Le référé-liberté pour autrui (suite). Et maintenant l’autorité de police
Le référé-liberté pour autrui (suite). Et maintenant l’autorité de police
Par Xavier Dupré de Boulois
L’ordonnance du juge des référés du Conseil d’Etat du 13 août 2013 dans l’affaire des attaques de requins-bouledogues sur le littoral réunionnais illustre la consécration d’une nouvelle forme de référé-liberté pour autrui, le référé-liberté de l’autorité de police municipale
Dans une précédente contribution (« Le référé-liberté pour autrui. Une société commerciale au secours du droit à la vie », RDLF 2013, chron. n°12), nous avons pointé l’existence d’une forme originale de référé-liberté, le référé-liberté pour autrui. Il en ressortait que des personnes privées sont recevables à saisir le juge du référé-liberté pour faire cesser des atteintes aux droits et libertés d’autres personnes. Mise de côté l’action des parents visant à assurer la protection des droits de leurs enfants mineurs (CE ord., 15 décembre 2010, Peyrilhe, n°344729), cette jurisprudence se manifeste essentiellement à travers la recevabilité des associations à engager la procédure de l’article L. 521-2 du Code de justice administrative pour assurer la protection des intérêts qu’elles entendent défendre en vertu de leurs statuts (ex. : CE ord., 27 mai 2005, Section française de l’OIP, n°280866). Nous avons aussi distingué la solution originale retenue par le Conseil d’Etat dans l’arrêt Ville de Paris à l’occasion duquel une société commerciale a pu engager un référé-liberté en vue d’assurer la protection du droit au respect de la vie des clients et des salariés de son magasin du Forum des Halles (CE Sect., 16 novembre 2011, n°353172). Une ordonnance récente du juge des référés du Conseil d’Etat a permis à la haute juridiction administrative de consacrer une autre expression du référé-liberté pour autrui (CE ord., 13 août 2013, Ministre de l’Intérieur / Commune de Saint-Leu, n°370902). Le maire d’une commune peut engager un référé-liberté afin que soient arrêtées par l’autorité préfectorale les mesures nécessaires pour prévenir un risque vital pour les personnes sur son territoire.
Suite à une série d’attaques de requins-bouledogues sur le littoral réunionnais, la dernière en date, fort médiatisée, ayant eu lieu le 15 juillet 2013 en baie de Saint-Paul, le maire de la commune de Saint-Leu a saisi le juge des référés du TA de La Réunion afin qu’il enjoigne au préfet de prendre une série de mesures pour prévenir de nouvelles attaques. Il se prévalait d’une carence de l’autorité préfectorale en matière de prévention du risque vital en cause, carence de nature à porter une atteinte grave et manifestement illégale au droit au respect de la vie. Le juge du référé-liberté en premier ressort a fait droit à la demande de la commune sur la base d’une motivation déjà mobilisée par le Conseil d’Etat dans son arrêt Ville de Paris. La Haute juridiction avait alors affirmé que « Lorsque l’action ou la carence de l’autorité publique crée un danger caractérisé et imminent pour la vie des personnes, portant ainsi une atteinte grave et manifestement illégale à cette liberté fondamentale, et que la situation permet de prendre utilement des mesures de sauvegarde dans un délai de quarante-huit heures, le juge des référés peut, au titre de la procédure particulière prévue par cet article, prescrire toutes les mesures de nature à faire cesser le danger résultant de cette action ou de cette carence ». Le juge des référés du TA a donc enjoint au préfet de procéder à la détermination des mesures nécessaires pour faire cesser ou, à tout le moins, pour prévenir le risque d’attaques. Le préfet a fait appel de cette ordonnance. Parmi les moyens soulevés en appel, une fin de non-recevoir a amené le Conseil d’Etat à se prononcer de manière expresse sur l’éventualité du référé-liberté pour autrui. En l’occurrence, le préfet estimait que le juge des référés du TA de La Réunion avait commis une erreur de droit « en ne relevant pas que la requête de la commune […] était irrecevable, faute pour elle de justifier subir directement l’atteinte à la liberté fondamentale dont elle se prévaut ». En effet, la commune ne compte pas parmi les titulaires du droit au respect de la vie. Et quand bien même elle le serait sur la base d’un raisonnement par analogie, on ne voit pas en quoi son existence serait remise en cause par des attaques de squales. Le raisonnement défendu par le préfet revenait donc à affirmer qu’une commune ne peut saisir le juge du référé-liberté qu’en vue de défendre une liberté fondamentale dont elle est titulaire en propre ou, autrement dit, que dans la seule mesure où elle peut se prévaloir de la qualité de victime directe de l’atteinte. Le Conseil d’Etat écarte cette fin de non recevoir : « Considérant que des attaques de requins mortelles ou mutilantes se sont produites dans l’espace maritime de la commune de Saint-Leu ou celui de communes voisines ; que la commune a, dès lors, contrairement à ce que soutient le ministre de l’intérieur, intérêt à saisir le juge des référés, sur le fondement de l’article L. 521-2 du code de justice administrative, de conclusions tendant à ce que soient prises par l’autorité préfectorale des mesures de nature à prévenir ces attaques ». Il consacre ainsi une nouvelle manifestation du référé-liberté pour autrui.
La recevabilité de l’action en référé engagée par la commune de Saint-Leu est intimement liée au pouvoir de police dont est investi son maire. Le Conseil d’Etat estime en effet que le maire est recevable à agir en raison de la localisation des attaques mortelles de squales. Elles sont intervenues dans l’espace maritime de sa commune et des communes voisines. La référence au pouvoir de police du maire est donc transparente. C’est parce qu’il a en charge d’ « assurer le bon ordre, la sûreté, la sécurité et la salubrité publiques » sur le territoire de sa commune (art. L. 2212-2 CGCT) et donc de prendre les mesures nécessaires pour prévenir ou faire cesser les atteintes à la vie et à l’intégrité physique des personnes, que le maire peut engager une procédure de référé-liberté. La procédure de l’article L. 521-2 CJA est donc l’un des moyens dont dispose l’autorité de police municipale pour accomplir ses missions.
Il peut paraître surprenant que le titulaire du pouvoir de police, prérogative de puissance publique par excellence, agisse par la voie juridictionnelle alors qu’on enseigne traditionnellement que le propre même de la puissance publique est d’agir directement, sans avoir à passer sous les fourches caudines du juge. Elle bénéficie du privilège du préalable. Toutefois, ce principe bien établi doit être concilié avec la répartition des règles de compétence en matière de police. Il était loisible au maire de la commune de Saint-Leu de prendre des mesures visant à assurer la sécurité des personnes sur le territoire de sa commune, par exemple en interdisant la baignade sur le littoral communal. Le Conseil d’Etat relève d’ailleurs « qu’à la suite de la recrudescence des attaques de requins à La Réunion, des maires des communes concernées ont pris des arrêtés limitant l’accès aux plans d’eau des plages communales dans certaines circonstances » (considérant n°7). Mais en l’espèce, la prévention du risque vital en cause supposait de prendre des mesures qui excédaient la compétence de l’autorité municipale. En effet la problématique des attaques de requins-bouledogues dépassait le seul territoire de la commune de Saint-Leu. Elle appelait des mesures ayant vocation à s’appliquer dans le ressort de plusieurs communes. Lesdites mesures étaient aussi susceptibles de concerner le territoire de la Réserve naturelle marine de La Réunion. Dans les deux cas, l’autorité de police compétente est le préfet. L’article L. 2215-1 CGCT précise que « le représentant de l’Etat dans le département est seul compétent pour prendre les mesures relatives à l’ordre, à la sûreté, à la sécurité et à la salubrité publiques, dont le champ d’application excède le territoire d’une commune ». Par ailleurs, le décret du 21 février 2007 portant création de la réserve naturelle nationale marine de la Réunion confie au préfet un pouvoir de police spéciale sur cette partie du domaine public maritime. Faute donc pour le maire de la commune de Saint-Leu de pouvoir agir d’office, le Conseil d’Etat lui reconnaît la possibilité de saisir le juge d’un référé-liberté pour contraindre le préfet à exercer ses compétences de manière effective.
L’ordonnance du 13 août 2013 peut laisser à penser qu’il existe désormais une forme de symétrie entre les autorités de police au niveau local. Le maire peut engager une procédure d’urgence, le référé-liberté, lorsque le préfet ne prend pas les mesures relevant de sa compétence qu’appelle une situation qui met en cause les droits et libertés fondamentaux sur le territoire de sa commune. A l’inverse, le préfet dispose déjà du déféré d’extrême urgence pour contester les actes de la commune qui sont de nature à compromettre l’exercice d’une liberté publique ou individuelle et en obtenir la suspension dans un délai de 48 heures (art. L. 2131-6 du CGCT). Il s’agit toutefois d’une fausse symétrie. En effet, le préfet dispose par ailleurs d’un pouvoir de substitution d’action qui l’autorise, après mise en demeure infructueuse de « prendre, pour toutes les communes du département ou plusieurs d’entre elles, et dans tous les cas où il n’y aurait pas été pourvu par les autorités municipales, toutes mesures relatives au maintien de la salubrité, de la sûreté et de la tranquillité publiques » (art. L. 2215-1 CGCT). Autrement dit, en cas de carence de l’autorité de police normalement compétente, le préfet est en droit d’agir d’office alors que le maire est contraint d’engager une procédure juridictionnelle.