Handicap : accessibilité et principe d’égalité
L’accessibilité des bâtiments aux personnes handicapées : vers une mutation du principe d’égalité ?
Par François Cafarelli
En matière d’accessibilité des bâtiments aux personnes handicapées, le droit européen a été à l’origine de l’édiction de normes nationales garantissant une réelle protection des droits des personnes handicapées et manifestant la mise œuvre d’une conception matérielle de l’égalité. Face aux tentatives de remise en cause du cadre juridique favorisant une meilleure accessibilité, le Conseil d’Etat et le juge constitutionnel ont développé une jurisprudence volontariste qui fait écho à cette conception matérielle de l’égalité.
Le principe d’égalité occupe, en droit national, une place privilégiée. Il s’agit d’un principe fondateur de notre ordre juridique et garant de sa cohérence. Dans un tel contexte il n’est pas surprenant de remarquer que les juridictions nationales, et plus spécifiquement le Conseil constitutionnel et le Conseil d’Etat ont toujours manipulé ce principe avec une infinie précaution, afin d’en maîtriser les implications.
Cette prudence s’est traduite par l’adoption d’une définition formelle du principe d’égalité. Ainsi, tant pour le Conseil constitutionnel (Cons. const., déc. 7 oct. 2011, n° 2011-175 QPC) que pour le Conseil d’Etat (CE, Ass., 28 mars 1997, Société Baxter et autres : Rec., p. 1140 ; RFDA 1997, p. 450, concl. Bonichot, note F. Melin-Soucramanien ; voir encore CE, 24 août 2011, n° 332876, Association Vaincre l’autisme), le principe d’égalité impose au législateur et aux autorités administratives de traiter de façon identique des situations identiques mais leur laisse la simple faculté de traiter de façons différentes des situations différentes. Une règle est alors conforme au principe d’égalité dès lors qu’elle est la même pour tous. Une telle définition ne coïncide pas avec la définition plus volontariste du principe d’égalité, d’ailleurs reformulé à travers un principe de non discrimination, retenue par la Cour de Justice de l’Union Européenne ou la Cour Européenne des Droits de l’Homme (M. Auvray, Le dialogue entre Conseil d’Etat et Cours européennes – L’exemple significatif du principe d’égalité, Thèse dactyl., Montpellier I, 2009). Pour ces deux dernières, si le principe de non discrimination impose le traitement identique des situations identiques, il impose avec autant de force le traitement différent des situations différentes. Il existe ainsi, au sein la jurisprudence de ces deux Cours, une notion d’action positive ou d’obligation positive qui impose aux pouvoirs publics de mettre en œuvre une conception moins formelle et donc plus matérielle (ou substantielle) de l’égalité.
Cette analyse des positions des juridictions nationales et européennes est toujours d’actualité. En 2007, dans le cadre de l’arrêt Arcelor (CE, Ass., 8 février 2007, Sté Arcelor Atlantique et Lorraine et autres, n° 287110 : Rec. p. 55 ; RFDA 2007, p. 384, concl. Guyomar ; AJDA 2007, p. 577, chron. Lenica et Boucher ; DA mai 2007, étude Gautier et F. Melleray ; Europe mars 2007, p.5, comm. D. Simon ; JCP G 2007.II.10049, note Cassia ; JCP A. 2007, p. 2081, note G. Drago ; RTDE 2007, n°2, note Cassia ; LPA 28 fév. 2007, comm. Chaltiel ; RTD civ., 2007, p. 80, comm. Encinas de Munagorri, RMCUE 2007, p. 335, comm. Chaltiel ; JCP G 2007.I.166, §2, obs. Plessix ; RFDA 2007, p. 564, note Levade, p. 578, note Magnon, p. 601, note Roblot-Troizier ; LPA 8 juillet 2007, note Chrestia ; RTD civ. 2007, p. 299, comm. Rémy-Corlay ; RDP 2007, p.1031, note J. Roux ; D. 2007. Jur. 2272, note M. Verpeaux, GAJA n° 116), le Conseil d’Etat a eu l’occasion de rappeler avec détermination son attachement à la jurisprudence Baxter. La Cour de justice, qui a eu à se prononcer sur la question préjudicielle adressée par le Conseil d’Etat dans le cadre de cette affaire, n’a pas jugé utile de remettre en cause, frontalement, la conception nationale du principe d’égalité (CJCE, 16 décembre 2008, aff. C-127/07, Sté Arcelor Atlantique et Lorraine e.a. : RAE 2007-2008, p. 741, note Cafarelli ; Europe 2010, n° 5, comm. 151, note D. Simon ; AJDA 2009, p. 245 ; Environnement, 2009, n° 3, p. 25, note C. Vial). Celle-ci a privilégié la voie du dialogue des juges et compte assurément sur l’influence déterminante du principe de primauté pour pousser la juridiction nationale à modifier sa position. En effet, si les juridictions françaises n’ont pas repris à leur compte les notions d’action ou d’obligation positives, si elles ont longtemps refusé d’adopter une attitude comminatoire à l’encontre du législateur ou des autorités administratives afin de les contraindre à faire prévaloir une conception plus matérielle du principe d’égalité, le droit européen a été et demeure le vecteur efficace de la diffusion d’une conception plus volontariste de l’égalité à laquelle les juridictions nationales ne peuvent rester indifférentes.
Une telle analyse se vérifie particulièrement en matière d’accessibilité des bâtiments aux personnes handicapées. En effet, dans ce domaine, le droit européen, particulièrement sensible à la nécessité de lutter contre les discriminations fondées sur le handicap, a été à l’origine de l’édiction de normes nationales garantissant une réelle protection aux personnes handicapées et manifestant la mise œuvre d’une conception matérielle de l’égalité (I). Cette évolution est confortée par l’action du juge. Lorsque le Conseil d’Etat ou le juge constitutionnel se sont prononcés sur la traduction nationale de ces exigences européennes, ils ont fait valoir, de façon indirecte, une conception peu formelle de l’égalité qui appelle peut-être une reformulation du principe d’égalité (II).
I – Le renforcement textuel d’une conception plus matérielle du principe d’égalité
La question de l’accessibilité aux personnes handicapée a fait l’objet d’une règlementation européenne promouvant une conception très matérielle de l’égalité. L’influence déterminante du droit européen a ainsi pu permettre de renforcer le cadre juridique national en matière d’accessibilité, non sans rencontrer quelques résistances.
Une influence européenne déterminante
Dans un communiqué du 13 octobre 2011, le ministre du développement durable a annoncé que le comité national du Fonds pour l’insertion des personnes handicapées dans la fonction publique avait décidé d’appliquer le plan pluriannuel d’accessibilité des lieux de travail de la fonction publique. Cette annonce récente manifeste l’existence d’une volonté affichée du gouvernement de se saisir de la question de l’accessibilité des bâtiments pour les personnes handicapées. Elle fait suite à la diffusion d’autres signaux manifestant l’intérêt du gouvernement pour cette problématique. On peut ainsi évoquer la création par le décret n° 2010-124 du 9 février 2010 de l’observatoire interministériel de l’accessibilité et de la conception universelle ainsi que la création, par le décret n° 2009-1367 du 6 novembre 2009, du comité interministériel du handicap ainsi que celle, au mois de juin 2010, d’une Délégation ministérielle à l’accessibilité.
Cependant, il ne faut pas s’y tromper. S’il faut donner acte aux autorités françaises de la mise en place d’outils juridiques permettant de favoriser l’accessibilité des bâtiments aux personnes handicapées, il faut également relever que ces actions nationales sont intervenues sous la contrainte nécessaire du droit européen.
En effet, en matière d’accessibilité aux personnes handicapées, l’article 49 de la loi n° 75-534 du 30 juin 1975 d’orientation en faveur des personnes handicapées avait fait l’objet d’une formulation qui invitait certes à l’adoption de dispositions architecturales permettant de rendre les bâtiments accessibles aux personnes handicapées, mais qui attirait plus particulièrement l’attention des pouvoirs publics sur « les locaux scolaires, universitaires et de formation ». Ainsi, même si cette liste de locaux était précédée de l’adverbe « notamment », elle a été comprise, dans les faits, comme une liste de bâtiments prioritaires, aux dépens d’autres catégories de bâtiments.
C’est la directive 2000/78/CE du Conseil du 27 novembre 2000 portant création d’un cadre général en faveur de l’égalité de traitement en matière d’emploi et de travail qui va réellement établir une obligation générale d’accessibilité. Aux termes de cette directive, une « discrimination indirecte se produit lorsqu’une disposition, un critère ou une pratique apparemment neutre est susceptible d’entraîner un désavantage particulier » pour des personnes handicapées. Néanmoins, une telle discrimination indirecte ne peut être constatée lorsque l’employeur ou toute personne ou organisation est obligé, « en vertu de la législation nationale de prendre des mesures appropriées afin d’éliminer les désavantages qu’entraîne cette disposition, ce critère ou cette pratique ». Le champ d’application de la directive s’étend à « toutes les personnes, tant pour le secteur public que pour le secteur privé, y compris les organismes publics ». S’agissant de la nature de l’obligation imposée par la directive, il faut se reporter à l’article 5 qui dispose : « Afin de garantir le respect du principe de l’égalité de traitement à l’égard des personnes handicapées, des aménagements raisonnables sont prévus. Cela signifie que l’employeur prend les mesures appropriées, en fonction des besoins dans une situation concrète, pour permettre à une personne handicapée d’accéder à un emploi, de l’exercer ou d’y progresser, ou pour qu’une formation lui soit dispensée, sauf si ces mesures imposent à l’employeur une charge disproportionnée ». On perçoit bien que l’exigence ainsi formulée va bien au-delà de celle portée par la loi du 30 juin 1975 et implique la garantie de l’accessibilité à tous les bâtiments, exceptés les logements individuels.
Cette directive a fait l’objet d’une transposition à travers la loi n° 2005-102 du 11 février 2005 pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées. Ce texte est notamment à l’origine de la reformulation de l’article L.111-7 du Code de la construction et de l’habitation (ci-après CCH) qui, jusqu’alors, avait codifié l’article 49 de la loi n° 75-534 du 30 juin 1975. Celui-ci dispose désormais que « les dispositions architecturales, les aménagements et équipements intérieurs et extérieurs des locaux d’habitation, qu’ils soient la propriété de personnes privées ou publiques, des établissements recevant du public, des installations ouvertes au public et des lieux de travail doivent être tels que ces locaux et installations soient accessibles à tous, et notamment aux personnes handicapées, quel que soit le type de handicap, notamment physique, sensoriel, cognitif, mental ou psychique ». Ce nouvel énoncé s’inspire clairement de la directive du 27 novembre 2000 en érigeant l’accessibilité aux bâtiments en règles impérative de portée générale.
Des réticences nationales persistantes
La loi de 2005, incontestablement, a conforté la politique de lutte contre les discriminations fondées sur le handicap. En matière d’accessibilité, elle est venue créer des outils permettant d’exiger une véritable adaptation de la configuration des bâtiments. Néanmoins, force est de constater que la mise en œuvre de cette loi a soulevé de nombreuses difficultés et continue à rencontrer des forces de résistance.
Ainsi, le législateur lui même n’est pas à l’abri de ses propres contradictions. Par deux fois au moins, il a tenté de limiter la portée de la loi du 11 février 2005. Tel fut le cas à travers la loi de finances rectificative pour 2009 dont l’article 53 modifiait l’article L.112-1 du code de l’urbanisme et l’article L.111-7-1 du CCH en instituant des possibilités d’octroi de dérogations aux règles de l’accessibilité des bâtiments et des logements nouveaux aux personnes handicapées. Cette démarche du législateur, constitutive d’un cavalier législatif, fut logiquement censurée par le Conseil constitutionnel (Cons. const., déc. 29 déc. 2009, n° 2009-600 DC : AJDA 2010, p. 7 ; Constitutions 2010, p. 277 et p. 283, note A. Barilari) mais on retiendra la volonté d’assouplir le cadre juridique ébauché par la loi du 11 février 2005.
Plus récemment, la loi n° 2011-901 du 28 juillet 2011 visant à améliorer le fonctionnement des maisons départementales des personnes handicapées a modifié l’article L.111-7-1 du CCH en y ajoutant deux alinéas établissant la possibilité de recourir à des mesures de substitution en cas d’impossibilité technique de remplir les exigences légales. Le débat relatif à cette loi a été l’occasion, pour certains parlementaires, de mettre au jour leur hostilité aux contraintes imposées par la loi du 11 février 2005. La sénateur P. Blanc, auteur de la proposition de loi, a justifié sa démarche en invoquant le principe de réalité (AJDA 2010, p. 2022). Celui-ci explique sans ambages que « l’éthique de conviction impose la démolition des bâtiments concernés mais l’éthique de responsabilité, c’est-à-dire le principe de réalité, s’y oppose ». Et le rapporteur du texte d’ajouter que c’est « la mort dans l’âme » que ces dérogations au principe d’« accès de tous à tout » ont été prévues pour donner une base légale à celles déjà constatées. Certes, cette tentative des sénateurs de remettre en cause la portée de l’exigence d’accessibilité sera censurée par le Conseil constitutionnel dans sa décision n° 2011-639 du 28 juillet 2011, mais l’existence et l’actualité de telles démarches témoignent de toute la sensibilité des questions relatives à une définition plus concrète de l’égalité.
L’action du pouvoir règlementaire en la matière peut elle aussi faire l’objet de critiques dès lors que certains décrets d’application de la loi de 2005 ont eu pour objet de limiter l’intensité des contraintes juridiques en matière d’accessibilité.
A titre d’exemple, le décret n° 2006-555 du 17 mai 2006 est venu fixer au 1er janvier 2015 la date à partir de laquelle tous les bâtiments publics devront effectivement respecter les exigences de la loi du 11 février 2005. Autrement dit, un délai de 15 années aura été laissé aux autorités publiques pour tirer les conséquences de la directive du 27 novembre 2000. Par ailleurs, ce décret prévoyait également, dans le cadre des articles R.111-18-3, R.111-18-7 et R.111-19-6 du CCH, la possibilité d’autoriser le représentant de l’Etat dans le département à accorder des dérogations à l’exigence d’accessibilité pour les bâtiments neufs. Or, seuls les articles L.111-7-2 et L.111-7-3 du CCH envisagent certaines possibilités de dérogation aux règles relatives à l’accessibilité des logements aux personnes handicapées et les limitent aux travaux sur des bâtiments existants. La volonté du pouvoir règlementaire d’ajouter de nouvelles possibilités de déroger aux principes posés par la loi du 11 février 2005 est donc manifeste et doit être prise en considération même si le juge viendra la remettre en question (CE, 21 juill. 2009, n° 295382 et 298315, Association nationale pour l’intégration des personnes handicapées moteurs : JCP N 2009, act. 592, obs. M.-Ch. Rouault ; AJDA 2009, p. 1466).
De la même façon, le décret du 21 octobre 2009, partiellement annulé par le Conseil d’Etat (CE, 1er juin 2011, n° 334892 et 334893, Association d’entraide des polios et handicapés et a. : JCP G 2011, act. 996, note Y. Dagorne-Labbe), entendait insérer de nouveaux articles R.4214-26 à R. 214-27 dans le code du travail afin de prévoir la possibilité de dérogations au principe de l’accessibilité aux travailleurs handicapés des lieux de travail aménagés dans un bâtiment neuf ou dans la partie neuve d’un bâtiment existant.
L’examen de l’attitude du législateur et du pouvoir règlementaire face à la nécessité de garantir une parfaite accessibilité aux bâtiments révèle qu’en dépit d’avancées importantes réalisées sous l’influence déterminante du droit européen, il subsiste de nombreuses réticences à la mise en place d’une véritable conception formelle de l’égalité. Cette attitude a sans doute été encouragée par une jurisprudence administrative et constitutionnelle peu encline à contraindre les pouvoirs normatifs à traiter différemment les situations différentes. Cependant, en matière d’accessibilité, il est très clair que la boussole juridictionnelle pointe aujourd’hui dans une direction sensiblement différente. Même si, pour l’heure, la définition du principe d’égalité reste inchangée, sa mise en œuvre se révèle beaucoup plus nuancée et, de façon indirecte, dessine les contours d’une égalité moins formelle et donc plus matérielle.
II – L’affirmation jurisprudentielle d’une conception moins formelle du principe d’égalité
L’examen de la jurisprudence ne permet pas d’affirmer que les juridictions administrative et constitutionnelle ont abandonné la définition classique du principe d’égalité. Les décisions les plus récentes rappellent toutes la simple faculté, pour les autorités créatrices de droit, de traiter de façon différente des situations différentes. Néanmoins, au-delà de cette apparente continuité, la portée traditionnelle du principe d’égalité a commencé à se modifier. Quelques décisions, intervenant dans des domaines sensibles du point de vue social, sont venue faire la preuve que les juridictions nationales pouvaient, lorsque cela s’avère nécessaire, mettre de côté une jurisprudence assumée mais parfois inadaptée. Plus singulièrement, en matière, d’accessibilité, même si la méconnaissance du principe d’égalité au sens d’une égalité matérielle n’est pas directement envisagée, le traitement très rigoureux des conséquences d’une telle discrimination indirecte fondée sur le handicap permet de considérer que la définition du principe d’égalité est en cours de mutation.
La censure indirecte des applications trop formelles du principe d’égalité
La possibilité d’instaurer des discriminations afin de tenir compte des différences de situations a parfois été considérée par la doctrine comme étant inhérente au principe d’égalité. Le Conseil d’Etat lui-même a pu faire écho à ces propos, dans son rapport de 1996 (Conseil d’Etat, Rapport public 1996, Sur le principe d’égalité, La documentation française, EDCE 1997, n° 48, p. 43), en affirmant que « la prise en compte des différences de situation est en cohérence interne avec le principe d’égalité » et que « mises à part les distinctions interdites des différences de fait emportent des différences de droit tandis que l’égalité des situations appelle l’égalité des droits ». La mutation du principe d’égalité pouvait ainsi apparaitre imminente mais, pour l’heure, rien n’a changé. Des décisions manifestant une conception plus matérielle existent, certes, mais elles sont peu nombreuses. En outre, elles n’envisagent pas directement la violation du principe d’égalité mais tendent à censurer l’action du pouvoir règlementaire qui aurait mal traduit la volonté du législateur de garantir une égalité réelle.
Le Conseil d’Etat a ainsi innové dans un arrêt du 6 février 2004, Association La raison du plus faible (CE, 6 fév. 2004, n° 255111 : AJDA 2004, p. 1096, note H. Rihal), en jugeant que le Syndicat des Transports de l’Ile-de-France avait commis « une erreur manifeste d’appréciation en excluant [la carte orange] des réductions tarifaires mises en œuvre en application des dispositions » de la loi SRU. En matière de handicap, le juge administratif a développé une jurisprudence exigeante visant à favoriser la compensation du handicap dans le cadre du principe d’égal accès à la fonction publique ou au service public. C’est ainsi que dans une décision Monnier (CE, 30 avril 2004, n° 254106 : Rec., p. 572 et 712 ; AJDA 2004, p. 1718, note E. Aubin ; RDSS 2004, p. 977, note R. Fontier) il a censuré le refus opposé à une candidate handicapée à un poste de professeur d’éducation physique et sportive, au motif que l’administration avait à tort écarté la possibilité de réaliser des aménagements de poste susceptibles de lui permettre d’assurer de telles fonctions. De la même façon, par une ordonnance de référé du 9 mars 2007 (CE, ord., n° 302182 : Rec., p. 1886 ; AJDA 2007, p. 1367 note T. Gründler ; AJ pénal 2007, p. 191, obs. E. Péchillon ; Rev. science crim. 2007, p. 350, chron. P. Poncela), la Haute juridiction a jugé que l’Assistance Publique-Hôpitaux de Paris avait une obligation de rechercher une solution particulière permettant d’orienter un détenu âgé, souffrant d’un ensemble de pathologies invalidantes et se déplaçant en fauteuil roulant, vers un structure adaptée à son état. Enfin dans une importante décision M. et Mme Laruelle (CE, 8 avr. 2009, n° 311434 : Rec., p. 136 ; AJDA 2009, p. 678 ; ibid, p. 1262, concl. R. Keller ; D. 2009, p. 1508, obs. C. De Gaudemont, note P. Raimbault ; RDSS 2009, p. 556, note H. Rihal ; RDP 2010, p. 197, comm. T. Bompard) le conseil d’Etat a rappelé la stricte obligation qui incombe à l’Etat, au titre de sa mission d’organisation générale du service public de l’éducation, de prendre l’ensemble des mesures et de mettre en œuvre les moyens nécessaires pour que le droit d’accéder à l’éducation aient, pour les enfants handicapés, un caractère effectif.
En matière d’accessibilité, dans le droit fil de cette jurisprudence, le Conseil d’Etat a mis en cause les carences de l’Etat dans la mise en œuvre de la loi de 2005. Dans la décision Mme Bleitrach (CE, Ass., 22 oct. 2010, n° 301572 : RFDA 2011 p. 141, concl. Roger-Lacan ; AJDA 2010, p. 2020 et 2207, chron. D. Botteghi et A. Lallet ; DA 2010, comm.162, E. Busson ; JCP G 2010, 1284, note Y. Dagorne-Labbe RDSS 2011, p. 151, note H. Rihal ; JCP A 2011, act. 2186, note M.-E. Baudoin), il a imposé l’indemnisation d’un préjudice résultant, pour une avocate handicapée, des difficultés récurrentes et souvent humiliantes d’accès à certains palais de justice. Là encore, la source de l’obligation de garantir l’accessibilité est à rechercher dans la loi, et plus particulièrement celle du 11 février 2005. Ainsi, à aucun moment le Conseil d’Etat ne se prononce directement sur un moyen tiré de la violation du principe d’égalité. Il ne fait cependant aucun doute que cette solution ne peut être comprise qu’en résonnance avec ledit principe, notamment parce que le régime de responsabilité retenu a été celui de la responsabilité sans faute, pour rupture d’égalité devant les charges publiques.
Enfin, très récemment, la question de l’accessibilité des personnes handicapées aux bâtiments a à nouveau donné l’occasion au Conseil d’Etat de promouvoir une conception moins formelle du principe d’égalité (CE, 11 juin 2011, préc.).
Le Conseil constitutionnel, pour sa part, a rarement rendu des décisions qui remettent en cause la conception stricte du principe d’égalité (voir par exemple : Cons. Const., déc. 25 juillet 1989, n° 89-257). Néanmoins, la décision n° 2011-639 DC du 28 juillet 2011 (préc.) relative à la loi tendant à améliorer le fonctionnement des maisons départementales des personnes handicapées révèle la prise en compte d’une conception volontariste de l’égalité. Le Conseil y a censuré l’article 19 de la loi par lequel le législateur confiait au pouvoir réglementaire le soin de « fixer les conditions dans lesquelles des mesures de substitution peuvent être prises afin de répondre aux exigences de mise en accessibilité » prévues à l’article L. 111-7 du CCH. Il a estimé qu’une telle formulation ne délimitait pas suffisamment clairement l’étendue du pouvoir règlementaire, méconnaissant ainsi « l’objectif d’intelligibilité et d’accessibilité de la loi ». Indirectement, c’est bien de la portée du principe d’égalité dont il s’agit dès lors que le déficit d’intelligibilité de la loi est à l’origine d’une risque de voir le pouvoir règlementaire porter atteinte à l’exigence d’égalité réelle portée par la loi de 2005.
Vers une nouvelle formulation du principe d’égalité ?
Au vu de ce qui précède, il ne fait guère de doute qu’en matière d’accessibilité, le Conseil d’Etat et le juge constitutionnel assurent la protection d’une conception matérielle de l’égalité, telle que portée par la loi de 2005, face aux attaques récurrentes du législateur et du pouvoir règlementaire. Dès lors, il est possible de s’interroger sur les développements à venir de la jurisprudence mettant en jeu le principe d’égalité. La possibilité d’une mutation de la définition du principe d’égalité, dans le sens d’un rapprochement avec sa définition européenne, n’est pas à exclure. Le rapporteur public C. Roger-Lacan, concluant dans l’affaire Blaitrach attirait l’attention de la juridiction sur ce point en affirmant que si elle identifiait une discrimination indirecte à l’égard des personnes handicapées et cherchait à imposer des solutions concrètes aux difficultés posées par le handicap, elle devrait aller « nécessairement au-delà des principes généraux qui résultent de [la] jurisprudence Baxter ». Autrement dit, la conception du principe d’égalité qui se dégagerait de la solution proposerait nécessairement de tendre vers une obligation de traiter différemment des situations différentes. Le Conseil d’Etat ayant choisi de suivre le rapporteur public sur ce point en faisant droit aux demandes indemnitaires de la requérante, il faut bien convenir de l’amorce d’une possible évolution jurisprudentielle.
Le chemin à parcourir est cependant semé d’embuches. Il est très clair, en effet, que la mise en œuvre d’une conception matérielle de l’égalité va de paire avec des engagements budgétaires importants qu’il est d’autant plus difficile d’accepter que les finances publiques sont dans une situation délicate. En outre, du point de vue contentieux, autoriser des requérants à arguer du traitement identique de situations différentes se traduirait vraisemblablement par un afflux de nouveaux recours ainsi que par une complexification du travail juridictionnel. Enfin, l’attachement des juridictions nationales à une conception traditionnelle du principe d’égalité reste le marqueur de la singularité de notre ordre juridique, notamment par rapport à l’ordre juridique européen. Aussi, on peut s’attendre à ce que les juridictions nationales poursuivent sur la voie de la protection indirecte d’une égalité plus matérielle sans éprouver le besoin de changer la définition du principe d’égalité, et ce d’autant plus qu’une telle démarche apporte malgré tout une protection utile et efficace aux justiciables. La décision Association Vaincre l’autisme conforte cette appréciation, le Conseil d’Etat ayant clairement précisé, en contrepoint à la décision Laruelle, s’agissant de l’accès des personnes handicapées à l’enseignement, « que si le principe d’égalité en droit interne impose, en règle générale, de traiter de la même façon des personnes qui se trouvent dans la même situation, il n’en résulte pas pour autant qu’il oblige à traiter différemment des personnes se trouvant dans des situations différentes ; que, par conséquent, l’association requérante ne saurait utilement soutenir que le décret attaqué aurait méconnu ce principe en ne prévoyant pas de dispositions spécifiques pour les élèves souffrant de l’autisme ou de troubles envahissants du développement ». En l’espèce, contrairement aux décisions examinées précédemment, le principe d’égalité permet au juge de justifier son refus de reconnaitre la légitimité de nouvelles discriminations en faveur des autistes. Même si, du point de vue théorique, le principe d’égalité est encore défini comme excluant toute obligation de traiter différemment des situations différentes, on perçoit bien, en filigrane, que le juge cherche surtout à trouver une position équilibrée entre la garantie d’une plus grande prise en compte du handicap et la nécessité de ne pas multiplier à l’infinie les catégories juridiques et les régimes juridiques correspondants.
Cette solution, de notre point de vue, n’obère pas la possibilité d’une future évolution de la conception nationale du principe d’égalité. D’abord parce qu’une définition plus matérielle du principe d’égalité ne remettrait pas en cause cet équilibre mais uniquement la façon de le justifier. Ensuite parce que cette réserve du juge n’est pas sans rappeler celle observée à propos de la question de l’effet direct des directives européennes et dont on connait finalement l’issue. En définitive, la question ne serait donc pas de savoir si les juridictions nationales feront évoluer la définition du principe d’égalité, mais quand ?
Pour citer cet article : François Cafarelli, « L’accessibilité des bâtiments aux personnes handicapées : vers une mutation du principe d’égalité ? », RDLF 2011, chron. n°10 (www.revuedlf.com)
Crédits photo : Nicolas Raymond, stock.xchng