Une hiérarchie entre droits fondamentaux ? Le point de vue du droit européen
Par Mustapha Afroukh, Maître de conférences à l’Université Montpellier I (Idedh – EA 3976)
L’existence d’une hiérarchie des droits n’est pas une question inédite 1, surtout lorsqu’elle se pose en droit international des droits de l’homme. A la question de savoir si la hiérarchie des droits est présente dans l’univers conventionnel européen, la réponse paraît, de prime abord, devoir être négative, car comme traité international de protection des droits de l’homme opérant dans l’univers du droit international des droits de l’homme, la Convention européenne entend marquer son attachement « aux principes de cohérence : universalité, interdépendance, indivisibilité » 2. D’ailleurs, son intitulé exact, Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, est sans ambiguïtés : le label de fondamentalité, souvent mobilisé dans le discours doctrinal français pour suggérer une hiérarchie entre droits 3, est accordé à tous les droits sans exception. Il existerait alors une profonde unité entre les droits proclamés par le texte européen et ses protocoles additionnels. Les droits découlent de la même source et ont une même validité formelle, de sorte que la quête d’une hiérarchie semble condamnée à rester vaine…
Pourtant, alors même que l’idée d’une hiérarchie entre droits consacrés par un même instrument conventionnel, en l’occurrence la Convention européenne des droits de l’homme, suscite toujours de nombreuses réserves et controverses, elle est particulièrement affirmée et connaît même à l’heure actuelle un succès grandissant. Ceci peut être illustré par trois exemples qui révèlent, dans chaque cas, une volonté de mettre en évidence un « noyau dur » des droits. Primo, l’activation par certains Etats parties à la Convention de la clause de dérogation de l’article 15 a permis de souligner l’intérêt de la césure entre droits susceptibles, ou non, de dérogation, même si l’on regrettera ici une confusion regrettable entre hiérarchie et différenciation du régime juridique des droits 4. Secundo, on constate que les discours critiques à l’égard de la Cour mettent souvent l’accent sur le fait que son interprétation extensive du texte conventionnel aurait dénaturé la volonté des auteurs de la Convention et donc sa vocation 5. Pour mettre fin à cette hypertrophie des droits subjectifs dont certains n’auraient pas vocation à l’universel, l’idée serait de revenir au rôle initial de la Cour de ne sanctionner que des violations graves des droits de l’homme. Ce qui revient de facto à hiérarchiser les droits. Tertio, dans le cadre du droit de l’Union européenne avec lequel la Convention entretient des liens étroits, une série d’ordonnances et de décisions rendue par la Cour de justice de l’Union européenne sur l’indépendance de la magistrature 6, semble suggérer « une filiation [du raisonnement suivi] avec des idées, nobles au demeurant, de prééminence du Droit ou de hiérarchisation des droits fondamentaux » 7. La Cour y affirme notamment, en termes très clairs, que « l’exigence d’indépendance des juges relève du contenu essentiel du droit fondamental à un procès équitable, lequel revêt une importance cardinale en tant que garant de la protection de l’ensemble des droits que les justiciables tirent du droit de l’Union et de la préservation des valeurs communes aux Etats membres énoncées à l’article 2 TUE, notamment, de la valeur de l’Etat de droit ». Ne serait-on pas ici en présence d’un nouveau principe matriciel ? Bref, autant d’exemples qui montrent que l’idée de hiérarchie des droits a le vent en poupe, mais dans une visée qui peut paraître parfois régressive. Les deux premières illustrations révèlent en effet le danger qu’il y a à mettre l’accent sur une catégorie de droits, à savoir la marginalisation de droits considérés comme moins importants car susceptibles de dérogation ou parce qu’ils découlent exclusivement de l’activisme judiciaire de l’organe de contrôle. C’est finalement une attitude comparable qui était retenue pour marginaliser les droits économiques et sociaux, ou du moins pour leur dénier une justiciabilité « au sens traditionnel du terme » 8.
Idée dans l’air du temps, la hiérarchie des droits n’en demeure pas moins discutée dans son principe même. Comme l’a rappelé le juge Ergül dans son opinion dissidente sous l’arrêt de Grande chambre Şahin Alpay c. Turquie du 20 mars 2018, elle heurte les principes d’indivisibilité et d’égalité des droits, énoncés au plan international : « l’appréciation de la Cour ne doit pas donner lieu à une hiérarchisation juridique entre les droits susceptibles de dérogation. Comme l’ont souligné la Déclaration et le Programme d’action de Vienne, adoptés par consensus lors de la Conférence mondiale sur les droits de l’homme, le 25 juin 1993, par les représentants de 171 États, en principe on ne doit pas accepter de hiérarchisation juridique entre les droits de l’homme : “tous les droits de l’homme sont universels, indissociables, interdépendants et intimement liés. La communauté internationale doit traiter des droits de l’homme globalement, de manière équitable et équilibrée, sur un pied d’égalité et en leur accordant la même importance“ ».
En ce qui a trait plus précisément à la Convention européenne, force est d’admettre que la distinction posée à l’article 15 § 2 n’induit pas une véritable hiérarchie des droits au sens où les droits indérogeables l’emporteraient systématiquement sur les autres droits en cas de conflit de droits. Il s’agit seulement de placer certains droits « hors d’atteintes des autorités » 9 en période de circonstances exceptionnelles. Du reste, une hiérarchie fondée sur l’objet des droits n’est pas envisageable ici dans la mesure où la Convention « vise essentiellement à protéger des droits civils et politiques » 10. Qui plus est, le juge européen a souligné qu’il « n’existe aucune cloison étanche » entre les droits civils et politiques et les droits économiques et sociaux, la théorie des obligations positives étant l’illustration la plus emblématique de cette frontière insaisissable. Il faut en convenir, les droits garantis par la Convention forment un tout. De fait, la juridiction européenne des droits de l’homme ne s’est pas faute de rappeler explicitement que « les droits de l’homme constituent un système intégré visant à protéger la dignité de l’être humain » 11.
Nulle hiérarchie donc entre les droits qu’elle protège, du moins si l’on considère que celle-ci implique la prévalence systématique des droits considérés comme hiérarchiquement supérieurs sur les autres. Est-ce à dire pour autant que les idées de prévalence, priorité sont totalement absentes de l’univers conventionnel européen ? À l’évidence, la réponse est négative. « Dès lors que l’on passe du plan des principes et des normes (…) au niveau de l’application concrète des droits de l’homme, on est nécessairement confronté à la question des priorités » 12. Ou, pour dire les choses autrement, l’absence de la hiérarchie du corpus textuel et prétorien (I) ne signifie pas que la Cour écarte tout raisonnement fondé sur l’idée de priorité (II).
I – Une hiérarchie absente du corpus textuel et prétorien
Un certain nombre d’auteurs ont avancé des critères pour souligner l’existence d’une hiérarchie des droits au sein de la Convention : en particulier celui de l’indérogeabilité du droit ainsi que l’importance du droit dans le standard de société démocratique (A). Pourtant, si l’on entend l’idée de hiérarchie comme impliquant « une échelle de valeurs antérieurement fixée et communément admise » 13 que le juge appliquerait mécaniquement, celle-ci n’existe pas (B). La hiérarchie comme méthode de résolution des conflits de droits n’est pas mobilisée par la Cour européenne.
A) Des critères d’établissement d’une hiérarchie séduisants en apparence
1. Le critère de l’indérogeabilité
Pour beaucoup d’auteurs, l’indérogeabilité constitue un critère de hiérarchie entre droits garantis par la Convention 14. À l’instar des autres instruments internationaux de protection des droits de l’homme, la Convention européenne des droits de l’homme comporte une clause de dérogation qui énonce une liste de droits non susceptibles de dérogation lors de situations exceptionnelles. On oppose généralement ces droits dits intangibles aux droits conditionnels qui peuvent faire l’objet de dérogations et, pour certains d’entre eux, de restrictions. L’article 15 § 2 n’autorise aucune dérogation au droit à la vie (art. 2) 15, au droit de ne pas subir la torture et des peines ou traitements inhumains et dégradants (art. 3), au droit de ne pas être réduit en état d’esclavage ou de servitude (art. 4 § 1), au droit à la non-rétroactivité de la loi pénale (art. 7) ; ce à quoi il faut ajouter la règle non bis in idem (art. 4 du Protocole n° 7), l’interdiction de la peine de mort en temps de paix et l’interdiction de la peine de mort en toutes circonstances. L’article 4 § 2 du Pacte international sur les droits civils et politiques est plus prolixe, les droits indérogeables y sont au nombre de huit. Les quatre droits consacrés dans la Convention européenne en 1950 (art. 6, 7, 8 et 15), l’interdiction de la peine de mort en temps de paix, l’interdiction d’emprisonner une personne incapable d’exécuter une obligation contractuelle (art. 11 du Pacte), la reconnaissance de la personnalité juridique de chacun (art. 16) et la liberté de pensée, de conscience et de religion (art. 18). À l’occasion de son observation générale n° 29, le Comité des droits de l’homme des Nations Unies a considérablement étendu la liste des droits intangibles énoncée par le Pacte en s’appuyant notamment sur les normes de jus cogens 16. La Convention américaine des droits de l’homme (art. 27 § 2) comprend, pour sa part, l’inventaire le plus complet avec onze droits indérogeables : outre les quatre droits faisant partie du « noyau dur » des droits intangibles (art. 4, 5, 6 et 9), elle protège le droit à la reconnaissance de la personnalité juridique (art. 3), la liberté de conscience et de religion (art. 12), la protection de la famille (art. 17), le droit à un nom (art. 18), le droit à une protection spéciale de l’enfant (art. 19), le droit à une nationalité (art. 20) et les droits politiques (art. 23). De plus, l’article 27 § 2 « n’autorise pas (…) la suspension des garanties indispensables à la protection des droits susvisés ». La Cour interaméricaine a d’ailleurs souligné le caractère indispensable des garanties judiciaires, plus particulièrement du droit d’habeas corpus (art. 7 § 6) et du droit d’amparo (art. 25 § 1), à la protection des droits intangibles, en mettant en lumière leur indissociabilité 17. À partir de ces différentes listes de droits intangibles, il est possible d’identifier un « noyau dur » constitué de quatre droits : le droit à la vie, l’interdiction de la torture et des traitements inhumains et dégradants, l’interdiction de l’esclavage et de la servitude, le droit à la non-rétroactivité de la loi pénale. « Il s’agit là des normes fondamentales bénéficiant à tous et partout, en toutes circonstances » 18. Le droit international humanitaire conforte cette idée d’un standard minimum bénéficiant de façon absolue à tout individu (art. 3 commun aux quatre Conventions de Genève de 1949).
L’accent a été mis sur le statut particulier de ces droits, « seuls susceptibles (…) de se voir appliquer le qualificatif ‘fondamentaux’ » 19. Le Professeur Hennebel évoque, à juste titre, une hiérarchie « des régimes juridiques » (préc.) utile au travail de catégorisation des droits. C’est ainsi que plusieurs catégories de droits peuvent être identifiées au sein de l’ordre conventionnel : les droits intangibles, les droits susceptibles de dérogations mais non de restrictions en période ordinaire – droit à un procès équitable (art. 6, à l’exception du droit à la publicité des débats), droit au mariage (art. 12), droit à l’instruction (art. 2 du 1er protocole additionnel), le droit à des élections libres (art. 3 du 1er protocole additionnel,… – et les droits susceptibles de dérogations et de restrictions. Cette dernière catégorie renvoie notamment, mais pas exclusivement, aux droits conditionnels classiques qui comportent une clause générale d’ordre public (cf. articles 8 à 11 de la Convention). L’article 5 de la Convention prévoit, pour sa part, des hypothèses spécifiques dans lesquelles les autorités peuvent priver une personne de sa liberté.
1. La fondamentalité des droits dans le standard de la société démocratique
L’on doit au Professeur Sudre d’avoir été l’un des premiers auteurs à souligner l’existence d’une hiérarchie matérielle des droits dans la jurisprudence de la Cour européenne en raison de leur importance pour la société démocratique 20. Le raisonnement est désormais bien connu : s’appuyant sur le préambule et la jurisprudence de la Cour, l’auteur relève que la notion de société démocratique est « l’épicentre » de l’ordre public européen et le cœur des valeurs communes. À maintes reprises, la Cour européenne, s’appuyant sur le préambule, a souligné que « l’esprit général de la Convention» vise « à sauvegarder et promouvoir les idéaux et valeurs d’une société démocratique » 21. Autant dire que le régime de protection des droits importe peu ici, le critère de la fondamentalité ne recoupant pas nécessairement celui de l’indérogeabilité. Somme toute, « la Cour [substitue] au critère formel de la non-dérogeabilité un critère idéologique – la société démocratique – qui l’autorise à se démarquer de la hiérarchie des “constituants” pour mettre en place sa propre échelle des valeurs, dans le cadre d’une lecture vivante de la Convention européenne » 22. À la rigidité de la hiérarchie formelle, est ainsi opposé le caractère évolutif de la hiérarchie prétorienne. Par la suite, a été soulignée à partir des qualificatifs employés par la Cour la fondamentalité des droits intangibles qualifiés de « valeurs fondamentales des sociétés démocratiques » 23 ; des droits procéduraux garantis aux articles 5 et 6 qui relèvent de « l’ordre public au sein du Conseil de l’Europe » 24 ; de la liberté d’expression considérée comme « l’un des fondements essentiels d’une société démocratique » 25 ; de la liberté de pensée, de conscience et de religion érigée en « assise d’une “société démocratique”au sens de la Convention » 26 ; du droit à des élections libres en tant que « principe caractéristique d’un régime politique véritablement démocratique » 27 ; du droit à l’instruction jugé « indispensable à la réalisation des droits de l’homme » 28 et de la liberté d’association des partis politiques « eu égard à leur rôle essentiel pour le maintien du pluralisme et le bon fonctionnement de la démocratie » 29.. Les exemples pourraient être multipliés tant ce label a été mobilisé par le juge européen. En creux, se profile la transversalité et le caractère matriciel de certains principes représentatifs de la société démocratique à l’aune desquels le juge européen envisage le critère de la fondamentalité : le principe de respect de la dignité humaine, le principe de la prééminence du droit, le principe du pluralisme et le principe de non-discrimination. Loin d’être isolée, cette approche est partagée par de nombreux auteurs. Ainsi, le juge Pettiti affirmait en 1999 que « ce n’est pas que la Cour ajoute à la Convention une hiérarchie des droits et des articles ou qu’elle établit une hiérarchie des normes, mais elle souligne leur diversité et leur graduation dans les sociétés démocratiques, tout en tenant compte de l’évolution des mœurs » 30. Toutefois, à la question de savoir si ces deux critères impliquent une véritable hiérarchie des droits, la réponse est négative.
B) Des critères inopérants en pratique
L’étude de la portée du critère de l’indérogeabilité ne permet pas de tirer de conclusions univoques quant à ses implications sur le terrain de la hiérarchie des droits. Il nous semble en effet que la portée de ce critère est souvent exagérée. L’interdiction faite aux États de déroger aux droits intangibles en période de crise constitue seulement une limite à l’objet même de la dérogation, à savoir « la substitution d’un régime normatif à un autre » 31. Elle n’a pas d’implications sur le régime juridique propre aux droits qualifiés d’indérogeables, de sorte qu’un droit insusceptible de dérogation peut très bien faire l’objet de limitations en temps ordinaire. Ainsi, le droit à la vie est bien un droit indérogeable au sens de l’article 15 § 2, mais non absolu si l’on se réfère à la rédaction de l’article 2 qui exclut de son champ d’application des cas dans lesquels la mort résulterait d’un recours à la force rendu absolument nécessaire 32. En qualifiant le droit à la vie de droit absolu 33, la Cour entretient d’ailleurs cette confusion. Par ailleurs, l’indérogeabilité ne dit rien de l’importance d’un droit. Le fait de considérer un droit comme intouchable en période d’exception est parfois dicté par d’autres considérations que son importance. Ainsi que l’observe le Comité des droits de l’homme des nations unies, « ce ne sont pas tous les droits d’une importance capitale, tels que ceux énoncés aux articles 9 et 27 du Pacte, auxquels il est interdit de déroger. L’une des raisons pour lesquelles certains droits ne sont pas susceptibles de dérogation est que leur suspension est sans rapport avec le contrôle légitime de l’état d’urgence national (par exemple, l’interdiction de l’emprisonnement pour dettes faite à l’article 11)» 34. En ce sens, notons que les réserves aux droits indérogeables ne sont pas interdites. Enfin, l’examen des différentes listes de droits indérogeables montre que la catégorie est loin d’être homogène.
Pour ce qui concerne les droits fondamentaux dans une société démocratique, deux éléments mettent en cause le caractère opérant de ce critère. En premier lieu, sa pertinence serait admise si la jurisprudence européenne n’avait pas conduit à une banalisation du label de fondamentalité. Or, la plupart des droits garantis par la Convention ont fait l’objet d’une valorisation eu égard à leur importance dans une société démocratique. En second lieu, la sémantique du juge européen traduit une hiérarchisation des droits et libertés qui dépasse la seule fondamentalité dans une société démocratique et qui se situe sur un plan universel. Par exemple, dans le cadre de l’affaire Streletz, Kessler et Krenz c. Allemagne, la Cour a ainsi jugé que « le droit à la vie constitue un attribut inaliénable de la personne humaine et qu’il forme la valeur suprême dans l’échelle des droits de l’homme » « sur le plan international » 35, formule récemment reprise par la Cour d’appel de Paris pour justifier l’application de la théorie de la voie de fait dans l’affaire Lambert 36. De la même façon, cette tendance est visible lorsque la Cour, non contente d’avoir souligné l’importance de l’article 3 dans « la société démocratique européenne », estime à l’occasion de l’arrêt Al Adsani c. Royaume-Uni que l’interdiction de la torture constitue une règle jus cogens 37. Le recours aux normes jus cogens reste cependant ici exceptionnel, contrairement à d’autres organes de contrôle qui se sont montrés plus volontaristes, en particulier la Cour de San José 38.
Surtout, pour dégager un concept un tant soit peu opérant de la hiérarchie, il faudrait pouvoir en vérifier les effets dans la résolution des conflits de droits. S’agissant de la Convention européenne, les droits intangibles devraient par exemple l’emporter sur les droits conditionnels. Il appert du corpus jurisprudentiel que la Cour n’a jamais repris le critère de l’indérogeabilité pour résoudre un tel conflit. Le fameux dictum de l’arrêt Chassagnou, par lequel le juge européen se rallie explicitement à la méthode de la mise en balance pour résoudre les conflits de droits 39, ne dit mot de ce critère. Au contraire, dans ce domaine si particulier des conflits de droits, le juge ne cesse de marteler qu’il est confronté à « droits et libertés (…) [méritant] a priori un égal respect » 40. L’établissement d’un juste équilibre suppose le rejet de tout raisonnement fondé sur une hiérarchie a priori des droits en conflit. Sans ignorer la force rhétorique de la hiérarchie, on ne peut qu’être frappé par le fait que celle-ci emporte peu de conséquences quant à la résolution des conflits de droits. Le label de fondamentalité ne produit pas les effets escomptés c’est-à-dire une certaine prépondérance des droits qui en bénéficient. Tout au plus, peut-on déceler a posteriori des intérêts plus ou moins prioritaires. Pour le dire à la manière du Professeur Picard, « sur le plan de la logique juridictionnelle concrète (…) il va falloir (…) donner pratiquement une solution [au conflit de droits], en préférant en définitive l’un ou l’autre après avoir considéré l’ensemble des éléments constituant la situation particulière à trancher » 41. Il est donc moins question d’une hiérarchie posée une fois pour toute que d’une pesée concrète des intérêts. On pourrait d’ailleurs se demander si la hiérarchie des droits n’a pas laissé place à une hiérarchie des critères de résolution, le juge européen ayant énoncé des modes d’emploi de résolution des conflits articulé autour de plusieurs critères 42. A titre d’exemple, concernant les conflits entre les droits à la liberté d’expression et au respect de la vie privée, la tendance du juge est de privilégier le critère relatif à l’existence d’un débat d’intérêt général (et donc indirectement la fonction sociale de la liberté d’expression).
Cependant, sans reconnaitre une hiérarchie stricto sensu, le juge peut mettre en exergue la prééminence de certains droits.
II – La reconnaissance du caractère prééminent de certains droits
L’absence de hiérarchie stricto sensu n’empêche pas la Cour de renforcer la protection de certains droits, qu’elle considère comme plus importants. Selon l’ancien Président Costa, cela se traduit par une modulation du contrôle, des méthodes d’interprétation selon la gravité des droits de l’homme invoqués 43. Une telle posture est surtout perceptible dans le cadre des « core rigthts » (A). La question qui se pose dès lors est de savoir si cette modulation du contrôle n’aboutit pas à une forme de hiérarchisation ? L’idée de hiérarchie ne se manifeste-t-elle lorsque le droit valorise un droit par opposition à un autre qui n’a pas cette valeur ? Il convient de repenser l’idée de hiérarchie pour rendre compte de cette valorisation propre à certains droits (B).
A) De la spécificité des « core rights»
C’est dans le cadre de sa politique de prioritisation des requêtes et que le juge européen a mis au jour cette catégorie de « core rights ». Depuis 2010 en effet, la Cour prête une attention particulière aux affaires comportant des « griefs principaux portant sur les articles 2, 3, 4 ou 5 § 1 de la Convention, indépendamment de leur caractère répétitif ou non, et qui ont donné lieu à des menaces directes pour l’intégrité physique et la dignité de la personne humaine » 44.
Cette idée de priorité se retrouve dans la tendance qu’a le juge européen à réserver, dans le cadre de son contrôle, un sort particulier à certains droits. On en donnera trois illustrations.
Ce phénomène se rencontre, tout d’abord, lorsque les violations des droits et libertés conventionnels n’ont pas directement été commises par un Etat contractant mais par un Etat tiers à la Convention. Ce cas se produit classiquement dès lors que l’Etat partie à la Convention prend une mesure d’éloignement d’un étranger exposant celui-ci à des risques de violations de ses droits sur le territoire d’un Etat tiers. Alors que le droit à ne pas être expulsé ou extradé ne figure pas comme tel au nombre des droits et libertés garantis par la Convention la Cour estime dans le désormais célèbre arrêt Soering (préc.) que des risques réels de traitements contraires à l’article 3 dans l’État de destination rendent l’exécution de la mesure d’éloignement constitutive d’une violation de la Convention. Pour justifier une telle extension de la protection conventionnelle, l’arrêt Soering s’appuie fortement sur la singularité de l’article 3 dans le corpus européen des droits de l’Homme : « [cette disposition] ne ménage aucune exception et l’article 15 ne permet pas d’y déroger en temps de guerre ou autre danger national. Cette prohibition absolue, par la Convention, de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants montre que l’article 3 consacre l’une des valeurs fondamentales des sociétés démocratiques qui forment le Conseil de l’Europe ». Par cette formule, la Cour laisse entendre que cette jurisprudence n’a pas vocation à être étendue à tous les droits garantis par la Convention. Cette idée d’un « noyau dur » de droits est reprise par Maurice Kamto dans son cinquième rapport sur l’expulsion des étrangers : « Selon le Rapporteur spécial, il paraît irréaliste de prescrire qu’une personne en cours d’expulsion peut bénéficier de l’ensemble des droits de l’homme garantis par les instruments internationaux et par la législation nationale de l’État expulsant. […] Il semble plus en résonance avec la réalité et la pratique des États de circonscrire les droits garantis durant l’expulsion aux droits fondamentaux de la personne humaine » 45. Le juge européen ne dit pas autre chose. A titre illustratif, s’il considère qu’une décision d’extradition peut exceptionnellement soulever un problème au cas où l’individu risquerait de subir un déni de justice flagrant dans un État tiers, les droits garantis aux articles 8 et 9 ne bénéficient pas per se de cet effet extraterritorial 46. De cette approche sélective 47, l’arrêt de Grande Chambre F.G. c. Suède (préc.), dans lequel était en cause le refus d’accorder l’asile à un ressortissant iranien converti au luthérianisme après sa fuite en Suède converti au christianisme en Suède et son expulsion vers l’Iran, en constitue un témoignage supplémentaire, puisque la Cour ne se prononce pas sur la violation autonome de l’article 9.
Dans le sillage de cette jurisprudence, la Cour de justice de l’Union européenne a jugé que toute atteinte à la liberté de religion qui viole l’article 10§1 de la Charte des droits fondamentaux ne constitue pas un acte de persécution au sens de l’article 9§1 de la directive 2004/83 du 29 avril 2004 concernant les normes minimales relatives aux conditions que doivent remplir les ressortissants des pays tiers ou les apatrides pour pouvoir prétendre au statut de réfugié ou les personnes qui, pour d’autres raisons, ont besoin d’une protection internationale, et relatives au contenu de ces statuts 48. Cette dernière disposition précise en effet que les actes considérés comme une persécution doivent être « suffisamment graves » en raison de leur nature ou de leur répétition pour constituer une « violation grave des droits fondamentaux de l’homme », en particulier des droits auxquels aucune dérogation n’est possible en vertu de l’article 15, paragraphe 2, de la Convention européenne. De la même façon, il a été jugé que les risques de persécution liés à une violation des droits en raison de l’orientation sexuelle ne sont pris en compte que s’ils exposent la personne à une atteinte grave à son intégrité physique 49. C’est dire que la nature du droit en jeu est ici une donnée essentielle. Il ne s’agit pas d’exporter l’ensemble des droits garantis. Comme l’affirme la Cour européenne, « d’un point de vue purement pratique, on ne peut exiger qu’un État contractant qui procède à une expulsion ne renvoie un étranger que vers un pays qui respecte pleinement et effectivement l’ensemble des droits et libertés énoncés dans la Convention » 50. On ne peut alors se défendre du sentiment que la Cour souhaite se prémunir contre les dangers d’un impérialisme des droits fondamentaux consistant à exporter sa propre conception des droits fondamentaux. L’hypothèse est que la mise en jeu de la Convention pour des faits survenus en dehors du territoire des États parties ne peut concerner que des droits dont le caractère universel ne souffre aucune contestation. En ce sens, la jurisprudence Soering serait révélatrice d’un lien entre l’universalité des droits et l’identification d’un « noyau dur » des droits de l’homme. La Cour le reconnaît d’ailleurs dans la décision Z. et T. c. Royaume-Uni (préc.), en jugeant, à propos de l’article 9 qu’il « s’agit là avant tout de la norme appliquée au sein des États contractants à la Convention, lesquels sont attachés aux idéaux démocratiques, à la prééminence du droit et des droits de l’homme ». Le jeu de l’exception d’ordre public international en droit international privé ne repose-t-il pas d’ailleurs sur la même logique ? 51.
Une autre illustration de cette vocation prioritaire de certains droits peut être trouvée, nous semble-t-il, dans le raisonnement suivi par la Cour sur la question de l’admissibilité dans un procès pénal de preuves obtenues en violation d’un droit garanti par la Convention. En admettant, dans certaines hypothèses, qu’une violation de l’article 8 ne rend pas automatiquement un procès inéquitable, la Cour a semble-t-il inauguré une approche faisant la part belle à l’idée de hiérarchie des droits 52. Ce qui est interdit sous l’angle de l’article 8 peut donc être admis sur le terrain de l’article 6. Dans l’affaire Bykov c. Russie, alors même que la Cour a reconnu au préalable une violation de l’article 8 du fait de mesures d’interception de communications dépourvues de base légale, elle n’en tire pas les conséquences sous l’angle de l’article 6 dès lors que la condamnation du requérant n’a pas été fondée uniquement sur les preuves recueillies au moyen de l’opération secrète et que ses droits de la défense ont été respectés. À l’opposé, elle juge que l’utilisation de la preuve obtenue en violation de l’article 3, « l’un des droits constituant le noyau dur de ceux protégés par la Convention », frappe en soi d’iniquité l’ensemble du procès 53. Cette règle d’exclusion est classique et se situe dans la lignée de plusieurs instruments internationaux de protection des droits de l’homme comme la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants (art. 15) et la Convention interaméricaine pour la prévention et la répression de la torture (art. 10). De cette différence de traitement, la juge Françoise Tulkens a en déduit une « notion (…) d’équité (…) à géométrie variable », « fonction [d’une] hiérarchie dans les droits garantis » 54. Mais on ne saurait, pour autant, occulter l’arrêt Gäfgen précité qui a relativisé ce principe de privation automatique d’équité lorsqu’est en cause l’utilisation de preuves matérielles rassemblées à la suite d’un traitement contraire à l’article 3 qui se situe en-deçà de la torture 55, la Cour exige alors que soit démontré l’impact de la violation de l’article 3 sur le verdict de culpabilité ou le choix de la peine.
Enfin, l’attention soutenue et spécifique prêtée à certains droits se retrouve sur le terrain de la renonciation. Comme on le sait, la jurisprudence permettait déjà d’identifier des droits pour lesquels la renonciation est très encadrée. Par exemple, la Cour a jugé que les droits processuels revêtent une trop grande importance dans une société démocratique « pour qu’une personne perde le bénéfice de la protection de celle-ci du seul fait qu’elle se constitue prisonnière » 56 ou « par cela seul qu’elle a souscrit à un arrangement parajudiciaire » 57. Autrement dit, l’importance de ces droits dans une société démocratique exige que leur exercice ne soit pas laissé à la libre appréciation du sujet. Ces droits comporteraient une dimension objective dépassant le titulaire du droit. Si l’appartenance à l’ordre public européen n’est pas incompatible avec la notion de renonciation, elle justifie néanmoins l’intervention du juge quant aux circonstances entourant la renonciation de sorte que celle-ci doit se trouver établie de manière non équivoque et s’entourer d’un minimum de garanties correspondant à sa gravité. Plus les droits auxquels on renonce sont importants, plus la renonciation est perçue comme suspecte. Ainsi, « rappelant l’importance fondamentale de la prohibition de la discrimination raciale (…), la Grande Chambre considère que, (…) l’on ne saurait admettre la possibilité de renoncer au droit de ne pas faire l’objet d’une telle discrimination. En effet, cette renonciation se heurterait à un intérêt public important » 58. De même, selon un arrêt récent F.G. c. Suède (préc.), il est « peu concevable » d’envisager une renonciation à certains droits tels que ceux garantis aux articles 2 et 3 « eu égard [à leur] caractère absolu ».
Une tel phénomène de valorisation assumée de certains droits oblige à repenser l’idée de hiérarchie en matière de droits de l’homme.
B) De la nécessité de dissocier hiérarchie des droits et hiérarchie des normes
La principale difficulté est que « [le thème de la hiérarchie des droits] est lié dans une certaine mesure à celui de la hiérarchie des normes qui les consacrent » 59. Autrement dit, on raisonne le plus souvent comme si la problématique était identique, à savoir un conflit dont la résolution se trouve sur le terrain de la validité. Le Professeur O. Pfersmann écrit ainsi que le « le terme de “conciliation“ présente ainsi l’inconvénient de ne pas faire apparaître le conflit de normes […]. Or, il s’agit bien de savoir dans quelle mesure l’une de plusieurs exigences peut être écartée au bénéficie d’une ou plusieurs autres » 60. Il n’est point besoin ici de se référer au contexte car l’approche hiérarchique consiste justement à faire primer une norme sur une autre de façon systématique et ce, quelles que soient les circonstances. Or, justement, force est d’admettre qu’un tel raisonnement ne rend pas compte de la manière dont le juge se saisit des conflits de droits fondamentaux. Les conflits entre droits trouvent une solution par la logique de l’optimisation, donc d’une mise en balance 61. L’arbitrage opéré par le juge étant par nature relatif et subjectif, l’établissement d’une hiérarchie donnée une fois pour toute est illusoire. A priori, on serait tenté de considérer avec le Professeur Viala que seul le droit garanti à l’article 3 « dispose à lui seul du privilège de prévaloir systématiquement sur tous les autres » 62. Sa singularité réside dans son caractère absolu. Il en résulte qu’un traitement qui a dépassé le seuil de gravité exigé par l’article 3 emporte nécessairement violation de l’article 3 sans que l’Etat puisse avancer une quelconque justification. L’aversion que la Cour éprouve à l’égard de la proportionnalité dans le cadre de l’article 3 a été soulignée avec force dans l’arrêt Saadi c. Italie relatif au renvoi vers la Tunisie d’un étranger lié à une organisation terroriste 63.Tout en reconnaissant « l’ampleur du danger que représente aujourd’hui le terrorisme et la menace qu’il fait peser sur la collectivité », le juge européen oppose son refus de mettre en balance le droit du requérant à ne pas subir des mauvais traitements et la préservation de la vie de la population protégée par l’article 2. Aussi fondamental que soit le droit à la vie, l’État est toujours tenu de respecter les droits énoncés à l’article 3 y compris à l’égard d’un étranger terroriste relevant de sa juridiction. Les mesures adoptées pour préserver la vie de la population ne peuvent être légitimées que si elles s’inscrivent dans le respect de cette obligation. En faisant jouer la clause de correspondance de l’article 52 § 3 de la Charte, la Cour de justice souligne que son article 4, qui prohibe les traitements inhumains et dégradants, énonce également un droit absolu 64. D’autant que « les articles 1er et 4 de la Charte ainsi que l’article 3 de la CEDH consacrent l’une des valeurs fondamentales de l’Union et de ses États membres » 65. Aussi singulier soit-il, ce droit n’est pas l’abri d’une certaine dose de relativité. Lorsqu’il est saisi d’une requête alléguant une violation de l’article 3, le juge européen doit apprécier si l’acte dénoncé constitue une torture ou un traitement inhumain et dégradant. Il est bien connu que l’appréciation du seuil de gravité exigé est « relative par essence » dépendant de « l’ensemble des données de la cause, notamment de la durée du traitement et de ses effets physiques ou mentaux ainsi que, parfois, du sexe, de l’âge, de l’état de santé de la victime ». Ce qui n’exclut donc pas l’intervention de la proportionnalité au stade de « la signification descriptive du droit » à savoir « celle qui permet de savoir si les faits de la cause relèvent du champ d’application de la disposition choisie » 66.
De surcroît, pour penser une éventuelle hiérarchie des droits de l’homme, peut-être conviendrait-il de ne pas se focaliser sur la seule question des conflits entre droits fondamentaux. La hiérarchie ne pourrait-elle pas se manifester ailleurs que dans le rapport entre deux droits ? Dans le fait, par exemple, que le juge retienne pour certains droits un régime exceptionnel. Ce faisant, il s’agit bien de valoriser des droits par rapport à d’autres qui ne bénéficient pas de ce régime particulier. Constater que des droits n’ont pas en pratique le même rang, qu’ils ne sont pas protégés avec la même intensité, « ce n’est rien d’autre qu’une hiérarchie matérielle » 67. Semblable échelle de normativités peut même s’observer entre les différents aspects d’un même. Peggy Ducoulombier évoque une « micro-hiérarchie » 68. L’arrêt D. H. évoqué précédemment à propos de la renonciation au droit à la non-discrimination raciale illustre parfaitement cette idée. Par ailleurs, la référence au déni de justice flagrant dénote bien « une violation du principe d’équité du procès garanti par l’article 6 tellement grave qu’elle entraîne l’annulation, voire la destruction de l’essence même du droit protégé par cet article » 69.
En définitive, tout est question ici de qualification par le juge et celle-ci, on le sait, n’est jamais neutre 70. La forte réticence de la Cour à hiérarchiser « de façon définitive les droits les uns par rapport aux autres » 71 traduit la volonté de l’organe de contrôle de se ménager une certaine liberté. La posture du juge est résolument empreinte de pragmatisme. Dans le même temps, il n’hésite pas à souligner la vocation prioritaire de certains droits en adaptant son office selon les griefs soulevés. De deux choses l’une. Soit l’on considère que le terme de hiérarchie est inadéquat en ce qu’il ne traduit pas ici la prévalence systématique de certains droits sur d’autres. Soit l’on retient une définition plus ouverte de la hiérarchie déconnectée de la problématique des conflits de normes, en insistant sur les idées de prévalence et de priorité. En ce sens, on peut alors avancer que la démarche de la Cour est parfois fonction d’une hiérarchie des droits, voire même d’une hiérarchie des valeurs. Comment interpréter, en effet, le recours de plus en plus fréquent du juge européen à la clause d’interdiction d’abus de droit de l’article 17 ? Si ce n’est par l’idée que la tolérance et le respect de l’égale dignité de tous les êtres humains sont des principes non négociables, c’est-à-dire qui se rapportent à l’essentiel 72. Plus encore, la Cour n’aurait-elle pas besoin de la hiérarchie des droits ? L’interrogation peut certes résonner comme une provocation. Mais à l’heure où son rôle est contesté, où l’on évoque sans cesse l’engorgement du prétoire européen, il n’est pas incongru de proposer une réflexion plus poussée sur l’utilité que pourrait constituer une hiérarchisation des droits. Ignorer ce débat reviendrait à « pratiquer la politique de l’autruche » pour paraphraser le Professeur Flauss 73. Déjà en 1998, le juge Pettiti observait que « la dernière série des arrêts rendus par la Cour européenne avant de laisser place à la nouvelle Cour suscite des interrogations sur l’importance quantitative et qualitative accordée à l’article 6 dans la jurisprudence européenne nonobstant le risque pour la Cour de se comporter en quatrième juridiction. Certes, elle est inspirée du juste principe suivant lequel la règle procédurale est la meilleure des garanties du respect des droits. Mais la facilité de constats de violations en ce domaine en étendant la doctrine de l’apparence a peut-être trop orienté des choix dans les saisines, au détriment peut-être d’examens de cas de violations potentielles portant sur le noyau dur et la hiérarchie des droits fondamentaux » 74. Nous percevons aisément les risques d’une telle approche mais elle ne peut pas être écartée du débat doctrinal d’un revers de main.
Notes:
- voy., parmi d’autres, ; J. Dhommeaux, « La hiérarchie des droits fondamentaux dans les instruments juridiques internationaux », AIDH, 2009, pp. 37-70 ; P. Ducoulombier, « Conflit et hiérarchie dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme », in L. Potvin-Solis (dir.), La conciliation des droits et libertés dans les ordres juridiques européens, Bruylant, 2012, pp. 319-349 ; L. Hennebel, « Classement et hiérarchisation des droits de l’Homme », AIJC, vol. 26, 2010, p. 423-435 ; E. Klein, « Establishing a Hierarchy of Human Rights: Ideal Solution or Fallacy ? », Israel Law Review, 2008, pp. 477-488 ↩
- L. Hennebel et H. Tigroudja, Traité de droit international des droits de l’homme, Pedone, 2016, p. 714 ↩
- Voy. L. Burgorgue-Larsen, « Les concepts de liberté publique et de droit fondamental », in J.-B. Auby (dir.), L’influence du droit européen sur les catégories du droit public, Dalloz, 2010, pp.389-407 ↩
- Dérogation de la France en date du 24 novembre 2015 qui a pris le fin le 1er novembre 2017 ; Dérogation de la Turquie en date du 21 juillet 2016 qui a pris fin le 19 juillet 2018 ↩
- Voy. les actes du très beau colloque organisé par S. Touzé et E. Dubout, Refonder les droits de l’homme. Des critiques aux pratiques, Pedone, Coll. « Publications du Centre de recherche sur les droits de l’homme et le droit humanitaire Université Panthéon-Assas (Paris 2) », Pedone, 2019, 317p. ↩
- CJUE, gde ch., 27 février 2018, Associação Sindical dos Juízes Portugueses, aff. C-64/16 ; CJUE, Ord. 15 novembre 2018, Commission européenne c. Pologne, aff. C-619/18] ↩
- L. Coutron, « Chronique de contentieux de l’Union européenne (janvier à décembre 2018) », RTDE, à paraître ↩
- G. Braibant, La Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, Éd. du Seuil, 2001, p. 45 ↩
- D. Breillat, « La hiérarchie des droits de l’homme », in Droit et politique à la croisée des cultures, Mélanges Philippe Ardant, LGDJ, 1999, p. 368 ↩
- Cour EDH, 9 octobre 1979, Airey c. Irlande, n° 6289/73, § 26 ↩
- Cour EDH, 31 juillet 2001, arrêt de Chambre dans l’affaire Refah Partisi c. Turquie, n° 41340/98, 41342/98, 41343/98, 41344/98, § 43 ↩
- J.-B. Marie, « La quête du noyau intangible », in P. Meyer-Bish (dir.), Le noyau intangible des droits de l’homme, Le noyau intangible des droits de l’homme, Fribourg, éd. Universitaire de Fribourg, 1991, p. 12 ↩
- D. Turpin, « Le traitement des antinomies du droit des droits de l’homme par le Conseil constitutionnel », Droits, 1985, n°2, p. 87. ↩
- Voir par exemple G. Cohen-Jonathan, « Droits et devoirs des individus », in D. Alland, (dir.), Droit international public, PUF, coll. « Droit fondamental », 2000, pp. 578-579 ; M. Levinet, Théorie générale des droits et libertés, Bruxelles, Bruylant, coll. « Droit et justice », n° 102, 2012, 4ème éd., pp. 137-180 ↩
- Il y a une exception à l’indérogeabilité du droit à la vie puisque l’’article 15 réserve l’hypothèse des décès résultant d’actes licites de guerre ↩
- Observation générale n° 29 sur l’article 4 du Pacte adoptée le 24 juillet 2001, CCPR/C/21/Rev.1/Add.11 (2001), § 11 ↩
- Cf. Avis consultatif n° 8 du 30 janvier 1987, Habeas Corpus in Emergency Situations, § 26, A/8 et l’avis consultatif n° 9 du 6 octobre 1987, Judicial Guarantees in States of Exception, § 31, A/9 ↩
- F. Sudre, Droit européen et international des droits de l’homme, Paris, PUF, coll. « Droit fondamental », 2015, 12ème éd. refondue, , p. 197 ↩
- P.-M. Dupuy, « Jus cogens » in Dictionnaire des Droits de l’Homme, in J. Andriantsimbazovina, H. Gaudin, J.-P. Marguénaud, S. Rials et F. Sudre (dir.), Dictionnaire des droits de l’Homme, PUF, Paris, 2008,p. 450 ↩
- F. Sudre, « Droits intangibles et/ou droits fondamentaux : y-a-t-il des droits prééminents dans la Convention européenne des droits fondamentaux ? », in Liber Amicorum Marc-André Eissen, Bruylant/LGDJ, 1995, pp. 381-398 ↩
- Cour EDH, 7 décembre 1976, Kjeldsen, Busk Madsen et Pedersen c. Danemark, A/ 23, § 53 ↩
- F. Sudre, préc. ↩
- Pour l’article 3, voy. par exemple Cour EDH Gde. ch, 7 juillet 1989, Soering c. Royaume-Uni, n° 5095/71, n° 5970/72 et n° 5926/72, § 88 ↩
- Cour EDH, 18 juin 1971, De Wilde, Ooms et Versyp c. Belgique, A/12, § 65 ↩
- Cour EDH, 7 décembre 1976, Handyside c. Royaume-Uni, A/24, § 49 ↩
- Cour EDH, 25 mai 1993, Kokkinakis c. Grèce, A-260/A, § 31 ↩
- Cour EDH, 2 mars 1987, Mathieu-Mohin et Clerfayt c. Belgique, A/113, § 47 ↩
- Cour EDH, 13 décembre 2005, Timichev c. Russie, n° 55762/00 et 55974/00, § 64 ↩
- Cour EDH, 30 janvier 1998, Parti Communiste Unifié de Turquie et autres c. Turquie, n° 19392/92, § 43 ↩
- L.-E. Pettiti, « Réflexions sur les principes et les mécanismes de la Convention. De l’idéal de 1950 à l’humble réalité d’aujourd’hui », in L.-E. Pettiti, E. Decaux et P.-H. Imbert (dir.), La Convention européenne des droits de l’homme. Commentaire article par article, Economica, 2ème éd., Paris, 1999, p. 32 ↩
- R. Kolb, « Jus cogens, intangibilité, intransgressibilité, dérogation “positive“ et “négative” », RGDIP, 2005, p. 306 ↩
- Du reste, l’article 2 n’interdit pas la peine de mort, même s’il impose le respect de certaines exigences. Doivent être pris en considération les protocoles additionnels n° 6 et n° 13 à la Convention et la jurisprudence de la Cour qui enseigne que la pratique abolitionniste des États contractants traduit l’accord de ceux-ci pour abroger, ou du moins modifier, la deuxième phrase de l’article 2 § 1 ↩
- Par ex., Gde. ch., 23 mars 2016, F. G. c. Suède, n° 43611/11 ↩
- Observation générale n° 24 sur les questions touchant les réserves, CCPR/C/21/Rev.1/Add.6 ↩
- Cour EDH, Gde. ch., 22 mars 2001, Rec.2001-II, § 94 ↩
- Paris, pôle 1, ch. 3, 20 mai 2019, n° 19/08858 ↩
- Gde. ch., 21 novembre 2001, Al Adsani c. Royaume-Uni, Rec. 2001-IX, § 61 ↩
- C. Maia, « Le jus cogens dans la jurisprudence de la Cour interaméricaine des droits de l’homme », in L. Hennebel et H. Tigroudja (dir.), Le particularisme interaméricain des droits de l’homme, Pedone, Paris, 2009, pp. 271-312 ; H. Tigroudja, « La Cour interaméricaine des droits de l’homme au service de “l’humanisation du droit international public“. Propos autour des récents arrêts et avis », AFDI, 2006, pp. 617-640 ↩
- Cour EDH, 29 avril 1999, Chassagnou et al. c. France, Rec. 1999-III, § 113 ↩
- Par exemple 13 mai 2008, N.N. et T.A. c. Belgique, no 65097/01, § 43 ; Gde ch., 7 février 2012, Axel Springer AG c. Allemagne, n° 39954/08, § 87 ↩
- « L’émergence des droits fondamentaux en France », AJDA, numéro spécial : Les droits fondamentaux, une nouvelle catégorie juridique ?, 1998, p. 21 ↩
- Gde ch. 7 février 2012, Von Hannover c. Allemagne n° 2, n° 40660 et n° 60641 sur les conflits entre la liberté d’expression et le droit au respect de la vie privée ↩
- « Le raisonnement juridique de la Cour européenne des droits de l’homme », in O. Pfsermann et G. Timsit (dir.), Raisonnement juridique et interprétation, Publications de la Sorbonne, 2001, p. 126 ↩
- En application de l’article 41 de son règlement modifié le 29 juin 2009 ↩
- Nations unies. Commission du droit international, Cinquième rapport sur l’expulsion des étrangers, présenté par M. Maurice Kamto, Rapporteur spécial, 61e session, Genève, 4 mai-5 juin et 6 juillet-7 août 2009, A/CN.4/611 ↩
- Cour EDH, Déc. 22 juin 2004, F. c. Royaume-Uni, n° 17341/03 ; Cour EDH, Déc. 28 février 2006, Z. et T. c. Royaume-Uni, n° 27034/05 ↩
- Reprise dans le cadre de l’octroi des mesures provisoires : L. Burgorgue-Larsen, « Retour sur Mamatkoulov De l’effectivité des mesures provisoires dans le système conventionnel européen », Mélanges en l’honneur de Philippe Manin, L’Union Européenne, Union de droit, union des droits, Pedone, Paris, 2010, pp. 833-850 ↩
- Gde Ch., 5 septembre 2012, Bundesrepublik Deutshcland c. Y et Z, C-71/11, C-99/11, Rev. dr. pub., 2013, p. 707, note A. Schahmaneche ↩
- CJUE, 7 novembre 2013, Minister voor immigratie en Asiel / X, Y et Z. / Minister voor immigratie en Asiel, aff. jointes C-199 à 201/12, RAE, 2013, p. 835, nos obs. ↩
- Cour EDH, Déc. 22 juin 2004, F. c. Royaume-Uni, n° 17341/03. Adde conclusions de l’avocat général sous l’arrêt Minister voor immigratie en Asiel / X, Y et Z. / Minister voor immigratie en Asiel : le but de la directive « n’est pas d’exporter [les droits et libertés garanties par la charte et la CEDH] », « « pareille exportation peut en effet être considérée comme une forme d’impérialisme humanitaire ou culturel » ↩
- Voy. en ce sens M. Farge, « L’universalité des droits de l’homme au prisme du droit international privé des personnes et de la famille », RDLF, 2017, chron. n° 29 ; ainsi que la communication de L. Gannagé au présent colloque ↩
- CourEDH, Gde. ch., 10 mars 2009, Bykov c. Russie, n° 4378/02 ↩
- Cour EDH, Gde ch., 11 juillet 2006, Jalloh c. Allemagne, n° 54810/00, § 104 ↩
- Opinion en partie dissidente s/ Cour EDH, 25 septembre 2001, P.G. et J.H. c. Royaume-Uni, n° 44787/98 ↩
- Gde. ch., 1er juin 2010, Gäfgen c. Allemagne, n° 22978/05, § 178 ↩
- Cour EDH, 27 février 1980, Deweer c. Belgique, A/35, § 49 ↩
- 18 juin 1971, De Wilde, Ooms et Versyp c. Belgique, A/12, § 65) ↩
- Cour EDH, Gde ch., 13 novembre 2007, D.H. et autres c. République Tchèque, n° 57325/00, § 204 ↩
- F. Moderne, « La notion de droit fondamental dans les traditions constitutionnelles des Etats membres de l’Union européenne », in F. Sudre et H. Labayle (dir.), Réalités et perspectives du droit communautaire des droits fondamentaux, Bruylant, coll. « droit et justice », n° 31, 2000, p. 34, spéc. p. 77 ↩
- O. Pfsermann, in L. Favoreau et a., Droit des libertés fondamentales, Dalloz, coll. « Précis », 4ème éd., 2007, p. 91 ↩
- R. Alexy, A Theory of Constitutional Rights, trad. J. Rivers, Oxford University Press, 2010, spec. pp. 44 et s ↩
- « Droits fondamentaux (Garanties procédurales) », in D. Chagnollaud et G. Drago (dir.), Dictionnaire des droits fondamentaux, Dalloz, 2006, p. 297 ↩
- Gde ch., 28 février 2008, § 137, n°37201/06 ↩
- Cour JUE, gde ch., 5 avril 2016, Aranyosi et Căldăraru, aff. jointes C-404/15 et C-659/15 PPU, note L. Navel, RAE, nº 2, 2016, págs. 275-285 ↩
- Ibid., point 87 ↩
- P. Muzny, La technique de proportionnalité et le juge de la Convention européenne des droits de l’homme. Essai sur un instrument nécessaire dans une société démocratique, PUAM, 2005, p. 265. Adde D. Symczak, « Le principe de proportionnalité comme technique de conciliation des droits et libertés en droit européen », in L. Potvin-Solis (dir.), La conciliation des droits et libertés dans les ordres juridiques européens, Bruylant, 2012 et P. Wachsmann, «“Dans le leurre du seuil“, Sur la détermination de l’applicabilité de l’article 3 de la Convention européenne des droits de l’homme », in Penser le droit à partir de l’individu. Mélanges en l’honneur d’Elisabeth Zoller, Dalloz, 2018, p. 203 ↩
- N. Molfessis, Le Conseil constitutionnel et le droit privé, LGDJ, coll. « Bibliothèque de droit privé », t.287, 1997, p. 44 ↩
- P. Ducoulombier, « Conflit et hiérarchie dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme », in La conciliation des droits et libertés dans les ordres juridiques européens, préc., p. 336 ↩
- Opinion partiellement dissidente commune aux juges Bratza, Bonello et Hedigan s/ Cour EDH, Gde. ch., 4 février 2005, Mamatkulov et Askarov c. Turquie, Rec. 2005-I ↩
- O. Cayla, « Ouverture : la qualification ou la vérité du droit », Droits, 1993, n° 18, p. 3 ↩
- C. Picheral, L’ordre public européen. Droit communautaire et droit européen des droits de l’homme, Paris/Aix-en-Provence, La documentation française/CERIC, 2001, p. 254 ↩
- M. Afroukh, « La Cour européenne condamne énergiquement toutes les formes de négationnisme et d’antisémitisme, RTDH, 2016, pp. 759-774 ↩
- « Propos conclusifs sous forme d’opinion séparée », in G. Cohen-Jonathan et J.-F. Flauss (dir.), La réforme du système de contrôle contentieux de la Convention européenne des droits de l’homme, Bruxelles, Bruylant, coll. « Droit et justice », 2005, n° 61, p. 180. ↩
- Opinion dissidente s/ Cour EDH, 19 février 1998, Higgins c. France, Rec. 1998-I ↩
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