent à l’occasion de la manifestation interdite (CE, 25 juin 2003, Association SOS Touts Petits, n°223444).
2. Police administrative et protection de la dignité de la personne humaine
Les juges des référés approuvent les mesures d’interdiction du spectacle de Dieudonné en ce qu’il existait un risque important que soient réitérés à cette occasion des propos portant une atteinte grave à la dignité de la personne humaine. Les trois ordonnances évoquent bien sûr l’arrêt Commune de Morsang-sur-Orge (CE Ass., 27 octobre 1995, Rec. p. 372) qui figure au visa de la première d’entre elles. Cet arrêt a connu un drôle de destin. Urbi, il a ouvert l’ordre public général à la protection de la dignité humaine. Orbi, il est probablement la seule décision du Conseil d’Etat dont le moins assidu des étudiants des facultés de droit a conservé le souvenir. A cette notoriété un peu malsaine répond sa maigre descendance. On serait bien en peine de citer cinq arrêts du Conseil d’Etat ayant validé des mesures de police justifiées par la sauvegarde de la dignité de la personne humaine depuis 1995. Et puis Dieudonné vint…
On le sait, l’ordre public général n’a jamais été exclusivement matériel. Il fut longtemps mâtiné de références à la moralité publique et à la décence publique. A ce titre, des autorités de police générale ont pu interdire des combats et des exhibitions de boxe (CE, 7 novembre 1924, Club indépendant sportif chalonnais, Rec. p. 863), la possibilité pour des baigneurs de se déshabiller et de s’habiller sur la plage (CE Sect., 30 mai 1930, Beaugé, Rec. p. 582) et encore le port de costumes masculins aux personnes de sexe féminin (Cass. Crim., 17 juillet 1941, Devouard, D. 1942,J,12). En dernier lieu, le contentieux de la moralité publique s’est concentré sur l’interdiction des représentations cinématographiques par l’autorité municipale (CE Sect., 18 décembre 1959, Soc. Les Films Lutetia, Rec. p. 693). L’arrêt Commune de Morsang-sur-Orge évoque un passage de témoin. La protection de la dignité de la personne humaine a pris, de fait, la place de la moralité publique parmi les fins de la police générale. Il n’est pas question d’une simple actualisation de vocabulaire. La moralité publique renvoie aux convictions établies socialement. P.-H. Teitgen évoquait jadis une police ayant pour objet de prévenir « les scandales publics, ou plus exactement les atteintes publiques au minimum d’idées morales naturellement admises, à une époque donnée, par la moyenne des individus » (La police municipale, Thèse Nancy, 1934, p. 35). Elle a une dimension essentiellement relative et subjective, dimension qui explique que l’autorité municipale est tenue de démontrer l’existence de circonstances locales particulières. En tant qu’elle renvoie à ce qui est commun à l’ensemble des êtres humains, la dignité de la personne humaine s’inscrit dans un registre objectif.
Il a déjà été relevé à plusieurs reprises le flou qui l’entoure et le danger qui en résulte (Ch. Girard et S. Hennette-Vauchez (dir.), La dignité de la personne humaine. Recherche sur un processus de juridicisation, PUF, Coll. Droit et Justice, 2005). Il est toutefois une solution qui semble établie et dans la continuité de laquelle se placent les ordonnances Dieudonné : le principe de respect de la dignité de la personne humaine permet de saisir certaines pratiques discriminatoires à savoir celles qui conduisent à stigmatiser des personnes à raison de leurs caractéristiques physiques ou ethniques. La jurisprudence administrative en matière de police est très nette en ce sens. Dans ses conclusions sur l’arrêt Commune de Morsang-sur-Orge, Patrick Frydman soulignait ainsi que l’attraction en cause, le lancer de nain, renvoyait, « fût-ce, chez la plupart des spectateurs, inconsciemment – au sentiment obscur et profondément pervers selon lequel certaines personnes constitueraient, du fait de leur handicap ou de leur apparence physique, des êtres humains de second rang et susceptibles, dès lors, d’être traités comme tels » (RFDA 1995 p. 1204). Le même constat s’impose au sujet de l’ordonnance du Conseil d’Etat dans l’affaire de la soupe au cochon (CE ord., 5 janvier 2007, Association « Solidarité des français »). Le Préfet de police de Paris avait interdit la distribution des « soupes gauloises » sur la voie publique organisée par une association au motif qu’elle était de nature à porter atteinte à la dignité de la personne humaine. La volonté assumée de l’association était bien d’exclure les SDF de confession musulmane de l’accès à sa soupe populaire. Dans la même affaire, la HALDE a considéré que la démarche de l’association était constitutive d’une discrimination au sens de l’article 225-1 du Code pénal à l’égard de personnes appartenant à des confessions qui prohibent la consommation du porc (Délibération n°2006-25 du 6 février 2006).
Le lien ainsi opéré entre protection de la dignité de la personne humaine et prohibition des discriminations n’est donc pas nouveau. Pas plus n’est-il spécifique à la police administrative comme l’atteste toute une série de décisions du juge civil des référés. Dans une affaire dans laquelle était en cause la commercialisation par une société d’un jouet en peluche qui se présentait sous la forme d’un singe appelé « Nazo le Skizo » s’exprimant par la voie des humeurs différentes, la Cour d’appel de Versailles a jugé que « l’accolement des deux mots constitue une moquerie ayant pour effet de provoquer à l’encontre des malades frappés de schizophrénie un phénomène de dérision ou de discrimination constitutif comme telle d’une atteinte à leur dignité en contravention avec les dispositions de l’article 16 [du Code civil] » (CA Versailles, 24 novembre 2004, SARL Ouaps / Union des familles de malades mentaux et de leurs associations, Jurisdata n°2004-264123). De son côté, la Cour d’appel de Paris a jugé qu’en « imposant au regard, en des lieux de passage public forcé ou dans certains organes de presse, l’image fractionnée et tatouée du corps humain, marquée des mots HIV, photographies non accompagnées d’une légende permettant de décrypter le message qu’elles sont censées véhiculer et d’alimenter le débat d’idées qu’il s’agirait d’instaurer, les sociétés commanditaires [d’une] campagne publicitaire incriminée ont utilisé une symbolique de stigmatisation dégradante pour la dignité des personnes atteintes de manière implacable en leur chair et en leur être, de nature à provoquer à leur détriment un phénomène de rejet ou de l’accentuer » (CA Paris, 28 mai 1996, Société Benetton groupe / Association Aides, Jurisdata n° 1996-65049).
Cette série d’exemples illustre un continuum dans la perception des exigences du principe de protection de la dignité de la personne humaine comme prohibant les discours et pratiques discriminatoires ou de nature à stigmatiser un groupe sur la base d’un critère physique ou ethnique. Le rapprochement opéré entre les ordonnances Dieudonné et certains spectacles ou publications jugées, à tort ou à raison, comme portant un discours anti-religieux, ne peut donc que laisser sceptique. Des auteurs ont en effet laissé entendre que les ordonnances de janvier 2014 permettraient à l’avenir l’interdiction de spectacles tels que la pièce de théâtre Golgota Picnic et de publications telles que les caricatures de Mahomet. Que de tels spectacles ou publications puissent heurter la sensibilité de certains croyants, soit. Mais, on voit mal en quoi ils seraient de nature à porter atteinte à la dignité de la personne humaine au sens de la jurisprudence précitée.
Malgré l’engagement de « l’humoriste » de purger le contenu de son spectacle de ses éléments pénalement répréhensibles, le juge des référés a considéré qu’il existait un risque que soient réitérés des propos de nature à provoquer la haine et la discrimination raciales lors du spectacle « Le Mur ». Il a donc caractérisé un risque de trouble à l’ordre public de nature à justifier l’intervention de l’autorité de police.
B. La police administrative générale au secours du régime répressif
La nature a horreur du vide. L’aphorisme d’Aristote résume bien l’histoire de la police administrative générale. En effet, à l’affirmation progressive des libertés aurait dû répondre son effacement continu. Cette perception était assez commune au sein de la doctrine dans la première partie du XXe siècle, convaincue à la suite du commissaire de gouvernement Corneille, que « toute controverse de droit public doit, pour se calquer sur les principes généraux, partir de ce point de vue que la liberté est la règle et la restriction de police, l’exception » (conclusions sur CE, 10 août 1917, Baldy, Rec. p. 639). Il devait en résulter que lorsque le régime d’une liberté avait été organisé par la loi, il n’y avait plus lieu à compétence de l’autorité de police générale. Soit la loi avait défini un régime répressif et l’autorité de police ne pouvait plus restreindre l’exercice de la liberté concernée ; soit la loi avait déterminé un régime d’autorisation, elle instituait alors une police spéciale qui excluait la mise en œuvre concurrente de la police générale. Ce schéma vertueux n’a jamais traduit la réalité. Deux « grands arrêts » l’ont fortement illustré. L’arrêt Benjamin d’abord a démontré que la mise en place d’un régime répressif n’exclut pas l’intervention éventuelle de l’autorité de police générale (CE, 19 mai 1933, Rec. p. 541) ; L’arrêt Société les Films Lutetia ensuite a confirmé que l’instauration d’une police spéciale ne conduit pas à l’éviction de la police générale. De ce point de vue, les ordonnances Dieudonné se bornent à rappeler des solutions anciennes. Mais elles permettent aussi de mettre en valeur l’unité et la complémentarité de la police administrative et de la répression pénale.
1. L’unité fonctionelle
En théorie des libertés publiques, il est courant d’opposer le régime préventif et le régime répressif, le premier relevant de la police administrative, le second traduisant l’intervention du juge pénal (par ex., J. Rivero et H. Moutouh, Libertés publiques, PUF, 9e éd., T1, 2003, p. 175 et s.). Le régime répressif est traditionnellement présenté comme le plus favorable aux libertés puisque leur exercice s’opère sans contraintes sous réserves des bornes définies a priori par le droit pénal. A l’inverse, le régime préventif, en tant qu’il conduit à subordonner l’exercice d’une liberté à un régime d’autorisation ou qu’il permet d’en interdire la réalisation a priori, est analysé comme moins favorable et donc suspect dans un système juridique qui prétend être fondé sur des principes libéraux. Cette présentation peut laisser accroire qu’il existerait une différence irrémédiable entre police administrative et répression pénale. Elle masque leur appartenance commune à une même fonction de l’Etat, la police, qui peut être analysée à ce stade comme la fonction consistant à préserver l’ordre public. Cette fonction, mise en valeur selon des modalités variables par Eisenmann (« Les fonctions de l’Etat », dans Ch. Eisenmann, Ecrits de théorie du droit, de droit constitutionnel et d’idées politiques, Editions Panthéon-Assas, 2002, p. 183) et Etienne Picard (La notion de police administrative, LGDJ, 1984, T2) est assurée aussi bien par les autorités administratives que par le législateur. Il a été relevé en ce sens que « tout le code pénal n’est rien d’autre qu’une vaste loi de police » (F.-P. Bénoit, Le droit administratif français, Dalloz, 1968, n°1357). La participation de la police administrative et de la répression pénale à cette fonction de l’Etat a bien été mise en valeur par le Conseil constitutionnel dans une décision de 1989 lorsqu’il a indiqué que l’objectif de valeur constitutionnelle de sauvegarde de l’ordre public pouvait justifier tant la mise en place de règles de police que la définition d’un régime de sanctions pénales (CC, n°89-261 DC, 28 juillet 1989, Loi relative aux conditions de séjour et d’entrée des étrangers en France, cons. n°12).
Cette unité fonctionnelle explique un certain nombre de points communs entre police administrative et droit pénal. Normes de police et normes pénales ont ainsi une nature proche. A certains égards, les mesures de police sont aussi des normes pénales. L’article R. 610-5 du code pénal dispose que « La violation des interdictions ou le manquement aux obligations édictées par les décrets et arrêtés de police sont punis de l’amende prévue pour les contraventions de la 1re classe ». Lorsque l’autorité administrative édicte une mesure de police, elle contribue aussi à la définition des éléments constitutifs d’une infraction pénale. Inversement, la norme pénale n’est pas sans évoquer une norme de police. La jurisprudence Société Lambda (CE Ass., 6 décembre 1996, Rec. p. 466) repose sur l’idée qu’une disposition pénale, en tant qu’elle définit une infraction, détermine aussi une norme de comportement, généralement une prohibition. Par ailleurs, il n’est pas douteux qu’à l’instar des mesures de police, la norme pénale a une fonction préventive. La crainte de la sanction pénale est censée prévenir la survenance des comportements qu’elle prohibe et pénalise. Cette fonction dissuasive est particulièrement valorisée dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH, 28 mars 2006, Perk et a. / Turquie, n°50739/99, § 54 ; CEDH, 28 oct. 1998, Osman / Royaume-Uni, n° 87/1997/871/1083, § 115).
2. La complémentarité
Les ordonnances Dieudonné permettent de dépasser le seul constat de l’unité fonctionnelle de la police administrative et de la répression pénale. Elles invitent aussi à penser leur articulation en termes de complémentarité. En l’espèce, l’activité en cause, l’organisation d’un spectacle de one man show ouvert au public dans une salle dédiée à ce type d’activité s’inscrivait dans le champ de deux libertés fondamentales : la liberté de réunion et la liberté d’expression. A l’égard de chacune d’elles, le régime juridique applicable au spectacle en cause est un régime répressif. La loi du 18 mars 1999 a supprimé l’exigence d’autorisation préalable du maire qui perdurait à l’égard de certaines catégories de spectacles vivants. Au demeurant, ce régime d’autorisation issu de l’ordonnance du 13 octobre 1945 était déjà largement tombé en désuétude (sur ce point, les conclusions éclairantes de P. Frydman sur l’arrêt Commune de Morsang-sur-Orge, préc.) et ne concernait plus que les spectacles de curiosité, catégorie dont n’aurait pas relevé le spectacle de Dieudonné. Par ailleurs, il n’existe plus guère de régimes de police spéciale en matière de liberté d’expression (ex. : police des publications destinées à la jeunesse issue de la loi du 16 juillet 1949). A défaut de régimes de police spéciale, c’est donc la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse qui constituait le cadre juridique applicable au spectacle litigieux notamment en tant qu’elle détermine les infractions d’injures publiques (art. 23), de provocation à la discrimination à la haine ou à la violence (art. 24) et de diffamation (art. 29).
Or, les trois ordonnances Dieudonné évoquent une faillite de la répression pénale dans sa fonction préventive. Dans les ordonnances des 10 et 11 janvier, le juge souligne que « l’humoriste » a fait l’objet de pas moins de neuf condamnations pénales pour des propos antisémites et infamants (Cass. AP, 16 février 2007, n°06-81785, Bull. Crim., n°1 ; Cass. Crim., 16 octobre 2012, n°11-82866, Bull. Crim., n°217). Il relève aussi qu’il a clairement annoncé sa volonté de persister dans la même voie (cons. n°6). La police administrative générale vient donc suppléer l’incapacité du droit pénal à empêcher la réitération des faits délictueux.
II. Le dispositif : le juge administratif, arbitre engagé ?
Le Conseil d’Etat n’a pas été ménagé à la suite des ordonnances des 9,10 et 11 janvier 2014. Son vice-président a jugé utile de prendre la parole publiquement pour répondre aux critiques parfois très virulentes dont les ordonnances, les juges voire l’institution, ont fait l’objet (« Affaire Dieudonné : le Conseil d’Etat réplique aux critiques », Le Monde, 11 janvier 2014). On a vu que la motivation retenue par les juges des référés peut se réclamer pour l’essentiel d’une continuité puisque la plupart de ses composantes font écho à des décisions antérieures de la juridiction administrative. Reste que la solution retenue à l’occasion de ces trois ordonnances ne s’imposait pas d’évidence et que l’on n’aurait eu guère de peine à glaner dans la jurisprudence de la haute juridiction d’autres éléments de nature à fonder une solution inverse. Le dispositif de ces ordonnances procède donc avant tout d’un choix politique. Le juriste, dont l’expertise et la légitimité dépendent beaucoup de l’aptitude du syllogisme à rendre compte de la réalité du travail juridictionnel, est désarmé pour analyser lesdites ordonnances en tant qu’objets politiques. Le sujet semble pouvoir être abordé par le grand ou le petit bout de la lorgnette. Il est d’abord possible d’interroger les conceptions politiques qu’elles véhiculent (A) Il ne faut pas non plus négliger la place de la haute juridiction administrative dans notre système politico-administratif (B).
A. Le Conseil d’Etat et la République
Cette contribution ne saurait bien sûr être le cadre d’un questionnement sur la philosophie politique supposée du Conseil d’Etat ou de ses membres. Son auteur n’a guère de titres à faire valoir dans ce champ d’analyse. On peut néanmoins tenter de rendre compte de la résonance politique des ordonnances Dieudonné. La première d’entre elles, celle 9 janvier 2014, y invite, quand elle évoque (dénonce ?) des « propos pénalement répréhensibles et de nature à mettre en cause la cohésion nationale ».
En l’espèce, le Conseil d’Etat a jugé que les autorités de police étaient fondées à prendre des mesures d’interdiction d’un one man show à forts relents antisémites. Il a considéré que le contenu des spectacles à venir, en tant qu’il promouvait un discours de stigmatisation à l’égard d’une communauté « ethnique » ( ?), était de nature à porter atteinte à l’ordre public vu au prisme du respect de la dignité de la personne humaine. De ce point de vue, il a déjà été signalé que les ordonnances Dieudonné ne constituent pas un précédent. Elles cousinent avec l’ordonnance Association « Solidarité des français » de 2007. Il était alors question de distributions sur la voie publique d’aliments incompatibles, pour certains d’entre eux, avec le régime alimentaire des musulmans. Il n’était pas douteux que l’association en cause entendait promouvoir une pratique et un discours discriminatoires à l’égard des personnes de confession musulmane. Le Conseil d’Etat a alors écarté le référé-liberté contre l’arrêté préfectoral d’interdiction en tant que la manifestation envisagée était de nature à porter atteinte au respect de la dignité de la personne humaine. En 2007 comme en 2014, le juge administratif a donc approuvé l’action de l’autorité de police visant à contrecarrer une démarche fondée sur une logique de stigmatisation à l’égard d’une communauté. Le Conseil d’Etat a donc fait sienne une certaine conception de l’ordre social et de ce qu’on appelle aujourd’hui « le vivre ensemble ». Elle est exigeante en ce qu’elle suppose un rôle actif des autorités publiques ; elle a un coût puisqu’elle peut conduire à limiter l’exercice de certaines libertés. Les contempteurs des ordonnances Dieudonné n’ont d’ailleurs pas manqué de se référer à un autre modèle, le modèle américain, dans lequel la liberté d’expression protègerait le discours raciste (A. Robitaille-Froidure, « Racisme aux Etats-Unis : le premier amendement au secours de l’intolérance, pas de la violence », Cahiers de Recherche sur les Droits Fondamentaux, n°8, 2010, p. 83). Ils ont omis de signaler que ce modèle repose aussi sur une autre conception de la vie sociale dans laquelle les communautés jouent un rôle structurant essentiel et contribuent de manière importante à déterminer la place des individus dans la société (L. Bouvet, « Le communautarisme, fondement ou aporie de l’identité américaine ? », Cahiers du CEVIPOF, n°43, 2005, p. 146).
B. Le Conseil d’Etat et l’Etat
Il a déjà beaucoup été écrit sur la place singulière du Conseil d’Etat au sein du système politico-administratif français et sur l’habitus de ses membres. L’ouvrage de Bruno Latour a permis, avec d’autres, d’éclairer la proximité et la consanguinité entre le Conseil d’Etat, les cabinets ministériels et la haute administration (La fabrique du droit. Une ethnologie du Conseil d’Etat, La Découverte, 2002). A tout le moins doit-on reconnaître au Conseil d’Etat une sensibilité particulière à l’égard de l’autorité de l’Etat. Elle explique aussi que le dispositif des trois ordonnances ne pouvait probablement être que celui-là. Certains ont pu être surpris qu’il ne se borne pas à reprendre la solution qu’il avait retenue en 2010 dans son ordonnance Commune d’Orvault. Il avait alors rejeté l’appel formé par une commune contre une ordonnance du tribunal administratif de Nantes ayant suspendu la décision de son maire refusant la location d’une salle de spectacle à Dieudonné (CE ord., 26 février 2010, n°336837). On concédera qu’en 2010, « l’humoriste » n’avait pas encore donné sa « pleine mesure ». Mais surtout, les ordonnances de janvier 2014 sont intervenues dans une séquence à la fois hystérique et polarisée, au sein de laquelle les plus hautes autorités de l’Etat ont été directement impliquées. Le Ministre de l’intérieur Manuel Valls, en particulier, a joué un rôle central à cette occasion. Après avoir vivement dénoncé « le discours de haine » de Dieudonné à plusieurs reprises, il a annoncé fin décembre 2013 que le gouvernement étudiait les voies juridiques permettant d’interdire les réunions publiques de « l’humoriste » et en particulier son nouveau spectacle « Le Mur » dont les représentations parisiennes avaient donné lieu à des propos passibles de sanctions pénales. Cette volonté s’est concrétisée par la circulaire adressée aux préfets le 6 janvier 2014 par laquelle le Ministre de l’intérieur a incité les représentants de l’Etat à agir et leur a procuré un mode d’emploi pour justifier en droit les mesures d’interdiction. Le Ministre a donc fait le choix de « déconcentrer » l’action de l’Etat. Les motifs envisagés par la circulaire, en particulier l’atteinte au respect de la dignité de la personne humaine, auraient pu justifier une interdiction du spectacle « Le Mur » sur l’ensemble du territoire national par le Premier Ministre en application de la jurisprudence Labonne. On sait en effet que l’existence de circonstances locales particulières ne conditionne alors pas l’action de l’autorité de police, l’idée étant que le respect de la dignité humaine ne saurait s’apprécier de manière différenciée sur le territoire national. On peut imaginer que cette « déconcentration » visait à éviter une polarisation risquée du conflit autour du face à face entre le ministre et à travers lui l’Etat et « l’humoriste ». Las, elle n’a pu être évitée compte tenu de la manière dont les media ont rendu compte de la circulaire (« Valls part en guerre contre Dieudonné ») et de la saisine rapide du Conseil d’Etat. L’arrêt Benjamin est bien loin qui avait vu le Conseil d’Etat se prononcer plus de trois années après l’arrêté du maire de Nevers. Obligé de se prononcer dans une ambiance délétère, sommé de trancher un conflit entre Manuel Valls et Dieudonné, le Conseil d’Etat n’avait pas vraiment d’autre issue que de valider l’action des autorités de police. Une autre solution n’aurait pu qu’être interprétée dans l’opinion publique que comme une victoire de « l’humoriste » sur le Ministre de l’intérieur.
En conclusion : et demain ?
On s’est beaucoup interrogé sur la portée des ordonnances Dieudonné. Certains ont évoqué un précédent dangereux et le possible retour de la censure. D’autres ont pointé le caractère exceptionnel de l’affaire pour ravaler les ordonnances au rang de simples décisions d’espèce. La modernité n’apporte-t-elle pas les éléments d’une réponse à cette interrogation ? Le retour de la censure ? Quelques spectacles ont été interdits mais les moyens de communication actuels permettent encore aujourd’hui à « l’humoriste » de s’adresser à son public de manière quotidienne et pour le prix d’une connexion internet. Des décisions d’espèce ? Voir. Les discours de haine, qu’ils soient motivés par le goût de la provocation, le sens du business ou une pensée véritablement raciste, n’ont de cesse de se banaliser dans l’espace social, virtuel ou non. Bienvenue dans le XXIe siècle !
Pour citer cet article : X. Dupré de Boulois, « Les ordonnances Dieudonné, entre continuité jurisprudentielle et choix politique du juge », RDLF 2014, chron. n°10 (www.revuedlf.com)