Wingsuit : la chute est-elle (vraiment) libre ?
Wingsuit : la chute est-elle (vraiment) libre ?
Philippe Yolka
Philippe Yolka est professeur de droit public et responsable du Centre de droit de la montagne (Université Grenoble-Alpes)
Le vol en Wingsuit, sport extrême par excellence, évoque la liberté au sens propre comme au sens figuré. Le développement de sa pratique conduit à s’interroger sur la manière dont le droit se saisit de cet objet, au risque de nier son essence libertaire
La série noire de l’été – meurtrier – 2013 (pas loin d’une dizaine d’accidents mortels dans les Alpes) a de nouveau placé sous les feux de l’actualité un sport « extrême » (au plein sens de l’adjectif, souvent galvaudé) : la pratique de la Wingsuit (ou Wing Suit), déjà médiatisée au printemps dernier lorsque Valery Rozov avait sauté de l’Everest pour commémorer sur le mode express le 60e anniversaire de la première ascension (hier, le défi était de monter, lentement ; aujourd’hui, il consiste à descendre, très vite).
Que désigne-t-on exactement par l’anglicisme Wingsuit ? Ceci, d’après la commission générale de terminologie et de néologie : une « combinaison à voiles souples intégrées qui permet à un parachutiste de planer avant d’ouvrir son parachute ; par extension, [une] pratique sportive consistant à utiliser ce type de combinaison » (JO 19 déc. 2010, p. 22380 s.). Appliquant à la lettre une formule de Ray Bradbury, selon laquelle « Il faut sans cesse se jeter du haut d’une falaise et se doter d’ailes durant la chute », des spécialistes du vol libre ont procédé à une extension du domaine de la chute, en sautant non plus d’avions comme ils le faisaient jusque-là, mais depuis des édifices généralement urbains (BASE jump), puis à partir de sites naturels (montagnes, falaises). Des tenues dignes des « Marvels » ont été mises au point pour planer et transformer le saut en vol ; le jeu – que d’aucuns rapprochent de la roulette russe, voire nippone (version kamikaze) – consiste à prolonger la chute libre en planant au plus près du relief et en ouvrant un minuscule parachute (juste) avant de toucher le plancher des vaches.
Cette discipline à hauts risques – « paralpinisme » pour le vol en montagne, en français – a naturellement ses hauts lieux (comme Lauterbrunnen, dans l’Oberland bernois), son folklore et ses vedettes (voir l’inévitable encyclopédie en ligne Wikipedia, V° Vol en wingsuit. – Plus savant, C. Martha, G. Giffret : Sauter dans le vide : le base jump, le jeu le plus sérieux du monde : Ethnologie française, 2006/4 Vol. 36, p. 635). Pratique confidentielle, rétive à l’encadrement (trop dangereuse, elle échappe à tout rattachement fédéral, même si l’Association de paralpinisme est affiliée au Club alpin français), la Wingsuit plane a priori hors du droit (sinon, distinguo d’importance, tout à fait hors-la-loi). En quoi cette activité de l’entre-deux – pas vraiment illégale, mais dont la licéité interroge quelque peu – est-elle, dans ces conditions, susceptible d’intéresser le juriste ?
Partons d’un constat banal : tous les sports de plein air – même ceux revendiquant une tradition libertaire (escalade, etc.) – sont pris dans un maillage juridique de plus en plus serré (K. Sontag, F. Roux, dir. : Droit des sports de nature : Ed. Territorial, 2 vol., mise à jour permanente). En dépit de sa singularité, la pratique en cause ne pouvait échapper à ce mouvement général. Parmi les questions qu’elle pose, citons entre autres les suivantes :
– la liberté d’aller et de venir joue-t-elle sur un plan vertical ? La manière la plus radicale d’aborder le problème consiste à se demander si l’on a le droit de se jeter dans le vide. Gens pleins de prudence, les juristes ne semblent pas s’être penchés sur cette interrogation vertigineuse. Il est raisonnablement permis de penser que la Wingsuit ne saurait par principe être tenue pour illégale, du moins dans les espaces naturels (contrairement au BASE jump en milieu urbain, qui est par essence transgressif et donne d’ailleurs lieu à des condamnations de temps à autre, notamment pour violation de propriété). Cette liberté trouve néanmoins ses limites lorsque des textes ad hoc en limitent l’exercice, en encadrant, voire en prohibant, l’activité ;
– réglementer, interdire : mais qui fait quoi ? L’amateur de droit administratif aura tôt fait de subodorer d’éventuels problèmes de répartition des compétences. Si l’autorité locale intervient le cas échéant au titre de ses pouvoirs de police générale (on va y revenir) pour éviter sur certains sites à la mode l’envol des hommes-oiseaux, comment ces derniers doivent-ils être appréhendés au regard des règles de l’aviation civile, dont l’édiction relève de l’autorité ministérielle compétente ? En l’état (embryonnaire) des réflexions, la qualification idoine n’est pas absolument évidente ;
– comment gérer au mieux les conflits d’usages dans les espaces naturels ? Cette problématique n’est pas neuve, mais elle concernait jusqu’à maintenant les relations entre sports de nature et autres activités humaines (agriculture, loisirs motorisés). De tels conflits touchent dorénavant aussi les relations entre certains sports de nature ; la singularité de la Wingsuit tient à la vitesse – plus de 200 km/ h – et à la très faible marge de manœuvre des pratiquants, surtout vis-à-vis d’autres usagers de l’espace aérien (en particulier, les parapentistes). Qu’un accident survienne, ce qui advient hélas de temps en temps, et l’interdiction pointe inévitablement le bout de son nez, tout édile normalement constitué ayant tendance à ouvrir le parapluie (sinon le parachute) pour prévenir un éventuel engagement de responsabilité.
Et l’on en vient, après les interrogations, aux réponses du droit, qui se résument pour l’heure à des mesures restrictives. Le premier à s’être officiellement ému des risques pour autrui de la chute libre ainsi pratiquée fut, sauf erreur, le député UMP du Var Jean-Marc Roubaud. Dépassant avec plusieurs années d’avance Félix Baumgartner (le célèbre recordman de chute libre), ce précurseur avait franchi il y a une décennie le mur du son (au sens que Le Canard Enchaîné assigne à l’expression) en attirant l’attention du ministre des Sports de l’époque sur les dangers d’une nouvelle pratique sportive : le (sic) « best jump » (V., pour cette question digne de la « Rue des petites perles » – autre rubrique du célèbre hebdomadaire satirique – et la réponse, assez embarrassée : Rép. min. à QE n° 30894 : JO AN Q, 1er juin 2004, p. 4089). C’est à peu près au même moment que les premiers arrêtés d’interdiction furent édictés, avec de rares contentieux à la clef (V., pour l’annulation d’un arrêté prohibant – notamment – la pratique du saut de falaise sur le territoire d’une commune située dans les gorges du Verdon, pour des motifs au demeurant équivoques : TA Marseille, 6 févr. 2001, Fédération française de la montagne et de l’escalade, req. n° 4477 ; D. 2001, somm. p. 1662, obs. F. Lagarde ; Droit et patrimoine, avril 2002, p. 109, chron. D. Jean-Pierre. – Confirmé par : CAA Marseille, 6 déc. 2004, Commune de Rougon, req. n° 01MA00902).
Les choses se sont ensuite tassées (du moins en France), avant que de nouveaux arrêtés soient pris, plus clairement motivés par des raisons de sécurité. Car en une décennie, la donne a véritablement changé : outre les progrès du matériel (banalisation des combinaisons, de plus en plus performantes), la multiplication des vidéos tournées en vol et postées sur Internet (Youtube et autres sites du même genre en regorgent) entraîne une recrudescence de pratiquants dès la découverte de nouveaux « spots », avec pour conséquence de réels problèmes de sécurité, auxquels les élus locaux peuvent difficilement demeurer insensibles. L’exemple emblématique est celui de la commune de Chamonix-Mont-Blanc, dont le maire avait prohibé la pratique de la Wingsuit sur les sites du Brévent et de l’aiguille du Midi par arrêté du 24 juillet 2012, avant d’assouplir récemment celui-ci (arrêté modificatif du 3 juillet 2013), des restrictions d’horaire estivales s’étant substituées sur le site du Brévent à l’interdiction antérieure. L’équilibre actuel – régulation plutôt que prohibition sans nuance – est néanmoins précaire et toujours susceptible d’être rompu (cf. sauts en zone interdite du côté des aiguilles de Chamonix et nouvel accident mortel au Brévent au cours de l’été 2013).
Aux interdictions locales, essentiellement fondées sur des motifs de sécurité, s’ajoutent certaines prescriptions environnementales. De tels « sauts périlleux » sont théoriquement interdits dans bon nombre de sites Natura 2000 pendant les périodes de nidification d’espèces comme les faucons pèlerins et proscrits dans des espaces protégés tels que les zones cœurs de parcs nationaux ou les réserves naturelles, en raison de la perturbation de la faune sauvage qu’ils induisent, même si l’interdiction n’est pas forcément respectée (V., pour un exemple édifiant, réserve naturelle nationale de Sixt-Passy, Haute-Savoie, rapport d’activités 2011, p. 21 : les auteurs mentionnent, non sans humour, « une pratique bien installée, qui est très complexe à intercepter »…). A l’étranger, les exemples d’interpellations (dans des conditions parfois musclées) d’adeptes de la chute libre ne manquent pas, notamment dans certains parcs nationaux américains comme le Yosemite.
Les réponses juridiques aux problèmes soulevés par ce sport sulfureux sont donc actuellement orientées vers l’interdiction, selon les cas pure et simple ou modulée dans le temps. Mais que le droit rende – si l’on peut dire – la chute moins libre, est-ce vraiment surprenant, vu la surenchère médiatique dont la Wingsuit fait l’objet grâce à – à cause de ? – bon nombre de ses adeptes ? C’est tout le paradoxe de « l’ère du vide/vite », où l’on consomme/ consume sa vie dans un curieux mélange de confidentialité et d’hyper-spectacle : en sacrifiant au culte de l’image, les enfants de Batman – bardés de caméras Go Pro® (parfaits symboles des névroses de l’époque, qui pourraient inspirer à un émule de Barthes de nouvelles Mythologies) – jouent avec le feu. Trop de voiles sur la Toile suscitent l’afflux des pratiquants, lequel entraîne des difficultés (y compris vis-à-vis des riverains : tensions actuelles dans les gorges de la Bourne, à l’ouest du Vercors, par exemple) appelant inéluctablement une régulation juridique. Les pionniers de la discipline l’avaient sans doute pressenti, qui défiaient la gravité dans une heureuse clandestinité.
Reste évidemment à se demander – la question du lien entre effectivité de la norme et contrainte étant crûment posée – quel peut être l’effet dissuasif d’amendes d’une poignée d’euros vis-à-vis de ces « merveilleux fous volants » qui jouent à quitte ou double à chaque saut. La seule sanction véritable n’est-elle pas l’inscription sur la Fatality List, ce répertoire des pratiquants montés au ciel pour avoir tenté le vol de trop ? Wingsuit(e) et fin…
Sur terre ou dans l’air, toujours autant de talent le sieur Yolka dans cet article qui est l’antithèse du vide (et quelle chute!)…
Le conflit récurrent et éternel entre liberté et sécurité se déplace où on ne l’attend pas, au risque peut-être de se brûler les ailes…
est-ce que il y a des mesures de sécurité pour faire du wingsuit ou tu peux le faire n’importe ou et n’importe quand ?