L’accès aux minima sociaux, une problématique renouvelée par l’état d’urgence sanitaire ?
L’accès aux minima sociaux, parmi lesquels figure le RSA, est une problématique récurrente eu égard aux principes qui guident le système de protection sociale français, mais aussi eu égard au phénomène du non-recours. Cette question avait donné lieu à de nouvelles réflexions avant l’apparition de la crise sanitaire, dans le cadre de la Stratégie nationale de lutte contre la pauvreté. Mais la situation de crise économique qui suivra vraisemblablement l’épidémie impose d’accélérer les réformes envisagées en faveur d’un meilleur accès, voire de les réorienter en vue d’une plus grande universalité.
Par Virginie Donier, Professeure de droit public, Université de Toulon, CERC, présidente du conseil scientifique du GIS-Grale
La question de l’accès à un droit, quel qu’il soit, présente une importance particulière dans la mesure où elle conditionne son effectivité, ainsi que l’ont montré les travaux relatifs au non-recours aux droits et les travaux relatifs à la notion de renonciation[1]. Cela interroge donc l’efficacité des politiques sociales et des normes législatives et règlementaires permettant de donner corps à certaines dispositions constitutionnelles, à l’image de l’alinéa 11 du Préambule de la Constitution de 1946 qui reconnaît le droit à la sécurité matérielle. La France se caractérise en la matière par une situation de diversification des minima sociaux puisqu’il en existe dix actuellement, parmi lesquels figurent le Revenu de solidarité active (RSA), l’allocation adulte handicapé (AAH), ou encore l’allocation de solidarité spécifique (ASS)[2]. Cela donne nécessairement lieu à un maquis dans lequel il n’est pas toujours aisé de retrouver son chemin, ce qui explique que la simplification soit l’un des objectifs fixés aux réformes à venir prévus par la Stratégie de lutte contre la pauvreté présentée au mois d’octobre 2018[3].
Dans le cadre de cette contribution, ne seront pas nécessairement envisagés tous les minimas sociaux, l’accent sera plus particulièrement mis sur le RSA pour deux raisons : d’une part, il s’agit de l’une des prestations les plus activées, ce qui explique qu’elle puisse concentrer les attentions ; d’autre part, le contexte actuel d’état d’urgence sanitaire, et la situation qui s’en suivra, risquent fort de rendre cette prestation encore plus indispensable qu’auparavant. Le RSA constitue en effet un filet de sécurité pour les personnes ne disposant pas ou de peu de ressources, filet de sécurité qui doit se conjuguer avec un droit à l’accompagnement. L’ancêtre du RSA, le RMI, avait en effet été conçu par la loi du 1er décembre 1988 de façon transversale, afin de concilier le versement d’une prestation monétaire avec la mise en œuvre d’un dispositif d’insertion visant à garantir l’accès à certains droits fondamentaux tels que la santé, le logement, la formation, et l’emploi[4]. Au-delà de l’objectif de lutte contre la pauvreté, le RMI visait à favoriser l’insertion sociale et professionnelle[5]. Cette volonté de garantir l’accès de tous à certains droits fondamentaux se retrouve également dans la loi du 29 juillet 1998 relative à la lutte contre les exclusions[6] et, dans une mesure quelque peu différente, dans la loi du 1er décembre 2008 relative au RSA[7]. La nuance vient de l’accent qui est mis sur l’insertion professionnelle au détriment de l’insertion sociale, le RSA étant présenté comme un dispositif censé remédier aux lacunes du RMI[8].
Pour autant, l’insertion professionnelle ne peut à elle seule résoudre l’ensemble des problématiques relatives à l’insertion, ou à l’inclusion, pour adopter une terminologie plus moderne. Le RSA s’est donc lui aussi révélé à certains égards inefficace, en raison notamment de la complexité du dispositif initial fondé sur une dualité. Outre le « RSA socle » qui constitue l’ancêtre du RMI, le législateur avait également créé le « RSA activité » afin de prendre en compte le phénomène des travailleurs pauvres. Mais la complexité de ce second dispositif a généré de nombreux cas de non-recours, ce qui a incité à le reformer par le biais de la loi du 17 août 2015[9]. Ce texte fusionne la prime pour l’emploi versée, sous condition de ressources, aux personnes ayant un emploi, et le RSA activité, car l’une et l’autre poursuivaient un objectif similaire. La loi a ainsi créé la prime d’activité, ce qui a permis, dans une certaine mesure, de diminuer les cas de non-recours, la prime d’activité étant en effet plus demandée que ne l’était le RSA activité. Toutefois, cette évolution ne va pas sans soulever certaines interrogations, au demeurant déjà présentes lors de la création du RSA activité : la prime d’activité peut en effet être assimilée à un soutien apporté par l’État aux bas salaires. Ainsi que le souligne Nicolas Duvoux, « les rémunérations modestes sont revalorisées par un mécanisme qui ne change pas radicalement les situations mais les rend plus supportables d’un point de vue monétaire ». Toujours selon l’auteur, cela est d’autant plus significatif à mesure que la prime d’activité est revalorisée (ce que le gouvernement a consenti à faire suite au mouvement des gilets jaunes) alors que dans le même temps, les minima sociaux versés aux inactifs n’augmentent pas. De ce fait, « le clivage entre modestes actifs et inactifs se creuse »[10].
Par ailleurs, si la création de la prime d’activité a tout de même permis d’opérer une simplification bienvenue, le problème de l’accès au RSA et aux autres minima sociaux reste entier. La complexité est souvent désignée comme étant l’une des causes expliquant le non-recours, ce qui avait justifié certaines propositions émises dans le rapport Sirugue de 2016, propositions qui visaient à réduire le nombre des minima sociaux[11]. C’est dans cette veine que s’insère la stratégie nationale de lutte contre la pauvreté présentée par le gouvernement en octobre 2018, avec pour dessein d’aboutir à la création d’un revenu universel d’activité, tout en conservant la logique antérieure du RSA fondée sur l’accès à l’emploi[12]. Cette stratégie s’inscrit donc dans la continuité à cet égard, tout en souhaitant mettre en œuvre des éléments de rupture, comme la création d’un véritable service public de l’insertion afin d’accompagner davantage les bénéficiaires du RSA vers l’emploi. Telles étaient les pistes dessinées par le gouvernement avant l’apparition de la crise sanitaire et avant l’adoption de la loi relative à l’état d’urgence sanitaire[13]. Cette situation inédite renouvelle probablement la problématique de l’accès aux droits, et plus précisément, la problématique de l’accès aux minima sociaux, mais peut-être jette-t-elle également une lumière encore plus crue sur les insuffisances des dispositifs actuels. Si cette contribution devait initialement être rédigée pour un colloque organisé à l’Université de Corse par Johanna Benredouane, l’épidémie de Covid-19 a rendu impossible la tenue de cette manifestation, tout comme elle est venue bouleverser la problématique que l’on se proposait de traiter. C’est pourquoi celle-ci sera envisagée sous forme séquentielle afin d’analyser le droit commun, c’est-à-dire le droit applicable avant la crise sanitaire (I), puis le droit d’exception, à savoir les dispositions applicables sous l’état d’urgence (II). Et enfin, nous tenterons d’envisager les perspectives qui semblent se présenter pour la période postérieure à la crise sanitaire (III).
I. L’accès aux minima sociaux avant la crise sanitaire : le droit commun
Au-delà de la question déjà évoquée relative à la complexité du dispositif, et sur laquelle nous reviendrons plus loin, l’accès aux minima sociaux soulève également la question des conditions permettant d’activer une prestation. Il s’avère en effet que les règles permettant de demander un minima social comportent intrinsèquement un risque d’exclusion puisqu’il s’agit précisément de déterminer les candidats-usagers et les autres.
Si l’on s’attache plus particulièrement au RSA, outre l’insuffisance des ressources[14], le demandeur se heurte en premier lieu à une condition d’âge : en vertu de l’article L. 262-4 du Code de l’action sociale et des familles (CASF), il doit être âgé de plus de 25 ans ou assumer la charge d’un ou plusieurs enfants à naître. Une condition identique était déjà opposable aux demandeurs du RMI afin de ne pas détourner les jeunes de l’emploi, mais aussi au motif qu’il existe une obligation de solidarité familiale jusqu’à l’âge de 25 ans. Cette approche est cependant éloignée de la réalité, ce qui a conduit à la création du « RSA jeunes » par la loi de finances pour 2010[15]. Peuvent ainsi prétendre au RSA, les jeunes de 18 à 25 ans ayant exercé une activité professionnelle pendant un nombre déterminé d’heures de travail au cours d’une période de référence fixée par décret[16]. À cela s’ajoute la garantie jeune se traduisant par un accompagnement vers l’emploi et l’autonomie prenant la forme d’un parcours contractualisé d’accompagnement[17]. Toutefois, ces différents dispositifs ne constituent nullement un réel palliatif de la condition d’âge, ce qui a incité le gouvernement à accentuer la réflexion sur l’accompagnement des jeunes vers la formation et l’emploi dans le cadre de la stratégie nationale de lutte contre la pauvreté.
Mais l’âge n’est pas la seule condition opposable aux demandeurs du RSA puisque l’article L. 262-4 CASF prévoit également qu’il convient d’être français ou d’être titulaire, depuis au moins 5 ans, d’un titre autorisant à travailler[18]. Sans opposer de conditions de nationalité, la législation a toutefois prévu une condition fondée sur l’antériorité de la résidence dont l’appréciation repose sur une méthode qui se veut pragmatique. La période de 5 ans mentionnée précédemment doit en principe être continue, mais le Conseil d’État admet certains aménagements dès lors que l’intéressé a fait l’objet d’un refus de titre de séjour annulé ensuite par le juge administratif. Dans ce cas de figure, le respect de la condition posée par l’article L. 262-4 CASF doit être évalué en prenant en compte la durée de détention d’un titre de séjour antérieure à la décision illégale de refus de titre et la durée de détention à compter de l’obtention d’un nouveau titre[19]. Poursuivant cette construction pragmatique, le Conseil d’État a souligné, dans une autre décision rendue le 22 octobre 2018, que le respect de la condition de résidence posée par l’article L. 262-4 CASF ne saurait être affecté, en principe, par une interruption correspondant à la durée nécessaire à l’examen d’une demande de renouvellement ou d’obtention d’un nouveau titre de séjour permettant l’exercice d’une activité professionnelle[20].
À l’antériorité de la résidence, s’ajoute également la stabilité de celle-ci, condition qui est liée à la finalité de la prestation fondée sur l’insertion professionnelle du bénéficiaire. La stabilité fait elle aussi l’objet d’une interprétation pragmatique car elle doit être évaluée à l’aune de plusieurs éléments selon le juge administratif : le logement du demandeur, ses activités, mais aussi « toutes les circonstances particulières relatives à sa situation parmi lesquelles le nombre, les motifs et la durée d’éventuels séjours à l’étranger et de ses liens personnels et familiaux »[21].
Enfin, le RSA étant une prestation reposant sur la dialectique droits-devoirs, le bénéficiaire est tenu de conclure un contrat avec le département qui, selon les termes de l’article L. 262-35 CASF, est « librement débattu » et « énumère les engagements réciproques en matière d’insertion professionnelle ». S’il ne s’agit pas à proprement parler d’une condition d’accès au RSA, il s’agit d’une condition de maintien de la prestation car le refus de conclure un tel contrat ou le non-respect des termes de ce contrat peut engendrer la suspension de l’allocation[22]. Cela tend à mettre en lumière l’importance de la dialectique droits-devoirs qui repose sur la conclusion d’un contrat même si celui-ci « ne place pas le bénéficiaire du RSA dans une situation contractuelle vis-à-vis du département », selon l’arrêt rendu par le Conseil d’État le 4 décembre 2019[23]. Le contrat n’est donc pas un acte faisant grief, tout au plus peut-il être contesté à l’occasion d’un litige visant à attaquer une décision de suspension. Il aurait sans doute été heureux que le législateur ne retienne pas le terme « contrat » et opte pour une autre terminologie, cela aurait probablement évité au Conseil d’État d’avoir à affirmer qu’un contrat ne place pas son signataire dans une relation contractuelle…
En l’état du droit positif, l’accès à ce minimum social qu’est le RSA repose ainsi sur plusieurs conditions dont certaines paraissent certes indirectes, mais illustrent l’importance de la dialectique droits-devoirs, ainsi que le déséquilibre de cette dialectique. Le fait que le contrat ne soit pas assimilé à un acte faisant grief crée en effet une disproportion entre les droits et les devoirs respectifs des bénéficiaires du RSA et des départements. La question est à présent de savoir si l’émergence d’une crise sanitaire a induit, au moins provisoirement, un changement de perspective. Les obligations pesant sur l’État et les collectivités territoriales ont-elles été accrues pour tenter de compenser les conséquences de la crise sanitaire et prendre en compte la situation des plus vulnérables ?
II. L’état d’urgence, un droit d’exception source d’insécurité juridique
En application de la loi d’urgence du 23 mars 2020 prise pour faire face à l’épidémie de Covid19[24], plusieurs mesures ont été adoptées pour venir en aide aux personnes les plus vulnérables, la situation étant indéniablement un révélateur et un accélérateur des inégalités économiques et sociales[25]. Le gouvernement a ainsi décidé de reporter l’entrée en vigueur de la réforme de l’assurance-chômage, notamment s’agissant des règles modifiant les modalités de calcul de l’allocation versée aux personnes sans emploi[26]. À cela, s’ajoute la création d’aides ponctuelles, telle l’aide exceptionnelle de solidarité versée aux personnes modestes, et notamment aux bénéficiaires du RSA. Ces différentes mesures sont l’émanation du pouvoir de décision du gouvernement, la survenance d’une épidémie et la déclaration d’état d’urgence sanitaire qui s’en est suivie n’ont pas impulsé un changement de paradigme : l’État dispose toujours d’un large pouvoir d’appréciation dans la mise en œuvre des droits sociaux et dans la détermination de leurs conditions d’accès. Cela transparaît, du reste, de plusieurs ordonnances rendues par le Conseil d’État dans le cadre de la procédure du référé-liberté, et notamment au sein de la décision du 9 avril 2020 dans laquelle une association demandait la mise en place d’un plan national d’aide pour toute personne démunie[27]. Prenant acte des différentes mesures adoptées par le gouvernement, parmi lesquelles figure la prolongation automatique des prestations sociales ou la création d’un dispositif d’aide pour les personnes qui n’ont pas accès à l’offre alimentaire, le Conseil d’État en conclut que l’État n’a pas commis de carence. L’état d’urgence n’induit aucun changement de perspectives dans la mesure où le degré de contrainte pesant sur l’État n’a pas été accru. Le juge administratif semble au contraire faire preuve d’une particulière retenue, à tel point que certaines décisions incitent à se demander s’il ne se comporte pas davantage comme un médiateur que comme un véritable juge[28].
Mais ces différentes considérations ne concernent qu’indirectement l’accès aux minima sociaux et, pour envisager plus en détail cette question, il convient d’évoquer les dispositions prises en la matière par l’État. À cet égard, l’article 11 de la loi du 23 mars 2020 a autorisé le gouvernement à prendre par ordonnance « toute mesure dérogeant aux dispositions du Code de l’action sociale et des familles et du Code de la sécurité sociale pour adapter les conditions d’ouverture ou de prolongation des droits ou de prestations », notamment à l’adresse des bénéficiaires de minima sociaux. Sur le fondement de cette disposition, a été adoptée l’ordonnance du 25 mars 2020 qui prévoit, dans son article 2, le versement d’avances aux bénéficiaires des minima sociaux, dès lors qu’ils n’auront pu accomplir les déclarations nécessaires à la prolongation de leurs droits[29]. L’ordonnance met ainsi en œuvre une continuité automatique du RSA afin que les bénéficiaires ne soient pas privés de leurs droits, étant cependant précisé que ce prolongement sera applicable pour une durée de 6 mois à compter du 12 mars 2020. Mais au terme de cette période, le montant de la prestation sera réexaminé, y compris pour la période écoulée, ce qui générera inévitablement des indus et donc, de l’insécurité juridique pour les bénéficiaires de minima sociaux[30]. La prise en compte de la vulnérabilité et de l’impact fortement inégalitaire de la crise sanitaire impliquerait que l’administration pratique un réexamen qui ne pourrait être conçu que de façon favorable, en versant les sommes qui auraient dû l’être et ne l’ont pas été. Elle devrait ainsi s’abstenir de réclamer celles qui ont été indument versées pendant la période de l’état d’urgence sanitaire. La mise en œuvre d’un droit d’exception devrait en quelque sorte continuer à produire ses effets au-delà de la période de 6 mois fixée par l’ordonnance afin de limiter l’insécurité juridique dont pâtiront les bénéficiaires du RSA et afin de mieux prendre en compte les conséquences de la crise sanitaire sur les plus modestes. Toutefois, les textes prennent soin de garder le silence sur ce point.
Il est également une autre lacune qu’il convient de relever : si les textes ont veillé à construire un dispositif garantissant l’automaticité du maintien des minima sociaux, ils ont en revanche omis de prévoir des adaptations à l’adresse des candidats usagers qui, en raison de la crise économique, pourraient être appelés à augmenter. Certes, l’accès au RSA repose sur une procédure dématérialisée, mais cet accès à distance génère lui aussi de l’exclusion, ainsi que l’a rappelé un récent rapport du Défenseur des droits[31]. L’accompagnement apporté par les centres communaux d’action sociale dans l’instruction des demandes de RSA peut également se révéler plus complexe compte tenu des mesures sanitaires mises en œuvre et des restrictions à la circulation de la population. Si l’ordonnance du 25 mars 2020 a tenté de garantir la prolongation des droits grâce à l’automaticité, elle comporte en revanche des lacunes s’agissant de l’ouverture de ces mêmes droits, alors même que l’article 11 de la loi du 23 mars 2020 mentionnait explicitement la possibilité d’adapter les conditions d’accès. Or le gouvernement a choisi de restreindre le champ d’application de l’automaticité en la réservant aux usagers effectifs, à l’exclusion des candidats usagers du service public de l’action sociale. Certes, l’automaticité est plus aisée à concevoir, et donc à appliquer, lorsqu’il s’agit de prolonger des droits existants, l’ouverture de droits nouveaux suppose en effet une démarche du demandeur. Mais la dématérialisation ne peut être une réponse entièrement satisfaisante en temps de crise sanitaire et ce, d’autant que le confinement a pu priver certaines personnes de leur emploi, et donc de ressources, ce qui leur impose de se tourner vers les minima sociaux si elles ne peuvent prétendre à une indemnisation au titre de l’assurance chômage. Il est ainsi regrettable qu’aucune réflexion n’ait été menée sur la possibilité d’appliquer l’automaticité dans ce cas, ou à tout le moins, de faciliter les démarches. Compte tenu de l’application restrictive de l’automaticité, on peut s’interroger sur la pérennité de ce principe au-delà de l’état d’urgence, et plus largement, sur l’évolution du dispositif du RSA au regard des pistes de réforme qui semblaient se dégager avant la crise sanitaire.
III. Quelles perspectives pour la période postérieure à la crise sanitaire ?
La problématique de l’accès aux minima sociaux va probablement se poser avec une acuité particulière au sortir de l’état d’urgence sanitaire compte tenu de la crise économique qui est annoncée et de l’augmentation corrélative des personnes sans emploi. Il est ainsi permis de penser que le nombre des bénéficiaires du RSA va s’accroître, alors que dans le même temps, les ressources des départements pourraient diminuer, ressources qui sont notamment issues de la taxe intérieure sur les produits pétroliers et des droits de mutation. La question de la recentralisation du RSA pourrait ainsi se poser à nouveau, mais il conviendrait également de poser plus largement la question de l’architecture du dispositif. Comme l’avait déjà relevé le rapport Sirugue du 18 avril 2016, l’existence d’une pluralité de minima sociaux est source d’insécurité et de complexité[32].
Afin de remédier à ces différents écueils, le rapport proposait différents scénarii, certains ressemblant davantage à un aménagement des dispositifs existants plutôt qu’à un traitement de fond. Le premier scénario envisageait ainsi plusieurs mesures de simplification, certaines ayant notamment pour effet de rendre plus prévisible les montants versés aux allocataires du RSA et d’éviter l’existence d’indus. Le second scénario proposait de diviser par deux le nombre de minima sociaux ; quant au troisième scénario, plus révolutionnaire, il envisageait la création d’une couverture socle commune en lieu et place des dix minima sociaux existants. L’idée de cette troisième proposition était de concevoir un dispositif de lutte contre la pauvreté assurant une couverture à tout individu dès l’âge de 18 ans et de garantir un versement automatique de l’aide.
Cette dernière proposition a en partie inspiré les réflexions menées dans le cadre de la Stratégie nationale de lutte contre la pauvreté même si certaines questions ne semblent pas encore résolues. L’éventuelle création d’un revenu universel d’activité a en effet donné lieu à des réflexions dans le cadre d’ateliers citoyens afin, notamment, de s’interroger sur l’étendue de cette nouvelle prestation (a-t-elle vocation à remplacer tous les minima sociaux ou seulement certains d’entre eux et doit-elle être accordée dès l’âge de 18 ans[33] ?). Si l’apparition de la crise sanitaire a de nouveau placé sur le devant de la scène le débat sur la création d’un revenu universel, certains présidents de conseils départementaux ayant appelé à la création d’une telle prestation, non pas dans sa version libérale, mais dans sa version sociale, le revenu universel d’activité s’éloigne cependant de la logique d’universalité[34]. Le dispositif envisagé serait en effet subordonné à une condition de ressources et à la forte implication du bénéficiaire dans des actions de retour vers l’emploi. Ainsi que l’avait déjà souligné l’Observatoire national de la pauvreté et de l’exclusion sociale (ONPES) en 2017, il convient de distinguer le revenu universel versé sans condition et le revenu minimum garanti, qui est une allocation différentielle[35]. Le revenu universel d’activité s’inscrit quant à lui clairement dans la dialectique droits-devoirs et à cet égard, il présente une continuité certaine avec le RSA, l’objectif qui lui est assigné étant tourné vers la reprise d’une activité professionnelle[36]. Cet objectif explique du reste les interrogations qui persistent autour de la condition d’âge, l’octroi du revenu universel d’activité aux jeunes de moins de 25 ans supposerait ainsi de construire un droit à l’accompagnement digne de ce nom.
Au-delà de la volonté de simplifier en mutualisant les minima sociaux, se pose aussi la question de la lutte contre la complexité administrative qui nuit à l’accès aux droits sociaux. La simplification suppose d’agir, non pas seulement sur la variété des prestations, mais aussi sur leur organisation. Un premier pas a été franchi avec le dispositif « Dites-le nous une fois » promu par la loi du 10 août 2018[37] visant à éviter qu’un administré ait à fournir, à plusieurs reprises, les mêmes informations à l’administration. Mais cela ne peut être suffisant dans la mesure où le remède à la complexité semble résider, selon certaines études, dans l’automatisation des prestations[38]. Il conviendrait ainsi de réduire le caractère déclaratif qui fonde largement notre système de protection sociale, mais aussi de rendre le système plus réactif en évitant les décalages dans le temps, l’actualisation trimestrielle de la situation du bénéficiaire étant inévitablement source d’un tel décalage[39]. Cependant, la réactivité peut induire une moindre prévisibilité des montants versés et peut aussi accroître le risque d’indus[40]. L’équation de la simplification, qui oscille entre réactivité et prévisibilité, semble ainsi délicate à résoudre. Pourtant, elle constitue probablement l’un des principaux enjeux de la problématique du non-recours, la complexité étant généralement désignée comme le principal coupable car elle génère de l’incompréhension et du découragement. Compte tenu de l’importance accrue des minima sociaux dans la période qui s’annonce, il paraît plus que jamais indispensable de remédier aux difficultés d’accès aux dispositifs de lutte contre la pauvreté. Si cet objectif présentait déjà un caractère indispensable avant l’épidémie de coronavirus, les mois et les années à venir conduisent à en faire une priorité. Mais la question de l’accès aux minima sociaux ne résout sans doute pas toutes les difficultés. La crise sanitaire, et la récession économique qui s’en suivra, ne militent-elles pas pour que l’on renouvelle notre acception de la solidarité et de l’universalité ?
[1] Voir notamment P. Warin, Le non-recours aux politiques sociales, Presses universitaires de Grenoble, collection « Libre cours – politique », 2016, 242 pages ; J. Arroyo, La renonciation aux droits fondamentaux, Pedone, 2016, 670 pages ; J. Benredouane, La renonciation en droit de l’aide sociale. Recherche sur l’effectivité des droits sociaux, à paraître, éditions l’Harmattan.
[2] Pour un recensement exhaustif, voir le rapport rendu par C. Sirugue au Premier Ministre, le 18 avril 2016, « Repenser les minima sociaux : vers une couverture socle commune » : https://www.gouvernement.fr/sites/default/files/document/document/2016/04/18.04.2016_rapport_de_christophe_sirugue_-_repenser_les_minima_sociaux_-_vers_une_couverture_socle_commune.pdf
[3] https://solidarites-sante.gouv.fr/affaires-sociales/lutte-contre-l-exclusion/lutte-pauvrete-gouv-fr/les-5-engagements-de-la-strategie-pauvrete/
[4] Loi n° 88-1088, JO 3 décembre 1988, p. 15113.
[5] R. Lafore, « Les trois défis du RMI », AJDA 1989, p. 564.
[6] Loi n° 98-657, JO 31 juillet 1998, p. 11679.
[7] Loi n° 2008-1249, JO 3 décembre 2008, p 18424.
[8] J. Bouchoux, Y. Housel et J.-L. Outin, « Dynamiques professionnelles : du RMI au RSA », Politiques sociales et familiales, n° 113, 2013, p. 9.
[9] Loi n° 2015-994 relative au dialogue social et à l’emploi, JO 18 août 2015, texte n° 3.
[10] N. Duvoux, « La révolution silencieuse de la prime d’activité », La vie des idées, 4 février 2020 : https://laviedesidees.fr/La-revolution-silencieuse-de-la-prime-d-activite.html
[11] Op. cit.
[12] R. Lafore, « La stratégie nationale de lutte contre la pauvreté : changement ou continuité ? », RDSS 2018, p. 943.
[13] Loi n° 2020-290 du 23 mars 2020 d’urgence pour faire face à l’épidémie de Covid-19, JO 24 mars 2020, texte n° 2.
[14] Sur ce point, voir CE, 18 juillet 2018, n° 406288, Département de Paris.
[15] Loi n° 2009-1673 du 30 décembre 2009, JO 31 décembre 2009, texte n° 1.
[16] Articles L. 262-7, D. 262-25-1 à D. 262-25-4 CASF.
[17] Articles L. 5131-3 et s. du code du travail.
[18] Cette condition n’est cependant pas opposable aux ressortissants de l’Union européenne, aux réfugiés, aux bénéficiaires de la protection subsidiaire, aux apatrides et aux étrangers titulaires de la carte de résident ou d’un titre de séjour prévu par les traités ou accords internationaux et conférant des droits équivalents.
[19] CE, 10 juillet 2015, Lazar, JCP A juillet 2015, n° 29 act. 636.
[20] CE, 22 octobre 2018, n° 413592, JCP A 15 avril 2019, 2095 ; voir aussi H. Habchi, « 2018-2019, un panorama contentieux du RSA », JCP A n° 30-34, 29 juillet 2019, 2237.
[21] CE, 30 avril 2014, Département du Loir et Cher, AJDA 2014 p. 2545, note H. Rihal ; RDSS 2014, p. 755 note V. Donier.
[22] Articles L. 262-35 et L 262-36 CASF. Il convient de préciser que les bénéficiaires orientés vers Pôle emploi sont quant à eux appelés à conclure un projet personnalisé d’accès à l’emploi : article L. 262-34 CASF.
[23] CE, 4 décembre 2019, n° 418975, RDSS 2020, p. 177, note H. Rihal.
[24] Loi n° 2020-290, op. cit.
[25] Pour une approche générale, voir D. Roman, « « Ils ne mourraient pas tous, mais tous étaient frappés », le coronavirus, révélateur des ambiguïtés de l’appréhension juridique de la vulnérabilité », RDLF 2020, chron. n° 15.
[26] Voir en ce sens le décret n° 2020-361 du 27 mars 2020 portant modification du décret n° 2019-797 du 26 juillet 2019 modifié relatif au régime d’assurance chômage, JO 29 mars 2020, texte n° 14.
[27] CE, 9 avril 2020, n° 439895, Association mouvement citoyen tous migrants et autres.
[28] Nous en voulons pour preuve l’ordonnance du 2 avril 2020, n° 439763, Fédération nationale droit au logement, Ligue des droits de l’homme et autres relative à la verbalisation des personnes sans domicile stable dans l’espace public pendant la période de confinement. De l’aveu de Bruno Lasserre, si le Conseil d’État a rejeté le référé, son action a permis de « faire beaucoup de chemin » et « ses invitations ont été prises en compte par l’administration » (voir en ce sens l’article de P. Roger, « La « ligne de crête » du Conseil d’État en temps de crise du coronavirus », paru dans Le Monde le 15 avril 2020). Si l’on conçoit aisément que le juge puisse disposer d’un pouvoir d’injonction à l’adresse de l’administration, on peut en revanche se demander s’il lui incombe d’adresser des « invitations ». Certes, le résultat escompté semble être atteint, cependant, est-ce satisfaisant pour le pouvoir juridictionnel ?
[29] Ordonnance n° 2020-312 relative à la prolongation des droits sociaux, JO 26 mars 2020, texte n° 28.
[30] Sur les risques d’insécurité juridique, voir J.A Cano et A.M. Potterie, « Covid19. Le tableau des gardes d’enfants à domicile et celui de l’accès des personnes vulnérables aux droits et prestations sociales redessiné », JCP A, 6 avril 2020, 2092.
[31] Rapport du 14 janvier 2019, « Dématérialisation et inégalités d’accès aux services publics », 71 pages. https://www.defenseurdesdroits.fr/sites/default/files/atoms/files/rapport-demat-num-21.12.18.pdf
[32] Op. cit.
[33] https://solidarites-sante.gouv.fr/affaires-sociales/lutte-contre-l-exclusion/lutte-pauvrete-gouv-fr/rua/
[34] Voir en ce sens Le Monde du 12 avril 2020.
[35] Lettre de l’ONPES, 2017, n° 1, « Revenu universel, revenu minimum garanti : quels liens avec la lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale ? », https://onpes.gouv.fr/IMG/pdf/ONPES_-_Revenu_universel_Revenu_minimum_garanti.pdf
Voir également P. Van Parijs et G. Allegre, Pour ou contre le revenu universel ?, PUF, collection « La vie des idées », 2018, 112 pages.
[36] D. Chauffaux, « Le revenu universel d’activité : évolution ou révolution des minima sociaux ? », RDSS 2018, p. 975.
[37] Loi n° 2018-727 du 10 août 2018 pour un État au service d’une société de confiance, JO 11 août 2018, texte n° 1.
[38] Voir en ce sens le rapport de C. Cloarec et J. Damon, « La juste prestation. Pour des prestations et un accompagnement ajustés », rapport au Premier Ministre, septembre 2018. https://www.gouvernement.fr/sites/default/files/document/document/2018/09/rapport_de_christine_cloarec-le_nabour_et_julien_damon_sur_la_juste_prestation.pdf
[39] J. Damon, « Automatisation et contemporanéisation des prestations », RDSS 2020, p. 146.
[40] Op. cit.