La participation dissimulée à un mouvement social interdit, sous couvert de certificats médicaux
Le juge administratif se prononce sur les conditions d’établissement d’une participation dissimulée à une grève interdite. Il fait une application originale de la théorie des formalités impossibles en dispensant l’administration de la formalité de la contre-visite et procède à un véritable aménagement de la charge de la preuve : l’administration doit établir une suspicion de participation dissimulée à une grève interdite et l’agent doit faire la preuve de la réalité du motif médical à l’origine de l’avis d’interruption de travail.
Anne Jennequin, Maître de conférences en droit public, Centre Droit Ethique et Procédures, Université d’Artois
Un surveillant pénitentiaire peut-il être malade pendant un mouvement social touchant massivement les prisons françaises ? La question peut surprendre tant le droit de la fonction publique est attaché à la protection sociale des fonctionnaires et agents publics et, en particulier, à leur droit au congé de maladie. Elle s’est pourtant posée avec beaucoup d’acuité à l’administration pénitentiaire lors du mouvement social – inédit par son ampleur – de janvier 2018.
Alors que toute cessation concertée du service est interdite par l’ordonnance du 6 août 1958 relative au statut spécial des fonctionnaires des services déconcentrés de l’administration pénitentiaire[1], plusieurs organisations syndicales avaient lancé un appel au blocage des établissements pénitentiaires pour protester contre l’agression de plusieurs surveillants par des personnes détenues. Particulièrement suivi, le mouvement avait provoqué une profonde désorganisation des établissements pénitentiaires (extractions différées, libérations retardées, sorties de cellules impossibles, accès perturbé aux activités et services communs). L’administration pénitentiaire avait même été contrainte de faire appel, dans certains établissements, à du personnel extérieur, aux forces de l’ordre ou aux élèves de l’Ecole nationale d’administration pénitentiaire pour rétablir une certaine continuité du service public.
Face à une telle participation à une grève interdite, l’administration pénitentiaire pouvait d’une part opérer des retenues sur traitement pour absence de service fait, d’autre part prononcer des sanctions disciplinaires lorsque « les faits sont susceptibles de porter atteinte à l’ordre public »[2]. Les circonstances rendaient toutefois particulièrement délicate la prise de telles mesures : de très nombreux surveillants absents du service au cours du mouvement social avaient en effet transmis à leur administration un avis d’interruption de travail leur ouvrant normalement droit à un congé de maladie. Doutant du bien-fondé de ces trop nombreux certificats médicaux, l’administration pénitentiaire a refusé les placements en congé de maladie sans faire procéder aux contre-visites normalement requises et estimé qu’il s’agissait au contraire d’une participation dissimulée à une grève interdite l’autorisant à décider de retenues sur traitement et/ou de sanctions disciplinaires. Elle a donc, dans le doute, fait le choix de faire primer l’interdiction de toute cessation concertée du service sur le droit des agents publics d’être malades et de bénéficier en conséquence d’un congé de maladie.
Le contentieux généré par ces mesures comptables et disciplinaires a conduit le juge administratif à se prononcer sur les conditions d’établissement de la participation dissimulée à une grève interdite. Les enjeux étaient de taille : il ne fallait pas laisser l’administration démunie face à des manœuvres visant à contourner l’interdiction de la grève et à échapper aux conséquences attachées au non-respect de cette interdiction ; il fallait garantir le droit au congé de maladie des agents réellement inaptes à l’exercice de leurs fonctions.
La solution retenue offre, quant à son processus d’énonciation, un bel exemple de co-construction d’une règle jurisprudentielle par les différents acteurs de la juridiction administrative. Après une série de jugements rendus par des tribunaux administratifs sur des recours pour excès de pouvoir et dispensant généralement l’administration pénitentiaire de la formalité de la contre-visite au regard de l’afflux massif d’arrêts de travail à laquelle elle devait faire face, le Conseil d’Etat se prononce sur la demande de provision introduite par un surveillant pénitentiaire et visant à obtenir le reversement des sommes retenues sur son traitement pour service non fait en dépit du certificat médical qu’il avait produit. Examinant le caractère non sérieusement contestable de l’obligation dont se prévalait l’agent, le Conseil d’Etat pose les premiers jalons de ce que pourrait être la solution à retenir sur le fond[3]. Le rapporteur public Monsieur Dutheillet de Lamothe examine lui-même dans ses conclusions les différentes options qui s’offriront au Conseil d’Etat lorsqu’il sera invité à se prononcer sur le fond, en prenant soin d’en relever les limites juridiques et les risques pratiques[4]. La Cour administrative d’appel de Bordeaux inaugure ensuite la règle jurisprudentielle applicable, dont la rédaction en des termes solennels et dégagés de toute considération d’espèce s’inspire largement des bases posées par le Conseil d’Etat quelques mois auparavant[5]. Les Cours administratives d’appel de Nancy[6] et Lyon[7] se rallient à cette solution, la cour de Nancy étendant d’ailleurs aux sanctions disciplinaires la règle posée initialement à propos de retenues sur traitement. Ces quelques applications contentieuses permettent de prendre la mesure de la solution jurisprudentielle et de ses effets et serviront, le moment venu, d’incubateur à la solution que le Conseil d’Etat reprendra ou amendera lorsqu’il en aura l’occasion.
Sur le fond, la solution retenue révèle une certaine acrobatie de la part de juges manifestement embêtés par la grande difficulté qu’il y a à prouver, face à un certificat médical dûment établi et transmis en temps utile à l’administration, la participation à un mouvement social interdit. Elle consiste en effet en un véritable aménagement de la charge de la preuve, à la manière de ce que le Conseil d’Etat avait pu mettre en place en matière de discrimination[8]. Constatant l’impossibilité pour l’administration d’établir la preuve de la participation à une grève interdite, le juge la dispense de cette preuve et répartit de manière originale la charge de la preuve : à l’administration pénitentiaire d’établir une suspicion de participation dissimulée à une grève interdite (I) ; à l’agent d’établir la réalité du motif médical à l’origine de l’avis d’interruption de travail (II).
I. L’établissement par l’administration d’une suspicion de participation dissimulée à une grève interdite
En principe, l’administration ne peut contester le bien-fondé du congé de maladie qu’en faisant procéder à une contre-visite. Tant qu’une telle contre-visite n’a pas été réalisée, l’agent est de plein droit en congé de maladie et ce à la date de l’établissement de l’avis d’interruption de travail.
Par exception, dès lors qu’elle se trouve dans des circonstances particulières révélant une cessation concertée du travail sous couvert de congés de maladie (A), l’administration est dispensée de l’obligation de demander une contre-visite en tant qu’elle est impossible à organiser en temps utile et est autorisée à faire cette contestation par tout moyen (B), le juge administratif faisant ici une application combinée originale de deux terrains distincts : celui de la fraude et celui des formalités impossibles.
A. Des circonstances particulières révélant une cessation concertée du travail sous couvert de congés de maladie
A l’instar des autres applications jurisprudentielles de la théorie des formalités impossibles, les circonstances particulières dans lesquelles se trouve l’administration sont déterminantes. Elles justifient autant qu’elles encadrent strictement la dispense de la formalité procédurale normalement requise.
Les circonstances de nature à dispenser l’administration de l’obligation de procéder à une contre-visite doivent remplir trois critères, les deux premiers dégagés par le Conseil d’Etat dans sa décision du 6 novembre 2019, le troisième ajouté par la Cour administrative d’appel de Bordeaux dans l’arrêt du 17 juin 2020.
Il doit d’abord s’agir d’une « administration où la cessation concertée du travail est interdite » : dans une telle hypothèse, il y a objectivement une raison de croire que le congé de maladie puisse être détourné de sa finalité, faute pour les agents de pouvoir exercer un droit de grève. S’agissant des fonctionnaires des services déconcentrés de l’administration pénitentiaire, l’ordonnance du 6 août 1958 interdit « toute cessation concertée du service, tout acte collectif d’indiscipline caractérisée »[9]. Le Conseil d’Etat a d’ailleurs souhaité donner une résonnance particulièrement importante à la règle ainsi dégagée, en formulant le principe non pas au regard de la seule administration pénitentiaire en cause dans l’espèce, mais au regard de toutes les administrations dans lesquelles la grève est interdite. Cette jurisprudence a donc vocation à s’appliquer à tous les corps pour lesquels des statuts spéciaux ont posé le principe d’interdiction de l’exercice du droit de grève tels que policiers, magistrats de l’ordre judiciaire ou encore militaires[10].
Cette administration doit ensuite être touchée par un « mouvement social de grande ampleur ». On peut supposer qu’une telle exigence ait deux facettes : il faut un mouvement national et suffisamment suivi par les agents pour mettre en péril la continuité du service public. Tel était le cas en janvier 2018. L’appel lancé par plusieurs organisations syndicales à bloquer les établissements pénitentiaires et à ne pas effectuer le service a été très suivi sur l’ensemble du territoire national, provoquant une désorganisation importante du service public pénitentiaire.
Enfin, à ces deux éléments, la Cour administrative d’appel de Bordeaux en a ajouté un troisième : un nombre important et inhabituel d’arrêts maladie doit avoir été adressé à l’administration sur une courte période, en dehors de toute épidémie. Ce critère est triple : il faut un afflux massif d’arrêts maladie, sans commune mesure avec une période normale ; ces arrêts doivent être produits dans un laps de temps très court, lequel coïncide avec le temps du mouvement social ; et ce recours massif sur une courte période aux arrêts maladie ne doit pas pouvoir s’expliquer par un contexte épidémique. Si cette formule n’apparaît pas dans la décision du Conseil d’Etat, l’idée n’en était pas moins déjà présente : la Haute juridiction relève en effet qu’un grand nombre d’agents absents au cours du mouvement social a présenté un certificat médical pour justifier leur absence et note que cela concerne, dans l’établissement où était affecté l’agent, 89 des 98 agents absents sur un effectif total de 122 surveillants. Pour établir le recours massif aux arrêts maladie, les cours administratives d’appel de Bordeaux[11] et Nancy[12] produisent elles aussi des chiffres assez édifiants. Elles se réfèrent d’une part au nombre d’agents absents au sein de l’établissement (86 agents sur les 143 du centre pénitentiaire de Villenauxe-la-Grande soit 60 % des agents) ou du service où est affecté l’agent (21 agents sur les 34 affectés au pôle de rattachement des extractions judiciaires). Elles relèvent d’autre part le nombre quotidien d’arrêts maladie pendant le mouvement social rapporté au nombre moyen d’un jour ordinaire de janvier, au sein de la direction interrégionale des services pénitentiaires (de 469 à 630 agents entre le 23 et le 29 janvier 2018 contre 90 en moyenne en période normale au sein de la DISP de Bordeaux ; 126 entre le 22 et le 31 janvier contre 86 en moyenne entre le 1er et le 20 janvier au sein de la DISP de Strasbourg), mais aussi pour la CAA de Nancy au sein de l’établissement (50,5 arrêts maladie par jour entre les 24 et 29 janvier contre 9,1 entre le 1er et le 20 janvier 2018). De son côté la Cour administrative d’appel de Lyon[13] ne produit aucune donnée chiffrée et se borne à relever la production d’un certificat médical par « un grand nombre d’agents » affectés à la direction interrégionale des services pénitentiaires de Dijon et, en particulier, à la maison d’arrêt de Dijon où étaient affectés les agents. Ce manque de précisions est regrettable : les circonstances particulières doivent être sérieusement motivées pour éviter toute extension de la jurisprudence des formalités impossibles.
Le terme fraude n’apparaît pas dans les arrêts des cours comme du Conseil d’Etat, les juridictions préférant énoncer que les circonstances particulières de l’espèce « permettent de douter sérieusement de la réalité des motifs médicaux » justifiant l’arrêt maladie[14] ou « sont de nature à révéler que les certificats médicaux ont été délivrés dans le cadre d’une cessation concertée du service et non pour des motifs médicaux »[15]. La production massive de certificats médicaux pour la période couverte par le mouvement social dans une administration où la grève est interdite n’en constitue pas moins une manœuvre frauduleuse puisqu’elle consiste en une cessation concertée du travail sous couvert de congés de maladie justement pour contourner l’interdiction de la grève et échapper aux sanctions et aux retenues sur traitement. On retrouve ainsi les deux éléments constitutifs de la fraude : l’acte matériel, la manœuvre – la production d’un certificat médical – et l’intention frauduleuse – la volonté d’échapper aux conséquences d’une participation à une grève interdite. Faire appel de manière assumée à la notion de fraude était cependant délicat. D’une part, juridiquement, la fraude ne se présume pas et doit être prouvée : or un recours massif sur une courte période aux arrêts maladie ne peut pas établir la manœuvre et l’intention frauduleuse de chacun des agents absents. D’autre part, la notion de fraude a une coloration assez infamante et ne constitue pas un fondement approprié dans un contexte de crispation des rapports entre une administration et ses agents, qu’il s’agit au contraire d’apaiser[16]. La fraude n’est donc pas convoquée, mais elle n’en innerve pas moins la solution retenue par les juges.
Face à un tel contexte de participation dissimulée à une grève interdite, et parce que l’administration est comme noyée sous les certificats médicaux, celle-ci est dispensée de l’obligation de faire procéder à des contre-visites, par application de la jurisprudence des formalités impossibles.
B. L’administration dispensée de l’obligation de faire procéder à des contre-visites
Il résulte de la combinaison des articles 34 de la loi du 11 janvier 1984 portant dispositions statutaires relatives à la fonction publique de l’Etat[17] et de l’article 25 du décret du 14 mars 1986 pris pour son application[18] que le fonctionnaire est placé de plein droit en congé de maladie par la simple transmission à l’administration dont il relève, dans un délai de 48 heures, d’un avis d’interruption de travail. L’administration ne peut contester le bien-fondé de ce congé, qu’en faisant procéder à une contre-visite par un médecin agréé. C’est alors au médecin agréé et à lui seul d’apprécier si l’arrêt maladie est justifié : le cas échéant, l’administration peut adresser à l’agent une mise en demeure de reprendre ses fonctions au plus tôt le jour de la contre-visite. En cas de refus de l’agent, l’administration peut opérer des retenues sur traitement pour service non fait et/ou prononcer une sanction disciplinaire. La demande de contre-visite constitue donc le cœur de la procédure de contestation du bien-fondé du congé de maladie.
Par exception, en présence de circonstances particulières révélant une fraude concertée au congé de maladie pour dissimuler la participation à un mouvement social interdit par les statuts spéciaux, l’administration, qui démontre l’impossibilité pratique dans laquelle elle se trouve de faire procéder de manière utile aux contre-visites, est dispensée d’une telle formalité pour contester le bien-fondé des congés de maladie et peut le faire par tout moyen
Le juge administratif fait ici une application inédite et originale de la jurisprudence des formalités impossibles. Principalement utilisée en matière de consultation mais également appliquée aux procédures contradictoires ou aux formalités de publicité, cette jurisprudence consiste à neutraliser l’illégalité résultant de l’omission d’une formalité obligatoire qui, du fait de circonstances particulières non imputables à l’administration, était impossible à respecter[19]. Loin de pouvoir être érigée en théorie, cette jurisprudence est intimement liée aux circonstances auxquelles est confrontée l’administration[20].
Le pragmatisme transparaît clairement ici : les circonstances révélaient clairement une fraude concertée visant à contourner l’interdiction faite aux surveillants pénitentiaires de faire grève. L’administration pénitentiaire ne pouvait rester démunie face à un tel mouvement d’indiscipline et devait au contraire disposer des moyens d’y répondre pour rétablir au plus vite la continuité du service public pénitentiaire. Ces considérations conduisent à une appréciation très originale de l’impossibilité de respecter l’exigence de contre-visite.
D’une part, l’impossibilité de respecter la formalité est identifiée de manière globale, non pas au regard du cas particulier du fonctionnaire faisant l’objet d’une sanction disciplinaire ou d’une retenue sur traitement, mais compte tenu de l’ensemble des fonctionnaires ayant transmis à l’administration pénitentiaire un avis d’interruption de travail et donc du nombre de contre-visites à effectuer au total. Car si on perçoit bien l’impossibilité de procéder à toutes les contre-visites compte tenu du recours massif aux avis d’interruption de travail sur une très courte période, l’impossibilité de demander une contre-visite pour tel ou tel agent n’aurait pu être raisonnablement retenue.
D’autre part et par voie de conséquence, il s’agit moins ici d’une formalité matériellement impossible que d’une formalité inutile[21] : les demandes de contre-visite ne sont pas impossibles à formuler, mais elles sont inutiles faute pour les contre-visites de pouvoir intervenir en temps utile. Cette impossibilité de faire procéder rapidement et utilement aux contre-visites, qui doit être démontrée par l’administration qui l’invoque, s’établit au regard d’une part du grand nombre d’avis d’interruption de travail transmis à l’administration pénitentiaire et d’autre part de la courte période concernée. Il aurait fallu en l’espèce procéder en seulement quelques jours à plusieurs centaines de contre-visites à l’échelle d’une direction interrégionale des services pénitentiaires, soit, sur l’ensemble du territoire national, à plus de 6 700 contre-visites[22] !
En dépit de son originalité, la solution s’intègre néanmoins de manière cohérente à la jurisprudence relative à la contestation du bien-fondé du congé de maladie en dehors de toutes circonstances révélant une participation dissimulée à une grève interdite. En effet, il est admis de manière générale que l’administration peut mettre fin au congé de maladie en l’absence même de contre-visite constatant l’aptitude de l’agent à exercer ses fonctions, lorsque la contre-visite, demandée par l’administration, n’a pu être réalisée du fait de l’obstruction de l’agent[23], et qu’elle est fondée dans ces conditions à opérer des retenues sur traitement ou à mettre en demeure l’agent de reprendre ses fonctions. Or, c’est bien sur cette idée d’obstruction que repose l’application de la théorie des formalités impossibles en matière de contournement de l’interdiction de l’exercice du droit de grève, quoique de manière renouvelée : l’obstruction résulte non plus d’une démarche individuelle du fonctionnaire concerné mais de l’ampleur du mouvement social qui repose sur la production massive d’avis d’interruption de travail ; l’obstruction n’est pas l’objet de la stratégie déployée par les agents mais en est seulement un effet.
Empêchée de faire procéder à une contre-visite en temps utile pour remettre en cause le bien-fondé de congés de maladie, l’administration n’en est pas moins dispensée de toute obligation de motivation. Lorsqu’elle prononce des sanctions disciplinaires pour participation à un mouvement social interdit ou opère des retenues sur traitement pour absence de service fait, ces décisions doivent en effet être motivées, au titre de l’article L. 211-2 du code des relations entre le public et l’administration, les premières en tant qu’elles infligent des sanctions, les secondes en tant qu’elles refusent un avantage dont l’attribution constitue un droit pour les personnes qui remplissent les conditions légales pour l’obtenir[24]. L’administration devra donc motiver la retenue sur traitement ou la sanction disciplinaire, en se fondant non pas sur l’avis du médecin agréé mais sur tout autre élément. Il lui suffira d’établir que l’arrêt maladie produit par l’agent a été transmis pendant un mouvement social de grande ampleur et sur la même période qu’un nombre très important d’autres arrêts maladie au sein de l’établissement d’affectation, en dehors de toute épidémie, ceci permettant à l’administration de légitimement suspecter que l’arrêt maladie dissimule en réalité une participation à une grève interdite.
Dès lors que l’administration conteste le bien-fondé du congé-maladie transmis pendant un mouvement social de grande ampleur dans une administration où la grève est interdite, c’est à l’agent d’établir que ce congé est dûment justifié par des raisons médicales.
II. La preuve de la réalité du motif médical à la charge de l’agent
Dispensée de l’obligation de faire procéder à une contre-visite pour remettre en cause la justification de l’arrêt maladie, l’administration n’a pourtant aucune connaissance des éléments relatifs à l’état de santé de l’agent. La Cour administrative d’appel de Bordeaux procède donc à une inversion de la charge de la preuve : ce n’est plus à l’administration de prouver le caractère injustifié du congé de maladie, mais à l’agent de prouver son bien-fondé.
Si cette solution s’impose au regard des circonstances particulières de cessation concertée du travail sous couvert de certificats médicaux, elle conduit à un affaiblissement considérable des garanties fondamentales des agents publics en matière de protection sociale : le débat contradictoire est en quelque sorte déplacé (A) et la réalité du motif médical difficile à établir en pratique (B).
A. Un débat contradictoire déplacé
Imposer à l’administration qui souhaite contester le bien-fondé d’un congé de maladie de faire procéder au préalable à une contre-visite garantit à l’agent public la tenue d’un « débat contradictoire » sur la réalité de son inaptitude physique, débat qui, d’une part fait intervenir un médecin, d’autre part est antérieur à la décision de l’administration. Ces deux garanties essentielles que le régime de protection sociale offre en principe aux fonctionnaires et agents publics sont neutralisées par la règle jurisprudentielle retenue par la Cour de Bordeaux et appliquée par ses homologues lyonnaise et nancéenne.
Le médecin agréé, figure centrale de la procédure de contestation d’un arrêt de travail, est ici purement et simplement écarté du débat contradictoire. La situation de l’agent vis-à-vis de l’administration dont il relève s’en trouve alors doublement fragilisée. En premier lieu, l’agent se retrouve bien seul face à l’administration pour établir la preuve de son inaptitude physique. Le médecin agréé est en principe le rempart contre les remises en cause abusives du droit aux congés de maladie des fonctionnaires et agents publics. L’avis donné par le médecin agréé est en effet un avis médical objectif, qui repose sur l’appréciation de l’état de santé de l’agent, sur la base de son dossier médical et des constatations opérées à l’occasion de la contre-visite. En cas de contestation de l’avis du médecin agréé par l’administration ou l’agent, c’est le comité médical composé de deux praticiens de médecine générale qui donnera son avis, là encore médical, sur la contestation qui s’élève à propos de l’octroi du congé de maladie[25]. Par ailleurs, le médecin agréé est neutre et impartial : il ne peut être le médecin traitant de l’agent[26] et il est indifférent aux relations, qui peuvent être particulièrement dégradées, entre l’agent et l’administration dont il relève. Au contraire, dans des circonstances particulières révélant une cessation concertée du travail sous couvert de certificats médicaux, le fonctionnaire, privé de la garantie de la contre-visite et du secours du médecin, doit établir seul la réalité des motifs médicaux fondant l’arrêt de travail. Dans un contexte de forte tension sociale et face à une administration particulièrement suspicieuse, on peut douter que l’agent parvienne à la convaincre. En second lieu, le secret médical dont bénéficie l’agent est menacé. En principe, lorsqu’il y a contre-visite, le médecin agréé est lui-même tenu au secret professionnel, ce qui assure au fonctionnaire une discrétion quant aux motifs de son inaptitude à exercer ses fonctions. Cette garantie est remise en cause en cas de suspicion de participation dissimulée à une grève interdite puisque c’est alors à l’agent, « seul détenteur des éléments médicaux », d’établir la réalité de sa pathologie. Si l’agent est toujours libre de choisir de lever le secret médical pour se défendre, il est curieux de l’y contraindre, d’autant que celui-ci peut avoir des réticences bien compréhensibles à le faire, et ce même dans le cadre d’une procédure disciplinaire.
Plus encore, s’agissant des retenues sur traitement opérées pour absence de service fait[27], le débat contradictoire est tout simplement supprimé en amont et n’interviendra en aval qu’à titre éventuel. Ces décisions qui ne présentent pas le caractère d’une sanction et concernent les relations entre les autorités administratives et leurs agents ne sont en effet soumises à aucune procédure contradictoire préalable. Les agents absents peuvent ainsi se voir appliquer des retenues sur traitement sans avoir eu l’occasion d’établir que leur congé de maladie était dûment justifié par des raisons médicales. Le débat contradictoire sur la réalité du motif médical est alors différé dans le temps et déplacé sur le terrain contentieux, à l’occasion du recours dirigé contre la retenue sur traitement. Au vu du montant des sommes en cause, on peut légitimement craindre que l’agent soit dissuadé d’intenter un tel recours et renonce ainsi à faire valoir ses droits.
Isolé et mal armé, le fonctionnaire aura toutes les difficultés à établir la preuve du bien-fondé de son congé de maladie.
B. Une preuve difficile à apporter
L’agent à qui il revient d’établir la réalité du motif médical paraît bien seul face à une administration convaincue de sa participation à une grève interdite et à un juge soucieux de ne pas laisser l’administration démunie face à ces mouvements sociaux qui ne disent pas leur nom. Les applications contentieuses de la règle inaugurée par la Cour administrative d’appel de Bordeaux révèlent la grande difficulté de l’agent à convaincre l’administration ou le juge de ce qu’il ne s’agit pas d’un certificat médical de complaisance.
Mis en doute par le contexte de participation dissimulée à un mouvement social interdit, le certificat médical apparaît comme un élément peu probant. Le motif pour lequel l’avis d’interruption de travail a été délivré n’emporte pas la conviction du juge, dès lors que l’agent n’apporte aucun autre élément circonstancié permettant d’étayer la réalité de cette pathologie. Or, pour des pathologies bénignes ne nécessitant qu’un arrêt de quelques jours – « état grippal bronchite »[28], « gonalgies droites invalidantes »[29] -, on voit mal comment apporter la preuve de leur réalité. Il en est de même de pathologies plus sévères mais tout juste diagnostiquées : l’arrêt de la Cour de Bordeaux conteste ainsi la réalité de l’arrêt de travail pour « burn out, surmenage professionnel »[30] parce que l’agent n’a produit aucun élément détaillé et alors que cette pathologie est « caractérisée dans la littérature médicale par une longue période de traitement », sans envisager la possibilité que la maladie vienne de se déclarer.
Lorsque d’autres éléments médicaux sont produits à l’appui de l’avis d’interruption de travail, le juge se montre là encore circonspect. La Cour administrative d’appel de Lyon déplore par exemple l’absence d’informations médicales sur l’état de santé antérieur ou contemporain de l’agent et refuse au contraire de prendre en compte les arrêts de travail de février à août 2018 en tant qu’ils ne permettent pas, par eux-mêmes, d’établir un lien avec l’arrêt de travail délivré pendant la période couverte par le mouvement social, et ce alors même qu’à peine neuf jours séparent le premier du suivant[31]. En revanche, la Cour administrative d’appel de Nancy[32] a estimé qu’un congé maladie délivré pour anxiété était dûment justifié, après que le surveillant pénitentiaire a produit la preuve d’examens médicaux complémentaires, de bilans sanguins et d’autres consultations médicales. Bien que ces éléments soient postérieurs à la sanction disciplinaire, ils ont été jugés en lien avec l’arrêt maladie adressé lors du mouvement social à l’administration pénitentiaire.
Enfin, si dans un climat de suspicion de fraude, la stricte concomitance de l’arrêt maladie et du mouvement social constitue un indice sérieux en faveur du caractère complaisant du certificat médical, assez paradoxalement l’absence de stricte concomitance n’incite pas le juge à retenir le bien-fondé du congé de maladie. Un avis d’interruption de travail plus long de six jours que le mouvement social ayant touché la direction interrégionale et le service où était affecté l’agent a pu ainsi être jugé comme injustifié et révélant en réalité une participation à une grève interdite[33].
Les applications de la règle jurisprudentielle en révèlent ainsi les limites pratiques : il n’y a certes aucun doute qu’un afflux massif d’arrêts maladie transmis par des surveillants pénitentiaires pendant un mouvement social et en dehors de toute épidémie révèle une cessation concertée quoique dissimulée du travail et que la plupart des certificats médicaux produits ne sont fondés sur aucun motif médical. Mais de là à dénier à tous les arrêts maladie leur bien-fondé, il y a un gouffre qu’il est regrettable de franchir. Un mouvement social ne fait en effet pas disparaitre, dans le corps des agents publics concerné, les maladies et arrêts de travail habituels ; bien plus il peut lui-même en générer de nouveaux, liés à des états d’épuisement, de grande anxiété ou à des troubles psychologiques.
Si la pertinence de l’adage « fraus omnia corrumpit » a pu être à juste titre remise en cause quant à ses applications en droit administratif général[34], il semble toutefois que dans des circonstances très particulières d’utilisation massive de certificats médicaux pour dissimuler la participation à une grève dans une administration où elle est interdite, la fraude corrompe effectivement tout et qu’elle installe dans l’esprit de l’administration comme dans celui du juge une défiance généralisée à l’égard de tout arrêt maladie produit au cours d’un mouvement social.
Contrecarrer les manœuvres collectives de contournement de l’interdiction de la grève pour garantir la continuité d’un service public est absolument indispensable. Mais risquer, au passage, de refuser à un agent réellement malade un congé dûment justifié est un dommage collatéral bien difficile à assumer.
[1] Article 3 de l’ordonnance n° 58-696 du 6 août 1958 relative au statut spécial des fonctionnaires des services déconcentrés de l’administration pénitentiaire, JORF du 7 août 1958, p. 7423.
[2] Article 86 du décret du 21 novembre 1966 portant règlement d’administration publique relatif au statut spécial des fonctionnaires des services déconcentrés de l’administration pénitentiaire, JORF du 29 novembre 1966, p. 10408.
[3] CE, 6 novembre 2019, n° 428820, M. B… A….
[4] L. Dutheillet de Lamothe, Concl. sur CE, 6 novembre 2019, n° 428820, M. B… A…. L’autrice adresse ses profonds remerciements au Centre de recherches et de diffusion juridiques du Conseil d’Etat pour la communication des conclusions.
[5] CAA Bordeaux, 17 juin 2020, 19BX03330, Garde des Sceaux, ministre de la justice, AJFP 2020, p. 304, note S. Niquège.
[6] CAA Nancy, 26 janvier 2021, 20NC00805 et 20NC00807, Garde des Sceaux, ministre de la justice (2 espèces).
[7] CAA Lyon, 25 février 2021, 19LY02441, 19LY02455, 19LY02458, Garde des Sceaux, ministre de la justice (3 espèces).
[8] CE, Ass., 30 octobre 2009, n° 298348, Mme Perreux, Leb., p. 406, concl. M. Guyomar ; AJDA 2009, p. 2391, chron. S.-J. Liéber et D. Botteghi ; RFDA 2010, p. 126, note M. Canedo-Paris. Sur ce rapprochement, voir S. Niquège, « Grève des surveillants pénitentiaires : l’hypothèse du malade imaginaire », AJFP 2020, p. 304.
[9] Article 3 de l’ordonnance n° 58-696 du 6 août 1958 précitée.
[10] L’exercice du droit de grève est ainsi également interdit aux fonctionnaires actifs de la police nationale (Article L.411-4 du Code de la sécurité intérieure), les magistrats de l’ordre judiciaire (Article 10 de l’Ordonnance n°58-1270 du 22 décembre 1958 portant loi organique relative au statut de la magistrature), les militaires (article L. 4121-4 du Code de la défense), les fonctionnaires de la direction générale de la sécurité extérieure (article 2 du décret n° 2015-386 du 3 avr. 2015 fixant le statut des fonctionnaires de la direction générale de la sécurité extérieure), les personnels de transmission du ministère de l’intérieur (Loi n°68-695 du 31 juillet 1968) et les membres du corps préfectoral (article 15 du décret n° 64-805 du 29 juillet 1964 fixant les dispositions réglementaires applicables aux préfets).
[11] CAA Bordeaux, 17 juin 2020, 19BX03330, préc.
[12] CAA Nancy, 26 janvier 2021, 20NC00805 et 20NC00807, préc.
[13] CAA Lyon, 25 février 2021, 19LY02441, 19LY02455, 19LY02458, préc.
[14] CAA Nancy, 26 janvier 2021, 20NC00805 et 20NC00807, préc.
[15] CAA Bordeaux, 17 juin 2020, 19BX03330, préc.
[16] Cette réticence à se placer sur le terrain de la fraude est bien exprimée par Monsieur Dutheillet de Lamothe dans ses conclusions sur l’arrêt du Conseil d’Etat du 6 novembre 2019. S’interrogeant sur les modalités que pourrait prendre l’aménagement de la possibilité pour l’administration de refuser des placements en congés de maladie dans de telles circonstances, le rapporteur public évoquait deux terrains, celui de la fraude et celui des formalités impossibles. Mais jugeant le second terrain insuffisant pour écarter le certificat médical, il envisageait la possibilité de retenir la fraude tout en y étant très réticent.
[17] Loi n° 84-16 du 11 janvier 1984 portant dispositions statutaires relatives à la fonction publique de l’Etat, JORF 12 janvier 1984, p. 271.
[18] Décret n° 86-442 du 14 mars 1986 relatif à la désignation des médecins agréés, à l’organisation des comités médicaux et des commissions de réforme, aux conditions d’aptitude physique pour l’admission aux emplois publics et au régime de congés de maladie des fonctionnaires, JORF 16 mars 1986, p. 4258.
[19] Voir sur cette jurisprudence des formalités impossibles S. SAUNIER, « La théorie des formalités impossibles ou l’impossible théorie », RFDA 2020, p. 1081.
[20] Sébastien Saunier évoque « la part d’existentialisme qui caractérise cette jurisprudence » ; voir aussi D. PEANO, « Recours pour excès de pouvoir. Contrôle de la légalité externe », Fasc. 1150, Jcl. Administratif.
[21] Pour le rapprochement des deux notions : B. SEILLIER, « Acte administratif : régime », Répertoire de contentieux administratif, Dalloz.
[22] Ce chiffre est relevé par Monsieur Dutheillet de Lamothe dans ses conclusions sur CE, 6 novembre 2019, 428820, M. B… A…
[23] Voir CE, 26 janvier 2007, 281516, Denoual, Leb. T. pour un refus de l’agent de se prêter à la contre-visite du médecin agréé ; CE, 11 décembre 2015, 375736, Commune de Breteuil-sur-Iton, Leb. pour une soustraction de l’agent à deux contre-visites sans justification ; CE, 24 octobre 1990, 78592, Mme X., Leb T. pour une négligence de l’agent à renseigner précisément son adresse pour permettre à la contre-visite d’être organisée.
[24] CE, 2 novembre 2015, 372377, M. A… B…,Leb ; CAA Bordeaux, 17 juin 2020, 19BX03330.
[25] Article 7 du décret du 14 mars 1986 préc.
[26] Article 4 du décret du 14 mars 1986 préc.
[27] La disparition du débat contradictoire sur l’inaptitude physique ne concerne pas en revanche la procédure à l’issue de laquelle le surveillant pénitentiaire peut faire l’objet d’une sanction disciplinaire pour participation à une grève interdite. Le fonctionnaire a désormais l’occasion d’établir la réalité des motifs médicaux à l’occasion de la procédure contradictoire préalable. La décision 2019-781 QPC du 10 mai 2019 a en effet abrogé les dispositions de l’ordonnance du 6 août 1958 privant les agents des services déconcentrés de l’administration pénitentiaire de toute garantie disciplinaire. L’ordonnance dans sa rédaction issue de la loi du 6 août 2019 de transformation de la fonction publique prévoit désormais que les agents sont mis à même de présenter leurs observations sur les faits qui leur sont reprochés. Le décret n° 2019-1508 du 30 décembre 2019 modifiant le décret n°66-874 du 21 novembre 1966 relatif au statut spécial des fonctionnaires des services déconcentrés de l’administration pénitentiaire (JORF du 31 décembre 2019, p. 60) précise que l’agent a dix jours à compter de la réception de la lettre recommandée l’informant de l’engagement d’une procédure de sanction pour présenter ses observations écrites et qu’il a le droit de se faire assister par un défenseur de son choix.
[28] CAA Lyon, 25 février 2021, 19LY02455, préc.
[29] CAA Lyon, 25 février 2021, 19LY02441, préc.
[30] CAA Bordeaux, 17 juin 2020 préc.
[31] CAA Lyon, 25 février 2021, 19LY02458, préc.
[32] CAA Nancy, 26 janvier 2021, 20NC00807, préc.
[33] CAA Bordeaux, 17 juin 2020, préc.
[34] C. GIORDANO, « La théorie de la fraude et les actes administratifs unilatéraux », RFDA 2018, p. 57.