Le régime des statues religieuses sur les emplacements publics
L’installation de statues religieuses est illicite depuis 1905. S’il faut distinguer le caractère cultuel ou culturel de la statue, tout le domaine des personnes publiques est visé par l’interdiction, même s’il s’agit du domaine privé et même si l’immeuble est une dépendance d’un édifice du culte.
Par Sacha Sydoryk, docteur en droit de l’Université Toulouse Capitole, Enseignant-chercheur contractuel à l’Université de Tours
Les statues, dans l’espace public, sont des marqueurs culturels et historiques. Symboles de notre patrimoine et de notre passé, leur érection est également contrôlée par le droit positif, au moins en ce qui concerne les personnes publiques et le type de statues. Un type de statue spécifique a retenu l’attention du juge administratif : il s’agit des statues religieuses lorsqu’elles sont installées non pas dans des musées ou pour des expositions mais dans les emplacements publics, sans autre contexte. Ce type de contentieux est d’autant plus intéressant qu’il ne remonte pas systématiquement jusqu’au Conseil d’État. L’état de la jurisprudence est donc celui des lignes directrices posées par le Conseil, mais avec des motivations parfois divergentes de tribunaux administratifs et cours administratives d’appel.
Le Conseil d’État a récemment été amené à se prononcer sur la possibilité, pour une commune, de laisser une statue de la Vierge implantée sur son domaine privé mais ouvert au public alors même que la statue avait été érigée par des administrés[1]. Quelques jours plus tôt, le tribunal administratif de Poitiers se prononçait sur la possibilité pour une commune de remplacer par une copie une statue de la Vierge endommagée, implantée après 1905[2]. Ces deux décisions sont le reflet d’un contentieux qui apparaît plus fourni qu’il ne pourrait y sembler à première vue[3]. Pourtant, la jurisprudence des juridictions administratives est relativement fournie, de telle sorte qu’il est possible d’étudier la possibilité, pour les personnes publiques et plus spécifiquement les communes, de disposer de leurs statues religieuses ou à connotation religieuse.Il faut reconnaître dans un premier temps qu’il n’y a pas d’objet spécifiquement juridique de « statue religieuse ». Ni la loi ni la jurisprudence ne précisent ce qu’il faut entendre par là. La loi de 1905 concernant la séparation des Églises et de l’État, à son article 28, vise les « signe[s] ou emblème[s] religieux ». Les statues sont évidemment des signes ou des emblèmes qui peuvent être religieux, mais c’est plus généralement le cas des sculptures, qui englobent ainsi les statues, mais aussi des bustes, des bas-reliefs ou tout élément moulé ou sculpté tels les croix. Si les statues sont ici d’un intérêt particulier, c’est parce qu’il se trouve que ce sont elles qui ont cristallisé les contentieux récents. Par ailleurs, les différentes décisions ne cherchent pas non plus à établir individuellement un régime spécifique de la statue, religieuse ou non. Ce régime, si tant est qu’il existe, découle des différentes décisions et avis du Conseil d’État et des autres juridictions administratives à propos de statues religieuses ou plus généralement d’éléments religieux sur les emplacements publics pris dans leur ensemble.
Le terme d’emplacements publics est relativement large, à dessein. Il est évidemment repris de l’article 28 de la loi du 9 décembre 1905, qui dispose qu’« il est interdit, à l’avenir, d’élever ou d’apposer aucun signe ou emblème religieux sur les monuments publics ou en quelque emplacement public que ce soit, à l’exception des édifices servant au culte, des terrains de sépulture dans les cimetières, des monuments funéraires, ainsi que des musées ou expositions ». Élément constitutif du principe de laïcité, cette interdiction est intéressante en ce qu’elle vise d’une part les monuments publics, mais également les emplacements publics, expression qui ne paraît pas renvoyer à un concept spécifiquement établi du droit positif, ni mobilisé par la doctrine. Cette idée d’emplacement public ne recoupe pas entièrement celui de domaine public, ou de domaine en général, nous le verrons. Dès 1905, les débats parlementaires révèlent cette absence de confusion, lorsque le rapporteur de la loi, Aristide Briand, repousse au nom du Gouvernement l’amendement de Régis de L’Estourbeillon qui souhaitait ajouter après « emplacement public » la précision « et dépendant du domaine public ». L’argument de Briand est justement fondé sur l’existence du domaine privé, et il considère alors la rédaction suffisante[4]; ses explications suffisent à pousser de L’Estourbeillon à retirer son amendement de lui-même.
Le concept d’emplacement public est donc distinct tant de l’espace public que du domaine. Le concept de religiosité de la statue devra évidemment être analysé, mais elle le sera dans le corps des développements suivants. Reste à spécifier la démarche générale de l’étude. L’objectif de l’étude est d’analyser la manière dont les personnes publiques, en règle générale les communes, peuvent ériger et s’occuper des statues ou des constructions mobilières religieuses sur les emplacements publics. La question est tentaculaire et recouvre un nombre important de situations, qu’il n’est pas nécessairement aisé de distinguer ab initio par des définitions strictes. En effet, l’action des personnes publiques pour les statues religieuses exposées dans des musées sera nécessairement encadrée différemment de celle des mêmes personnes publiques concernant une statue exposée sur un emplacement public. Cette différence du cultuel et du culturel se retrouve ainsi ailleurs que pour les crèches[5], et fait partie des exceptions explicitement envisagées par le législateur de 1905.
Une différence de taille doit à ce stade être introduite : tout le territoire de la République n’est pas soumis aux mêmes règles juridiques concernant la laïcité et, donc, la possibilité d’ériger de telles statues. Plus précisément, si l’État est soumis à la Constitution et à la loi de séparation des Églises et de l’État de 1905, ce n’est pas le cas de toutes les personnes publiques. Ainsi, les communes et les départements du Haut-Rhin, du Bas-Rhin et de la Moselle n’y sont pas soumis. Le statut des différentes collectivités d’Outre-Mer est plus délicat à envisager. En effet, en 1905, la législation centrale ne s’y appliquait pas par principe. L’article 43 de la loi de 1905, tel que modifié par la loi n° 2021-1109 du 24 août 2021 confortant le respect des principes de la République[6], dispose que « la présente loi est applicable en Guadeloupe, en Martinique, à La Réunion, à Saint-Barthélemy et à Saint-Martin ». Par contraste, elle n’est donc pas applicable en Guyane, à Mayotte, à la Polynésie française ou encore à la Nouvelle-Calédonie. Si les éléments relatifs aux cultes dans ces territoires sont régis par d’autres textes[7], la question des signes ou emblèmes religieux, et donc des statues pour ce qui nous intéresse, n’est pas spécifiquement encadrée. Ces territoires bénéficient en outre d’une protection constitutionnelle spécifique, qui ressort de la jurisprudence du Conseil[8]. Il n’est pas certain, pour autant, que la laïcité de l’article 1erde la Constitution implique nécessairement une application pleine et entière du contenu de l’article 28 de la loi de 1905. Le mystère ne sera en tout état de cause pas résolu ici, il demanderait une étude juridique théorique et pratique spécifique à l’Outre-Mer qui dépasse l’objectif de cette recherche[9]. Pour autant, l’on peut affirmer que si le principe de l’article 28 s’applique, alors le régime est similaire au droit métropolitain minus l’Alsace et la Moselle, mais qu’en revanche s’il ne s’y applique pas alors le régime est semblable à celui de l’Alsace et de la Moselle. L’orthodoxie juridique voudrait que la constitutionnalisation du principe de laïcité vaille sinon constitutionnalisation implicite de la loi de 1905 entièrement, au moins constitutionnalisation de son contenu général, et l’interdiction des symboles religieux sur les emplacements publics en fait partie, la date de l’interdiction pouvant d’ailleurs être discutée puisque l’objectif de la loi de 1905 était précisément de ne pas toucher au passé.
Si l’on analyse tant l’article 28 de la loi de 1905 que l’application qui en est faite par les juridictions administratives concernant les statues, on observe une application finalement assez proche de l’esprit initial du rapporteur de la loi à la Chambre des députés. A. Briand a pu dire que « les difficultés d’interprétation auxquelles pourraient donner lieu les termes de l’article 26 [devenu l’article 28] constitueront des questions d’espèce[10]», et c’est bien par des réponses d’espèce que les juridictions se sont prononcées, sans dégager de régime général. On peut pour autant démontrer que le juge administratif fait, finalement, une application souple de l’article 28 de la loi de 1905 dans l’identification de la religiosité d’une statue. Partant, il ne se montre pas plus catholique que le Pape et semble admettre le caractère religieux des statues si ce caractère religieux n’est pas unique et principal, venant ainsi clarifier ce qui est permis et ce qui ne l’est pas (I). En revanche, il se montre bien plus strict et vérifie qu’aucune statue qui serait considérée comme religieuse ne soit érigée ou déplacée sur un emplacement public, clarifiant ce faisant la notion même d’« emplacement public » (II). Ces deux éléments sont cumulatifs pour interdire une statue, elle doit être religieuse et située sur un emplacement public.
On laissera de côté une question annexe, relative au financement des statues. En effet, en tout état de cause, la question du financement suit nécessairement la question de la nature de la statue et du lieu de son emplacement. Si la statue n’est pas religieuse, alors son financement ne peut être contraire au principe de laïcité. Il en va à vrai dire de même, en sens inverse, si elle est religieuse, mais non implantée sur un emplacement public. Si elle est religieuse et que son implantation est projetée sur un emplacement public, alors c’est l’article 28 de la loi de 1905 qui trouvera à s’applique.
I. La clarification jurisprudentielle du caractère religieux des statues érigées
Le caractère religieux ou non d’une statue, ou plus généralement d’une construction ou d’un symbole, n’est pas évident à déterminer. Au-delà des débats parlementaires et des brefs commentaires doctrinaux, le juge administratif se montre relativement libéral dans son acception du caractère religieux ou non des statues (A). Si la loi de 1905 ne dispose que pour l’avenir, la question de la rénovation des statues licitement implantées se pose évidemment. Si la jurisprudence est moins fournie, on peut néanmoins considérer que les statues peuvent être retirées puis réinstallées pour rénovation (B).
A. Le caractère religieux des statues libéralement interprété
L’article 28 de la loi de 1905 vise, nous l’avons dit, les « signe[s] ou emblème[s] religieux », sans plus de précision. Si l’on admet que ces énoncés normatifs lient les juridictions administratives dans leur application et dans le rendu de leur décision, au moins jusqu’à ce que le Conseil d’État change explicitement ce sens[11], alors il faut élucider le sens que revêt « religieux » dans ce contexte.
Cette élucidation textuelle sera brève, sinon lapidaire : le terme « religieux » ne semble pas viser un concept juridique très défini : le droit positif n’en donne pas d’élément de définition. Au-delà de la tautologie consistant à dire qu’en religieux ce qui se rapporte à une religion, et que le droit n’a jamais défini la religion, notamment par rapport à la secte, cette rédaction laisse une très large marge d’appréciation aux personnes publiques, et en dernière analyse au juge qui contrôlera l’implantation des statues.
Si la doctrine contemporaine à la loi ne s’est pas attardée sur l’exégèse du sens à donner à « religieux »[12], les débats parlementaires semblent offrir quelques précisions sur l’intention du législateur. Ainsi, pour le rapporteur à la Chambre des députés, il s’agit de tous les signes ayant « un caractère spécial, c’est-à-dire destinés à symboliser, à mettre en valeur une religion[13]». De telles précisions peuvent être utiles – et seront utiles – pour déterminer le type de statues religieuses que la loi prohibe, mais elles ne sont d’aucune aide pour déterminer la religiosité intrinsèque. Il faut alors en conclure deux éléments. D’une part, ce caractère religieux s’attache à toute religion, antérieure ou postérieure à la loi de 1905, et vise les symboles et emblèmes des différentes fois existantes. Des cas-limites peuvent aisément apparaître, par exemple lorsque le caractère religieux ou non d’un système de croyances fait débat. Quid en effet d’une statue de Bouddha ? D’autre part, ce caractère religieux étant très indéterminé, il reviendra aux juridictions administratives de se prononcer sur ce qui a ou non un caractère religieux.Il n’est donc pas possible de déterminer si le juge a jugé dans les limites que lui permettaient la loi de 1905. Il est pour autant bel et bien possible de tenter de systématiser la jurisprudence pour essayer de voir ce qui, pour le juge, constitue une statue religieuse, et la jurisprudence révèle une conception libérale et finalement proche de l’esprit du législateur de ce qui constitue une statue religieuse. Tout ce qui est connoté religieusement n’est pas interdit, mais ce qui est exclusivement religieux viole la loi de 1905, dans une conception qui n’est pas sans rappeler la distinction entre le cultuel et le culturel adoptée pour les crèches.
Cette jurisprudence est progressive au fil du temps, mais conserve sa cohérence au gré des décisions successives. Le juge administratif, qu’il s’agisse des tribunaux administratifs, des cours administratives d’appel ou du Conseil d’État, va considérer qu’une statue de la Vierge Marie est religieuse. C’est le cas si elle porte l’inscription « Notre Dame du Léman veille sur tes enfants[14]», c’est le cas lorsqu’elle mesure 3m 60[15], et c’est encore le cas même si elle porte l’inscription « Vœux de guerre », parce que la Vierge Marie « présente par elle-même un caractère religieux[16]». Dans ce dernier exemple, la Cour semble par ailleurs considérer au moins implicitement que si l’inscription avait une taille plus importante, et que la figure de la Vierge était moins conséquente par sa taille, la statue pourrait éventuellement être conforme à l’article 28 de la loi de 1905, notamment si, « dédié à la commémoration des morts », il s’agissait d’un monument funéraire[17]. La Cour administrative d’appel de Lyon a ainsi considéré licite le déplacement sur un emplacement public d’un monument aux morts orné d’une croix volumineuse gravée de la mention « Dieu – Patrie », celui-ci étant un monument funéraire, même en l’absence de sépulture[18]. Pour le dire autrement, toute représentation de la Vierge n’est pas contraire à cet article si la statue ne représente pas principalement la Vierge, et un monument commémoratif peut figurer une iconographie religieuse tant qu’elle reste marginale ou discrète.
Il en va de même de la représentation d’un archange. La cour administrative d’appel de Nantes souligne à ce titre qu’« une statue représentant l’archange Saint-Michel fait ainsi partie de l’iconographie chrétienne et, de ce fait, présente un caractère religieux[19]». La cour, qui suit le tribunal administratif de Nantes[20], considère que les éventuels éléments culturels avancés pour justifier l’installation de la statue ne suffisent pas à contrebalancer son caractère éminemment cultuel[21].
Cette jurisprudence est libérale, au sens où elle conserve un maximum de liberté pour les personnes publiques dans le cadre prévu par le législateur. Dès lors qu’une statue n’est pas exclusivement religieuse, et que la personne publique apparaît de bonne foi – sans mauvais jeu de mots – le juge administratif semble disposé à admettre l’érection d’une statue qui peut être partiellement, mais pas exclusivement, religieuse. Sur le plan des principes cela semble relativement conforme à la volonté du législateur telle qu’exprimée par le rapporteur de la loi. Ce dernier considérait en effet qu’« on peut honorer un grand homme, même s’il est devenu saint, sans glorifier spécialement la partie de son existence qui l’a désigné à la béatification de l’Église[22]». Lorsque l’on passe des principes à leur mise en œuvre, le juge administratif se révèle toutefois encore plus libéral. Le meilleur exemple semble se retrouver dans la décision relative à l’arche surplombant la statue de Jean-Paul II[23], qui semble implicitement avaliser la conformité de la statue avec la loi de 1905[24]. Il s’agit pourtant d’un haut dignitaire religieux, littéralement béatifié, et dont la vie publique et politique est pourtant très difficilement différentiable de son action religieuse. Comme le souligne M. Leroy, le monument « honorait-il l’homme d’Église et, par-delà sa personne, l’Église elle-même, ou l’homme politique ? Encore faudrait-il que les deux aspects de sa personnalité soient dissociables[25]».
Dans un sens similaire, le Conseil d’État avait admis la possibilité pour la ville de Lille d’ériger une statue représentant cardinal Lienart[26], évêque de Lille de 1928 à 1968. Certes, la décision n’est pas rendue au visa de l’article 28 mais à celui de l’article 2 de la loi de 1905. Pour autant, il semble difficile de ne pas voir de lien entre le caractère non religieux de la statue et l’autorisation de son implantation, le Conseil soulignant « l’ensemble des activités exercées et notamment [le] rôle joué par le cardinal Liénart dans la ville de Lille[27]» pour justifier sa décision.
Libéral, le Conseil d’État l’est encore en permettant à des symboles religieux d’apparaître sur un blason communal si ces derniers sont bien représentatifs d’une histoire locale. Il ne s’agit, certes, plus de statues, mais il s’agit d’une application de l’article 28 de la loi de 1905, qui plus est l’un des cas où la commune, de bonne foi évidente, n’utilise des éléments religieux qu’en raison de son histoire locale. En l’espèce, la commune de Moëslains utilisait sur son blason les crosses épiscopales de Saint-Nicolas et Saint-Aubin, et le faisait en référence à un patrimoine local, l’église Saint-Nicolas et la chapelle Saint-Aubin. Le Conseil d’État rappelle ainsi le principe général, qui veut « qu’un blason communal, qui a pour objet de présenter sous forme emblématique des éléments caractéristiques, notamment historiques, géographiques, patrimoniaux, économiques ou sociaux d’une commune, ne peut légalement comporter d’éléments à caractère cultuel que si ceux-ci sont directement en rapport avec ces caractéristiques de la commune, sans exprimer la reconnaissance d’un culte ou marquer une préférence religieuse[28]». On retrouve ici encore la différence entre le culturel et le cultuel. C’est ce qui justifie la légalité du blason, qui se réfère à des éléments culturels spécifiques. Mais au-delà du blason lui-même, le Conseil d’État se prononce également au visa explicite de l’article 28 de la loi de 1905. En effet, le Conseil valide le raisonnement de la cour administrative d’appel de Nancy, pour qui « à supposer même que le blason soit également appelé à être apposé sur des monuments ou des emplacements publics », il ne méconnaît pas l’article 28 de la loi de 1905[29], celui-ci n’étant pas un symbole religieux.
Une telle solution ne s’imposait pas. Le juge administratif aurait en effet très bien pu considérer que l’apposition d’une représentation religieuse sur un bâtiment public ou sur un emplacement public était par elle-même contraire à la loi de 1905, d’autant plus quand la représentation est postérieure à 1905. Ne pas le faire est donc un choix des juridictions administratives, choix ici partagé entre les juridictions du fond et le Conseil d’État qui ont tous jugé dans le même sens.
Les juridictions administratives, et à leur tête le Conseil d’État, adoptent ainsi une position libérale lorsqu’il s’agit d’analyser la religiosité d’une statue. Il serait donc faux de voir le Conseil comme fervent laïcard. À l’inverse, il semble ainsi se montrer plus favorable aux symboles religieux culturels que ne semblait le permettre le législateur de 1905.
B. La possibilité libérale de rénover les statues implantées
La vie de la statue religieuse ne s’arrête pas à son implantation sur un emplacement public. En effet, le temps faisant son œuvre, la statue religieuse régulièrement implantée ou non[30], devra généralement faire l’objet de réparations ou de restaurations. Cette question porte en réalité sur ce qui constitue le fait même d’ériger une statue, ou « d’élever ou d’apposer » une statue qui serait un emblème religieux, pour reprendre les termes précis de l’article 28 de la loi de 1905. Le texte interdit à l’évidence de construire toute nouvelle statue. Il ne semble pas non plus pour autant interdire par principe la restauration de l’ancien, et en cela il ne condamne pas directement le passer à une mort lente et à l’oubli. Restaurer, ce n’est en effet ni « élever » ni « apposer ».
Le Conseil d’État semble aller dans ce sens, puisqu’il considère dans un avis contentieux qu’« en outre, en prévoyant que l’interdiction qu’il a édictée ne s’appliquerait que pour l’avenir, le législateur a préservé les signes et emblèmes religieux existants à la date de l’entrée en vigueur de la loi ainsi que la possibilité d’en assurer l’entretien, la restauration ou le remplacement[31]». Il n’est pour autant pas certain que le Conseil n’ait pas ici dépassé la lettre de l’article 28 en prévoyant le remplacement possible de ce qui est antérieur à 1905, et qui par hypothèse ne serait pas couvert par les exceptions prévues par l’article 28 lui-même[32].
Plusieurs cas de figure semblent être envisageables, tous dépendants de l’état de la statue et de son mode de restauration ou d’entretien. Si l’entretien et la restauration se font sans bouger la statue, rien ne pose problème. Sans l’avis précité du Conseil d’État, la question d’un entretien ou d’une restauration nécessitant le déplacement de la statue pouvait en revanche se poser. En effet, déplacer la statue dans un atelier puis la remettre en place pouvait, au sens strict, être considéré comme l’élever à nouveau au sens de l’article 28 de la loi de 1905. Une telle interprétation serait évidemment maximaliste. Elle va contre la volonté du législateur[33]. Elle n’est pas pour autant inenvisageable sur le plan du sens des énoncés normatifs. En cela, l’avis contentieux de 2017 clarifie la conception du Conseil.
Une double question semble pourtant rester en suspens, et elle tient à l’étendue de la restauration ou du remplacement possible, notamment par rapport au remplacement par une copie de l’ancienne statue – ou de l’ancien signe ou emblème plus largement. Imaginons une statue antérieure à 1905 qui, au fil des ans, se voit restaurée de telle sorte que des morceaux en sont remplacés, ici un doigt brisé, là un nez, une main, un bras… si bien qu’à la fin, plus aucune partie originale de la statue ne subsiste. Doit-on considérer que lors de cette dernière rénovation, aussi minime soit-elle, une nouvelle statue est érigée, de telle sorte que l’article 28 de la loi de 1905 n’est pas respecté ? Il s’agit ici du paradoxe dit du « bateau de Thésée[34]», auquel il n’est pas possible de fournir de réponse philosophique absolue. La question reste pertinente, en ce qu’elle souligne que le caractère nouveau ou ancien n’est pas aussi absolu lorsque l’on rénove.
Ensuite, il est possible d’imaginer une restauration d’une statue religieuse dont par hypothèse il ne resterait que des fragments, par exemple les pieds. Imaginons une statue que l’on sait initialement et par hypothèse religieuse, antérieure à 1905, mais qui serait depuis 1905 presqu’entièrement détruite. Il paraît difficile de permettre sa reconstruction aujourd’hui, plus d’un siècle après l’adoption de la loi, et ce malgré l’avis contentieux du Conseil d’État. En revanche, imaginons la même statue, identiquement détruite, mais cette fois-ci à la suite d’un acte de vandalisme ou d’une catastrophe naturelle. Il semble ici que sa restauration à l’identique ne pose pas de problème tant par rapport au texte de la loi de 1905 que par rapport à la jurisprudence du Conseil d’État, au moins si elle est consécutive à son endommagement. Le dernier exemple serait celui d’une statue religieuse entièrement détruite, et qui ne serait même pas restaurée mais remplacée par une copie. L’avis contentieux de 2017 semble autoriser un tel remplacement. En revanche, le tribunal administratif de Poitiers[35] et la cour administrative d’appel de Bordeaux[36], dans l’affaire de la commune de La Flotte en Ré, n’ont pas pris en compte le fait que la statue litigieuse était une reproduction d’une statue détruite, et donc « remplacée » au sens de l’avis de 2017. La statue étant implantée sur un emplacement public, et étant évidemment religieuse, elle est alors considérée comme étant contraire à l’article 28 de la loi de 1905, bien que ce soit la copie installée juste après une destruction en 2020 qui soit en réalité attaquée. Étant postérieure à 1905, il est possible de considérer qu’en tout état de cause, la statue, ancienne ou nouvelle, n’avait pas à se trouver sur un emplacement public. Pour autant, la cour administrative d’appel de Bordeaux note que c’est la délibération du « 22 décembre 2020, [décidant] de réinstaller une copie de la statue de la Vierge Marie sur son promontoire à la suite de sa dégradation en raison d’un accident de la circulation intervenu le 17 mai 2020[37]» qui est attaquée – et in fine annulée. Puisque l’installation de la statue, datant une délibération de 1986, n’est plus contestable, alors il faut soit admettre également que l’exception de rénovation du Conseil d’État n’a pas été mobilisée ici, soit que cette exception ne vaut que pour les statues régulièrement implantées, donc prédatant 1905 ou entrant dans les exceptions prévues à l’article 28 de la loi.
La jurisprudence administrative apparaît alors, ici encore, relativement libérale concernant la restauration ou l’entretien des statues implantées. Le principe posé par le Conseil d’État dans son avis de 2017 est que tout signe ou emblème régulièrement implanté sur un emplacement public, ce qui inclut donc les statues, peut faire l’objet d’une restauration ou d’un remplacement. Reste en suspens la possibilité de remplacer la statue irrégulièrement érigée mais dont la contestation est impossible, l’acte d’implantation étant devenu définitif. Si la cour administrative de Bordeaux semble l’interdire, la question sera sans doute amenée à être tranchée par le Conseil d’État, soit dans cette affaire en particulier soit dans une autre. Derrière ce libéralisme par rapport à la loi de 1905 concernant le caractère religieux des statues, le juge administratif semble adopter une position plus restrictive de ce que constitue un emplacement public.
II. La clarification jurisprudentielle de la notion d’emplacement public
La notion d’« emplacement public » posée par l’article 28 de la loi de 1905 ne se retrouve nulle par ailleurs, ni dans d’autres énoncés législatifs ni dans les systématisations doctrinales. Le terme contemporain d’« espace public » ne recouvre en effet pas nécessairement la même chose que les « emplacements publics » de la loi de 1905, ces derniers incluant des espaces du domaine privé ouvert au public (A). La notion d’« emplacement public » est d’autant plus large que les dépendances des lieux de cultes ne sont pas incluses dans les exemptions de l’article 28 de la loi de 1905 (B). Il faut ici préciser que le propriétaire de la statue, public ou privé, importe peu. C’est son implantation qui pose problème. Ainsi, des statues religieuses privées sur un emplacement public doivent se voir retirées[38].
A. L’absence d’incidence des classifications domaniales sur la notion d’emplacement public
Le législateur de 1905 a spécifiquement souhaité distinguer les emplacements publics sur lesquels il interdisait d’apposer de nouveaux signes religieux du simple domaine public. Nous le disions en introduction, cela ressort explicitement des débats parlementaires de l’époque, un amendement précisant « et dépendant du domaine public » à la fin de la rédaction de l’article 28 ayant été retiré après l’assurance que la loi ne visait pas les propriétés privées[39]. Ainsi, pour les députés, « emplacement public » n’est pas synonyme exact de « domaine public » ni même, à vrai dire, de domaine en général. Tout le domaine n’est pas concerné : même au-delà des exceptions explicitement prévues, certains biens du domaine public peuvent ne pas constituer des emplacements publics. De même, un terrain du domaine privé mais ouvert au public pourra être considéré comme un emplacement public[40].
Ce concept d’emplacement public ne recouvre pas non plus celui d’espace public. Anachronique en 1905, ce concept n’est pas juridique mais plutôt politique, philosophique ou sociologique[41]. En effet, si le terme d’espace public renvoie évidemment le juriste vers une certaine idée générale préconstruite, ni le droit positif ni la doctrine n’en ont de définition acceptée et partagée. Ainsi, la loi n° 2010-1192 du 11 octobre 2010 interdisant la dissimulation du visage dans l’espace public a dû préciser dès son article 2 que « pour l’application de l’article 1er, l’espace public est constitué des voies publiques ainsi que des lieux ouverts au public ou affectés à un service public »[42]. Cette définition est bien la preuve que le terme ne revêt pas de sens universel et partagé en droit, la précision aurait sinon été inutile. Il faut d’ailleurs différencier l’espace public, au singulier, des espaces publics, au pluriel, ces derniers semblant recouvrir, très intuitivement, tous les espaces collectifs ouverts au public. L’espace public – au singulier – a toutefois une définition différente, plus large et en même temps plus restreinte. En reprenant celle du législateur de 2010, l’espace public se distingue aussi du domaine des personnes publiques, bien qu’il recoupe très largement le domaine public. En effet, l’inclusion des « lieux ouverts au public » permet d’y ajouter les lieux privés mais ouverts au public, tels les commerces, mais aussi éventuellement les bâtiments privés donnant sur une voie publique. C’est d’ailleurs précisément cette crainte d’une interdiction des signes religieux sur les bâtiments privés que de L’Estourbeillon souhaitait amender l’article 28 de la loi de 1905[43].
Il est évident que le texte de l’article 28 de la loi de 1905 ne s’applique pas à des propriétés privées détenues par des personnes privées. Cela ne ressort pour autant pas nécessairement de la lettre même du texte. Après tout, une propriété privée peut se retrouver enclavée sur un espace largement ouvert au public. La revendication de la propriété des fossés de la place de la Concorde par Marcel Campion[44], si elle avait abouti, aurait constitué un tel type de propriété privée pourtant largement ouverte au public. L’élément est pour autant interprété comme tel de manière constante[45], ce qui est évidemment logique par rapport à l’esprit même, au but, de la loi de 1905[46]. L’esprit et la lettre peuvent pour autant diverger.
Il est tout aussi évident que cet article 28 s’applique aux propriétés du domaine public. C’était même spécifiquement son objectif initial, le rapporteur A. Briand exposant que « pour les termes ‘‘emplacements publics’’, nous visons les rues, les places publiques ou les édifices publics autres que les églises et les musées[47]». Les juridictions appliquent évidemment strictement ces éléments. Ajoutons que l’emplacement public vise également l’intérieur des bâtiments publics, et pas seulement leur extérieur. Ainsi, la cour administrative d’appel de Nantes[48] considère au visa de l’article 28 de la loi de 1905 que l’intérieur d’une mairie, et spécifiquement la salle du conseil municipal et de célébration des mariages, constitue un emplacement public dans lequel il est interdit d’apposer un crucifix. A fortiori, on peut donc en déduire une interdiction d’y ériger une statue religieuse. Cette interdiction ne doit pas pour autant interdire toute exposition de patrimoine religieux. La distinction entre le cultuel et le culturel semble en effet permettre à une mairie, ou plus largement à toute personne publique, d’exposer dans son bâtiment des artefacts religieux, dont des statues, dès lors que le caractère religieux n’est pas mis en avant[49].
Reste un cas spécifique, non explicitement envisagé par la lettre de l’article 28 de la loi de 1905 et à peine évoqué dans les débats parlementaires. Il s’agit du domaine privé des propriétés publiques. Le texte de la loi semble largement écarter des lieux visés les dépendances du domaine privé des personnes publiques. Pour autant, et c’est bien là la clé de lecture de cet article 28, il vise les « emplacements publics ». Lors des débats, le rapporteur du texte avance même « qu’il n’y a pas seulement appartenant à l’État ou aux communes, le domaine public, il y a aussi le domaine privé[50]». Et d’ajouter, non sans malice « les mots ‘‘emplacements publics’’ suffisent à éclairer le texte de l’article », ce qui rétrospectivement ne manque pas d’ironie. Si l’article 28 ne se réfère en aucun cas à une notion de domanialité, pourquoi faudrait-il l’interpréter par le prisme de cette notion ? On peut alors admettre que peu importe la notion de domanialité publique ou privée pour déterminer si l’emplacement est public. Ce qui est déterminant, c’est la possibilité pour le public d’accéder facilement au lieu, à l’immeuble. C’est ainsi que dans l’affaire de la commune de Saint-Pierre d’Alvey, le Conseil d’État a jugé que les dispositions de l’article 28 de la loi de 1905 ne se limitent pas « aux seules dépendances du domaine public, sans devoir aussi trouver application au domaine privé des personnes publiques[51]». Comme le note C. Chamard-Heim, « la notion d’emplacement public figurant à l’article 28 ne doit donc pas être confondue avec celle de domaine public[52] ». La doctrine de 1905 ne semble pas avoir nécessairement pris la part complète de cet élément, soulignant simplement qu’« il faut entendre les édifices et les terrains qui sont la propriété de l’État, des départements et des communes, hôpitaux, écoles, rues, places, promenades, etc.[53] », sans pour autant distinguer la domanialité publique ou privée ou, du moins, sans souligner l’absence d’incidence de cette distinction. La doctrine contemporaine a donc finalement pris acte de cette dissociation[54].
En dissociant les emplacements publics de toute notion de domanialité, le Conseil vient donner sa portée pleine et entière à l’article 28, sans en dénaturer l’esprit, bien au contraire. Si en 1905 le législateur n’avait visé que le domaine public, il aurait finalement couru le risque, certes limité, de voir la portée de la loi diminuée par des personnes publiques qui auraient installé des éléments religieux sur des immeubles de leur domaine privé, mais largement ouverts au public. Par cette décision, le Conseil d’État vient ainsi éclaircir la conception qu’il retient des emplacements publics : il s’agit de toute propriété publique accessible au public, sans considération pour la domanialité. Cette absence d’incidence de la domanialité sur l’application de l’article 28 de la loi de 1905 se double par ailleurs d’une absence d’incidence du caractère de dépendance d’un lieu de culte pour déterminer les emplacements publics.
B. L’absence d’incidence du caractère de dépendance d’un lieu de culte sur la notion d’emplacement public
Si les distinctions domaniales apparaissent sans incidence sur la notion d’emplacement public, il en va de même du caractère de dépendance à un édifice servant à l’exercice public du culte. Ainsi, un immeuble, qui serait une propriété publique par hypothèse, et qui serait la dépendance d’une église sans faire partie de l’église elle-même, ne pourrait servir de support à un signe ou emblème religieux, donc à une statue religieuse.
L’article 28 de la loi de 1905 détermine quatre exceptions à l’interdiction de construire ou élever une statue religieuse. Il s’agit des « édifices servant au culte », des « terrains de sépulture dans les cimetières », des « monuments funéraires » ainsi qu’enfin les « musées ou expositions ». Ces exceptions n’appellent pas de commentaire particulier. Elle résulte de la volonté évidente du législateur de 1905 de ne pas poser de règle trop absolue mais bien d’interdire à l’État et aux personnes publiques d’afficher une préférence religieuse quelconque. Pour autant, le bâtiment affecté au culte et qui reste public peut à l’évidence ériger une nouvelle statue – ou tout autre signe religieux. De même, dans la mort, les statues religieuses sont autorisées. Cela semble logique concernant les cimetières puisque c’est la préférence religieuse du défunt et non de la personne publique qui s’exprime. Dans les monuments funéraires – distincts des sépultures – il s’agit encore d’une commémoration de la mémoire des femmes et des hommes tombés. La commémoration peut alors arborer quelques signes religieux, tant qu’elle ne se transforme pas en statue purement religieuse[55]. De même, enfin, les musées ou expositions ne marquent pas, ou pas uniquement, un attachement religieux. L’histoire peut évidemment être mobilisée politiquement, mais une exposition reste culturelle et non pas cultuelle.
Parmi ces exceptions, celle relative aux lieux de culte est ici d’intérêt pour délimiter les emplacements publics. En effet, il est de jurisprudence constante que le régime de ces dépendances suit celui des édifices liés au culte[56], du moins en ce qui concerne l’affectation. Pour autant, dans sa décision Commune de Saint-Pierre d’Alvey, le Conseil d’État distingue ici encore la notion de dépendance immobilière d’une église de celle d’emplacement public. En effet, pour le Conseil, « la notion d’‘‘édifice servant au culte’’, au sens et pour l’application de l’article 28 de la loi du 9 décembre 1905 relatif à l’interdiction d’élever ou d’apposer un signe ou emblème religieux, [est] distincte de celle de dépendance d’un édifice du culte laissé à la disposition des fidèles et des ministres du culte au sens et pour l’application des articles 12 et 13 de la loi du 9 décembre 1905 et 5 de la loi du 2 janvier 1907[57]». L’exégèse doctrinale de ce paragraphe a déjà été faite[58]; nul besoin de revenir sur son détail une nouvelle fois. Le résultat est admis, et sans critique doctrinale : même une dépendance d’un édifice servant au culte se voit appliquer l’article 28 de la loi de 1905. Une statue religieuse ne peut donc s’y trouver ; si elle y est bâtie par une personne privée, elle doit être déplacée vers une parcelle appartenant à une personne privée.
Il est notable que la cour administrative d’appel de Nantes ait déjà fait sienne cette distinction, dans sa décision Commune des Sables d’Olonne. Elle reprend en effet la rédaction du Conseil d’État, jugeant que « la notion d’‘‘édifice servant au culte’’, au sens et pour l’application de l’article 28 de la loi du 9 décembre 1905 relatif à l’interdiction d’élever ou d’apposer un signe ou emblème religieux, [est] distincte de celle de dépendance d’un édifice du culte laissé à la disposition des fidèles et des ministres du culte au sens et pour l’application des articles 12 et 13 de la loi[59]». La jurisprudence du Conseil d’État a ainsi déjà trouvé à s’appliquer. Un pourvoi en cassation de la commune a été rejeté par le Conseil d’État, ce qui apparaît logique au regard de la motivation de la décision d’appel et des moyens soulevé[60], mais ne peut que laisser un sentiment d’inachevé quant à l’orientation définitive du Conseil sur la question des statues religieuses. Une inflexion apparaît toutefois improbable, tant la distinction opérée a du sens dans le contexte de la loi de 1905 et de son article 28. En effet, les articles 12 et 13 ne visent que le régime de la mise à disposition des bâtiments et de leur affectation, alors que l’article 28 est plus général.
La notion d’emplacement public, et l’interdiction d’y ériger toute statue postérieurement à 1905, sont ainsi strictement interprétées par le Conseil d’État, mais dans un esprit qui semble relativement fidèle à celui du législateur de 1905. Les dépendances des lieux affectés à l’exercice public des cultes ne servent pas en eux-mêmes directement au culte. En tant que propriété publique, c’est donc une interprétation stricte qui prévaut sur ce qu’il est possible de bâtir ou non, d’ériger ou non. Puisque « les mots ‘‘emplacements publics’’ suffisent à éclairer le texte de l’article[61]» 28 de la loi, c’est en tout état de cause que le législateur de 1905 souhaitait précisément laisser à la juridiction administrative une marge de manœuvre dans son application, ce qu’elle fait ici en respectant le sens relativement large du texte.
⁂
L’État et les personnes publiques doivent rester neutres vis-à-vis des cultes. Admettre, par le truchement de la domanialité, de l’accessoire, ou du caractère prétendument culturel d’une statue représentant une figure religieuse et bénie au moment de son inauguration[62], serait aller à l’encontre de ce principe que traduit l’article 28 de la loi de 1905, qui pose un concept propre d’emplacement public, mais qui laisse également au juge la charge de trancher au cas par cas ce qui relève ou non du religieux. La distinction contemporaine entre le cultuel et le culturel permet aujourd’hui au juge administratif de respecter la volonté du législateur de 1905 – et du constituant de 1946 et 1958. Dans un contexte de tensions qui semblent croissantes, comme en témoignent les affaires récentes et non définitivement jugées au moment de l’écriture de ces lignes relatives à différentes statues, cette distinction ne manquera probablement pas de devoir être utilisée comme guide par les juridictions inférieures, sous le contrôle du Conseil d’État. Quant aux statues, il ne reste qu’à entretenir celles présentes et à cantonner les autres aux lieux de cultes – d’autant plus que les recours contre les statues illégalement implantées sont globalement impossibles. C’est in fine la volonté législative et la volonté constituante.
[1]CE, 11 mars 2022, 8e et 3 chambres réunies, no 454076, Commune de Saint-Pierre d’Alvey.
[2]TA Poitiers, 3 mars 2022, no 2100952, Commune de La Flotte en Ré confirmé par CAA Bordeaux, 1ère chambre, 12 janvier 2023, no 22BX01113, Commune de La Flotte en Ré (Fr.-X. Bréchot, « L’archange Saint-Michel déchu de la place publique », AJDA, 2023, pp. 67-70).
[3]CAA Nantes, 4e chambre, 16 septembre 2022, no 22NT00333, Commune des Sables d’Olonne, et en appel de la décision du tribunal administratif de Poitiers, CAA Bordeaux, 1re chambre, 12 janvier 2023, no 22BX01113, Commune de La Flotte en Ré.
[4]2e séance du 27 juin 1905, JORF. Débats parlementaires. Chambre des députés, 28 juin 1905, p. 2529.
[5]Voir les décisions CE, 9 nov. 2016, n° 395122, Fédération des libres penseurs de Seine-et-Marne et n° 395223, Fédération de la libre pensée de Vendée et les commentaires afférents, ainsi que C. Chassagne, « L’encadrement jurisprudentiel des rapports entre collectivités territoriales et cultes », AJDA, 2016, pp. 269-275 et M. Heitzmann-Patin, « Entre crèches et croix : à la recherche d’une cohérence dans l’application de la loi de 1905 », RFDA, 2018, pp. 624-631.
[6]La loi a surtout modifié le régime d’exercice des cultes dans la loi de 1905. Voir M. Philip-Gay, « Le libre exercice du culte. Une remise en cause de l’équilibre issu de la loi de 1905 », AJDA, 2021, p. 2078.
[7]Sur la question du régime des cultes dans ces territoires, voir not. A. Bougnoux, C. Laronde-Clérac, « Associations cultuelles. Associations diocésaines », JCL civil, Fasc. n° 40-8, 18 janvier 2022.
[8]Voir Cons. const. 21 févr. 2013, no 2012-297 QPC, Assoc. pour lapromotion et l’expansion de la laïcité, E. Foray, « Le Conseil constitutionnel au secours du droit local des cultes », AJDA, 2013, pp. 1108-1112 ; G. Gonzalez, « Décision antinomique du Conseil constitutionnel sur le droit local alsacien-mosellan des cultes », RFDC, 2013, pp. 707-713, et Cons. const., 2 juin 2017, no 2017-633, Collectivité territoriale de la Guyane [Rémunération des ministres du culte en Guyane]. Les dérogations s’appliquent en Guyane, en Polynésie française, à Wallis-et-Futuna, à Saint-Pierre-et-Miquelon, en Nouvelle-Calédonie et à Mayotte.
[9]Voir sur ce sujet C. Durand-Prinborgne, « La laïcité n’exclut pas qu’un presbytère ait une fonction d’intérêt général », note sous CE, 16 mars 2005, Haut-commissaire de la République en Polynésie française, AJDA, 2005, pp. 1463-1465.
[10]A. Briand, 2e séance du 27 juin 1905, JORF. Débats parlementaires. Chambre des députés, 28 juin 1905, p. 2528.
[11]Sur ces questions théoriques, on se permet de renvoyer à S. Sydoryk, « Le Conseil d’État et les normes générales et abstraites : perspectives constitutionnalistes », RFDC, 2021, pp. e31-e51.
[12]Voir not. P. Reutenauer, Nouveau régime des cultes en France. Commentaire de la loi du 9 décembre 1905 sur la séparation des Églises et de l’État, 2e éd., Administration du bulletin-commentaire des lois nouvelles et décrets, 1906, p. 96. L’analyse de l’article 28 de la loi est lapidaire, et se contente de reprendre les grands traits des propos de Briand à la Chambre. La doctrine ne semble pas par la suite avoir tenté de clarification de la notion.
[13]A. Briand, 2e séance du 27 juin 1905, JORF. Débats parlementaires. Chambre des députés, 28 juin 1905, p. 2527.
[14]TA Grenoble, 29 janvier 2015, Commune de Publier, req. no 1200005, cons. 4.
[15]C’est ce que souligne le même tribunal administratif de Grenoble dans la première décision Commune de Saint-Pierre d’Alvey du 3 octobre 2019, no 1603908. Les juges du fond valideront par ailleurs la statue – avant que cette décision ne soit modifiée en appel – mais en raison de son emplacement. Son caractère religieux n’était pas en cause.
[16]CAA Bordeaux, 1re chambre, 12 janvier 2023, no 22BX01113, Commune de La Flotte en Ré, § 9.
[17]CAA Bordeaux, 1re chambre, 12 janvier 2023, no 22BX01113, Commune de La Flotte en Ré, § 9.
[18]CAA Lyon, 3e chambre, 16 mars 2010, no 07LY02583, Commune de Fontenelle, cons. 4. Il suit en cela le tribunal administratif de Dijon, 20 septembre 2007, no 07073, Commune de Fontenelle, cons 2. Plus largement sur les monuments aux morts et dans une perspective non juridique, v. Cl. Dupuis, « Des monuments aux morts entre laïcité et ferveur religieuse : un patrimoine hors-la-loi ? », In Situ [En ligne], 2014, no 25. Disponible sur <https://doi.org/10.4000/insitu.11326>, consulté le 16 février 2023.
[19]CAA Nantes, 4e chambre, 16 septembre 2022, no 22NT00333, Commune des Sables d’Olonne, § 9. Il est d’ailleurs notable que le cas d’une statue de Saint-Michel soit explicitement évoqué dans les débats parlementaires entre Aynard et Briand. 2e séance du 27 juin 1905, JORF. Débats parlementaires. Chambre des députés, 28 juin 1905, p. 2527.
[20]TA Nantes, 16 décembre 2021, no 1900981, Commune des Sables d’Olonne.
[21]CAA Nantes, 4e chambre, 16 septembre 2022, no 22NT00333, Commune des Sables d’Olonne, § 9 et 10.
[22]A. Briand, 2e séance du 27 juin 1905, JORF. Débats parlementaires. Chambre des députés, 28 juin 1905, p. 2528.
[23]CE, 8e et 3e chambres réunies, 25 oct. 2017, no 396990, Fédération morbihannaise de la Libre Pensée.
[24]Il faut reconnaître que le Conseil d’État ne se prononce pas directement sur cette question, dont il n’était pas saisi puisque la décision d’installer la statue elle-même n’était plus attaquable. Pour autant, le tribunal administratif de Rennes considère que « l’édification de la statue de Jean-Paul II sur la place publique ne méconnaîtrait pas, par elle-même, les dispositions […] de la Constitution et de la loi du 9 décembre 1905 » (cons. 12), et ni la Cour administrative d’appel ni le Conseil d’État ne contredisent ces éléments, dont ils ne sont, certes, pas saisis. Devant le Conseil d’État, le rapporteur public précise ainsi « qu’une réplique de la statue a été installée en octobre 2014 à Paris, dans le square public Jean-XXIII qui jouxte la cathédrale Notre-Dame, mais sans arche ni croix », sous-entendant que c’est bien l’arche et la croix qui posent problème. Voir R. Victor, « Installation d’une croix en surplomb d’une statue du pape érigée sur une place publique : violation de la loi du 9 décembre 1905 – conclusions du Rapporteur public », La lettre juridique, LexBase, n° 718, 9 novembre 2017. Disponible en ligne sur <https://www.lexbase.fr/revue-juridique/43388567-edition-n-718-du-09-11-2017#article-461005>.
[25]M. Leroy, « Le pape de Ploërmel. (obs. sous C.E. (fr.), arrêt Fédération morbihannaise de la Libre Pensée e.a., 25 octobre 2017) », Revue trimestrielle des droits de l’Homme, vol. 117, no. 1, 2019, p. 121.
[26]CE, Sous-sections 5 et 3 réunies, 25 nov. 1988, n° 65932, Ville de Lille.
[27]CE, 5e et 3e sous-sections réunies, 25 nov. 1988, no 65932, Ville de Lille, cons. 1.
[28]CE, 15 juill. 2020, Commune de Moëslains, no 423702, § 3.
[29]P. Noual, « Le blason d’une commune doit respecter les principes de neutralité et de laïcité », AJ Collectivités Territoriales, 2021 p. 50.
[30]Il est notable que l’acte d’ériger une statue est en général une délibération du conseil municipal. Il s’agit donc d’un acte non réglementaire non créateur de droit. L’administration n’a pas obligation d’abroger un tel acte qui serait illégal ab initio. La règle, résultat de la décision CE, 30 nov. 1990, no 103889, Les Verts, a été codifiée à l’article L. 243-2 du CRPA. Il en résulte logiquement une absence de possibilité d’exciper une exception d’illégalité de l’acte, cette règle résultant de la décision CE, 30 nov. 1990, Élections cantonales de Chauffailles, no 104536. Cela explique que dans l’affaire de la statue du pape Jean-Paul II, les juridictions administratives n’aient pas pu se prononcer directement sur la licéité de l’implantation de la statue. Voir P. Juston, « Article 28 de la loi de 1905, le Conseil d’État ‘‘enfonce le clou’’ », AJDA, 2018, pp. 452-457.
[31]CE, avis, 27 juill. 2017, no 408920, § 2.
[32]En l’espèce, la question ne portait pas sur cette possibilité de remplacement. Le cœur de la question résidant dans le fait de savoir si le portail d’un cimetière, orné d’une croix, était couvert par l’exception des « terrains de sépulture dans les cimetières » prévue à l’article 28 de la loi de 1905. Que la réponse soit positive ou négative, la question du remplacement n’était pas abordée dans la question.
[33]Le rapporteur pouvait ainsi préciser que l’article 28 « respecte le passé ; il laisse subsister les emblèmes religieux actuellement existants et cette tolérance implique forcément le droit de les réparer pour les tenir en bon état ». A. Briand, 2e séance du 27 juin 1905, JORF. Débats parlementaires. Chambre des députés, 28 juin 1905, p. 2527.
[34]Plutarque, Les vies des hommes illustres (traduit du grec par D. Ricard), Didier, Librairie éditeur, 1844, p. 83.
[35]TA Poitiers, 3 mars 2022, no 2100952, Commune de La Flotte en Ré.
[36]CAA Bordeaux, 1re chambre, 12 janv. 2023, no 22BX01113, Commune de La Flotte en Ré.
[37]Idem, § 5.
[38]Voir en ce sens TA Grenoble, 29 janv. 2015, Commune de Publier, no 1200005 et CE, 11 mars 2022, 8e et 3 chambres réunies, no 454076, Commune de Saint-Pierre d’Alvey.
[39]2e séance du 27 juin 1905, JORF. Débats parlementaires. Chambre des députés, 28 juin 1905, pp. 2528-2529.
[40]C’est d’ailleurs cette distinction entre domaine public et emplacement public qui fonde la décision du Conseil d’État relative à la statue de la Vierge de Saint-Pierre-d’Alvey. CE, 11 mars 2022, 8e et 3 chambres réunies, no 454076, Commune de Saint-Pierre d’Alvey.
[41]N. Birker, M. York-Gothart, « Qu’est-ce que l’espace public ? Histoire du mot et du concept », Dix-huitième siècle, 2014, n° 46), pp. 285-307.
[42]Sur la loi, voir not. O. Bui-Xuan, « L’espace public : l’émergence d’une nouvelle catégorie juridique ? », RFDA, 2011, pp. 551-560, O. Cayla, « Dissimulation du visage dans l’espace public : l’hypocrisie du juge constitutionnel trahie par la sincérité des circulaires ? », D., 2011, pp. 1166-1170 et J.-B. Perrier, « Loi interdisant la dissimulation du visage dans l’espace public », RSC, 2011, pp. 425- 429.
[43]2e séance du 27 juin 1905, JORF. Débats parlementaires. Chambre des députés, 28 juin 1905, pp. 2528-2529.
[44]Sur l’affaire, voir Ph. Yolka, « Usucampion », AJDA, 2019, p. 2209.
[45]Par ex. CAA Bordeaux, 1re chambre, 12 janv. 2023, no 22BX01113, Commune de La Flotte en Ré, § 2. La cour analyse brièvement le caractère privé de la parcelle avant de le rejeter, analyse due au fait que le caractère privé entraînant l’inapplicabilité de la loi de 1905.
[46]Voir notamment les débats de la 2e séance du 27 juin 1905, JORF. Débats parlementaires. Chambre des députés, 28 juin 1905, p. 2526-2529.
[47]A. Briand, 2e séance du 27 juin 1905, JORF. Débats parlementaires. Chambre des députés, 28 juin 1905, p. 2527.
[48]CAA Nantes, 4 févr. 1999, n° 98NT00207, Association civique Joué Langueurs, Lebon p. 498.
[49]Sur une question similaire et transposable mutatis mutandis, B. Lavergne, « Les édifices du culte : affectation cultuelle et utilisation culturelle », RDP, 2012, pp. 1279-1307.
[50]A. Briand, 2e séance du 27 juin 1905, JORF. Débats parlementaires. Chambre des députés, 28 juin 1905, p. 2529.
[51]CE, 11 mars 2022, 8ème – 3ème chambres réunies, 454076, Commune de Saint-Pierre d’Alvey, § 7.
[52]C. Chamard-Heim, « Pas de statue de la Vierge sur des propriétés publiques », Contrats et marchés publics, 2022, no 5, 150.
[53]P. Reutenauer, Nouveau régime des cultes en France. Commentaire de la loi du 9 décembre 1905 sur la séparation des Églises et de l’État, 2e éd., Administration du bulletin-commentaire des lois nouvelles et décrets, 1906, p. 96.
[54]M. Le Roux, « Espace public et laïcité. Note sous Conseil d’État, 11 mars 2022, Commune de Saint-Pierre d’Alvey, n° 454076 », RFDA, 2022, pp. 523-530.
[55]Par ex. CAA Lyon, 3e chambre, 16 mars 2010, no 07LY02583, Commune de Fontenelle et CAA Bordeaux, 1re chambre, 12 janv. 2023, no 22BX01113, Commune de La Flotte en Ré. Sur la distinction entre monument funéraire et statue, voir plus largement les développements du A de la première partie.
[56]CE, 22 juin 1934, Abbé Badoual et autres, no 32445, Rec. 722, CE, 20 nov. 1936, Abbé Rivière et autres, no 50818, Rec. 1009 et CE, 1er avril 1938, Sieurs Laplanche-Coudert et autres, no 53490, Rec. 339.
[57]CE, 11 mars 2022, 8e et 3 chambres réunies, no 454076, Commune de Saint-Pierre d’Alvey, § 6.
[58]M. Le Roux, « Espace public et laïcité. Note sous Conseil d’État, 11 mars 2022, Commune de Saint-Pierre d’Alvey, n° 454076 », RFDA, 2022, pp. 523-530, ou encore D. Pradines, Th. Janicot, « Laïcité et apparition mariale dans l’espace public », AJDA, 2022, pp. 970-977.
[59]CAA Nantes, 4e chambre, 16 sept. 2022, no 22NT00333, Commune des Sables d’Olonne, § 15.
[60]CE, 7 avril 2023, 10e chambre jugeant seule, no 468934.
[61]A. Briand, 2e séance du 27 juin 1905, JORF. Débats parlementaires. Chambre des députés, 28 juin 1905, p. 2529.
[62]Voir CAA Nantes, 4e chambre, 16 sept. 2022, no 22NT00333, Commune des Sables d’Olonne, § 11.