Dangerosité et droits fondamentaux : dangerosité et territoires (Table ronde n°7)
CONTRIBUTIONS
Dangerosité et territoire
Par François CAFARELLI, Maître de conférences en droit public, Université de La Réunion
Pour les juristes, l’île de La Réunion, comme les autres outre-mer, est souvent présentée comme un laboratoire[1]. C’est vrai sur le terrain institutionnel, à travers les questionnements relatifs aux possibles évolutions statutaires. C’est vrai sur le terrain des droits fondamentaux avec par exemple une meilleure garantie de l’accès à l’emploi et à la formation des personnes en situation de handicap, grâce à des dispositifs mobilisant plus facilement qu’ailleurs tous les acteurs[2]. Et c’est enfin vrai, aussi, s’agissant de l’appréhension juridique de la notion de dangerosité, tant ce territoire est exposé aux risques naturels. Le dossier départemental des risques majeurs de La Réunion[3] rappelle que sur les onze risques naturels recensés sur le territoire national (inondations, séismes, éruptions volcaniques, mouvements de terrain, avalanches, feux de forêt, cyclones, tempêtes, fortes houles et marées de tempête et tsunamis), dix concernent La Réunion[4], ce qui en fait la région française la plus exposée aux risques naturels.
Dans le cadre de la gestion du territoire, les termes de « dangerosité » et de « risques » se croisent souvent et se confondent parfois. De la même manière, le dictionnaire Larousse combine les deux notions sans qu’il soit aisé de les distinguer l’une de l’autre : la dangerosité serait l’état dangereux c’est-à-dire « qui constitue un danger, qui expose à un risque, à un mal », un danger étant « ce qui constitue une menace, un risque pour quelqu’un, quelque chose ». Le risque serait la « possibilité, probabilité d’un fait, d’un événement considéré comme un mal ou un dommage » ou encore un « danger, [un] inconvénient plus ou moins probable auquel on est exposé ».
Or, risque et dangerosité ne sont pas synonymes. Comme le précise Robert Castel[5], « la dangerosité est une notion assez mystérieuse, et profondément paradoxale, puisqu’elle implique à la fois l’affirmation de la présence d’une qualité immanente au sujet » ou à l’objet (il est dangereux), « et une simple probabilité, une donnée aléatoire, puisque la preuve du danger ne sera donnée que dans l’après-coup, si le danger « se réalise ». C’est une probabilité de danger ». À l’inverse, un risque ne résulte pas de la présence d’un danger précis, porté par un individu ou une chose : « il est un effet de la mise en relation de données abstraites ou facteurs qui rendent plus ou moins probable l’avènement » ou la réalisation de l’aléa redouté. En d’autres termes, la dangerosité d’une situation s’apprécierait de manière concrète et située alors que le risque renverrait à une approche abstraite et probabiliste. La notion de risque est par ailleurs définie par le droit de l’Union européenne, d’une manière qui est proche de celle proposée par Robert Castel, qui prend en compte deux éléments : la probabilité que survienne un élément dangereux et la sévérité de ses conséquences[6]. Dans le cadre de la gestion des risques naturels (ceux qui importent lorsque l’on s’intéresse au territoire), le risque est « le résultat de la confrontation d’un aléa (phénomène naturel dangereux) et d’une zone géographique où existent des enjeux qui peuvent être humains, économiques ou environnementaux »[7]. Au vu de ces définitions, une situation de dangerosité pourrait ainsi être comprise comme une hypothèse de précision d’un risque, face à un aléa et des enjeux clairement identifiés. La notion de risque serait alors particulièrement appropriée pour envisager des actions très générales et anticipées, tandis que la dangerosité appelle des actions plus circonscrites et immédiates. La mise en œuvre des deux notions impliquerait des raisonnements similaires, mais dans des contextes et temporalités différentes.
L’importance d’un risque ou de la dangerosité d’une situation est ainsi fonction de deux facteurs et peut évoluer en fonction des variations de ces facteurs. Il est alors possible de limiter un risque ou la dangerosité d’une situation, soit en diminuant l’importance de l’aléa, notamment naturel, soit en diminuant l’importance des enjeux, soit les deux. Néanmoins, il est plus aisé de peser sur les enjeux en diminuant l’exposition aux aléas plutôt que sur les aléas eux-mêmes qui, lorsqu’ils sont naturels, échappent le plus souvent à l’insignifiante influence humaine. A titre d’exemple, face à l’aléa tsunami, il est vain de penser pouvoir diminuer l’ampleur du phénomène, mais il est possible de diminuer l’exposition de la population au phénomène, en limitant l’urbanisation du littoral.
Face à une telle équation, on comprend que la gestion des risques ne peut faire l’économie de la prise en compte de la responsabilité des individus. Il appartient à chacun, face à un danger, de l’évaluer rationnellement pour ensuite adopter la démarche appropriée permettant d’en diminuer l’importance ou la probabilité d’y être confronté. Les politiques publiques de gestion des risques n’apparaissent alors pas indispensables en tant que telles si les citoyens agissent raisonnablement. Des études menées auprès de populations exposées aux tsunamis ont d’ailleurs démontré que la transmission d’une culture par des biais traditionnels pouvait être un excellent outil de protection[8], plus efficace encore que n’importe quelle politique publique.
Cette approche est néanmoins difficilement tenable dans nos sociétés contemporaines qui font moins de place à la responsabilité individuelle pour privilégier la mise en place d’outils de socialisation du risque. Chaque exposition à un risque conduira celui qui pourra se prévaloir du statut de victime à recherche un responsable, en dehors de sa propre personne, auquel il sera demandé de rendre des comptes et d’indemniser le préjudice subi. En outre, il faut bien prendre acte des contraintes liées à la vie en société qui ont suscité une intervention toujours plus forte des pouvoirs publics en matière d’aménagement du territoire. Il n’est jamais possible de choisir totalement librement où habiter, où installer son activité économique. La gestion publique de l’occupation des sols définit les contours d’un territoire et la répartition de sa population, si bien que la puissance publique est toujours potentiellement responsable des dommages liés à une situation qu’elle aurait contribué à constituer. La société du risque serait donc réflexive ; elle gère les risques dont elle est la source. Comme l’explique Ulrich Beck[9] les sociétés contemporaines sont en effet devenues de véritables manufactures du risque en ce qu’elles accroissent l’exposition des hommes aux aléas et les impacts de ces aléas sur les hommes. En somme, nous fabriquons un risque de submersion marine en urbanisant le littoral sans souci des tempêtes et en détruisant les barrières naturelles (mangroves, barrière de corail) ; nous favorisons un risque glissement de terrain en construisant sur des pentes abruptes ; nous favorisons un risque de crues en imperméabilisant les sols et en encombrant les ruisseaux ; nous accroissons le risque sismique en construisant des centrales nucléaires en Ardèche[10].
En partie responsable, il est inévitable que la puissance publique se retrouve en première ligne pour tenter de diminuer les risques auxquels le territoire, et donc sa population, sont exposés[11]. Il s’agit, en d’autres termes de garantir la sécurité des citoyens, mission ô combien classique de l’administration dont la police administrative est l’une des activités premières. Or, la mise en œuvre de ces politiques publiques suppose nécessairement l’adoption d’un ensemble de règles, de normes, permettant de dicter une conduite à des individus ayant souvent perdu la culture du risque. Cette simple affirmation suffit à percevoir les enjeux de telles politiques sur le terrain des droits et libertés fondamentaux, c’est-à-dire, pour les besoin de la présente démonstration, les droit et libertés dont le caractère fondamental est établi par la Constitution, la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, ou encore la jurisprudence, notamment du Conseil d’État en matière de référé-liberté. Évoquer le pouvoir de police de l’administration, c’est affirmer clairement que la sécurité des personnes suppose la confrontation de droits et libertés opposés ou contradictoires. Cette lecture classique de la notion d’ordre public trouve à évidemment s’appliquer à la prise en compte des notions de risque et de dangerosité dans le cadre de la gestion des risques naturels auxquels les territoires sont exposés.
L’identification d’une situation de risque ou de dangerosité va ainsi conduire les pouvoirs publics à agir en adoptant des mesures ou des prescriptions limitant les droits et libertés fondamentaux des administrés dans une mesure qui doit être acceptée par tous (I). À l’inverse, l’existence d’un risque ou la dangerosité d’une situation peut également conduire la puissance publique à garantir d’autres droits et libertés fondamentaux concourant à protéger la sécurité des individus (II).
I – La dangerosité du territoire, facteur de limitation des droits et libertés fondamentaux
La nécessaire gestion des risques naturels et la prise en compte de la dangerosité des situations conduisent les pouvoirs publics à mettre en place des mesures de protection des populations qui peuvent prendre des formes diverses, mais qui ont en commun de limiter les droits et libertés fondamentaux (A). Toutefois, ces limitations ne sont pas toujours du même ordre et présentent des niveaux d’intensité différents (B).
A – Les modalités protéiformes de limitation des droits et libertés fondamentaux
La protection des populations nécessite de pouvoir anticiper un risque et de réagir opportunément lorsque celui-ci se précise à travers une situation de dangerosité. Ces approches correspondent à deux modalités classiques d’intervention de la puissance publique qui permettent d’appréhender le général et le particulier : la planification, d’abord, et l’édiction de mesures de police, ensuite. Dans ces deux hypothèses, les mesures adoptées sont évidemment de nature à restreindre la liberté des acteurs (propriétaires, opérateurs économiques, administrés…).
Modalité de définition des politiques publiques, la planification trouve un terrain d’expression privilégié dans le cadre de la gestion des risques naturels. En effet, l’importance des risques est souvent liée à l’importance des enjeux qui peuvent difficilement être reconfigurés à brève échéance. À titre d’exemple, face à un risque d’inondation résultant de la combinaison entre un aléa « crue » et un enjeu lié à la présence d’habitations en bord de cours d’eau, il n’est pas possible de diminuer rapidement le risque en limitant le nombre d’habitations exposées. Aussi est-il nécessaire de développer une approche préventive consistant à interdire à la population de réaliser des constructions (et donc augmenter les enjeux) dans les zones exposées à un aléa. Tel est bien l’objet de la planification, notamment en matière d’urbanisme, qui consiste à mieux répartir les activités humaines sur le territoire en fonction de contraintes multiples.
Sans être exhaustif, il faut rappeler qu’aux termes de l’article L. 101-2 du code de l’urbanisme, l’action des collectivités publiques en matière d’urbanisme vise notamment à garantir « la sécurité et la salubrité publiques » ainsi que « la prévention des risques naturels prévisibles, des risques miniers, des risques technologiques, des pollutions et des nuisances de toute nature ». Autrement dit, la répartition des constructions doit tenir compte des risques naturels et contribuer à les diminuer.
Cette action des collectivités locales passe nécessairement par une imbrication des différents documents d’urbanisme permettant d’établir entre eux des liens à même de garantir leur portée utile. Le code de l’urbanisme organise ce maillage à travers la reconnaissance d’obligations de compatibilité et de prise en compte entre les différents documents d’urbanisme. Les schémas de cohérence territoriale, élaboré à l’échelon intercommunal doivent ainsi être compatibles avec les objectifs de gestion des risques d’inondation définis par les plans de gestion des risques d’inondation[12] et plus largement intégrer les enjeux de la compétence de gestion des milieux aquatiques et de prévention des inondations (GeMAPI).
Mais surtout, la loi Barnier du 2 février 1995[13] est à l’origine des plans de prévention des risques naturels prévisibles (PPRN). Leur objet est aujourd’hui défini par l’article L. 562-1 du code de l’environnement. Ces plans permettent de délimiter les zones exposées aux risques, en tenant compte de la nature et de l’intensité du risque encouru. Il est alors possible d’y interdire tout type de construction, d’ouvrage, d’aménagement afin de ne pas aggraver le risque pour les vies humaines ou de prescrire les conditions dans lesquelles ces constructions ou activités humaines pourraient être installées. Ces plans délimitent également des zones moins exposées aux risques pour lesquelles les prescriptions sont moindres. Ils peuvent encore définir des mesures de prévention[14]. La portée utile de ces plans est garantie par l’article L. 562-4 du code de l’environnement qui dispose qu’une fois approuvés, ces plans valent servitudes d’utilité publique et doivent donc, à ce titre, être annexés aux PLU. Ainsi, aucune autorisation d’urbanisme ne peut être délivrée si le projet projeté ne respecte pas les prescriptions du PPRN et le fait pour un pétitionnaire de construire ou d’aménager un terrain dans une zone interdite par un PPRN approuvé ou de ne pas respecter les prescriptions qu’il contient, est constitutif d’une infraction[15].
En dehors de ces outils de planification qui n’ont pas pour objet premier de limiter la liberté des propriétaires de terrains mais qui peuvent avoir cet effet, les pouvoirs publics ont également à leur disposition des outils d’intervention ou de réaction visant directement à restreindre les libertés des individus pour faire face à une situation de dangerosité affectant le territoire. Beaucoup de ces outils ne sont pas inventés au cœur de l’action. L’efficacité des mesures prises dépend en effet largement de leur anticipation qui seule permet leur parfaite appropriation par les personnes susceptibles d’être concernées.
L’exemple le plus clair d’une telle réponse anticipée à une situation de dangerosité est le dispositif ORSEC : organisation de la réponse de sécurité civile[16]. Ce dispositif a pour objet de définir à l’échelon départemental une organisation des secours capable de s’adapter à tout type de situation. Il constitue le socle commun de la réponse de sécurité civile aux événements et crises, quelle que soit leur origine. Ce socle commun est ensuite adapté à la nature du risque considéré à travers des dispositions spécifiques[17] opérationnelles (DSO). Il existe des DSO cyclone, vigicrues, événements météorologiques dangereux, feu de forêt, POLMAR Terre, secours en montagne ou encore volcan.
Outre ces outils de réponse anticipés, les autorités titulaires du pouvoir de police peuvent encore agir au cas par cas, en prenant en compte la spécificité des circonstances. Il revient notamment aux maires, sur le fondement de l’article L. 2212-2 du code général des collectivités territoriales, d’assurer la sécurité des administrés et « de prévenir, par des précautions convenables, et de faire cesser, par la distribution des secours nécessaires, les accidents et les fléaux calamiteux ainsi que les pollutions de toute nature, tels que les incendies, les inondations, les ruptures de digues, les éboulements de terre ou de rochers, les avalanches ou autres accidents naturels, les maladies épidémiques ou contagieuses, les épizooties, de pourvoir d’urgence à toutes les mesures d’assistance et de secours et, s’il y a lieu, de provoquer l’intervention de l’administration supérieure ». L’article L. 2212-4 dudit code ajoute également qu’en cas de danger grave ou imminent, tel que les accidents naturels prévus ci-dessus, le maire prescrit l’exécution des mesures de sûreté exigées par les circonstances. Pour reprendre l’exemple réunionnais, les habitants sont coutumiers de ce genre de mesure de police et connaissant bien les arrêtés d’interdiction de se rendre sur le littoral en cas de forte houle, les arrêtés de fermeture de sentiers à la suite d’un cyclone ou de fortes pluies, les arrêtés de fermeture de routes proches de rivières en cas de crue. Il s’agit de modalités classiques de mise en œuvre de mesures de police qui, par essence, limites les droits et libertés fondamentaux[18].
B – L’intensité variable des limitations des droits et libertés fondamentaux
Les différentes mesures de protection des populations envisagées précédemment se traduisent nécessairement par des prescriptions restrictives qui vont s’imposer aux individus ou aux personnes morales et limiter leurs droits et libertés. Ces limitations n’interviennent pas toutes dans les mêmes champs et n’ont donc pas toutes le même impact sur les droits et libertés fondamentaux. Leur légalité est néanmoins toujours appréciée de la même manière, dans le cadre classique applicable aux mesures de police[19].
Certaines limitations touchent d’abord au droit de propriété. La loi du 30 juillet 2003 relative à la prévention des risques technologiques et naturels et à la réparation des dommages a ainsi introduit l’obligation d’information des acquéreurs et locataires (IAL) de biens immobiliers par les vendeurs et bailleurs sur les risques auxquels un bien est soumis et le sinistre qu’il a éventuellement subi. Cette IAL peut sembler neutre de prime abord, mais elle peut avoir une influence déterminante sur le principe d’une vente immobilière ou sur le prix qui sera convenu. Chacun comprend en effet qu’un acheteur n’acceptera pas de payer le prix fort pour un bien immobilier exposé à un risque majeur.
Les propriétaires fonciers sont également affectés par l’obligation parfois imposée de respecter des techniques constructives particulières générant un « coût » de prévention qui viendra augmenter le coût de la construction. L’article L. 563-1 du code de l’environnement dispose ainsi que « Dans les zones particulièrement exposées à un risque sismique ou cyclonique, des règles particulières de construction parasismique ou paracyclonique peuvent être imposées aux équipements, bâtiments et installations ». Ainsi le choix du procédé constructif peut être imposé et es contraintes techniques peuvent obliger le propriétaire à renoncer à ses attentes initiales ; ils ne peuvent parfois pas réaliser qu’ils avaient envisagé, ou pour un coût souvent plus élevé.
Les propriétaires peuvent encore voir leurs droits à construire largement diminués ou supprimés en raison de la prise en compte, dans le cadre de la procédure d’examen d’une demande d’autorisation d’urbanisme, de servitudes d’utilité publique résultant de l’adoption d’un plan de prévention des risques naturels. À titre d’exemple, le classement d’un terrain en zone rouge dans le cadre d’un plan de prévention du risque inondation fera obstacle à toute édification de nouvelle construction[20].
Enfin, de manière beaucoup plus radicale, il est possible en cas de péril naturel grave de recourir à l’expropriation. L’article L. 561-1 du code de l’environnement énonce en effet que « lorsqu’un risque prévisible de mouvements de terrain, ou d’affaissements de terrain dus à une cavité souterraine ou à une marnière, d’avalanches, de crues torrentielles ou à montée rapide ou de submersion marine menace gravement des vies humaines, l’État peut déclarer d’utilité publique l’expropriation par lui-même, les communes ou leurs groupements, des biens exposés à ce risque ». Cette remise en cause définitive du droit de propriété est néanmoins une solution ultime qui ne peut être prise que si les moyens de sauvegarde et de protection des populations s’avèrent plus coûteux que les indemnités d’expropriation.
En lien avec le droit de propriété, le droit de mener une vie privée et familiale normale, dans l’habitation que l’on a choisie, est parfois limité par les exigences de la sécurité. Ainsi le raccordement d’une habitation au réseau électrique ne pourra être envisagé si la parcelle concernée se trouve au cœur d’une zone dangereuse. Un arrêt de la CAA de Nancy, illustre parfaitement cette mise en balance entre cette liberté et les enjeux de sécurité[21]. Elle juge que compte tenu du but légitime que constitue le respect des règles d’urbanisme et de sécurité, la décision de refus de raccordement au réseau électrique ne porte pas une atteinte disproportionnée au droit au respect de la vie privée et familiale, et ce même si les propriétaires âgés doivent recourir à des voisins pour bénéficier des commodités. La cour relève en outre que les propriétaires ont acquis leur maison en toute connaissance de cause, se plaçant délibérément dans une situation dangereuse, et ont vécu de nombreuses années sans électricité avant de formuler la demande de raccordement.
Le droit de propriété et le droit de mener une vie privée et familiale normale peuvent aussi être largement mis en cause lorsque des occupants sont expulsés de chez eux pour les protéger d’un danger extérieur. Tel est le cas lorsqu’une calanque risque de s’effondrer sur des habitations situées à son pied et que le maire fait usage de son pouvoir de police[22].
Les restrictions imposées par la nécessaire garantie de la sécurité des biens et des personnes peuvent également justifier des limitations à la liberté du commerce et de l’industrie. À titre d’exemple, la prise en compte de épisodes cévenols automnaux se traduisant, dans le sud de la France, par des précipitations importantes provoquant des montées des eaux dévastatrices peut ainsi justifier l’intervention d’un arrêté préfectoral limitant la période d’ouverture des campings[23]. Le juge administratif, dans le cadre du contrôle d’une telle mesure de police, se montre particulièrement rigoureux et s’efforce de prendre en compte l’intégralité des paramètres. Dans ce cas d’espèce, la cour relève que le PPRI de la commune de Lattes situe le camping dans la plaine d’inondation d’un ruisseau, pour partie en zone inondable soumise à un aléa fort ; que ce camping est également soumis à un risque de submersion marine du fait de sa proximité immédiate avec un étang ; que ces deux phénomènes peuvent se combiner pour faire du camping un îlot en cas d’inondation, sans possibilité d’évacuation aisée par les deux entrées qu’il possède.
Enfin, de manière évidente, la liberté d’aller et venir peut être ponctuellement remise en cause. Tel est le cas lorsqu’un arrêté préfectoral interdit la circulation des personnes face à une menace cyclonique actuelle. Là encore, le juge administratif se montrera particulièrement attentif aux éléments de justification apportés par l’autorité de police. Ainsi, face à un arrêté municipal interdisant la circulation aux véhicules à moteur sur une portion de la voie du 1er décembre au 31 mars de chaque année en raison des risques avérés de survenue d’avalanches au cours des mois d’hiver, la CAA de Lyon a retenu une solution très protectrice de la liberté de circulation. Elle estime notamment qu’une telle restriction à cette liberté est excessive dès lors qu’elle s’applique « indépendamment de toute prise en considération de l’état effectif d’enneigement du secteur montagneux considéré ainsi que des risques réels de survenue d’avalanches compte tenu de l’état du manteau neigeux ».
Notons que l’atteinte aux droits et libertés fondamentaux peut être atténuée par la mise en œuvre de mesures proactives conduisant à réduire le danger lié à un aléa. En matière d’inondations par exemple, la réalisation d’ouvrage d’endiguement ou de rétention est de nature à minorer le risque et, partant, les restrictions aux droits et libertés. Tel est l’objet du fonds de prévention des risques naturels majeurs[24] qui contribue notamment au financement des études et travaux de prévention contre les risques naturels dont les collectivités territoriales assurent la maîtrise d’ouvrage dans les communes couvertes par un plan de prévention des risques naturels prévisibles approuvé ou prescrit.
II – La dangerosité du territoire, facteur de garantie des droits et libertés fondamentaux
S’il est très facile de présenter l’action des pouvoirs publics pour garantir la sécurité des biens et des personnes comme une action liberticide, il est malgré tout possible, dans le même temps, de percevoir cette action comme une manière de garantir d’autres droits et libertés fondamentaux se rattachant à la notion de sécurité. L’émergence d’un risque ou d’une situation de dangerosité peut en effet pousser les pouvoirs publics à protéger non pas l’ordre public entendu de manière abstraite, mais des individus situés dont la vie doit être préservée, en engageant des actions concrètes et préventives. Une telle approche est encore balbutiante (A), mais s’ajoute à la possibilité largement reconnue, pour un justiciable, de bénéficier, a posteriori, de mécanismes d’annulation ou d’indemnisation pour faire cesser ou réparer les préjudices occasionnés à l’occasion d’une situation de dangerosité (B).
A – L’affirmation balbutiante d’une obligation d’action préventive pour éviter les atteintes les droit et libertés fondamentaux
Il n’est pas évident de relever, dans la jurisprudence, des décisions faisant état de la possibilité de demander au juge administratif de contraindre l’autorité publique à prendre des mesures de protection face à un aléa naturel en vue de garantir des droits et libertés fondamentaux. Au contraire, dans une ordonnance du 20 juillet 2001[25], le Conseil d’État a jugé que la réouverture à la circulation publique de la partie d’un chemin qui, accroissant la fréquentation d’un massif boisé particulièrement vulnérable, aggrave de façon significative les risques de départ d’incendie, ne constituait pas une atteinte au droit à la sûreté et que la méconnaissance de l’obligation d’assurer la sécurité publique ne pouvait pas constituer par elle-même une atteinte grave à une liberté fondamentale au sens de l’article L.521-2 du code de justice administrative.
La jurisprudence a néanmoins entamé une lente évolution sur ce point et la prise en compte de la dangerosité d’une situation a pu conduire le juge administratif à affirmer l’importance du droit à la vie[26] ainsi que l’obligation positive, pesant sur l’État, de le garantir en adoptant des mesures de prévention et de protection. Ainsi, dans l’arrêt Ville de Paris, SEM Pariseine[27], le Conseil d’État a établi un véritable vade-mecum de l’usage des procédures de référé pour contraindre la puissance publique à agir afin de mettre un terme à une situation dangereuse, ou à en diminuer l’importance. La haute juridiction affirme d’abord que le référé-suspension[28] peut être mobilisé pour demander la suspension de l’exécution d’une décision administrative, explicite ou implicite à l’origine d’un péril qui trouverait sa cause dans l’action ou la carence de l’autorité publique. Il affirme ensuite que le référé mesures-utiles[29] peut être lui aussi mobilisé dès lors qu’il s’agit de contraindre l’autorité publique à prendre des mesures permettant de faire échec ou de mettre un terme à ce péril. Enfin, très innovante, elle précise que le référé-liberté peut être actionné dans la mesure où il peut avoir pour objet de faire obstacle à la mise en cause du droit au respect de la vie, rappelé notamment par l’article 2 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales. S’inspirant de la jurisprudence de CEDH qui fait du droit à la vie le fondement de toute politique publique de prévention et de gestion des risques, notamment naturels[30], le Conseil d’État estime que l’action ou la carence de l’autorité publique qui crée « un danger caractérisé et imminent pour la vie des personnes », et donc une situation de dangerosité, doit être automatiquement considérée comme une atteinte grave et manifestement illégale à cette liberté fondamentale permettant au juge des référés d’intervenir pour prescrire toutes les mesures de nature à faire cesser le danger résultant de cette action ou de cette carence. Tenant l’urgence et le caractère nécessairement précipité de l’ordonnance de référé qui intervient en 48 heures au plus, le Conseil d’État consacre également la possibilité pour le juge de déterminer dans une décision ultérieure prise à brève échéance les mesures complémentaires qui s’imposent et qui peuvent être très rapidement mises en œuvre.
Même si, dans la décision Ville de Paris, SEM Pariseine, le Conseil d’État n’a pas, immédiatement fait usage des pouvoirs que celle-ci a consacrés, il a néanmoins affiché une volonté claire de permettre aux justiciables de contraindre l’autorité publique à faire preuve de diligence dans le traitement des situations de dangerosité. Ce faisant, il a resserré l’étau du contrôle juridictionnel des décisions administratives intervenant (ou non) dans des situations de péril afin de mieux garantir la sécurité des personnes et notamment le droit à la vie. La dangerosité d’une situation peut ainsi être un élément à même de déclencher une obligation de protection du droit à la vie et donc la garantie d’un droit fondamental.
On pouvait à l’origine douter de la possibilité d’étendre la portée de cette décision aux situations de dangerosité liées à des aléas naturels. En effet, dans la décision précitée, il était question d’un péril lié à une activité humaine : des travaux de démolition des ouvrages en superstructures constituant les pavillons de Willerval et des travaux de réfection de la dalle de couverture du centre commercial du Forum des Halles. Néanmoins, quelques mois plus tard, le juge des référés du Conseil d’État a de nouveau mis en œuvre cette grille de lecture dans le cadre, cette fois, d’une situation de dangerosité du milieu naturel en raison du nombre important d’attaques de requins mortelles à La Réunion[31]. Dans cette ordonnance, afin d’établir indiscutablement la dangerosité de la situation, il rappelle que onze attaques de requins, dont cinq mortelles, ont eu lieu entre juin 2011 et juillet 2013 et que les victimes étaient tant des pratiquants de sports de glisse que des personnes se baignant à proximité du rivage. Aussi, au regard de l’augmentation sans précédent de la fréquence et de la gravité des attaques, il juge « que l’existence d’un tel risque mortel, notamment pour une activité ordinaire de baignade proche du rivage, révèle un danger caractérisé et imminent pour la vie des personnes, qui excède ceux qui peuvent être normalement encourus lors de la pratique d’une activité sportive ou de loisirs par une personne avertie du risque pris ». Dès lors, cette situation de dangerosité exceptionnelle constitue « une atteinte grave et manifestement illégale à la liberté fondamentale que constitue le droit au respect de la vie » et « impose aux autorités publiques de déterminer d’urgence les mesures de leur compétence de nature à réduire ce danger ». La dangerosité du milieu naturel contraint donc l’autorité publique à agir pour garantir le respect du droit à la vie.
Cette ordonnance a par ailleurs permis au juge administratif de préciser l’étendue de son office dans le cadre de ce type de référé-liberté, notamment s’agissant des mesures susceptibles d’être imposées par le juge. Seules les mesures permettant de manière évidente et immédiate de réduire le risque ou la dangerosité de la situation peuvent être prescrites ; il ne lui appartient pas de prescrire des mesures dont les effets positifs ne pourraient pas être constatés et évalués à court terme. Aussi le juge s’autorise-t-il en l’espèce à exiger la mise en place d’une signalisation adaptée des interdictions ou des limitations de baignade et d’activités nautiques, précisant clairement la nature des risques, ainsi que la diffusion d’une information sur ces interdictions et risques non seulement auprès de la population permanente, mais aussi auprès des personnes ne résidant pas habituellement dans l’île. En revanche, il se refuse à imposer des mesures de prélèvements de requins ou d’installation de dispositifs limitant leur incursion dans certaines zones, car leurs effets favorables, à supposer qu’ils existent, ne pourront être constatés que sur le temps long[32]. C’est cette même logique que l’on retrouve au sein de l’ordonnance rendue dans le cadre de la crise sanitaire suscitée par l’épidémie de Covid19 à propos de la demande de confinement total portée par le syndicat Jeunes Médecins[33]. Face à ce danger « naturel », le juge des référés, sans reconnaître expressément l’existence d’une atteinte au droit à la vie, invite le gouvernement à préciser la portée de ses mesures, mais ne s’engage pas sur le terrain délicat de l’évaluation de l’efficacité réelle des mesures de confinement tant celle-ci ne relève pas de l’évidence.
B – Le recours fréquent aux mécanismes contentieux pour réparer les atteintes aux droits et libertés fondamentaux
Les défaillances de l’autorité publique dans l’appréciation de la dangerosité d’une situation ou de la définition des réponses à y apporter pourrait conduire le juge à annuler des actes administratifs ne prescrivant pas les mesures suffisantes pour garantir les droits et libertés fondamentaux. Ce déficit de protection serait ainsi un élément d’appréciation de la légalité de la mesure. Certes, nous n’avons pas connaissance de décisions évoquant clairement une telle carence pour justifier l’annulation d’un acte, mais cette hypothèse ne semble pas incongrue. Relevons que dans le cadre du contentieux lié à la « crise requin », le Conseil d’État, appréciant la légalité du refus d’abrogation du décret du 21 février 2007 portant création de la réserve naturelle nationale marine de La Réunion, a dû se prononcer sur l’atteinte au droit à la vie qui aurait résulté, selon la commune requérante, de l’existence de la réserve marine dont l’existence aurait concouru à l’accroissement du risque requin[34]. Si le juge rejette l’argument en affirmant qu’il n’existe pas de lien prouvé entre la création de la réserve et les attaques de requin, il l’envisage néanmoins, laissant penser qu’en cas de lien établi, il pourrait adopter une position inverse.
L’extrême rareté de ces situations trouve peut-être une explication davantage dans la stratégie contentieuse des requérants qui, face à une telle carence mettant en cause un droit ou une liberté fondamentale, privilégieront la voie du référé (et plus tard, la voie indemnitaire), plutôt que dans une opposition de principe du juge administratif à censurer ainsi l’autorité publique. Par ailleurs, la plupart des actes susceptibles de mettre en cause, en raison de leurs insuffisances, la vie des administrés, et notamment les différents plans de prévention des risques naturels, sont adoptés au terme d’un processus extrêmement long et complexe faisant intervenir des experts ainsi que la population dans le cadre d’une concertation. Les exigences textuelles étant très nombreuses et rigoureuses[35], elles constituent un cadre juridique suffisant et l’erreur de droit constitue l’outil de censure privilégié, indépendamment d’une éventuelle mise en danger de la population. Même lorsque cette dernière idée est sous-jacente, d’autres moyens juridiques peuvent être soulevés (erreur de droit, erreur manifeste d’appréciation), moins connotés, mais très efficaces[36].
À la différence du contentieux de l’annulation, celui de la réparation apparaît plus riche du point de vue de la garantie des droits et libertés fondamentaux. Les carences de l’autorité publique peuvent en effet conduire à la réalisation de dommages et par suite de préjudices susceptibles de justifier l’engagement de sa responsabilité de la puissance publique et leur indemnisation. Ce mécanisme classique d’indemnisation des victimes ne peut évidemment pas être considéré comme un outil idéal de protection des droits et libertés fondamentaux (l’indemnisation supposant une atteinte à ces droits et libertés) et n’a d’ailleurs pas été construit dans cet objectif. Néanmoins, il peut être perçu comme contribuant au renforcement la valeur de ces droits et libertés au sein de notre ordre juridique dès lors que l’atteinte aux droits fondamentaux est une composante du dommage résultant de la « réalisation » du danger et détermine en partie l’ampleur du préjudice indemnisable[37]. En outre, de manière réflexive, la volonté de l’autorité publique d’éviter d’avoir à réparer des préjudices pourrait la conduire à renforcer ses actions préventives visant éviter la réalisation d’un dommage[38].
La jurisprudence administrative a fait une large place à l’indemnisation des préjudices liés à des situations de dangerosité du milieu naturel. Parfois, la situation de dangerosité et l’impuissance de l’autorité publique sont telles que l’indemnisation est presque automatique. La carence fautive de l’autorité publique est alors présumée et reste à la victime la seule charge d’établir l’existence d’un lien de causalité entre l’aléa naturel qui s’est réalisé et son préjudice. C’est ainsi que la responsabilité pour dommage de travaux publics a fait une place à une présomption de responsabilité de l’administration au bénéfice des usagers victimes d’un ouvrage exceptionnellement dangereux. Là encore, La Réunion et plus particulièrement la route du littoral sont tristement connus de la communauté des juristes en raison de l’arrêt Dalleau[39] qui a permis au Conseil d’État de préciser que la dangerosité exceptionnelle d’un ouvrage devait être appréciée en raison de la gravité exceptionnelle des risques auxquels sont exposés les usagers du fait de sa conception même. En l’espèce, la réalisation d’une voie rapide au pied d’une falaise friable subissant des éboulis fréquents et dévastateurs plaçait les automobilistes dans une situation de forte dangerosité justifiant une indemnisation quasi automatique encas de préjudice lié à une chute de pierre. Notons que la route du littoral, en raison des aménagements de sécurités réalisés, n’est plus considérée comme un ouvrage exceptionnellement dangereux[40] alors même que les chutes de pierre se produisent encore avec des conséquences parfois mortelles. Cela de remet pas en cause le principe de l’indemnisation, mais la rend moins systématique, l’administration pouvant faire valoir des causes exonératoires.
Ainsi le plus souvent, pour engager la responsabilité de l’autorité publique en cas de carence conduisant à une atteinte aux droits et libertés fondamentaux, le juge apprécie le degré de dangerosité, l’importance des mesures prises par l’autorité publique et les combine avec le degré d’information de la victime et le caractère raisonnable de son comportement. Cette méthode conduit à des décisions très casuistiques. Par exemple, la commune de Cilaos a été condamnée[41] à indemniser des randonneurs victimes d’une chute de pierre sur un sentier non officiel dès lors que le site visité est largement répertorié par les différents guides touristiques sans que la commune ne puisse l’ignorer. Pas plus qu’elle ne pouvait ignorer l’existence d’un balisage non officiel, de même que le caractère encore plus dangereux de cet itinéraire en raison du récent passage d’un cyclone. Est alors indifférent le fait que les sentiers de randonnée présentent « un danger supérieur au danger moyen des sentiers de randonnée ». Dans un autre contexte, après la tempête Xynthia, de nombreux habitants du littoral vendéen qui ayant perdu leurs maisons ont pu faire reconnaître la responsabilité des maires ayant trop légèrement délivré des autorisations d’urbanisme alors que le risque de submersion marine était connu[42].
À l’inverse, la responsabilité de l’autorité publique sera écartée en cas d’absence de faute et, de manière parfois surabondante, en cas de faute de la victime. Ainsi le Conseil d’État[43] estime, dans le cadre d’un recours indemnitaire à la suite d’une attaque de requin, qu’une commune de ne peut voir sa responsabilité engagée dès lors qu’un arrêté municipal définissait le site de l’attaque comme un site dangereux interdit à la baignade et qu’un panneau « baignade interdite, site dangereux, accès à vos risques et périls » y était installé. La haute juridiction, pouvant se borner à ce constat ajoute néanmoins que la victime, surfeur expérimenté, résidant sur le site et connaissant les lieux, ne pouvait ignorer les risques d’attaques de requins, si bien que l’accident est imputable à sa seule imprudence.
Enfin, il est possible de considérer les mesures de sauvegarde des populations menacées par certains risques naturels majeurs comme une forme d’indemnisation visant à garantir, de manière préventive, la sécurité des personnes. L’article L. 561-1 du code de l’environnement dispose ainsi qu’en cas de risque naturel menaçant gravement des vies humaines, les collectivités publiques peuvent procéder à des expropriations afin de mettre les populations à l’abri des aléas affectant leurs territoires, tout en leur octroyant une juste et préalable indemnité, garantissant ainsi leur droit à la vie.
ECHANGES
Willy CAIL, Directeur du centre de Sécurité Requin
La problématique « requin » a commencé à se poser à partir de l’année 2011 suite à une série d’attaques inédites dont deux mortelles qui se sont déroulées sur des zones à enjeux touristiques que sont les côtes ouest et sud-ouest de l’île. C’est à partir de ce moment que les journalistes commencent à parler de « crise requin ». A partir des années 70, on constate le développement de la zone balnéaire de l’ouest : c’est le début des activités nautiques en particulier le surf et le bodyboard.
En 1990, il y a un fort développement des activités nautiques. On compte 16 interactions pour la période écoulée dont 11 attaques mortelles, dans des zones réputées dangereuses, dans l’est, mais pas dans les zones touristiques.
Entre 2000 à 2010, il y a eu 10 interactions et 1 attaque mortelle.
Entre 2011 et 2019, on a compté 30 interactions et 11 attaques mortelles, notamment dans des zones touristiques.
Le centre a été créé en avril 2016, sous forme d’association pour trouver des solutions à cette problématique car il n’y avait aucune donnée sur la problématique du risque requin surtout, s’agissant des 2 espèces qui posent des difficultés sur les 30 existant à La Réunion : le requin bouledogue et le requin tigre. Ce sont les 2 espèces « ciblées ».
Avant cela, dès 2013, un arrêté préfectoral interdisant les activités nautiques et la baignade a été pris, puis prolongé pour une durée 4 mois. Il a ensuite été renouvelé pour 6 mois. A partir de 2015, le renouvellement de cet arrêté est devenu annuel. L’innovation de cet arrêté est la référence à une « zone d’expérimentation » permettant de tester des dispositifs de prévention et de protection.
Afin de réduire le risque requin, 7 stratégies ont été définies et sont mise en œuvre par le centre :
- La régulation, qui est un dispositif de pêche ciblée avec une surveillance 24h/24h et 365j/an, quand les conditions de météo le permettent ;
- Les dispositifs d’exclusion ;
- La répulsion ;
- La détection ;
- La surveillance ;
- La prévention ;
- La connaissance.
Il manque sans doute une stratégie juridique.
Depuis 2016, 132 spécimens des espèces ciblées ont été prélevés. Le centre a mis en place un dispositif permettant de relâcher automatiquement les captures de poissons, appelées « les prises accessoires » : le bouledogue et le tigre sont prélevés pour effectuer des études scientifiques mais les prises accessoires des autres espèces (le taux de survie des espèces accessoires est de 82 %) sont relâchées. Aujourd’hui, le centre opte donc pour un outil de réduction de risque qui est la pêche, de façon quotidienne autour de l’île et surtout sur la côte ouest, sud-ouest.
Il existe un lien entre pêche et attaques : là où il n’y a plus de dispositif de pêche, faute de financements par exemple, des attaques se produisent à nouveau.
Aussi s’agira-t-il, à l’avenir, de défendre cet outil efficace de réduction du risque qui peut permettre de voir autrement cette interdiction totale de mettre le pied dans l’eau.
L’objectif du centre est de multiplier les outils de réduction du risque requin, car il n’est pas sérieux de prétendre pouvoir s’appuyer sur un seul outil pour réduire le risque. Chaque territoire, chaque spot de surf et chaque zone de baignade sont particuliers ; le filet à Boucan-Canot ne peut être adapté aux Roches Noires ou au Pic du diable à Saint-Pierre.
La stratégie repose donc aussi sur le déploiement palangre horizontale de fond : 25 hameçons déposés à 100m de profondeur, relevés toutes les 2 heures pour vérifier la capture d’un bouledogue ou d’un tigre. S’il y a d’autres espèces capturées, elles sont relâchées. Pour aller plus loin dans cette stratégie, ces actions sont filmées et contrôlées pour montrer à tous la réalité de la pratique qui se veut respectueuse des autres espèces de poisson.
Est également mobilisé le dispositif de palangre verticale avec alerte de capture (drum line), un hameçon et son appât sont accrochés à une bouée qui, en cas de capture, adresse un signal au pêcheur qui a 100 minutes pour le relever. C’est un dispositif très lourd, très coûteux (780 000 € incluant la pêche mais aussi le transport, la dissection, l’achat de matériel et le salaire du coordonnateur).
Sur la problématique du droit, le 1er arrêté et le 2ème arrêté de 2013 ont été complétés : depuis 2015, dans la bande des 300 mètres du littoral, c’est le maire qui exerce le pouvoir de police. Les activités de baignade, palme masque tuba (PMT), les activités nautiques utilisant la force motrice et le surf sont ainsi interdites sauf dans des espaces définis tels que le lagon ou les espaces aménagés de baignade[44] notamment. Dans la zone d’expérimentation opérationnelle, les activités ne peuvent se pratiquer qu’en cas de conditions environnementales adaptées, à condition que soient mises en œuvre des mesures d’information explicite des usagers et que soient déployées des mesures de surveillance et d’alerte ainsi que des équipements spéciaux de réduction des risques.
Le risque requin est mortel ; c’est un risque exceptionnel et s’il n’y a pas d’alternative pour réduire le risque, le meilleur outil est l’interdiction d’accès à l’eau. Se pose alors, au niveau du centre, une question : à partir de quel seuil le risque devient-il acceptable ?
Pour répondre à cette question, il faut avoir en tête que les collectivités devront trouver des solutions, passant notamment par la création de zones d’expérimentation qui exigent une action continue et durable, pendant au moins 25 ans. En outre, ces zones, parce qu’expérimentales, ne permettront pas de faire disparaître le risque : les élus locaux y sont-ils prêts ?
Il faut également prendre en compte la problématique de l’accident. Il y a un arrêté préfectoral qui interdit de pratiquer certaines activités nautiques. Dans l’hypothèse où le pratiquant est mis en cause pour non-respect de l’interdiction, ses assurances ne fonctionnent pas et ses proches peuvent rencontrer des difficultés.
Il faut enfin envisager la question de la validation ou non d’outils qui n’existent pas encore ou qui ne fonctionnent pas de manière optimale. Des « équipements de protection individuelle » sont actuellement testés. Ces dispositifs fonctionnent sur le grand requin blanc mais leur efficacité n’a pas encore été testée sur le requin bouledogue. On ignore encore la réaction de cet animal mais si les travaux du centre permettent d’établir que cela fonctionne, le risque potentiel d’une attaque pourrait être réduit de 50%. Mais s’agissant des 50% restants, seront-ils acceptables ou non ?
[1] J.-Y. Faberon, « La Nouvelle-Calédonie, pays à « souveraineté partagée » », RDP, 1998, p. 645.
[2] A. Foucault, « Insertion professionnelle et accueil dans les institutions des personnes en situation de handicap », in Vulnérabilité et droits fondamentaux, F. Cafarelli, C. Pomart (dir.), RDLF, 2019, chron. 14.
[3] http://www.reunion.gouv.fr/IMG/pdf/ddrm_final_v11f_decembre2016_signe_basse_definition.pdf.
[4] C’est évidemment le risque « avalanche » qui ne concerne pas La Réunion.
[5] R. Castel, « De la dangerosité au risque », Actes de la Recherche en Sciences Sociales 1983, n° 47-48, pp. 119-127.
[6] Directive 96/82/CE du Conseil du 9 décembre 1996 concernant la maîtrise des dangers liés aux accidents majeurs impliquant des substances dangereuses, art. 3 : « «risque»: la probabilité qu’un effet spécifique se produise dans une période donnée ou dans des circonstances déterminées ».
[7] J.-F. Brilhac, « Approche théorique des risques » :
[8] J. Autard, C. Coulon, M.-L. Fournasson, M. Geissmann, « Les facteurs culturels intervenant dans la résilience » : http://www.ceres.ens.fr/etudiants/travaux-des-etudiants/resilience-sociale/facteurs-culturels-dans-la-resilience/article/le-tsunami-de-sumatra-memoire-des-catastrophes-et-reactions-face-au-danger.
[9] U. Beck, La société du risque, Sur la voie d’une autre modernité, Flammarion, éd. Champs Essais, 2008.
[10] M. Cherki, « Le tremblement de terre en Ardèche a conduit à l’arrêt de la centrale de Cruas », Le Figaro, 12 novembre 2019 : https://www.lefigaro.fr/sciences/le-tremblement-de-terre-en-ardeche-a-conduit-a-l-arret-de-la-centrale-de-cruas-20191112.
[11] J.-B. Auby, « Le droit administratif dans la société du risque: quelques réflexions », in Conseil d’État, Rapport public 2005, Responsabilité et socialisation du risque, La Documentation française, pp.351-357, 2005 ; « L’évolution du traitement des risques dans et par le droit public », Revue européenne de droit public, vol. 15, 2003, p. 170.
[12] Art. L.131-1 du code de l’urbanisme.
[13] Loi n° 95-101 du 2 février 1995 relative au renforcement de la protection de l’environnement.
[14] Notons que l’ensemble de ces plans, est repris au sein d’un schéma de prévention des risques naturels précisant les actions à conduire dans le département en matière de connaissance du risque, de surveillance et prévision des phénomènes, d’information et éducation sur les risques, de prise en compte des risques dans l’aménagement du territoire, de travaux permettant de réduire le risque, ou encore de retours d’expériences. Cf. art. L.565-2 du code de l’environnement.
[15] Art. L.480-4 du code de l’urbanisme.
[16] Art. L.741-1 et s. du code de la sécurité intérieure.
[17] Art. L.741-6 du code de la sécurité intérieure.
[18] CE, sect., 22 février 1963, Commune de Gavarnie, n° 50438.
[19] Nous faisons ici référence au cadre classique posé par l’arrêt Benjamin (CE, 19 mai 1933, n° 17413).
[20] Pour un exemple réunionnais, voir CAA Bordeaux, 4 octobre 2016, n° 14BX03672.
[21] CAA Nancy, 28 novembre 2013, n° 13NC00968.
[22] CAA Marseille, 10 avril 2015, n° 13MA05011.
[23] CAA Marseille, 20mai 2019, n° 17MA00286.
[24] Art. L.561-3 du code de l’environnement.
[25] CE, ord., 20 juillet 2001, Commune de Mandelieu-Napoule, n° 236196.
[26] C. Billet, « Le droit à la vie dans le cadre du référé-liberté », Droit administratif, n° 4, Avril 2015, étude 5.
[27] CE, sect., 16 novembre 2011, Ville de Paris, SEM Pariseine, n° 353172.
[28] Art. L.521-1 du code de justice administrative.
[29] Art. L.521-3 du code de justice administrative.
[30] CEDH, 20 mars 2008, Boudaïeva c./Russie, aff. n° 15339/02.
[31] CE, ord., 13 août 2013, n° 370902 ; X. Dupré de Boulois, «Le référé-liberté pour autrui (suite). Et maintenant l’autorité de police », RDLF, 2013, chron. n°1 ; O. Le Bot, « Attaques de requins à La Réunion : le juge des référés ordonne l’information des populations », AJDA, 2013, p. 2104 ; L. Peyen, « Le risque requin, le droit et la société : scolies sur l’encadrement d’un risque naturel », Droit Administratif, n° 1, Janvier 2016, étude 2.
[32] Face à une nouvelle demande tendant à l’augmentation du nombre de prélèvements de requins, le Conseil d’État maintiendra cette position : CE, ord. 25 juillet 2019, n° 432876.
[33] CE, ord., 22 mars 2020, Syndicat Jeunes Médecins, n° 439674 ; X. Dupré de Boulois, « On nous change notre…. référé-liberté », RDLF, 2020, chron. n°12.
[34] CE, 27 novembre 2015, Commune de Saint-Leu, n° 381826.
[35] Pour l’élaboration des plans de prévention des risques naturels prévisible, voir notamment les articles R.562-1 et suivants du code de l’urbanisme. Sur la régularité de l ‘élaboration du plan de prévention des risques naturels prévisibles littoraux (PPRL) du Bassin du Lay après la tempête Xynthia, voir CAA Nantes, 24 janvier 2020, n° 18NT03231.
[36] Pour un exemple de la diversité de ces moyens, voir CAA Douai, 11 février 2020, n° 18DA01378.
[37] H. Belrhali, « Responsabilité administrative et protection des droits fondamentaux », AJDA, 2009, p. 1337 ; C. Paillard, «Droits fondamentaux et présomption de préjudice en droit de la responsabilité administrative », RDLF, 2013, chron. n°16.
[38] D’aucuns pourraient voir dans cette affirmation une forme de naïveté. Il s’agit d’avantage de la manifestation d’un optimisme dont nous ne souhaitons pas encore nous départir.
[39] CE, Ass., 6 juillet 1973, Dalleau, n°82406.
[40] CE, 11 juillet 1983, Ministre des transports c. M. Kichenin, n° 42789.
[41] CE, 7 janvier 2016, n° 382634. Notons que la CAA de Bordeaux avait d’abord écarté la responsabilité de la commune (CAA Bordeaux, 13 mai 2014, n° 12BX03269) mais a dû se plier à l’analyse du Conseil d’État (CAA Bordeaux, 12 juillet 2016, n° 16BX00070) ; pour la responsabilité d’une commune après une avalanche mortelle, voir CAA Bordeaux, 28 juin 2019, n° 17BX03610.
[42] CE, 13 mars 2020, Ministre de la transition écologique et solidaire et Commune de L’Aiguillon-sur-Mer, n° 423501.
[43] CE, 22 novembre 2019, n° 422655.
[44] En règle générale, il s’agit des bassins de baignade. Il y’en a 4 sur La Réunion, les collectivités ne se précipitent pas pour faire ce genre d’espaces et qui dit « espace aménagé » dit « surveillance ».