Des contraintes procédurales spécifiques aux femmes demandeuses d’asile
Par Pierre-François Laval, Professeur à l’Université Jean Moulin – Lyon III, Assesseur HCR à la Cour nationale du droit d’asile
La question soumise à notre analyse collective s’avère particulièrement bien choisie, en ce qu’elle appelle à engager une réflexion en miroir sur les instruments juridiques censés amortir les vulnérabilités, qui eux-mêmes se trouveraient frappés d’une certaine précarité. Les quelques éléments qui suivent auront précisément pour objet d’éclairer certaines insuffisances de la catégorie juridique « femmes étrangères », déjà révélées dans les précédentes contributions[1], en proposant de déterminer s’il existe des contraintes procédurales spécifiques aux demandeuses d’asile et aux réfugiées, ou s’il conviendrait, à défaut, d’élaborer et introduire d’éventuels nécessaires ajustements aux règles de droit commun, qui seraient fondés sur le sexe et le genre. Il s’agit donc, en d’autres termes, de prendre un nouvelle fois le droit pour ce qu’il est, c’est-à-dire un simple instrument, et d’apprécier sa plus ou moins grande prise sur le réel.
Car il faut bien le dire, se joue en matière de protection internationale, une sorte de course poursuite incessante entre les faits et le droit. Les facteurs de risque et les différentes menaces qui pèsent sur les femmes, se régénèrent extrêmement rapidement. Il est difficile de les saisir une fois pour toutes ; de les endiguer efficacement par les instruments juridiques idoines. Par ailleurs, disons-le également d’emblée : le droit procédural concerné – celui qui s’applique au processus de détermination de la qualité de réfugié ou d’octroi d’autres régimes de protection internationale, à l’image de la protection subsidiaire – n’accrédite guère, aujourd’hui, une approche « sexo-spécifique » de l’évaluation des craintes de persécutions, tant et si bien que l’intitulé de notre contribution aurait sans doute mérité d’être formulé sous une forme interrogative (des contraintes procédurales spécifiques aux femmes demandeuses d’asile ?), ou même négative (l’absence de contraintes procédurales spécifiques aux femmes demandeuses d’asile), de sorte que l’existant jouerait simplement en tempérament à l’affirmation de l’inexistence d’une réalité juridique sexo-spécifique…
Car en effet, il s’agit essentiellement, dans ces prochaines lignes, après quelques remarques générales sur le sort juridique réservé aux demandeuses d’asiles (I.) de regretter le hiatus existant aujourd’hui entre l’apparente indifférence de nos textes (II.) et, par ailleurs, les besoins que l’on peut concrètement observer « sur le terrain », depuis un poste d’observation comme la Cour nationale du droit d’asile (III.).
I. D’abord, quelques observations et remarques cursives sur ce qu’inspire le traitement juridique des femmes étrangères, demandeuses d’asile.
La première observation, qui est sans doute la plus élémentaire, est aussi la plus fondamentale. L’expérience montre que le nombre de femmes demandeuses d’asile, qui sont actuellement ou ont été victimes dans leur vie, de violences sexuelles est considérable, sans d’ailleurs que ces violences ne soient nécessairement à la base de la demande de protection internationale. Ces dernières seront souvent un « simple » élément de contexte à l’aune duquel apprécier le bien-fondé des demandes d’asile. Nombre de ces violences comptent en effet parmi la somme de faits qui échappent au champ d’application de la protection internationale, celle-ci n’intégrant que les évènements survenus dans le contexte de l’Etat d’origine. Des violences subies durant le parcours d’exil seraient, à titre d’exemple, purement et simplement étrangères au raisonnement juridique que déploient ordinairement les autorités de l’asile.
C’est précisément là l’objet de notre seconde observation qui intéresse les routes migratoires, particulièrement périlleuses pour les femmes. C’est même peu de le dire, au regard notamment de la situation en Libye depuis plusieurs années, et de la prégnance, comme, du reste, en bien d’autres endroits dans le monde, de réseaux criminels de traite d’êtres humains. Les avancées évoquées précédemment et enregistrées avec la reconnaissance de nouveaux « groupe sociaux » fondés sur le genre[2] sont elles-mêmes, de ce point de vue, inaptes à corriger le déficit de protection juridique, puisque faisant encore référence aux risques de persécutions supportés dans l’Etat d’origine, en cas de retour. Cette lacune a toutefois été identifiée par certains Etats, notamment la France qui, à l’occasion du 2ème Forum mondial pour les réfugiés, tenu en fin d’année 2023, et dans le cadre du programme « Avec elles » visant à renforcer la protection et l’inclusion des femmes et des filles réfugiées, s’est engagée à élaborer un modèle de voies sécurisées d’accès au territoire français pour les femmes en danger, avec un projet pilote visant les femmes afghanes isolées. Beaucoup d’entre elles se trouvent aujourd’hui en Iran et au Pakistan, dans des conditions sociales et économiques délicates et pourront ainsi prétendre à l’octroi, par les autorités françaises, d’un visa humanitaire, de solutions d’hébergement à l’arrivée en France et d’un soutien social dans leur processus d’intégration. Ce type d’initiatives relèvent plus généralement d’une approche développée par le Haut-Commissariat aux réfugiés, la « Routes based approach », qui adresse le problème des routes migratoires empruntées par réfugiés et migrants (qui constituent ainsi des flux dits « mixtes »)[3], en cherchant à identifier les besoins de protection, et à localiser géographiquement les points de défaillance.
La troisième observation n’est pas faite depuis la Cour, même si elle fait écho à la parole de certaines requérantes entendue en audience. Elle met en cause, après le transit, le problème de l’accueil des femmes étrangères migrantes dans des conditions propres à garantir leur sécurité, et leur dignité. La question des exilées ukrainiennes s’était, à partir de février 2022, accompagnée en Europe, d’une réflexion sur les abus sexuels dont elles pourraient être victimes dans les différents pays d’accueil. Le risque pour ces femmes d’être soumises à la traite avait été rapidement identifié par le Parlement européen, lequel adoptait une résolution en mai 2022 au terme de laquelle il insistait non seulement sur la nécessité pour les Etats d’accueil de garantir, dans les centres d’accueil, l’accès aux soins, notamment aux soins obstétriques mais également à la contraception d’urgence, en particulier pour les femmes victimes de viol, mais également sur le besoin d’identifier et de poursuivre les réseaux criminels s’enrichissant de l’exploitation sexuelle des femmes réfugiées et demandeuses d’asile.
La quatrième observation complète ce tableau : après le transit et l’accueil, elle concerne plus directement encore l’audience à la Cour, contexte qui nous rapproche du cœur du sujet à traiter, et l’exigeante jurisprudence relative au groupe social des « femmes », notamment albanaises et nigérianes, « victime de la traite des êtres humains » à l’occasion de laquelle les autorités françaises en sont venues, face au développement des réseaux et de leur emprise, à imposer aux requérantes, la condition d’une extraction et d’une distanciation à l’égard du réseau criminel, condition que le dépôt d’une plainte en commissariat pourrait notamment satisfaire. Condition nécessaire, mais pas toujours suffisante, cependant. Et pour cause, les demandeuses auront bien souvent accompli pareille démarche mais sans toujours nécessairement pouvoir les indications permettant d’identifier et mettre en cause judiciairement les tenants du réseau. Sans doute pour une raison évidente : le fait que certaines de ces femmes demeurent encore, au moment de la procédure d’asile, placées sous l’influence et la menace de ces groupes criminels. Difficultueuse est ainsi la position de ces victimes, car tout à la fois déterminée par la violence et la crainte suscitée par ces mêmes groupes, mais aussi par les attentes et exigences des autorités d’accueil. Ce dilemme s’incarne parfois à l’audience, dans la position plus qu’inconfortable de la demandeuse d’asile, bien souvent jeune, voire très jeune, qui se trouve placée face avec ses juges, mais avec la perturbation supplémentaire que représentera la présence des proxénètes jusque dans la salle d’audience. Là se situe la précarité, et aussi la précarité du droit. Voilà comment se formulerait la problématique : comment concrètement traiter juridiquement une situation qui appelle des mesures de protection, sans exposer à de nouvelles persécutions ? Du reste, en ce type d’hypothèses, le dilemme n’est pas seulement celui de la demandeuse d’asile. Il est aussi, dans une moindre mesure, celui du juge de l’asile, contraint tout à la fois par la nécessité, bien sûr, de protéger les personnes placées en situation de vulnérabilité, mais aussi par celle de ne pas accorder une protection, et un statut juridique, qui pourrait conforter l’assise du réseau criminel et même l’enrichir.
Ces quelques remarques préliminaires avaient pour premier intérêt d’identifier quelques « à-côtés » du cadre procédural de référence, des espaces que le droit laisse vacant et dans lequel peuvent s’infiltrer la cause de nouveaux préjudices. Le fait que la Cour de Strasbourg mette en exergue depuis plusieurs décennies la nécessité d’une mise en œuvre « effective » des droits humains n’est pas sans raison, et nous le mesurons au contact de ce type de situations.
II. Après cette brève série d’observations, qui mettent en relief les besoins d’adresser spécifiquement certaines vulnérabilités féminines, il nous faut redire, et regretter, la quasi-absence de spécificité des règles procédurales applicables au contentieux de l’asile, qui ne tient guère compte de la situation particulière dans lesquelles se trouvent placées demandeuses d’asile et réfugiées. Encore toutefois faut-il s’entendre sur ce constat. Il ne s’agit naturellement pas de remettre en cause ce qui a été précédemment dit et démontré : des instruments spécifiques peuvent être parfaitement dégagés par les opérateurs juridiques, autorités administratives et juges, qu’ils soient d’ailleurs nationaux ou supranationaux. L’exemple du « groupe social » en est la parfaite illustration, et la spécificité de ces règles de fond va naturellement ressurgir sur la dimension procédurale. Mais rien d’autre, ou presque, et c’est peut-être là notre thèse principale : il n’y a pas de spécificité procédurale fondée sur le sexe ou genre, si ce n’est celle que reflète le particularisme de certaines règles de fond, dont la demandeuse d’asile aura sollicité l’application en vue d’obtenir une protection internationale. Reformulons cette thèse pour mieux la faire comprendre : la spécificité dont on parle serait en somme exclusivement attachée aux propriétés des craintes de persécution et à la façon de les établir, plutôt qu’à une question du genre, ou de sexe, en tant que telle. Un exemple pour l’illustrer : certains éléments de preuve spécifiquement demandés aux femmes et filles qui invoquent la crainte d’être excisées. On sait que l’OFPRA peut solliciter de ces requérantes qu’elles se soumettent à un examen médical, comme le prévoit le CESEDA[4], sans d’ailleurs spécifiquement nommer les certificats de non-excision, dont il est évidemment question ici. Ainsi, l’on trouve bien un élément procédural, en l’occurrence une question de preuve, qui singularise la demande d’asile féminine, car il n’existe pas de procédure correspondante en matière de circoncision masculine. Celle-ci n’est pas envisagée aujourd’hui en jurisprudence comme une persécution, quoique l’article L. 531-11 du CESEDA dans sa version actuelle envisage bien les cas où « un mineur de sexe masculin invoquerait un risque de mutilation sexuelle de nature à altérer ses fonctions reproductrices ». A dire vrai, si la procédure, en matière d’asile comme ailleurs, s’adapte nécessairement aux faits, les ajustements tiennent bien plus fréquemment à ce que les persécutions dirigées contre les femmes relèvent tout aussi souvent du domaine de l’intime, ce qui suppose un certain nombre de précautions, notamment oratoires, dans la façon notamment de formuler les questions à l’audience. Nous y reviendrons. Mais il faut ainsi d’ores et déjà comprendre que ce type de préoccupations est tout aussi bien partagé au titre du traitement de certaines demandes d’asile masculines, notamment celles tenant à l’orientation sexuelle où l’intime est, là encore, évidemment en cause.
Au demeurant, celui ou celle qui douterait de l’absence de référence faite au sexe ou au genre, au sein des dispositions procédurales mettant en œuvre le droit de la protection internationale, pourrait se livrer une cette simple expérience pratique : celle de recenser les occurrences du terme « femme » dans le CESEDA, qui s’avèrent, en définitive, très rares. On extirperait essentiellement les articles L. 522-1 et 522-3 qui concernent l’évaluation de la vulnérabilité opérée par l’OFPRA à la suite de la présentation de la demande d’asile, examen mené en vue de déterminer les besoins particuliers en matière d’accueil. Il y est indiqué que « l’évaluation de la vulnérabilité vise, en particulier, à identifier les mineurs, les mineurs non accompagnés, les personnes en situation de handicap, les personnes âgées, les femmes enceintes, les parents isolés accompagnés d’enfants mineurs, les victimes de la traite des êtres humains, les personnes atteintes de maladies graves, les personnes souffrant de troubles mentaux et les personnes qui ont subi des tortures, des viols ou d’autres formes graves de violence psychologique, physique ou sexuelle, telles que des mutilations sexuelles féminines ». L’énumération méritait d’être reproduite in extenso, parce qu’elle témoigne du fait qu’il est difficile, sinon impossible, de caractériser une vulnérabilité ontologiquement propre aux femmes, au seul contact du droit applicable. Il faut ainsi conclure que « femme étrangère » n’est pas une catégorie juridique nécessairement opératoire, et qu’elle tend à se fondre dans celles élaborées au titre des différentes vulnérabilités.
Une fois ce principal constat établi, il ne s’agirait pas toutefois de négliger les quelques dispositifs particuliers intégrés, depuis une dizaine d’années, au corpus normatif français, en particulier les innovations bienvenues, mais d’ambition relativement modeste, de la loi du 29 juillet 2015 relative à la réforme du droit d’asile, qui renforce la protection des femmes étrangères victimes de violences conjugales, des violences vécues pendant leur parcours d’exil, de la traite et la prostitution. L’une de ses principales concrétisations tient à la faculté reconnue au demandeur ou demandeuse d’asile de se présenter à l’entretien personnel à l’OFPRA « accompagné soit d’un avocat, (…) soit d’une association de défense des droits des femmes ou des enfants ou d’une association de lutte contre les persécutions fondées sur l’identité de genre ou l’orientation sexuelle »[5]. D’autres dispositifs qui n’intéressent pas spécifiquement la procédure de demande d’asile, mais constituent d’utiles prolongements en vue d’assurer une pleine effectivité des droits des demandeuses, auront également été mis en place, notamment celui concernant les places d’hébergement spécialisées pour femmes demandeuses d’asile et réfugiées vulnérables, qui repose tout à la fois sur l’objectif d’une mise à l’abri sécurisée et d’un accompagnement dédié. Aussi salutaires soient-ils, ces dispositifs demeurent encore relativement méconnus et ainsi insuffisamment appliqués.
III. La faible adaptabilité du droit positif à nos questions nous incite, dans un dernier mouvement, à faire un pas de côté, et à se distancier de la seule énonciation des règles juridiques, pour nous intéresser à la façon de les appliquer, et de les interpréter, lorsque la vulnérabilité est féminine et que sont en cause les droits ou règles procéduraux. Les quelques remarques qui ouvraient notre propos ont effectivement fait état d’un besoin d’ajustement des instruments juridiques, et celui-ci a, depuis, été pris en compte par certaines institutions. Il convient essentiellement d’évoquer, à ce propos, les travaux du Haut-commissariat aux réfugiés qui, à différents niveaux, éclairent les problématiques tenant à la situation des femmes réfugiées et demandeuses d’asile, et recommandent aux pouvoirs publics de privilégier certaines approches. Citons en particulier le Manuel, édité en 2008, pour la protection des femmes et des filles, qui concrétise et prolonge une volonté déjà exprimée à la fin des années 1990, de développer et promouvoir une approche sexo-spécifique, même si l’Agence aura, dès cette époque, eu à cœur de préciser que toute approche de cette nature ne doit pas aboutir à discriminer et à couvrir « les besoins d’une seule fraction spécifique de la population telle que les femmes, et à mettre au point des projets distincts pour les femmes »[6]. Tel que l’entend le HCR, la « sexo-spécificité » repose sur le postulat que les expériences masculines et féminines au titre de persécutions subies ou redoutées, divergent les unes des autres, et qu’il s’agit ainsi, idéalement, d’évaluer pour chaque politique et chaque législation nationale intéressant les questions d’asile, leur réception et leurs incidences aussi bien pour les femmes que pour les hommes. Comme l’indique l’Agence, « le but ultime est d’atteindre l’égalité entre les sexes »[7].
Sur cette base, les travaux du Haut-Commissariat développent toute une série d’analyses qui s’avèrent particulièrement éclairantes des difficultés qu’expérimentent les femmes en particulier, et à l’aune desquelles doit être pensée l’organisation de la procédure d’asile et ajustées les règles juridiques qui y concourent. Le Guide de 2008, auquel il faut également associer l’Outil d’examen de la vulnérabilité[8] publié en 2016, évoque notamment, à ce même propos, « la vaste culture de négligence et de déni à propos de la violence faite aux femmes et aux filles », partout dans le monde[9], et révèle que celles-ci demeurent confrontées à des défis supplémentaires pour obtenir l’asile, et même ne serait-ce que pour accéder à la procédure, les facteurs de complications étant d’ordre divers mais se cumulant. Il en va notamment de ceux liés aux contextes sociaux d’origine, et de façon générale à la minoration de la parole des femmes dans de nombreuses sociétés, mais aussi plus spécifiquement aux cas de refus de la part de l’entourage familial, d’enregistrer la jeune fille auprès de l’Agence, afin, le plus souvent, d’éviter de se priver de la possibilité d’un mariage imposé et du bénéfice d’une dot. Ce serait encore, pour donner d’autres illustrations, le cas d’employeurs disposant de ces femmes, jeunes ou moins jeunes, comme domestiques non payées, et qui trouveraient également un intérêt à ne pas les voir s’émanciper. L’Outil de 2016 insiste également sur les risques attachés à la pratique de rétention administrative des femmes par les autorités de l’Etat d’accueil, plus particulièrement des femmes enceintes ou allaitant leurs jeunes enfants. Le document recommande, en présence de ce type de facteurs de vulnérabilité, de trouver des alternatives à la détention, mais aussi aux risques d’abus et de violence auxquels exposent, de façon plus ordinaire, le séjour des femmes dans les centres de réception collectifs. Ces éléments n’intéressent sans doute pas directement la procédure et les droits qui s’y trouvent attachés, mais l’on conviendra qu’ils perturbent nécessairement leurs conditions d’exercice, et la restitution des craintes de persécution invoquées au soutien de la demande d’asile. Ces quelques remarques devraient, à plus forte raison, être reproduites, et même accentuées, au sujet des femmes et filles « encampées ». Le passage du Guide de 2008 qui est y consacré est tout à fait éloquent, faisant état des différents risques associés à ces séjours, « de plus en plus longs dans les camps [de réfugiés], qui sont souvent situés dans des zones peu sûres et peuvent faire l’objet d’attaques transfrontalières ». Ainsi qu’il est par la suite mentionné, parmi d’autres facteurs de vulnérabilité, « le manque d’intimité et d’occasions de gagner sa vie, une participation limitée dans les processus de prise de décision, ainsi qu’un accès restreint aux droits fondamentaux mènent à une foule de risques de protection pour les femmes et les filles. La violence sexuelle et sexiste, y compris la violence domestique et l’abus d’alcool, augmente dans ce genre de situation. Les femmes et les filles peuvent être attaquées quand elles cherchent du bois de chauffe ou de l’eau en dehors du camp. Le manque de systèmes judiciaires, ou les biais qu’on y trouve et/ou dans les dispositifs de justice traditionnels les laisse souvent sans réparation ou alors ils ont pour conséquences davantage de stigmatisation et de discrimination. Comme les ressources financières sont épuisées, les adolescentes sont mariées de plus en plus jeunes. Pour certaines femmes et certaines filles, les rapports sexuels en vue de survivre deviennent le seul moyen de subvenir à leurs besoins et à ceux de leur famille. En outre, dans les situations de déplacement à l’intérieur d’un pays, l’accès humanitaire, notamment aux femmes et aux filles, est souvent plus limité. Les femmes et les filles déplacées à l’intérieur de leur propre pays sont aussi plus susceptibles d’être prises au milieu du conflit, avec tous les risques qu’il comporte, notamment les raids répétés, les enlèvements, le recrutement militaire forcé ainsi que la violence sexuelle et sexiste »[10]. Ce seul extrait suffit ainsi à mesure l’ampleur de la tâche à accomplir dans le but de sécurités ces femmes et jeunes filles.
Pour quitter les confins de la procédure, et finalement approcher le cœur de celle-ci, certaines directives du Haut-Commissariat ont pour objet le déroulé de la procédure d’asile. Elles intéressent essentiellement les techniques d’interaction et d’interrogation utilisées par les autorités nationales, avec les demandeuses d’asile, notamment au moment de l’entretien à l’OFPRA ou de l’audience à la Cour nationale du droit d’asile. Ici demeure, en effet, une autre source de vulnérabilité qui s’attache d’ailleurs aussi bien aux femmes qu’aux hommes : le fait de devoir parler de ce que l’on a subi pour en obtenir la reconnaissance. Le recueil de la parole fait revivre à celui ou celle qui l’exprime, le traumatisme subi. A ce sujet, le HCR a récemment mené une évaluation intéressant la qualité du traitement des procédures d’asile introduites en France (l’étude, récente, date de juin 2024), afin de considérer les méthodes, notamment les techniques d’entretien, employées par les officiers de protection de l’OFPRA dans leurs interactions avec les requérantes et requérants. L’enquête s’inscrit sous le registre des bonnes pratiques, qui peuvent aboutir à recommander certaines adaptations dans la conduite de la procédure et même, à terme, modifier le contenu du droit positif national. L’auteur de ces lignes a lui-même participé à cette mission. Ainsi, l’une des premières questions de la grille d’évaluation fournie par l’Agence tenait précisément au fait de savoir si « la demande d’asile invoquait des violences liées au genre », que ce soit par exemple au titre d’un mariage forcé, ou de mutilations sexuelles féminines, l’ensemble de ces situations conduisant à recommander le choix d’une femme examinatrice (à l’OFPRA), en s’en tenant à l’idée qu’il serait plus difficile de s’épancher sur des abus, des violences qui mettent en jeu l’intime, devant des hommes, compte tenu du fait que la très grande majorité des actes de violences sexistes et sexuelles sont, aujourd’hui, accomplis par des hommes. Ces préoccupations seront plus généralement celles de tenir compte « des besoins particuliers résultant de vulnérabilités dans l’organisation de l’entretien », ce qui conduirait tout autant à déterminer le choix du sexe de l’interprète, ainsi que celui des tiers autorisés à assister à l’entretien, que nous avions précédemment et très brièvement mentionnés.
Si elle pointe ainsi les besoins particuliers que les femmes et les filles peuvent ressentir, en considération de leur passé et des traumatismes qu’il serait de nature à générer, l’enquête aborde de façon compréhensive le respect des devoirs de neutralité et d’impartialité, ainsi que les possibilités effectivement laissées aux requérants, de s’exprimer librement, sur la base de questions ouvertes, et durant un laps de temps suffisant. On l’aura aisément compris, le tout invite, du côté des examinateurs, à un effort d’acculturation à la prise de parole des personnes, hommes et femmes, victimes de mauvais traitements et sollicitant l’asile, et à la nécessité de mesurer les effets de distorsion que les traumatismes subis peuvent créer dans la façon de raisonner et de s’exprimer, et plus généralement dans le rapport que les victimes entretiennent au monde, et aux autres. L’approche sexo-spécifique n’apparait pas clairement ici, car les mêmes difficultés à se raconter se poseront nécessairement à des hommes, notamment ceux victimes de violences sexuelles ou risquant d’être persécutés en raison de leur orientation sexuelle. Il reste que la question du sexe ou du genre demeure l’un des principaux points d’entrée dans une meilleure prise en considération des droits procéduraux qui, comme le montre notre exemple, ne dépendent pas seulement des principes et règles de droit positif applicables aux autorités nationales de l’asile et à la conduite des procédures introduites auprès d’elles.
[1] Voir les contributions précédentes ou suivantes qui pointent le défaut de sexo-spécificité des règles juridiques (à identifier).
[2] voir à ce sujet, supra, contribution MLBG
[3] A s’en tenir aux éléments d’explication livrés par le HCR, cette approche fondée sur les itinéraires propose « un ensemble d’interventions globales, ciblées et coordonnées par les Etats, le HCR, l’OIM, d’autres agences des Nations Unies, des partenaires de la société civile, des organisations de migrants et de réfugiés et d’autres parties prenantes, le long des routes principales, (…), interventions [qui] visent à réduire les risques attachés à ces routes migratoires, et les souffrances humaines qui en découlent (…) tout en aidant les États à gérer les défis liés aux mouvements irréguliers, y compris le retour, conformément à leurs obligations internationales » (HCR, « A Route-Based Approach: Strengthening Protection and Solutions in the Context of Mixed Movements of Refugees and Migrants », Juin 2024 https://www.refworld.org/policy/strategy/unhcr/2024/en/148087).
[4] Article L. 531-11 du CESEDA.
[5] Article L531-15 du CESEDA.
[6] HCR, Comité exécutif du programme du Haut-Commissaire, Les femmes réfugiés et une approche sexo-spécifique, EC/49/SC/CRP.22, 3 septembre 1999 (https://www.unhcr.org/sites/default/files/legacy-pdf/4b30a702e.pdf)
[7] Ibid.
[8] HCR, Outil d’examen de la vulnérabilité. Déterminer et prendre en compte les situations de vulnérabilité : outils pour les systèmes d’asile et de migration, 2016 (« UNHCR and IDC (2016), Vulnerability Screening Tool – Identifying and addressing vulnerability: a tool for asylum and migration systems »).
[9] Guide précité, avant-propos d’A. Guterres, p. i.
[10] Ibid., p. 12.