Évolutions de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme – Second semestre 2022

Human Rights Building
Mustapha Afroukh, Maître de conférences HDR en droit public à Université de Montpellier, IDEDH UR_UM205
Caroline Boiteux-Picheral, Professeur de droit public à l’Université de Montpellier, IDEDH UR_UM205
Thibaut Larrouturou, Maître de conférences en droit public à Université de Paris I Panthéon-Sorbonne, ISJPS UMR 8103. Ancien référendaire à la Cour européenne des droits de l’homme
En ce second semestre 2022, il n’est pas exagéré d’affirmer que la Cour européenne des droits de l’homme présente à la fois une nouvelle physionomie et un visage renouvelé.
La nouvelle physionomie résulte de la perte de l’un des membres du Conseil de l’Europe : la Russie, exclue de ce dernier, n’est plus partie à la Convention européenne des droits de l’homme depuis le 16 septembre 2022. Si cette question a précédemment été abordée dans ces colonnes 1, force est de constater que ses funestes conséquences sont d’ores et déjà à l’œuvre : le 15 février 2023, la Cour n’a eu d’autre choix que de rejeter une demande de mesures provisoires tendant à s’opposer à l’adoption d’orphelins ukrainiens par des familles russes, au motif qu’elle se rapporte à des événements ultérieurs au 16 septembre 2022. Pour les personnes placées sous la juridiction de la Fédération de Russie, une lumière, lointaine mais synonyme d’espoir, s’est éteinte.
Il y a heureusement plus de motifs de se réjouir du renouvellement du visage de la Cour, puisque celle‑ci a fait le choix d’élire à sa tête la juge irlandaise Síofra O’Leary, première femme à endosser cette responsabilité. Empruntant la réponse de Jean d’Ormesson au discours de réception de Marguerite Yourcenar à l’Académie française, on soulignera ici que ce n’est pas parce qu’il s’agit d’une femme qu’elle accède à ce poste : c’est parce qu’elle est une grande juriste et une grande juge. Autrement dit, et toujours à emprunter la plume de l’académicien, être une femme ne suffira sans doute jamais à présider la Cour, mais être une femme ne suffit plus pour être empêchée de le faire. Se réjouir de cette grande première, dont les autorités de nomination des présidents du Conseil constitutionnel et du Conseil d’État français devraient s’inspirer, ne doit cependant pas conduire à détourner les yeux du fait que, sur les cinq sections de la Cour, seule une est présidée par une femme, et que sur les quarante-six juges de la Cour, seulement seize ne sont pas des hommes. Il convient de souligner que ce passage de flambeau entre le président Robert Spano et la présidente Síofra O’Leary ne relève pas du seul symbole, tant il est vrai que les présidences de la Cour sont souvent marquées par une thématique forte, imprimée par la personnalité de son titulaire ou par les soubresauts de l’époque. La présidence Spano, qui s’est achevée le 31 octobre, aura ainsi été placée sous le signe de la remise en cause de l’État de droit.
Certes, cette crise ne finit pas de connaître des secousses. Dans la seconde moitié de l’année 2022, s’agissant de la suspension de magistrats polonais par la chambre disciplinaire de la Cour suprême, la Cour a de nouveau constaté la violation de diverses dispositions conventionnelles – notamment de l’article 18 prohibant le « détournement de pouvoirs » en matière de droits fondamentaux 2. De même, elle a continué d’adopter des mesures provisoires relatives à cette thématique, en l’occurrence s’agissant de mutations forcées de magistrats au sein de la Cour d’appel de Varsovie 3. Plus encore, un véritable bras de fer va s’engager sur cette question, les autorités polonaises ayant fait savoir au juge du Palais des droits de l’homme qu’elles ignoreront les trois mesures provisoires précitées, à la suite d’une déclaration du président de la Cour d’appel de Varsovie en date du 13 décembre 2022 concluant à leur absence de caractère obligatoire. La fin de non‑recevoir adressée à la Cour est d’autant plus cinglante qu’elle se réfère explicitement au jugement de la Cour constitutionnelle polonaise du 10 mars 2022 par lequel a été constatée l’incompatibilité de l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme avec plusieurs articles de la Constitution polonaise. La Cour ne devra pas manquer de réagir avec la dernière énergie face à cette remise en cause frontale du droit européen des droits de l’homme.
Pourtant, malgré cette persistance de la crise de l’État de droit, il y a fort à parier que la présidence O’Leary sera quant à elle placée sous le sceau des relations entre les deux Europe, thématique à laquelle la juge irlandaise est particulièrement sensible du fait des presque vingt années qu’elle a passées au sein de la Cour de justice de l’Union européenne en tant que référendaire et qu’elle a infatigablement promue à la Cour de Strasbourg depuis le début de son mandat de juge. Sur ce terrain, le sujet majeur du moment est bien évidemment la poursuite des négociations en vue de l’adhésion de l’Union européenne à la Convention européenne des droits de l’homme. Plusieurs réunions du groupe ad hoc réunissant les représentants de l’Union européenne, d’une part, et des États membres du Conseil de l’Europe, d’autre part, se sont tenues tout au long du second semestre 2022 et des premiers mois de 2023. Plus particulièrement, la dernière réunion en date des 14, 15, 16 et 17 mars 2023 a permis au groupe de travail de conclure qu’il avait résolu toutes les questions qu’il était censé trancher, eu égard à l’intention affichée par l’Union européenne de résoudre en interne les problèmes liés à la politique extérieure de sécurité commune. L’accord provisoire d’adhésion devrait donc être publié très prochainement, étape décisive d’un chemin qui en comporte encore plusieurs : un probable nouvel avis de la Cour de justice de l’Union européenne, succédant à son avis couperet 2/13, une décision du Conseil devant être adoptée à l’unanimité après approbation du Parlement européen, la ratification de l’accord par chaque État membre de l’Union en application de ses règles constitutionnelles et, enfin, sa ratification par toutes les parties à la Convention européenne des droits de l’homme.
S’il reste dès lors encore loin de la coupe aux lèvres, le droit de l’Union a occupé une place particulière dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme à l’automne 2022, par-delà une pratique devenue assez classique de citation de la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne à des fins de renforcement du raisonnement suivi 4et les constats qui se multiplient de manquement à l’obligation de motiver un refus de poser une question préjudicielle à cette même Cour 5.
En effet, le juge strasbourgeois a fortement innové à l’occasion de l’arrêt Spasov c. Roumanie (6 déc. 2022, no 27122/14) qui, étrangement, n’est disponible qu’en français et n’a pas été identifié par le greffe comme une affaire phare. Dans cette affaire, un ressortissant bulgare était poursuivi pour des faits de pêche illicite dans la zone économique exclusive de la Roumanie en mer Noire. Devant ses juges, il soutenait que sa condamnation serait contraire aux règles de la politique commune de la pêche instituées par l’Union européenne. Saisie par les autorités bulgares, la Commission européenne informa les autorités roumaines de leurs erreurs d’interprétation et d’application du droit de l’Union, puis ouvrit une procédure d’infraction contre la Roumanie en vertu de l’article 258 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne. Cela n’empêcha pas la cour d’appel de Constanta de condamner le requérant, en violation apparente du droit de l’Union. Fait rarissime, cette condamnation a entraîné à son tour celle de la Roumanie par la Cour européenne des droits de l’homme, sur le fondement d’une erreur de droit manifeste commise par la juridiction interne en violation de l’article 6 § 1 de la Convention. Si les juges du Palais des droits de l’homme avaient déjà eu à connaître de l’interprétation à donner à des actes issus du droit de l’Union 6ou avaient déjà pu constater que la contrariété du droit national avec le droit de l’Union privait de base légale une ingérence dans des droits et libertés 7, c’est la première fois qu’ils retiennent l’existence d’une violation du droit à un procès équitable au seul motif que la primauté du droit de l’Union n’a pas été respectée par une juridiction interne.
Il reste à savoir comment cette jurisprudence sera appréciée par la Cour de justice de l’Union européenne, laquelle doit osciller entre satisfaction de voir le principe de primauté renforcé et crainte pour l’autonomie et l’unicité d’application du droit de l’Union : en l’absence de possibilité pour la Cour européenne des droits de l’homme de la saisir d’une question préjudicielle, il faudra impérativement que la ligne jurisprudentielle initiée par l’arrêt Spasov se cantonne aux violations parfaitement évidentes du droit de l’Union pour éviter tout conflit entre les juridictions luxembourgeoise et strasbourgeoise.
Sur un plan plus procédural, il faut souligner que les mesures provisoires adoptées par la Cour européenne des droits de l’homme continuent d’évoluer, à la fois dans leur périmètre d’application et dans leur ampleur. En témoigne l’application d’une telle mesure à plusieurs centaines de demandeurs d’asile ayant introduit une demande de protection internationale devant les instances belges mais maintenues sans hébergement malgré des décisions juridictionnelles définitives rendues par un tribunal bruxellois 8. Cette montée en puissance d’un instrument contentieux maintenu dans l’ombre par l’absence de toute décision motivée devrait encore être renforcée par l’entrée en vigueur d’une nouvelle version de l’instruction pratique édictée par le président de la Cour, conformément à l’article 32 du règlement, qui permet enfin la saisine du juge européen de l’urgence par voie électronique – en alternative à l’antique fax et au peu prompt courrier postal.
S’agissant pour finir de l’appropriation du droit de la Convention européenne des droits de l’homme par les juridictions internes, le juge des référés du Conseil d’État a de nouveau été saisi de demandes tendant à permettre l’exportation de gamètes vers l’Espagne en vue de la réalisation d’une assistance médicale à la procréation, introduites par des femmes âgées de plus de quarante-cinq ans – âge limité posé par le code de la santé publique pour en bénéficier en France. Les requêtes des deux requérantes ont été rejetées au terme d’un double contrôle de conventionalité – un contrôle abstrait de la loi applicable, d’une part, et un contrôle concret de leur application dans les situations d’espèce, d’autre part (CE, juge des référés, 27 oct. 2022 ord. no 467726 et ord. no 467727). S’agissant de ce dernier, les seules circonstances que les médecins aient émis un avis favorable au projet d’assistance médicale à la procréation ou qu’une grave maladie n’ait pas permis à la requérante d’envisager une grossesse entre quarante et quarante-cinq ans n’ont pas été jugées suffisantes pour s’écarter de la règle générale posée par le législateur, ce qui témoigne du fait que contrôle concret de conventionnalité et chance de succès ne riment pas nécessairement.
Pour la période allant du 1er juillet au 31 décembre 2022, cinq thèmes ont été retenus : la juridiction extraterritoriale de la Cour en matière de rapatriement des familles françaises de djihadistes (I), la protection des étrangers dans les États parties (II), la vulnérabilité et la santé (III), l’application des droits fondamentaux en prison (IV) et les limites de la liberté d’expression (V).
Thibaut Larrouturou
I – Affirmation et implication d’une juridiction extraterritoriale en matière de rapatriement des familles françaises de djihadistes
Entre lutte contre le terrorisme et devoir de protection, le rapatriement des familles françaises de djihadistes, détenues en Syrie dans des conditions lamentables depuis la chute militaire de l’Etat islamique, soulève d’épineux débats, d’ailleurs illustrés par les multiples et contradictoires tierces interventions auprès de la Cour européenne des droits de l’homme dans les emblématiques affaires H.F. et autres c. France, concernant le refus du gouvernement et des juges internes de prendre aucune mesure propre à assurer le retour en France des filles et petits-enfants des requérants, tous français, alors que les unes, parties en 2014 et 2015 rejoindre les rangs de Daech, et les autres, nés au temps et sur le territoire du bref califat, étaient désormais incarcérés dans des camps du Nord-est syrien où ils souffraient d’absence de soins, de dénutrition et se trouvaient exposés à des violences. Au demeurant, bien qu’il se conclue par un constat fort médiatisé de violation, l’arrêt rendu par la Grande chambre le 14 septembre 2022 9repose lui-même sur une motivation d’une audace tempérée, où – de la recevabilité jusqu’au fond – la diplomatie judiciaire le dispute au volontarisme. Si ni les droits de l’homme, ni les prérogatives des Etats n’en sortent donc vraiment triomphants, l’économie des garanties conventionnelles ne connaît pas moins une évolution notable. Alors qu’il n’avait encore guère reçu de développement, l’article 3§2 du Protocole n° 4 à la CEDH, qui interdit de priver quiconque du droit d’entrer sur le territoire de l’Etat dont il est ressortissant, acquiert en effet un rôle central, appelé à faire jurisprudence pour ce type de contentieux.
A – Un droit d’entrer érigé en clé d’admission d’une responsabilité extra-frontalière
Alors que la recevabilité de la requête était particulièrement controversée au regard de l’exigence que les victimes des violations alléguées relèvent de la « juridiction » de l’Etat défendeur au sens de l’article 1 CEDH, l’article 3§2 du Protocole n° 4 fonde une nouvelle exception au principe selon lequel la notion revêt une dimension territoriale et non causale 10.
Certes, il a été très tôt acquis que, dans certaines circonstances exceptionnelles, un Etat peut néanmoins devoir également répondre de faits commis en dehors de ses frontières 11. En l’occurrence, toutefois, les critères les plus traditionnels de la juridiction extraterritoriale, tenant soit à un contrôle effectif direct ou indirect sur une partie du territoire d’un autre Etat 12, soit à un contrôle ou une autorité physique exercé par des agents de l’Etat sur un ou des individus à l’étranger 13, n’avaient guère matière à jouer, en l’absence à la fois de troupes françaises dans la zone, de représentants consulaires de la France en Syrie et de toute relation de subordination ou de dépendance des Forces démocratiques syriennes, en charge des camps, envers le gouvernement français (§§ 191-192). Aucun titre ne pouvait davantage être tiré de l’ouverture de procédures en France, tant par les autorités (les filles des requérants faisant l’objet d’une instruction judiciaire sous le chef d’activités terroristes) que par les requérants eux-mêmes : comme l’a déjà établi la décision M.N. 14et comme la Grande chambre le confirme encore ici, non sans en appeler à la nécessité de ne pas dissuader les Etats d’ouvrir des enquêtes pénales contre leurs ressortissants impliqués dans des activités terroristes à l’étranger (§ 194), ce type de lien juridictionnel, reconnu dans les arrêts Marković 15ou Güzelyurtlu 16n’est valable qu’à l’égard de certains griefs, tout à fait différents de ceux soulevés en l’espèce, lorsqu’est alléguée une violation du droit à un procès équitable consacré par l’article 6 ou une méconnaissance de l’obligation procédurale d’enquête imposée par l’article 2 sur un décès suspect.
Dès lors, restait à décider si, et dans quelle mesure, le lien de nationalité et la compétence diplomatique qui en résulte constituent un facteur de rattachement susceptible d’opérer indépendamment des limites territoriales. Et c’est précisément un des intérêts de l’arrêt H.F, que de préciser le rôle de ce critère personnel de responsabilité et de lui accorder un poids variable selon le droit en jeu, offrant ainsi une nouvelle illustration à la possibilité d’une « application fractionnée et adaptée » (§ 189) de la notion de juridiction au sens de l’article 1. Aux fins de l’article 3 CEDH, la nationalité française des victimes directes reste sans effet, dès lors que d’une part, le gouvernement défendeur n’exerce de contrôle effectif ni sur leurs personnes, ni sur la zone où elles se trouvent (§ 198) et que d’autre part, rien – dans la jurisprudence de la Cour, dans le texte de la Convention ou dans aucun ordre juridique – ne permet de transformer la capacité d’un Etat à exercer sa protection diplomatique et à effectuer des rapatriements en un droit de l’individu, qui imposerait aux autorités d’intervenir au profit de tout ressortissant subissant ou risquant de subir des traitements inhumains et dégradants aux mains d’autorités étrangères (§§ 200-202). Réaliste, conforme aux conceptions classiques du droit international public, à défaut d’être très sensible au sort d’enfants dont le seul tort tient aux choix de leurs parents, la solution revient à signifier qu’une compétence personnelle ne saurait dépasser le défaut de compétence territoriale quand est en jeu une norme absolue. Dans la mouvance de la décision M.N. précitée, l’arrêt H.F. maintient ainsi dans le cadre des frontières nationales la responsabilité due à des risques extraterritoriaux de traitements inhumains ou dégradants, le principal grief des requérants se voyant frappé d’une incompatibilité ratione loci qui le rend irrecevable. En revanche, s’il ne constitue toujours pas un titre autonome de juridiction, le lien de nationalité est par définition plus significatif aux fins de l’article 3§2 du Protocole 4, dont le bénéfice – loin d’être universel – est précisément réservé aux ressortissants de l’Etat sur le territoire duquel il s’agit d’entrer ou de revenir. Cette particularité offre alors à la reconnaissance d’un lien juridictionnel un terreau d’autant plus fertile que, portée par la mondialisation, les débats sur l’utilité de la protection diplomatique pour la garantie des droits de l’homme et l’impact du droit d’entrée dans le développement des politiques nationales de contrôles des retours, la Grande chambre n’hésite pas à promouvoir une interprétation évolutive de l’interdiction de l’exil, dont elle refuse de circonscrire la portée « aux ressortissants qui se trouvent à la frontière nationale ou qui sont dépourvus de documents de voyage » (§ 211). Pour proactive que soit la solution, il n’est pas question, toutefois, de tailler une brèche trop importante : l’ouverture de la notion de juridiction, sous l’effet de la modernisation du champ d’application de l’article 3§2 Protocole 4, reste tributaire de circonstances individuelles particulières, que la Cour n’entend pas définir in abstracto (§ 212) mais dont l’accumulation, au cas d’espèce, pourrait aussi bien constituer un moyen d’étayer la conclusion selon laquelle le refus de rapatriement place les proches des requérants sous la responsabilité de la France, qu’une manière de réfréner sa transposition.
Parmi les arguments mobilisés (§ 213), on notera en particulier celui pris de la nature et de la gravité des traitements subis en Syrie, augmenté du degré de vulnérabilité des enfants, en tant qu’il reflète une sorte de résurgence des exigences de l’article 3 CEDH aux fins de l’article 3§2 Protocole 4. La perméabilité qui s’établit entre les deux dispositions se retrouve encore, une fois la compétence de la Cour établie, dans l’examen des obligations impliquées par le droit d’entrer.
B – Un droit d’entrer conçu comme source de garanties contre l’arbitraire
Le jugement du fond est sans doute le terrain sur lequel l’arrêt H.F. semble le plus préserver l’intérêt de l’Etat davantage que celui des personnes mineures ou majeures 17, en excluant fermement l’existence d’« un droit général au rapatriement », « qui irait à l’encontre du droit international et du pouvoir discrétionnaire des États » (§§ 253-259). Certes, il est du moins établi que la délivrance d’un document de voyage n’est pas la seule obligation positive incombant à l’Etat au titre de l’article 3§2 Protocole 4 et que l’exercice effectif du droit d’entrer sur son territoire peut exiger l’adoption d’autres mesures opérationnelles, quand le refus d’entreprendre toute démarche en faveur du national concerné équivaudrait à un exil de facto (§ 252 et § 260). Mais une telle intrusion du droit de la Convention dans l’exercice de la protection diplomatique se voit immédiatement restreinte à trois égards. Primo, l’éventualité est subordonnée à l’existence de circonstances exceptionnelles, notamment « lorsque des éléments extraterritoriaux menacent directement l’intégrité physique et la vie d’un enfant placé dans une situation de grande vulnérabilité » (§ 261) ; secundo, le choix des mesures concrètes est visiblement abandonné à la marge nationale d’appréciation (§ 252), la Cour s’abstenant de toute indication sur leur contenu ou leur nature 18et laissant place aux limitations implicites traditionnellement inhérentes à la nature des obligations positives (§ 248) ; car, tertio, son propre contrôle est par principe ramené, dans un esprit pétri de subsidiarité, à la seule vérification « d’une protection effective contre l’arbitraire dans la manière dont l’État en question s’est acquitté de son obligation positive » (§ 261). C’est donc pour des motifs procéduraux que le refus de rapatriement est en l’occurrence jugé contraire à l’article 3§2 Protocole 4, sans vider la question substantielle d’une forme de bannissement passif envers ceux des nationaux qui sont soupçonnés d’être partis pour s’associer à des actions terroristes, y compris leurs descendants en bas âge.
A considérer toutefois la teneur des garanties procédurales requises lorsque des circonstances exceptionnelles sont – comme en l’espèce – identifiées, le respect du droit individuel d’entrer ne paraît pas moins modifier les conditions d’exercice du pouvoir discrétionnaire étatique. Par les temps actuels, le rappel aux principes de l’Etat de droit est rien moins que formel (§ 275) : face aux zones d’ombre d’une politique « au cas par cas », qui s’est désintéressée jusqu’en 2022 des mères, censées devoir être jugées sur place quel que soit le contexte d’urgence humanitaire, l’arrêt H.F. impose que toute décision ne donnant pas suite aux demandes de retour sur le territoire national fasse l’objet « d’un examen individuel approprié, par un organe indépendant [..] des autorités exécutives de l’État » apte à en contrôler la légalité et que ce mécanisme de contrôle permette de vérifier que les « motifs tirés de considérations impérieuses d’intérêt public ou de difficultés d’ordre juridique, diplomatique et matériel » dont il pourrait être légitimement argué « reposent sur une base factuelle suffisante et raisonnable », en tenant compte le cas échéant de « l’intérêt supérieur des enfants ainsi que [de] leur particulière vulnérabilité et [de] leurs besoins spécifiques » (§ 276). Il s’ensuit une double mutation des logiques à l’œuvre : l’opacité politique n’est plus de mise (§§ 279-280) ; l’immunité juridictionnelle n’est plus permise (§§ 286-287). Au contraire, des raisons du refus de rapatrier doivent être avancées ; la théorie de l’acte de gouvernement doit être recadrée, à la lumière d’une distinction – forgée pour préserver la compétence de la Cour mais dont le juge interne devrait s’inspirer – « entre les choix politiques faits dans le cadre de la lutte contre le terrorisme, lesquels par leur nature même échappent à un tel contrôle [de conventionnalité], et les autres volets plus concrets de l’action des autorités, lesquels ont une incidence directe sur le respect des droits protégés » (§ 273) 19.
Dès lors, le retour des proches des requérants n’est pas garanti, ou obligé. Mais sachant que le constat de violation se prolonge, au titre de la force obligatoire des arrêts (art. 46§1 CEDH), par une injonction de réexaminer les demandes de rapatriement dans les plus brefs délais et avec des garanties appropriées contre l’arbitraire (§ 295 et pt. 6 du dispositif), les autorités nationales pourraient avoir quelque mal à justifier qu’il ne s’opère pas. En suggérant que, dans des circonstances exceptionnelles telles celles dues à la situation humanitaire dans les camps du Nord-Est de la Syrie, une décision de refus de rapatriement serait contraire à l’article 3 § 2 du Protocole 4 si elle ne repose pas sur une base factuelle suffisante et raisonnable ou ne prend pas en compte l’intérêt supérieur des enfants, l’arrêt H.F. semble bien faire émerger un « droit matériel au rapatriement, même si celui-ci est pour l’instant limité » 20.
Caroline Boiteux-Picheral
II – Circonvolutions de la protection des étrangers dans les États parties
A – Redéfinition des conditions d’évaluation d’un risque de condamnation à une peine perpétuelle incompressible en cas d’extradition vers un Etat tiers
Dans la confrontation non seulement entre les enjeux de la coopération internationale pénale et l’interdiction des traitements inhumains ou dégradants, mais aussi entre deux interprétations successives de l’article 3 CEDH s’agissant d’un risque allégué de condamnation dans un Etat tiers à la réclusion perpétuelle sans possibilité de libération conditionnelle, l’apport de l’arrêt Sanchez-Sanchez c. Royaume Uni (Gde ch., 3 nov. 2022, n° 22854/20) est de consacrer une approche modulée des critères de conventionnalité établis par la jurisprudence Vinter 21, au sujet des peines à perpétuité réelle infligées dans un Etat partie, et de marquer ainsi la différence « importante » (§ 91) qui sépare le cadre extraditionnel d’un tel contexte interne.
Exigeant que, dès son prononcé, la sanction offre à la fois une chance d’élargissement (à distinguer de l’éventualité d’une grâce ou d’une commutation discrétionnaire de peine, pour des motifs d’humanité) et une possibilité effective de réexamen, les principes tirés de l’arrêt Vinter avaient pourtant été déjà transposés dans leur intégralité en matière d’extradition par l’arrêt Trabelsi c. Belgique 22. Trois séries de considérations, singularisant les procédures de remise à fins de poursuite, sont alors avancées pour écarter ce précédent et récuser une projection automatique de l’ensemble des règles applicables aux Etats contractants dans leurs relations avec les Etats tiers (§§ 98-99) : complexité d’un pronostic a priori sur la situation juridique d’un individu qui n’a pas encore été jugé coupable et condamné (§ 92) ; non imputabilité au système répressif d’un Etat lié par la Convention d’éventuelles défaillances procédurales, tenues pour détachables de l’obligation matérielle de veiller à ce qu’aucune peine perpétuelle ne devienne avec le temps incompatible avec l’article 3, et « difficultés excessives » à analyser le droit et la pratique d’un Etat tiers (§ 93) ; risque d’impunité pénale de l’auteur des faits (§ 94).
Bien que la spécificité du contexte soit indéniable et la nécessité d’une adaptation, justifiée, il est permis de regretter que la Cour ne soit pas plus explicite, en dehors de quelques renvois à sa jurisprudence antérieure, sur la teneur de ces garanties procédurales, dont « la présence […] dans l’ordre juridique de l’État requérant n’est pas une condition préalable indispensable au respect de l’article 3 par l’État contractant requis » (§ 96). Leur identification se dessine donc en creux, au regard de ce qui s’impose dans le contexte interne sans apparaître dans le nouveau cadre de contrôle fixé par l’arrêt Sanchez-Sanchez, à commencer par le droit de savoir, dès l’imposition de la peine, sous quelles conditions une libération pourrait être envisagée et le délai déterminé dans lequel un premier réexamen aurait lieu (ou pourrait être demandé) 23. En effet la modulation à laquelle se livre la Cour consiste à soumettre les affaires d’extradition à une analyse en deux étapes, qui subordonne à la démonstration préalable par le requérant de raisons sérieuses de penser que son extradition et sa condamnation l’exposeraient à un risque réel de se voir infliger une peine à perpétuité sans possibilité de libération conditionnelle, l’obligation de vérifier seulement l’existence dans le pays tiers d’un mécanisme de réexamen permettant aux autorités nationales d’examiner les progrès accomplis par le détenu sur le chemin de l’amendement ou n’importe quel autre motif d’élargissement fondé sur son comportement ou sur d’autres éléments pertinents tirés de sa situation personnelle (§ 97). En l’espèce, c’est ainsi l’échec au premier test qui fonde le constat de non-violation de l’article 3, dans le cas d’un ressortissant mexicain soupçonné d’avoir supervisé un trafic de stupéfiants aux Etats-Unis et réclamé à ce titre par les autorités américaines.
Dans un exercice globalement réussi d’équilibrisme, la Grande chambre parvient de la sorte à préserver le cœur de la jurisprudence Vinter 24, en même temps qu’à rétablir une certaine cohérence avec les règles générales de répartition de la charge de la preuve lorsque sont allégués des risques extraterritoriaux de traitements inhumains et dégradants 25, sans cependant régresser jusqu’à l’arrêt Harkins et Edwards c. Royaume-Uni, qui imposait « au requérant, au moment de l’extradition litigieuse, d’établir l’existence d’un risque qu’il ait à purger une peine perpétuelle dépourvue de toute justification d’ordre pénologique » 26. Au demeurant, l’approche modulée promue par l’arrêt Sanchez-Sanchez ne signifie pas que l’interdiction des traitements inhumains cesse d’être absolue dans le cadre extraditionnel. Autant l’arrêt Otite c. Royaume-Uni, du 27 septembre 2022 (n° 18339/19), est une nouvelle démonstration de la perte d’efficacité du droit au respect de la vie privée et familiale (art. 8 CEDH), en matière d’éloignement des étrangers délinquants, dans une affaire où pourtant la nature des infractions (fraude) ne semblait pas appeler une telle surpondération du critère par rapport à celui de l’intérêt supérieur de l’enfant, autant la Cour tient à rappeler ici qu’aucune distinction ne peut être opérée entre le niveau minimal de gravité requis pour tomber sous le coup de l’article 3 dans le contexte interne et le niveau minimal requis dans le contexte extraterritorial (§ 99).
B – Avancées procédurales tous azimuts dans le contentieux de l’asile
Entre matérialisation d’un droit procédural et procéduralisation des droits substantiels, la jurisprudence du second semestre 2022 contribue à renforcer les droits de diverses catégories de sujets, bien qu’elle présente également des contrastes.
1°) Les contrastes relatifs aux réfugiés et aux bénéficiaires de la protection subsidiaire
Un premier contraste apparaît, dans le contentieux du renvoi vers la Russie de ressortissants russes d’origine tchétchène suspectés ou convaincus de terrorisme, entre les deux arrêts du 30 août, R. c. France (n° 49857/20) et W c. France (n° 1348/21). Dans la droite ligne du précédent arrêt K.I. c. France 27, le premier conclut en effet à une violation de l’article 3 sous son seul volet procédural, faute pour les autorités internes d’avoir tenu compte de la qualité de réfugié qui restait au requérant malgré la révocation de son statut pour motif d’ordre public. Concernant au contraire un individu auquel ledit statut a été retiré par suite d’une décision de cessation de la qualité même de réfugié, après qu’il ait réclamé et obtenu un nouveau passeport extérieur russe, le second retient en revanche – à une courte majorité – une violation globale de l’article 3, pour ces motifs que la communication malencontreuse aux autorités russes de documents faisant état d’un soupçon de radicalisation et d’appartenance à la lutte armée tchétchène a exposé le requérant à un nouveau risque de torture et de traitements inhumains et dégradants dans son pays d’origine qui n’a pas donné lieu à l’examen approfondi et ex nunc requis. Vigoureusement contesté, au nom du principe de subsidiarité, par les juges O’Leary, Mourou-Vikström et Guyomar, le fait que la Cour ait également statué sur le volet matériel se détache sans doute de la tendance actuelle à privilégier le contrôle procédural. Cela étant, vu les faits distinctifs de l’affaire W., le sens d’abord matériel de l’article 3 dans l’histoire du contentieux de l’éloignement forcé et du refoulement, ainsi que la régularité avec laquelle la réalité des risques encourus continue d’être examinée 28, la solution n’a certainement rien d’iconoclaste et confirmerait plutôt la fonction en quelque sorte supplétive du droit des droits de l’homme, au regard du droit de l’asile 29.
Un second contraste vient par ailleurs de l’arrêt du 20 octobre, M.T. c. Suède (n° 22105/18) qui se distingue des autres affaires ici chroniquées, non seulement par un objet résolument matériel, mais aussi par sa conclusion de non-violation. Relatif à la suspension temporaire (de juillet 2016 à juillet 2019) du droit au regroupement familial pour les personnes qui avaient demandé l’asile en Suède après le 24 novembre 2015 et y avaient obtenu la protection subsidiaire, il ne traduit toutefois pas un infléchissement des principes fixés par l’arrêt de Grande chambre du 9 juillet 2021, M.A. c. Danemark 30, dont il fait au contraire rigoureusement application. Loin d’être régressive, la double légitimation de la restriction conjoncturelle apportée au droit au respect de la vie familiale et de la différence de traitement introduite de manière non permanente par rapport aux bénéficiaires du statut de réfugié, afin de faire face aux conséquences de la crise migratoire dans un pays d’accueil traditionnellement bienveillant, témoigne ainsi d’une sage conception du juste équilibre.
2°) La matérialisation du droit des demandeurs d’asile dénués d’hébergement au juge
Surtout envisagés, jusqu’à présent, sur le terrain de l’article 3 CEDH 31, les dysfonctionnements des systèmes d’accueil des demandeurs d’asile investissent une nouvelle scène, dans l’affaire M.K. et autres c. France 32. Était mise en cause, cette fois, l’inexécution d’ordonnances de référé enjoignant aux services préfectoraux de désigner sans délai un lieu d’hébergement d’urgence aux requérants (parmi lesquels des enfants mineurs, une mère isolée et ses filles, une femme enceinte, un paraplégique), auxquels un abri n’a été finalement fourni que sur indication de mesures provisoires par la Cour. Dans ces circonstances, le principal apport de l’arrêt rendu au fond le 8 décembre 2022 est d’admettre l’applicabilité de l’article 6§1 CEDH, à l’empire duquel une jurisprudence constante soustrait pourtant le contentieux des décisions relatives à l’immigration, à l’entrée, au séjour et à l’éloignement des étrangers 33. Pour renverser l’objection d’incompatibilité ratione materiae du grief, la Cour fait prévaloir – de manière classique – l’objet matériel du litige sur le statut (ici migratoire) du requérant. Les ordonnances de référé ne portant pas en l’occurrence sur les demandes au titre du droit à l’hébergement dans les procédures d’asile, qui ont été rejetées (§ 14, § 38 et § 68), mais uniquement sur le droit à un hébergement d’urgence, tel qu’il est institué en faveur de toute personne en détresse par le Code l’action sociale et des familles, elle n’a pas grand peine à constater que ce droit, « par sa nature et sa finalité sociales », s’apparente à ceux reconnus dans le cadre du droit au logement opposable ou des prestations d’aide sociale même non contributives, qui entrent pour leur part dans le champ du droit à un tribunal 34. Aussi l’octroi ou le refus d’une place en hébergement d’urgence à un demandeur d’asile ne peut-il être assimilé en ce cas une décision portant sur l’entrée et le séjour des étrangers (§ 117). Vu le rôle tenu en pratique par les dispositifs de veille sociale dans la prise en charge matérielle de cette population, l’arrêt M.K porte un coup sérieux à l’exclusion par nature du contentieux de l’asile et des étrangers, même si rien ne dit qu’un refus de placement dans les structures d’accueil dédiées (CADA et HUDA) puisse basculer de la même manière dans la catégorie des droits civils. C’est alors ouvrir la voie, comme en l’espèce, à une condamnation presqu’inexorable de la passivité et du refus caractérisé des autorités administratives de se plier aux décisions obligatoires des tribunaux internes. Sachant que le 16 décembre 2022, la juridiction européenne des droits de l’homme a encore été conduite à indiquer au gouvernement belge des mesures provisoires, bénéficiant à quelques 160 demandeurs d’asile placés dans une situation comparable 35, les constats de violation de l’article 6 pourraient bien se répéter. Cela n’augmentera pas les capacités d’accueil, mais les vertus comminatoires de la justice devraient stimuler les énergies pour trouver des solutions d’urgence en faveur au moins des plus vulnérables.
3°) La procéduralisation du droit au respect de la vie privée en faveur des demandeurs d’asile mineurs non accompagnés
Pour terminer, l’arrêt du 21 juillet, Daboe et Camara c. Italie (n° 5797/17) enrichit l’interprétation de l’article 8 de nouveaux développements, s’agissant des obligations qui incombent aux Etats envers un étranger non-accompagné, en quête de protection internationale, qui se déclare mineur. Concluant l’analyse d’espèce par de fortes considérations de principe, la Cour érige tout d’abord la présomption de minorité, promue par le droit international et les normes de l’Union européenne (notamment en matière d’asile), en « élément inhérent à la protection du droit au respect de la vie privée » de l’intéressé (§ 153). Considérant que ladite présomption implique l’existence de garanties procédurales suffisantes lorsque des doutes sur cette minorité auto-déclarée rendent nécessaires la réalisation de tests et d’examens (§ 154), elle incorpore ensuite et surtout au respect de l’article 8 CEDH, trois séries d’obligations. L’individu concerné doit se voir désigner un représentant légal ou un tuteur ; il doit avoir accès à un avocat et bénéficier troisièmement d’une « participation éclairée » à la procédure de détermination de son âge (§ 155). Une ambiguïté subsiste, certes, sur la portée de ces derniers termes, qui pourraient renvoyer seulement à une exigence d’information préalable adéquate mais s’étendre aussi à une exigence de consentement 36. De même, l’arrêt n’indique-t-il pas clairement si la mise en place d’une évaluation holistique et multidisciplinaire de l’âge figure parmi les garanties requises, bien que de nombreuses instances aient mis en doute la fiabilité des test osseux de la main et du poignet 37, majoritairement pratiqués et dont les résultats avaient précisément valu au requérant d’être interné pendant quatre mois dans un centre surpeuplé pour adultes, où l’absence de mesures d’assistance et de protection adaptées à son âge l’avait empêché de déposer effectivement une demande d’asile. Au regard des conséquences pour les intéressés, la prise de position de la Cour européenne des droits de l’homme en faveur de jeunes isolés, sanctionnée par un constat cinglant de violation de l’article 8, ne constitue pas moins un apport bienvenu.
Caroline Boiteux-Picheral
III – Vulnérabilité et santé
A – Enfance
Au sein de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, les affaires relatives à l’enfance sont sans nul doute parmi celles dont la lecture suscite le plus l’émoi. L’affaire Loste c. France (3 nov. 2022, no 59227/12) en apporte malheureusement la confirmation. En 1976, la requérante, alors âgée de cinq ans, fut placée en famille d’accueil où, peu de temps après son arrivée et pendant une période qui devait durer douze ans, elle subit des abus sexuels. En outre, issue d’une famille de confession musulmane, elle fut élevée dans la foi pratiquée par sa famille d’accueil, membre des Témoins de Jéhovah, malgré l’obligation de respecter ses convictions religieuses stipulée dans le contrat de placement la concernant. Seule la majorité de la requérante lui permit d’échapper définitivement à sa famille d’accueil, face à l’inertie de l’aide sociale à l’enfance (ASE).
Sur le fondement de l’article 9 de la Convention protégeant la liberté de religion, la Cour a donc dû se prononcer sur le placement d’un enfant dans une famille d’accueil pratiquant une religion différente de ses propres croyances. Le grief tire en l’occurrence son originalité du prisme par lequel il doit être envisagé : non pas celui d’un parent qui se plaint du placement de son enfant dans une famille d’accueil 38mais celui de l’enfant lui-même, devenu adulte. La Cour profite toutefois des circonstances de la cause pour s’abstenir de définir l’étendue et le contenu des obligations positives des États membres relatives à l’exercice de la liberté de religion d’un enfant placé en famille d’accueil, dès lors qu’une clause de neutralité religieuse figurait en l’espèce dans le contrat de placement. De manière surprenante, l’attente légitime de l’enfant quant au respect de cette clause tient lieu d’unique obligation à l’aune de laquelle le grief de la requérante est apprécié. Or, de ce point de vue, la passivité de l’ASE est éclatante : informée de l’opposition, pour motifs religieux, de la famille d’accueil à ce que la requérante bénéficie d’une transfusion sanguine à la suite d’un accident, ses services n’ont pris aucune mesure pour exiger le respect de la neutralité confessionnelle (§ 115). S’ensuit un constat de violation de l’article 9 de la Convention, parfaitement logique si l’on accepte l’intrigante prémisse de nature contractuelle qui le fonde.
Par contraste, les principes appliqués par la Cour en matière de protection de l’enfance sous l’angle de l’article 3 n’innovent guère ici, son arrêt X et Y c. Pays‑Bas 39, qui impose aux États membres de se doter de dispositions pénales efficaces en matière d’actes aussi graves que le viol et les abus sexuels sur des enfants, étant contemporain des faits de l’espèce. Leur application dans les circonstances de la cause est toutefois riche d’enseignements. Dans un premier temps, la Cour constate qu’il existait, à l’époque des faits, un cadre législatif permettant la prévention, la détection et la répression des mauvais traitements au sein des familles d’accueil (§ 92). Dont acte. Dans un second temps toutefois, la Cour ne peut que relever les défaillances graves et répétées qui ont caractérisé la mise en œuvre des mesures et mécanismes prévus par la loi. Ainsi, pour ne citer qu’un exemple, seulement six visites ont été effectuées par l’aide sociale à l’enfance sur la période de presque douze années en cause, malgré des signaux inquiétants. Or, de jurisprudence constante, « le seul fait pour les autorités nationales de ne pas avoir pris des mesures raisonnablement disponibles qui auraient eu une chance réelle de changer le cours des évènements et d’atténuer le préjudice causé par la requérante suffit à engager la responsabilité de l’État » (§ 100), ce qui conduit la Cour à reconnaître, sans surprise, une violation de l’article 3. Il faut souligner ici que l’attribution par la Cour d’un satisfecit au dispositif législatif applicable ne doit nullement laisser penser que cette affaire résulte d’une défaillance isolée : de manière bien plus inquiétante, il faut sans doute considérer qu’est en cause un sous-financement structurel de l’aide sociale à l’enfance en France, que nombre d’acteurs ne cessent de pointer du doigt y compris à l’heure actuelle.
Deux ans après l’arrêt Association Innocence en Danger et Association Enfance et Partage c. France 40, il s’agit là d’une nouvelle alerte sérieuse quant à la protection de l’enfance par la France, que l’écoulement du temps depuis les faits de l’espèce ne doit pas faire minorer. On regrettera à ce titre que la requérante ait dû patienter plus de dix ans entre la saisine de la Cour et l’adoption de cet arrêt, délai d’autant plus inacceptable que l’affaire n’apparaît pas d’une complexité particulière – les faits n’étant pas contestés – et concerne des violences sexuelles sur mineur, sous le pavillon de l’article 3 de la Convention…
Sur un tout autre terrain, la Cour a poursuivi le sillon jurisprudentiel qu’elle trace depuis de longues années en matière de situation des enfants nés d’une gestation par autrui (GPA). Dans l’arrêt D.B. et autres c. Suisse (22 nov. 2022, nos 58817/15 et 58252/15), elle s’est ainsi prononcée sur l’extension et l’application des principes établis dans son premier avis consultatif 41. L’affaire différait des précédents jugés par la Cour en ce que le couple qui sollicitait la reconnaissance d’un lien de filiation avec un enfant issu d’une GPA était un couple homosexuel uni par un partenariat enregistré, plutôt qu’un couple hétérosexuel uni par le mariage. Fort heureusement, une telle différence ne s’oppose en rien à l’application des principes issus de l’avis consultatif, la Cour relevant que « l’intérêt de l’enfant ne peut pas dépendre de la seule orientation sexuelle des parents » (§ 85). Dès lors, dans la droite ligne de sa jurisprudence, le juge strasbourgeois a condamné la Suisse pour violation du droit de l’enfant à la vie privée, sur le fondement de l’article 8 garantissant la vie privée, et s’est abstenu de parvenir à un constat identique dans le chef du couple. C’est cette même veine jurisprudentielle qui a conduit la Cour à également constater la violation de l’article 8 du fait d’un refus d’adoption d’enfants issus de GPA par la mère d’intention, aucune option légale ne permettant de compenser ce refus (6 déc. 2022, K.K. et autres c. Danemark, no 25212/21). Trait par trait, la Cour parachève ainsi sa jurisprudence inaugurée par la célèbre affaire Menesson c. France 42, même si l’extrême variété des situations d’espèce et des droits applicables en la matière sur le Vieux continent laisse présager de nombreuses autres précisions prétoriennes à venir.
B – Femmes victimes de toutes formes de violence
La question des violences faites aux femmes est, hélas, d’une actualité permanente, que ce soit d’un point de vue politique ou juridique. La jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme est empreinte de cette triste réalité, ce dont attestent plusieurs affaires récentes, résolument situées dans la lignée de l’arrêt Kurt c. Autriche 43. Les principes fixés en matière de violence domestique, notamment faites aux femmes, sont synthétisés ainsi par la Cour : primo, les autorités doivent réagir immédiatement aux allégations de violence domestique ; secundo, lorsque de telles allégations sont portées à leur connaissance, les autorités doivent établir s’il existe un risque réel et immédiat pour la vie des victimes de violence domestique qui ont été identifiées et elles doivent pour cela mener une évaluation du risque qui soit autonome, proactive et exhaustive – notamment en ce qu’elle doit tenir compte du contexte particulier des violences domestiques ; tertio, dès lors que cette appréciation met en évidence l’existence d’un risque réel et immédiat pour la vie d’autrui, les autorités se trouvent dans l’obligation de prendre des mesures opérationnelles préventives, à la fois adéquates et proportionnées au niveau de risque décelé.
Plusieurs arrêts adoptés au second semestre 2022 illustrent la variété des façons dont les États peuvent échouer à respecter ces obligations. À ce titre, l’Italie a été placée sous le feu des critiques, avec trois arrêts de violation adoptés en l’espace de quelques mois. Dans l’affaire De Giorgi c. Italie (16 juin 2022, no 32715/19), la Cour a eu l’occasion de rappeler que, dans le traitement judiciaire du contentieux des violences contre les femmes, il incombe aux instances nationales de tenir compte de la situation de précarité et de vulnérabilité particulière, morale, physique et/ou matérielle de la victime et d’apprécier la situation en conséquence, dans les plus brefs délais. Cette exigence de célérité a été en l’occurrence ignorée par les autorités transalpines (§ 75). Alors même qu’étaient rapportées en 2015 et 2016 des violences marquées que faisait subir à la requérante son ex-époux (menaces de mort, menaces avec arme, coups portés à l’aide d’un casque…), les enquêtes relatives à ces faits n’étaient pour partie pas terminées à la date du prononcé de l’arrêt de la Cour, ou s’étaient achevées depuis peu sans qu’un tribunal ne statue. Dès lors, ces enquêtes ne pouvant passer pour effectives, le juge strasbourgeois estime que l’Italie a failli aux obligations que lui impose l’article 3 de la Convention. Les faits de l’arrêt M.S. c. Italie (7 juil. 2022, no 32715/19) sont tout aussi choquants : la requérante porta plainte à plusieurs reprises contre son mari, qui fut inculpé de lésions, mauvais traitements, menaces et harcèlement. Dans la grande majorité des cas, les faits poursuivis furent jugés prescrits après de longues années de procédure et de jugement du fait d’une spécificité du système juridique italien : la prescription continue à courir même si l’action pénale a été engagée. La Cour, qui en tire le constat d’une violation de l’article 3 de la Convention, ne manque pas de noter « avec préoccupation » (§ 147) que la situation de la requérante n’est nullement isolée, un grand nombre d’affaires de violences domestiques se clôturant de la même façon. Le juge du Palais des droits de l’homme ne se prive pas, à cette occasion, de s’appuyer sur les rapports inquiétants du GREVIO, organe spécialisé indépendant chargé de veiller à la mise en œuvre de la Convention d’Istanbul sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique. Enfin, dans l’arrêt I.M. et autres c. Italie (10 nov. 2022, no 25426/20), la Cour prend acte de l’existence d’une pratique, très répandue parmi les tribunaux civils italiens, « consistant à considérer les femmes qui invoquent des faits de violence domestique pour refuser de prendre part aux rencontres de leurs enfants avec leur ex-conjoint et s’opposer au partage de la garde avec lui ou à ce qu’il bénéficie d’un droit de visite comme des parents “non coopératifs” et donc des “mères inaptes” méritant une sanction » (§ 138). En l’occurrence, la sanction de suspension pendant trois ans de l’autorité parentale de la requérante, qui s’était opposée à des rencontres entre ses enfants et leur père violent, est considérée contraire à l’article 8 de la Convention.
Le caractère très rapproché de ces trois arrêts, ainsi que la gravité des constats qui y sont opérés, dénotent quelque peu avec la conclusion à laquelle la Cour parvient dans l’arrêt M.S. quant à une éventuelle violation de l’article 14, prohibant la discrimination, combiné avec l’article 3 de la Convention. De jurisprudence constante, il ne peut y avoir violation de l’article 14 qu’en cas de défaillances généralisées découlant d’un manquement clair et systémique des autorités nationales à apprécier la gravité, l’ampleur et l’effet discriminatoire sur les femmes du problème de la violence domestique, conditions dont la requérante a selon la Cour échoué à démontrer la réunion. Plus précisément, est constatée l’absence de « commencement de preuve d’une passivité généralisée de la justice à fournir une protection efficace aux femmes victimes de violences domestiques » (§ 162), faute pour la requérante d’avoir fourni des données statistiques ou des observations émanant d’organisations non gouvernementales. Au regard de la réitération des constats de violation, des rapports du GREVIO et des remarques inquiètes de la Cour sur plusieurs aspects du droit et de la pratique italiens, un tel constat paraît bien sévère pour la requérante, et prive de manière regrettable un sujet important d’une analyse sérieuse.
Par ailleurs, les violences faites aux femmes ont dépassé les frontières de la péninsule italienne et le cadre domestique dans la jurisprudence de la Cour. Dans l’arrêt Y.P. c. Russie (20 sept. 2022, no 43399/13), la Cour parvient à un constat de violation de la Convention du fait d’une stérilisation sans consentement opérée sur la requérante. Lors d’une césarienne réalisée en urgence, les médecins constatèrent un risque que son utérus se rompe en cas de future grossesse, mettant sa vie en danger, et décidèrent donc de la stériliser en scellant la seule trompe de Fallope qui lui restait. Le grief tiré de l’article 3 de la Convention est rejeté dans la mesure où les médecins ont agi dans l’intérêt de la santé de la requérante, sans mauvaise foi ni intention dégradante (§ 36), ce qui contraste avec les agissements constatés et condamnés par la Cour dans son premier arrêt sur la stérilisation forcée d’une femme 44. Le grief tiré de l’article 8 prospère en revanche. La Cour remarque que le formulaire de consentement à la césarienne signé par la requérante excluait sa stérilisation, que son information a posteriori avait été réduite au minimum, et que cette opération, particulièrement lourde de conséquences, ne s’imposait pas urgemment pour sauver sa vie. La requérante aurait donc dû pouvoir y consentir (§§ 54-55). S’il est possible de concevoir que la Cour ait choisi de distinguer clairement le cas d’espèce de ses précédents en matière de stérilisation forcée, en optant pour une violation du seul article 8 de la Convention, le choix interroge tout de même s’agissant d’une opération touchant à la capacité reproductive et qui n’avait pas pour but de sauver la vie de la requérante à court terme. Un constat de violation de l’article 3 assorti de termes moins sévères que dans d’autres arrêts aurait pu être une option utile à explorer.
Cette même thématique du consentement des femmes à un traitement médical se retrouve dans l’arrêt G.M. et autres c. Moldova (22 nov. 2022, no 44394/15), s’agissant de faits passablement sordides qui conduisent cette fois la Cour à se placer sans trembler sur le terrain des traitements inhumains et dégradants. Les trois requérantes, placées en hôpital psychiatrique, furent violées à plusieurs occasions par l’un de leurs médecins puis, tombées enceintes de lui, firent l’objet d’interruptions volontaires de grossesse sans consentement. L’une d’entre elles au moins vit par la suite un mécanisme de contraception être injecté dans son corps, toujours sans consentement. Dans la mesure où l’établissement des faits de la requête a été rendu passablement compliqué par l’absence d’enquête sérieuse, ni le constat de violation de l’article 3 dans son volet procédural ni le constat de sa violation dans son volet matériel ne doivent ici surprendre.
C- Vulnérabilité et fin de vie
Alors que, en France, le débat sur la fin de vie vient de s’achever au sein de la Convention Citoyenne du même nom et va probablement trouver une prolongation dans l’arène politique à la suite d’une annonce en ce sens du Président de la République, la lecture de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme devrait nourrir la réflexion de tout un chacun, tant elle peut révéler les forces et faiblesses des modèles adoptés par les autres États européens sur cette délicate problématique. À ce titre, l’arrêt Mortier c. Belgique (4 oct. 2022, no 78017/17) ne manquera sans doute pas d’attirer l’attention, dans la mesure où il s’agit de la première affaire dans laquelle la Cour est amenée à examiner la conventionnalité d’une euthanasie pratiquée par le corps médical en application de la loi. La requête a été introduite par le fils d’une patiente souffrant de troubles psychologiques importants et ayant demandé à être euthanasiée – insistant pour que son fils en soit informé seulement après son décès.
Deux questions principales se posaient en l’occurrence. Avant toute chose, alors que la Cour avait conclu de longue date qu’il n’est pas possible de déduire de l’article 2 de la Convention un droit de mourir, que ce soit de la main d’un tiers ou avec l’assistance d’une autorité publique 45, il fallait déterminer en miroir si un tel droit, reconnu par un État membre du Conseil de l’Europe aux personnes placées sous sa juridiction, contrevenait en soi à cet article. Sans grande surprise, au terme d’un raisonnement fondé sur le caractère évolutif de la Convention et sur la nécessité de l’interpréter comme un tout, la Cour parvient à la conclusion que « le droit à la vie […] ne saurait être interprété comme interdisant en soi la dépénalisation conditionnelle de l’euthanasie » (§ 138).
Toutefois, le juge strasbourgeois pose bien évidemment un certain nombre d’exigences en la matière, tenant à la mise en place de garanties adéquates et suffisantes visant à éviter les abus. C’est la seconde question que soulevait la présente requête. La Cour, à l’aune d’une marge d’appréciation reconnue aux États sans pour autant être illimitée, livre à ce sujet un vade‑mecum inédit, centré sur trois points : l’existence dans le droit et la pratique internes d’un cadre législatif relatif aux actes préalables à l’euthanasie, en premier lieu ; le respect du cadre législatif établi dans le cas d’espèce, en deuxième lieu ; l’existence d’un contrôle a posteriori offrant des garanties suffisantes, en troisième et dernier lieu (§ 170).
La Cour ne trouve rien à redire quant au cadre législatif alors en vigueur, dont il faut bien admettre qu’il paraît d’une grande solidité tant sur le plan matériel que procédural. Sans évoquer tous les détails d’une législation d’ampleur, il convient de souligner que celle-ci ne permet à un médecin de procéder à l’euthanasie que si le patient – majeur ou mineur émancipé – est conscient au moment de sa demande, si cette dernière est formulée de manière volontaire, réfléchie et répétée, sans qu’elle résulte d’une pression extérieure. De plus, l’euthanasie n’est autorisée qu’à condition que le patient se trouve dans une situation médicale sans issue et qu’il fasse état d’une souffrance physique ou psychique constante et insupportable qui ne peut être apaisée, qu’elle résulte d’une affection accidentelle ou d’une pathologie grave et incurable. Sur un plan procédural, la législation belge examinée par la Cour met à la charge du médecin traitant une obligation d’information du patient ainsi que de consultation d’un autre médecin qui doit être compétent quant à la pathologie concernée et indépendant du patient comme du médecin traitant. Par ailleurs, la loi prévoit des garanties supplémentaires lorsque le décès n’interviendra pas à brève échéance. Dans une telle hypothèse, au moins un mois doit s’écouler entre la demande écrite du patient et l’euthanasie. En outre, le médecin traitant doit alors consulter un troisième médecin qui doit lui aussi s’assurer du caractère constant, insupportable et inapaisable de la souffrance, ainsi que du caractère volontaire, réfléchi et répété de la demande – étant précisé que s’appliquent à lui les mêmes exigences de compétence et d’indépendance qu’au deuxième médecin consulté.
La Cour ne trouve pas plus matière à condamnation s’agissant du respect en l’espèce de ce cadre législatif, qui ne mérite pas de s’y attarder ici.
En revanche, elle parvient à un constat de violation s’agissant du contrôle a posteriori exercé dans les circonstances de la cause, en application – prima facie quelque peu surprenante car sans le moindre aménagement – des principes dégagés dans sa jurisprudence relative aux enquêtes en cas de suspicion d’homicide. En la matière, le législateur belge a prévu un contrôle a posteriori systématique des euthanasies réalisées par une commission composée notamment de docteurs en médecine et de professeurs de droit, et nommée sur proposition d’une assemblée législative. Toutefois, malgré les qualités évidentes d’une telle procédure, celle-ci n’empêche pas le médecin qui a pratiqué l’euthanasie de siéger dans ladite commission et de voter sur la question de savoir si ses propres actes étaient compatibles avec les exigences matérielles et procédurales du droit interne. Son indépendance est dès lors sujette à caution aux yeux de la Cour, qu’il est difficile de désapprouver sur ce point. De manière moins instructive pour le législateur français, la Belgique est en l’espèce également condamnée pour la durée excessive des procédures pénales engagées par le requérant à la suite du décès de sa mère – cinq ans au total, dont trois sans le moindre acte d’enquête (§ 180).
L’arrêt se révèle encore intéressant s’agissant d’un autre grief, formé sous le pavillon de l’article 8, garantissant le droit à la vie privée et familiale, et fondé sur le fait que le requérant n’a pas été impliqué – ni même d’ailleurs informé – du processus d’euthanasie de sa mère. Sur ce terrain, la Cour ne pose pas de grands principes et observe simplement que la loi belge interdit aux médecins impliqués dans un tel processus d’entrer en contact avec les proches d’un patient si ce dernier s’y oppose, pour des raisons tenant à leur devoir de confidentialité et de maintien du secret médical (§ 207). En l’espèce, les professionnels impliqués ayant à plusieurs reprises suggéré à leur patiente de faire état de sa démarche à ses enfants, avec lesquels elle n’entretenait plus de relations, le juge strasbourgeois estime qu’ils ont agi de manière raisonnable. Partant, l’article 8 n’est pas violé.
En définitive, face au tir de barrage que ne manqueront pas d’opérer les nombreux opposants à l’euthanasie dans les prochains mois, l’arrêt Mortier c. Belgique fournit de très utiles éléments de réflexion sur les mérites, mais aussi sur les défauts, du modèle retenu outre-Quiévrain. Il reste à espérer que chacun s’en empare dans le cadre d’un débat serein, à la hauteur des enjeux immenses qui s’attachent à la fin de vie.
D – Don du sang des hommes ayant eu un rapport sexuel avec un autre homme
La Cour est parfois saisie dans le cadre de combats d’arrière-garde, non en ce qu’elle serait appelée à défendre des positions abandonnées depuis longtemps par d’autres juridictions, mais en ce que le sort des batailles juridiques qui se déroulent devant elle peut avoir été joué en faveur du requérant dans d’autres prétoires que le sien. La question du don du sang des hommes ayant eu un rapport sexuel avec un autre homme, tranchée par l’arrêt Drelon c. France (8 sept. 2022, no 3153/16), relève de ces luttes à contretemps.
L’arrière-plan de cette requête est parfaitement résumé par une Résolution CM/Res (2013) 3 relative aux comportements sexuels chez les donneurs de sang ayant un impact sur la sécurité transfusionnelle, adoptée le 27 mars 2013 par le Comité des Ministres du Conseil de l’Europe à partir d’études scientifiques compilées par un groupe d’experts : « les personnes ayant des rapports sexuels entre hommes et les professionnels du sexe dans beaucoup de pays européens se situent à l’extrémité supérieure de l’échelle du risque de contamination par le VIH et d’autres infections sexuellement transmissibles présentant un risque transfusionnel ». Sur la base de constats de cet ordre, de nombreux pays, dont la France, ont longtemps prévu ou prévoient encore une exclusion temporaire ou définitive du don du sang des personnes ayant eu un rapport sexuel avec un autre homme.
L’approche hexagonale en la matière a néanmoins, depuis les faits de la requête, été totalement renversée, notamment à la suite de l’arrêt Léger de la Cour de justice de l’Union européenne 46. Celle-ci a en effet estimé qu’un État membre pouvait prévoir une exclusion permanente du don de sang pour les hommes ayant eu des rapports sexuels entre hommes sans méconnaître le principe de non‑discrimination prévu à l’article 21 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne. Pour ce faire, il doit toutefois être établi, sur la base de données médicales, scientifiques et épidémiologiques actuelles, eu égard à la situation prévalant dans ledit État, qu’un tel comportement sexuel expose ces personnes à un risque élevé de contracter des maladies infectieuses graves susceptibles d’être transmises par le sang. Par ailleurs, le principe de proportionnalité impose également qu’il n’existe pas de techniques efficaces de détection de ces maladies infectieuses ou, à défaut de telles techniques, de méthodes moins contraignantes qu’une telle contre‑indication pour assurer un niveau élevé de protection de la santé des receveurs. Le Tribunal administratif de Strasbourg, procédant à la réception de la question préjudicielle à l’origine de cet arrêt, a annulé la décision d’exclusion du don de sang prise à l’encontre d’un particulier, faute pour le droit applicable de distinguer en fonction des comportements sexuels individuels des donneurs et du délai écoulé depuis le dernier rapport sexuel homosexuel. Le juge administratif a estimé, en particulier, que rien n’interdisait de prévoir, lors de la procédure de sélection des donneurs de sang, des mécanismes permettant d’obtenir des informations ciblées et pertinentes sur les comportements sexuels à risque des hommes homosexuels. Par suite de ce jugement, le droit applicable a été modifié à plusieurs reprises pour abaisser la durée d’exclusion du don du sang des personnes ayant eu un rapport sexuel avec un autre homme, jusqu’à ce qu’un arrêté du 11 janvier 2022 supprime purement et simplement cette contre-indication pour lui en substituer une fondée sur des comportements sexuels à risque définis indépendamment du genre et de l’orientation sexuelle.
L’affaire Drelon c. France ne fournit pas à la Cour l’occasion d’ajouter sa voix à celles des juridictions s’étant déjà prononcées sur la question de principe de l’exclusion du don du sang des hommes ayant eu des rapports sexuels avec un autre homme, ce qui aurait pu avoir une utilité non pour l’État défendeur mais pour les autres États appliquant toujours une telle exclusion. En effet, le requérant a commis l’erreur de critiquer devant elle le régime juridique applicable à partir de juillet 2016, soit postérieurement aux faits de l’espèce. La Cour en conclut l’irrecevabilité de la requête sur ce point.
En revanche, elle se prononce bel et bien au fond s’agissant du second grief du requérant, portant sur la conservation par l’Établissement français du sang (EFS) de données personnelles relatives à son orientation sexuelle et issues d’une simple spéculation. Il faut ici souligner que le requérant, qui cherchait en 2004 à donner son sang, s’était vu demander s’il avait déjà eu un rapport sexuel avec un homme et avait refusé de répondre. Son don avait alors été refusé. Deux nouvelles tentatives de sa part, en 2006 puis en mai 2016, connurent le même destin, l’EFS ayant attaché au requérant, en 2004, une codification destinée aux hommes ayant eu un rapport sexuel avec un autre homme. Assumant d’appliquer rigoureusement les critères issus de l’arrêt de principe S. et Marper c. Royaume-Uni 47, eu égard à la sensibilité des données conservées et au fait qu’elles l’aient été sans le consentement du requérant (§ 82), la Cour parvient à un constat de violation de l’article 8 de la Convention. Selon elle, il est inadéquat de collecter une donnée personnelle relative aux pratiques et à l’orientation sexuelles sur le seul fondement de spéculations ou de présomptions, ainsi que l’EFS l’a fait sur la base du silence gardé par le requérant. Par ailleurs, la Cour remarque qu’il aurait parfaitement été suffisant, plutôt que de conserver des données relatives à la vie sexuelle du requérant, de garder trace de son refus de répondre aux questions relatives à sa sexualité, cet élément étant de nature à justifier, à lui seul, un refus de la candidature au don de sang. Cette approche pourrait paraître à d’aucuns quelque peu formaliste en l’espèce, dans la mesure où la conclusion selon laquelle le requérant a eu des rapports sexuels avec un autre homme est probablement celle qui viendrait à l’esprit de tout un chacun, et particulièrement des employés de l’EFS confrontés à une nouvelle tentative du requérant de donner son sang. Néanmoins, il n’en est bien évidemment rien : il existe une différence de taille entre conserver des données qui peuvent être interprétées dans un sens donné et conserver des données présentant ce sens comme une vérité. Par ailleurs, et surtout, la position de principe de la Cour quant aux données sensibles fondées sur de simples déductions est parfaitement louable lorsque l’on pense à d’autres fichiers que ceux tenus par un établissement chargé des dons du sang. Il faut enfin remarquer que l’absence de durée de conservation des données collectées (ou plus précisément leur conservation jusqu’en… 2278 !) concourt au constat de violation : la Cour souligne en ce sens que la durée de conservation des données doit être encadrée pour chacune des catégories de données concernées et qu’elle doit être révisée si les finalités pour lesquelles elles ont été collectées ont évolué (§ 98).
Thibaut Larrouturou
IV – Précisions contrastées sur l’application des droits fondamentaux en prison
A – Conventionnalité d’une limitation ponctuelle du droit manifester ses convictions religieuses en prison pendant la covid-19
Le juge européen a déjà inauguré et développé une jurisprudence « Covid-19 » concernant des atteintes à plusieurs droits garantis par la Convention 48. Les mesures prises par les autorités nationales en milieu carcéral pour éviter les risques de contamination ont ainsi été au cœur de de l’affaire Constantin-Lucian Spînu c. Roumanie (11 oct. 2022, n° 29443/20[/foot], où était en cause le refus de l’administration pénitentiaire de permettre au requérant, membre de l’Église adventiste du septième jour, de se rendre au service religieux à l’extérieur de la prison en raison du contexte sanitaire lié à la pandémie de Covid-19. Invoquant l’article 9 de la Convention, le requérant se plaignait d’une atteinte à sa liberté de religieuse. Aussi, s’agit-il de la première affaire dans laquelle le juge européen examine la conventionnalité de mesures prises pendant la Covid-19 au regard de la liberté de pensée, de conscience et de religion. Mais cela n’a pas vraiment constitué une difficulté tant les principes jurisprudentiels sur l’exigence de nécessité des limitations à cette liberté fondamentale sont solidement établis.
In specie, le gouvernement roumain a habilement tenté de faire valoir l’usage du droit de dérogation prévu à l’article 15 de la Convention mais la Cour balaye cet argument en relevant que les mesures litigieuses ont été prises à partir du 8 juillet 2020, date à laquelle la dérogation n’était plus valable (§ 48). C’est donc exclusivement sous l’angle de l’article 9 § 2 de la Convention que le refus opposé par l’administration pénitentiaire est examiné. Sans grande surprise, la Cour conclut à la non-violation de l’article 9. Pour comprendre cette absence d’atteinte à la substance de la liberté religieuse, il est utile de rappeler que l’article 9 distingue bien son aspect interne (liberté de conscience) qui revêt un caractère absolu, et son aspect externe, à savoir la liberté de manifester ses convictions religieuses, qui peut faire l’objet de mesures restrictives de son exercice sous certaines réserves. La liberté de manifester ses convictions religieuses est d’ailleurs plurielle puisqu’elle peut s’exercer aussi bien individuellement que collectivement (§ 51). Le droit de participer collectivement à des cérémonies dans les lieux de culte fait partie intégrante de la liberté religieuse. Or, l’arrêt Constantin-Lucian Spînu c. Roumanie souligne bien que « la restriction du droit du requérant au respect de sa religion ne visait cependant qu’une seule composante de l’exercice de son droit à la liberté de religion. En effet, elle était limitée à la participation du requérant au culte religieux de son Église à l’extérieur de la prison. Le requérant n’a pas allégué avoir été empêché de pratiquer sa religion d’une autre manière pendant sa détention ou avoir formulé d’autres demandes qui auraient été refusées » (§ 66). On mesure ainsi combien l’atteinte porte sur un aspect de la liberté de manifester ses convictions religieuses. Surtout, elle est ponctuelle et justifiée par des circonstances inédites. En effet, aucun refus n’avait été opposé au requérant avant la crise du Covid-19. Dans le sillage du raisonnement suivi dans la décision Terhes c. Roumanie (20 mai 2021, n°49933/20) qui avait mis l’accent sur le « contexte exceptionnel imprévisible » lié à la survenance du Covid-19 (§ 40), la Cour a été extrêmement sensible aux difficultés rencontrées par les autorités pendant cette période inédite, en particulier pour réglementer l’activité religieuse des détenus (§ 68). Le risque de contamination est double : il concerne la communauté religieuse ainsi que les autres détenus. Sur ce point, il est d’ailleurs intéressant de relever que le concept de solidarité sociale, découvert par la Grande chambre dans l’affaire Vavřička et autres c. République tchèque 49déploie ses effets au-delà de la seule question de la vaccination obligatoire, l’arrêt rappelant son importance « dans le contexte spécifique du milieu pénitentiaire » (§ 68). La marge d’appréciation de l’Etat se trouve ainsi confortée. Le second élément marquant du raisonnement de la Cour tient au fait que l’administration a proposé au requérant des solutions de remplacement par l’organisation de visioconférences permettant la pratique du culte adventiste (§ 69). De ces deux éléments, l’arrêt conclut au caractère proportionné de l’ingérence dans la liberté de manifester sa religion. Un tel constat de non-violation de l’article 9 est tout sauf une surprise, dès lors qu’il n’y a pas eu de suspension totale de la liberté religieuse.
B – Privation automatique du droit de vote imposée aux détenus : un revirement inassumé ?
La solution de l’affaire Kalda c. Estonie n° 2 du 6 décembre (n°14581/20) ne devrait pas passer inaperçue. Elle constitue en effet une pièce supplémentaire à verser au dossier déjà très étoffé de la conventionnalité des privations du droit de vote des détenus au regard de l’article 3 du Protocole n° 1. Mais alors que l’on pensait la jurisprudence européenne était plus moins stabilisée sur cette question, l’arrêt rendu par la Cour est de nature à susciter les plus grandes réserves concernant l’appréciation de l’exigence de proportionnalité à laquelle doit satisfaire toute restriction au droit de vote. On se souvient que, saisie d’une mesure d’interdiction générale, automatique et indifférenciée du droit de vote imposée à tous les détenus du seul fait de leur condamnation, elle avait conclu en 2005 dans la célèbre affaire Hirst c. Royaume-Uni à une violation de l’article 3 du Protocole n° 1 car à ses yeux « « il n’y a pas […] plus de place dans le système de la Convention, qui reconnaît la tolérance et l’ouverture d’esprit comme les caractéristiques d’une société démocratique, pour une privation automatique du droit de vote se fondant uniquement sur ce qui pourrait heurter l’opinion publique » 50. En 2012, dans son arrêt Scopolla c. Italie n° 3, la Grande chambre a précisé que l’intervention d’un juge ne s’imposait pas pour assurer la proportionnalité d’une restriction au droit de vote d’un détenu 51. Les États demeurent libres en effet d’adopter une législation en la matière pour autant que la loi module l’application de la mesure en fonction d’éléments tels que la nature ou la gravité de l’infraction commise. Si cette prise de position a pu être comprise comme un assouplissement de la jurisprudence, l’exigence de proportionnalité demeure essentielle en ce qu’elle doit être assurée la loi ou par l’intervention d’un juge. Au contraire, dans l’arrêt Kalda n° 2, la Cour semble se satisfaire de l’absence de tout contrôle de proportionnalité. Était en cause en l’espèce l’interdiction générale de voter pour les détenus en Estonie opposée au requérant condamnée à perpétuité pour des crimes graves, lequel souhaitait participer en 2019 aux élections européennes. La loi estonienne prive de son droit de vote toute personne reconnue coupable d’une infraction pénale et qui purge une peine de prison. En ce sens, la privation absolue du droit de vote est très proche de celle en cause dans les précédentes affaires examinées par la Cour. Le constat dressé au paragraphe 45 est dénué d’ambiguïtés : « le droit interne restreignant le droit de vote des détenus condamnés aux élections au Parlement européen a été appliqué sans discernement en ce qu’il n’a pas tenu compte de la nature ou de la gravité de l’infraction, la durée de la peine d’emprisonnement ou la situation personnelle des condamnés. Le gouvernement n’avance aucune preuve que le législateur estonien a cherché à équilibrer les intérêts concurrents ou à évaluer la proportionnalité d’une interdiction générale du droit de vote des détenus condamnés ». La Cour vérifie alors que la proportionnalité de la privation du droit de vote a été vérifiée par les juridictions internes au regard des circonstances particulières du requérant. C’est ici que le bât blesse : l’arrêt relève que « les juridictions internes ont apprécié la proportionnalité de l’application de l’interdiction de voter aux circonstances particulières du requérant et a conclu qu’elle était effectivement proportionnée » (§ 51), alors même que la législation ne permet aucune individualisation de la sanction et que les juges étaient tenus de l’appliquer ! Le constat de non-violation l’article 3 du Protocole n° 1 peut donc surprendre. Sans renier sa jurisprudence antérieure, elle y porte un sérieux coup de canif. Ce qui poussa notamment deux juges à entrer en dissidence. Dans une opinion très argumentée, le juge Serghides donne le ton : en soulignant les incohérences du raisonnement de la majorité : « il ne peut y avoir d’application proportionnée d’une loi disproportionnellement restrictive et donc incompatible avec la Convention » (pt. 30). De fait, on ne voit guère comment le juge estonien pouvait contrôler la proportionnalité d’une loi qui en est la négation même. Le juge Zünd enfonce le clou : « une décision de privation du droit de vote nécessite la détermination législative préalable des situations spécifiques dans lesquelles une personne peut perdre son droit de vote (…) Alternativement, il appartient au juge présidant une procédure pénale d’apprécier, lors de la détermination de la peine, la proportionnalité de l’exclusion du droit de vote d’un prévenu pendant une certaine durée (…). Aucune des deux exigences alternatives ci-dessus n’est respectée (en l’espèce) » (pt. 4). En statuant de la sorte, la Cour sacrifie le droit de vote des détenus de participer aux élections sur l’autel de de la marge nationale d’appréciation. Le collège de cinq juges devra apprécier si la demande de renvoi de l’affaire en grande chambre se justifie.
C – L’accès à la pornographie en prison : une liberté (et non un droit) protégée au titre de l’article 8 de la Convention EDH
Jusqu’à présent, la Cour n’avait pas encore été amenée à se prononcer sur la question de la détention de matériel pornographique par un détenu. Désormais, c’est chose faite avec l’arrêt Chocholáč c. Slovaquie 52, qui l’aborde sous l’angle de l’article 8 de la Convention qui protège le droit au respect de la vie privée et familiale. En l’espèce, le requérant, qui purgeait une peine d’emprisonnement à perpétuité pour meurtre, se plaignait de l’interdiction de posséder des matériaux pornographiques. En bonne logique, la Cour s’attache d’abord à démontrer l’applicabilité du droit au respect de la vie privée aux faits de l’espèce. Pour justifier que l’accès à la pornographie en prison relève de l’article 8, elle estime que la confiscation de son matériel est susceptible de limiter la capacité du requérant à mener une vie sexuelle, étant précisé que le matériel était utilisé comme stimulant de l’auto-érotisme (§ 55). Il est important de noter que la loi slovaque n’autorise pas de visite conjugale. Dans son opinion dissidente, le juge Davor Derenčinović s’étonne de cette démarche faisant fi de l’exigence du seuil de gravité, essentielle pour qu’une situation puisse affecter la vie privée d’un requérant. Il est vrai que l’affirmation de la Cour résulte plus d’une pétition de principe empruntant à l’argument d’autorité, que d’une démonstration précise. Seconde étape du raisonnement, l’examen des justifications apportées à la restriction litigieuse.
Dès l’analyse du but légitime poursuivi par l’Etat, le juge européen souligne la fragilité de l’interdiction imposée au requérant (§ 62). Car, en effet, le gouvernement invoquait pêle-mêle les objectifs de protection de la morale, de prévention de l’ordre et de protection des droits et libertés d’autrui. Or, comme le relève à juste titre l’arrêt, ces objectifs ne peuvent être invoqués que dans une situation d’altérité, mettant en cause des tiers. On retrouve ici la distinction classique en théorie générale des droits et libertés entre un droit et une liberté. Toute liberté n’est pas nécessairement un droit. La liberté renvoie au libre-arbitre de l’individu sur lui-même tandis que le droit se situe dans une relation d’altérité. Seul sur l’Île de la Speranza, Robinson n’a pas de droits, c’est à partir de sa rencontre avec Vendredi qu’il lui est possible de revendiquer et d’exercer des droits. En l’espèce, le matériel pornographique confisqué au requérant était utilisé à des fins purement privés.
Toujours est-il que le juge européen ne souhaite pas trancher la question de savoir si l’interdiction litigieuse poursuit un but légitime, l’exigence de nécessité n’étant pas remplie. Fidèle à une approche in concreto, la Cour est d’avis que l’interdiction a été appliquée de façon aveugle sans prise en considération de la situation personnelle du requérant. En l’occurrence, le requérant été condamné à une peine de longue durée avec l’impossibilité d’avoir tout contact intime direct. De surcroît, il n’a pas été reconnu coupable d’une infraction sexuelle et le matériel pornographique était destiné exclusivement à son usage individuel et privé. Si les Etats disposent bien d’une large marge nationale d’appréciation quant aux moyens à mettre en œuvre pour protéger la morale, une restriction ne saurait être justifiée « uniquement sur ce qui pourrait heurter l’opinion publique » (§ 71). L’absence d’interférence avec la prévention de l’ordre en prison et de la protection des droits et libertés d’autrui conduit à la Cour à retenir un constat de violation de l’article 3 du Protocole n° 1. Au-delà de l’absence de mise en balance des intérêts en jeu en l’espèce, c’est bien la loi slovaque qui est à l’origine de la violation. L’arrêt a été adopté à la majorité de cinq voix contre deux. On ne sera pas surpris de la tonalité de l’opinion dissidente du juge polonais Krzysztof Wojtyczek, qui reproche notamment à la majorité d’avoir ignoré plusieurs instruments internationaux tendant à la criminalisation de la pornographie et de ne pas avoir appliqué la jurisprudence Animal Defenders c. Royaume-Uni de 2013 favorable aux Etats. La Cour y avait souligné qu’une mesure générale peut s’avérer être un moyen plus réaliste d’atteindre le but légitime qu’une disposition permettant un examen au cas par cas, lorsque ce dernier donnerait lieu à un risque d’incertitude significative. On notera enfin la tierce-intervention de l’ECLJ qui faisait valoir que « la Convention ne garantit pas un droit d’accès à la pornographie. Selon elle, la pornographie est, par essence, contraire à la morale et sa diffusion ne devrait pas être protégée par la Convention »…
Mustapha Afroukh
V – Variations autour des limites de la liberté d’expression
A – L’affaire Zemmour devant la Cour européenne : les ambivalences de l’utilisation indirecte de l’article 17
La question de l’utilisation par la Cour de l’article 17 (clause d’interdiction d’abus de droit) a été examinée plusieurs fois dans le cadre de cette chronique. Nous avons déjà eu l’occasion de dénoncer une construction jurisprudentielle par à-coups au gré des considérations factuelles propres à chaque espèce, sans logique générale permettant d’identifier des critères précis de maniement de l’article 17 53. On le sait, le recours à article 17 peut revêtir deux formes sensiblement différentes : d’une part, un recours direct qui se traduit par la déchéance pure et simple et, d’autre part, un recours indirect dans lequel l’article 17 est utilisé comme « instrument de mesure de la nécessité dans une société démocratique », la frontière entre les deux hypothèses étant très poreuse. Le temps est peut-être venu de mettre de l’ordre dans la jurisprudence et d’en finir avec l’utilisation indirecte de l’article 17 qui ne fait qu’obscurcir le tableau : soit le propos est haineux et relève de l’article 17, soit il ne l’est pas et l’article 17 ne s’applique pas. Il ne peut pas y avoir une zone intermédiaire où, en présence d’un discours de haine, l’on n’applique pas l’article 17 tout en gardant à l’esprit sa finalité.
L’affaire Zemmour c. France (20 déc. 2022, n°63539/19) fournit une illustration significative de ces incohérences. Le chroniqueur, connu pour ses innombrables sorties polémiques sur l’immigration et l’islam, a saisi la Cour à la suite de sa condamnation pour provocation à la discrimination et à la haine religieuse pour des propos assimilant les musulmans à des envahisseurs et des colonisateurs en lutte pour islamiser la France (art 24 alinéa 7 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse). Devant la Cour, il invoque une violation de l’article 10 qui garantit la liberté d’expression. Dans ses observations, le gouvernement défendeur demandait l’application de l’article 17, en considérant que « les propos du requérant constituent une prise de position haineuse caractérisée qui ne relève pas de la liberté d’expression garanti par l’article 10 de la Convention ».
Rappelant que l’usage de l’article 17 doit être circonscrite à des circonstances exceptionnelles, la Cour vérifie « si les propos du requérant avaient pour but d’attiser la haine ou la violence et si, en les tenant, celui-ci a cherché à invoquer la Convention de manière à se livrer à une activité ou à commettre des actes visant à la destruction des droits et libertés qui y sont consacrés de telle sorte qu’il ne bénéficie pas de la protection de l’article 10 » (§ 27). La démarche suivie en l’espèce n’est pas inédite : tout en prenant acte du caractère haineux des propos litigieux, le juge européen est d’avis que le seuil de gravité pour appliquer directement l’effet guillotine de l’article 17 n’est pas atteint. Autrement dit, il n’est pas acquis que le requérant cherchait à détruire les droits et libertés garantis conventionnels ! En ce sens, la Cour s’inscrit dans la droite ligne des décisions Soulas c. France (2008) et Seurot c. France (2004). Dans cette dernière affaire, était en cause une amende infligée au requérant pour délit de provocation à la haine et à la violence à l’égard d’un groupe de personnes déterminées, à la suite de la publication d’un ouvrage intitulé La colonisation de l’Europe. Discours vrai sur l’immigration et l’islam. Selon la Cour, les passages litigieux du livre, qui visaient à provoquer chez les lecteurs « un sentiment de rejet et d’antagonisme » envers les communautés musulmanes d’origine maghrébines désignées comme « l’ennemi principal » et à les convaincre de se rallier à la solution de « la reconquête ethnique », n’étaient pas suffisamment graves pour déclencher un recours direct à l’article 17. Mais à considérer d’autres affaires, de nombreux éléments militaient très sérieusement en faveur d’une mobilisation directe de l’article 17. Par exemple, dans une affaire Norwood, une affiche assimilant tous les musulmans aux attentats terroristes du 11 septembre 2001 a été considérée comme une attaque aussi véhémente et générale contre un groupe religieux, relevant de l’article 17 54. Chemin faisant, en l’espèce, le juge européen retient une interprétation de l’article 10 §2 de la Convention à la lumière de l’article 17…
Le contrôle de nécessité de l’ingérence dans une société démocratique est irrigué par une idée essentielle : si les propos litigieux, tenus par le requérant lors d’une interview sur la place de l’islam dans la société française, s’inscrivaient dans un débat d’intérêt général (§ 58), ils n’échappaient pas aux « devoirs et responsabilités » inhérents à l’exercice de la liberté d’expression. Par conséquent, le fait que les propos portaient sur une question d’intérêt général n’est pas synonyme d’une marge d’appréciation restreinte de l’Etat défendeur. L’incitation à la haine ne saurait être tolérée dans une société démocratique. Or, loin de se rapporter à un débat sur les dérives de l’islam, les propos incriminés avaient clairement une « visée discriminatoire » (§ 61). Aussi, les propos ont-ils été tenus en direct lors d’une émission télévisée à une heure de grande écoute médiatique. Le requérant, connu pour ses sorties polémiques, pouvait en mesurer la portée et les conséquences (§ 62). Partant, la Cour conclut à l’unanimité à la non-violation de l’article 10, validant le raisonnement suivi par les juridictions françaises. On pourra cependant lui reprocher de s’être montrée trop timorée, en refusant de dire clairement que le requérant ne pouvait pas de prévaloir de la protection conventionnelle.
B – Nouvelle victoire de la liberté d’expression face au droit au respect des sentiments religieux
Il est manifeste que, sur la question de la critique des religions, la Cour fait preuve de prudence au nom de la défense de la marge d’appréciation de l’Etat. À ses yeux, les autorités nationales sont mieux placées pour déterminer quelles sont les déclarations susceptibles de troubler la paix religieuse dans un pays. L’arrêt E.S c. Autriche du 25 octobre 2018, qui avait défrayé la chronique, illustrait ce positionnement très (trop !) favorable aux religions. Sensible, semble-t-il, à la critique devenue récurrente, l’accusant de retenir une conception timorée de la liberté d’expression, la Cour européenne semble se livrer désormais à un contrôle plus pointilleux de la mise en balance des intérêts en présence par les juridictions internes. L’arrêt Tagiyev et Huseynov c. Azerbaïdjan du 5 décembre 2019 (n°13274/08) était topique à cet égard. En l’occurrence, saisie par requérants condamnés pour avoir incité à la haine religieuse à la suite de la publication d’un article (« L’Europe et nous ») sur la comparaison entre les valeurs occidentales et les valeurs orientales qui comportait des remarques sévères sur l’islam et le Prophète, la Cour avait souligné qu’un « groupe religieux doit tolérer le rejet par autrui de ses croyances et même la propagation par autrui de doctrines hostiles à sa foi dès lors que les déclarations en cause n’incitent pas à la haine ou à l’intolérance religieuse », concluant en l’espèce à la violation de l’article 10 de la Convention. La solution retenue dans l’affaire Rabczewska c. Pologne du 15 septembre 2022 (n° 8257/13) s’inscrit dans la même veine 55. Était ici en cause ici la condamnation d’une popstar polonaise au paiement d’une amende de 1160 euros pour atteinte aux sentiments religieux en raison de propos tenus lors d’une interview laissant entendre que les auteurs de la Bible avaient écrit le texte sous l’influence de l’alcool et de stupéfiants – en réponse à des questions sur sa vie privée. Sans remettre en cause la marge d’appréciation dont dispose l’Etat défendeur dans la mise en balance des intérêts contradictoires, le juge européen pointe du doigt la démarche retenue en l’espèce par les juges internes. Ainsi, est-il relevé que les déclarations litigieuses, qui ne s’inscrivaient pas dans un débat d’intérêt public (§ 59), ont été tenues par la requérante en réponse à des questions portant sur sa vie privée, « dans un langage conforme à son style de communication, délibérément frivole et coloré, avec l’intention de susciter l’intérêt » (§ 59). C’est dire, en d’autres termes, qu’il pouvait s’agir d’un jugement valeur dont la véracité n’a pas à être démontrée. Or, ce travail de contextualisation des propos n’a pas été effectué par les juridictions nationales. Quelles sont les limites précises de la critique des doctrines religieuses ? Les propos s’analysaient-ils en un discours de haine ? Autant de questions éludées par le juge interne, qui n’a pas pu dès lors opérer une véritable mise en balance entre les droits en présence. Qui plus est, tirant argument du caractère vague de l’article 196 du code pénal polonais qui incrimine tout comportement susceptible de blesser les sentiments religieux et de la sévérité de la peine (une condamnation pénale et une amende, correspondant à cinquante fois le montant minimum prévu par la loi), elle conclut à la violation de l’article 10 à la majorité de six voix contre une. Dans son opinion dissidente, le juge polonais reproche entre autres à la Cour d’avoir fait preuve d’angélisme, d’avoir nié la gravité des déclarations litigieuses qui constituaient une attaque gratuite contre un objet de vénération religieuse. La démonstration ne convainc cependant pas : en soulignant que « la jurisprudence la plus récente peut donner l’impression que, dans les affaires concernant l’islam, la Cour suit son approche établie et cherche à protéger efficacement les sentiments religieux contre les discours religieux, alors que dans les affaires impliquant d’autres religions, l’approche a évolué et la protection offerte aux croyants contre les discours antireligieux abusifs s’est affaiblie », le juge Krzysztof Wojtyczek fait sienne une idée reçue diffusée notamment après l’arrêt E.S. c. Autriche. On ne peut pas discuter sérieusement de la jurisprudence européenne sur la base d’un procès d’intention, surtout cela émane d’un juge à la Cour connu pour ses positions très conservatrices. Rien dans la jurisprudence ne permet de confirmer cette différence de traitement des religions. Que l’on sache. L’arrêt Tagiyev et Huseynov c. Azerbaïdjan précité concluant à la violation de l’article 10 concernait bien l’islam. Reste que l’approche méthodologique de la Cour peut être discutée car on peine parfois à comprendre ce qui distingue les différentes espèces examinées (quels sont les critères qui permettent de distinguer la présente espèce de l’arrêt E.S.). De fait, le lecteur retire l’impression que la résolution de ces conflits de droits est laissée à la seule subjectivité des juges. Peut-être, la Cour pourrait-elle s’inspirer ici de ses arrêts Von Hannover c. Allemagne n° 2 et Axel Springer c. Allemagne (2012) dans lesquels elle a pris soin d’élaborer, de façon pédagogique, un mode d’emploi de résolution des conflits entre les droits à la liberté d’expression et au respect de la vie privée articulé autour de plusieurs critères. Il ne s’agit en aucun cas d’attendre une gestion prévisible des conflits – la prévisibilité étant ici un objectif inaccessible – mais de légitimer cette gestion par « un effort argumentatif substantiel ». En somme, assurer une certaine rationalité du processus de résolution.
C – L’exhibition sexuelle dans une église : petite leçon aux juridictions françaises sur l’importance de la liberté d’expression
L’arrêt Bouton c. France du 13 octobre 2022 (n° 22636/19) laisse l’impression d’un très grand décalage entre le raisonnement suivi par les juridictions françaises et celui retenu par la Cour de Strasbourg, s’agissant notamment de la conventionnalité de la condamnation d’une femen pour exhibition sexuelle (un mois d’emprisonnement et paiement de 2000 euros au titre du préjudice moral). Le 20 décembre 2013, Eloïse Bouton s’était introduite à l’Eglise de la Madeleine à Paris, et mimé un avortement avec un morceau de foie de bœuf. Saisie d’une plainte du curé de la paroisse, le tribunal correctionnel de Paris l’a condamnée pour exhibition sexuelle à la peine d’un mois d’emprisonnement avec sursis et au paiement d’un montant de 2 000 euros au titre du préjudice moral, peine confirmée par la Cour d’appel et la Cour de cassation. Déjà, en 2018, la Cour européenne avait été saisie d’une affaire comparable concernant la condamnation à une peine d’emprisonnement du groupe Punk Pussy Riot qui avait tenté d’interpréter l’une de leurs chansons protestataires dans une cathédrale moscovite. Par contraste avec la position des juridictions russes, elle avait constaté une violation de l’article 10 de la Convention en relevant que la performance des requérantes n’avait pas perturbé d’office religieux et n’avait pas incité à la violence et à la haine 56. Aussi existait-il, d’ores et déjà, des matériaux jurisprudentiels solides à la disposition de la Cour pour se prononcer dans le sens d’une violation de la liberté d’expression en l’espèce. Reste cependant que le contexte qui entoure l’affaire Bouton est particulier. In specie, non contents d’avoir constaté que les éléments constitutifs de l’infraction d’exhibition sexuelle étaient réunis, les juges français s’étaient placés sur le terrain du conflit de droit entre la liberté d’expression (art. 10) et le droit au respect des sentiments religieux (art. 9) pour considérer que l’exhibition sexuelle n’était pas justifiée par l’exercice de la liberté d’expression. L’approche européenne va consister à prendre cette affirmation au pied de la lettre et à vérifier si les juges nationaux ont bien appliqué la jurisprudence européenne sur la mise en balance entre ces deux droits.
Rappelons d’abord que toute ingérence dans le droit à la liberté d’expression doit respecter trois exigences : être « prévue par la loi », poursuivre un ou des buts légitimes énoncés par l’alinéa 2 de l’article 10 et être « nécessaire dans une société démocratique ». La première exigence n’allait pourtant pas de soi puisque article 222-32 du code pénal ne définit pas la notion d’exhibition sexuelle (§ 37). Relevant que l’article prend place dans un chapitre consacré à la lutte contre les agressions sexuelles, la juge tchèque Katerina Simackova est d’avis qu’en visant à protéger la liberté de conscience et de religion, l’exhibition sexuelle a été retenue dans les circonstances de l’espèce « dans un objectif autre que celui prévu par la loi ». La majorité ne l’entend pas ainsi : aux termes d’une jurisprudence constante de la Cour de cassation, la nudité de la poitrine de la femme était de nature à caractériser l’élément matériel de l’infraction. Il était donc possible pour la requérante d’adapter son comportement (§ 37). En second lieu, l’arrêt souligne que l’ingérence poursuivait les buts légitimes de la protection de la morale et des droits d’autrui, la défense de l’ordre et la prévention des infractions pénales (§ 41). En troisième lieu, s’agissant du contrôle de nécessité, ce ne sont pas tant les principes mobilisés qui retiennent l’attention que la manière dont la Cour contrôle la motivation retenue par les juridictions nationales.
À aucun moment, le juge français n’a accordé de l’importance, ne serait-ce que de manière allusive, au mobile ayant inspiré l’action de la requérante, alors que celle-ci « avait pour seul objectif de contribuer, par une performance délibérément provocante, au débat public sur les droits des femmes, plus spécifiquement sur le droit à l’avortement » (§ 53), constat qui implique une marge d’appréciation restreinte de l’Etat défendeur. Le raisonnement des juges français a de quoi surprendre. Tout se comme si la Cour de cassation, pourtant plus soucieuse ces dernières années d’appliquer les exigences européennes, avait été dans l’ignorance de la jurisprudence de la Cour.
La lourdeur et la gravité de la peine infligée à la requérante étant reconnue, il s’est agi ensuite de vérifier si la peine de prison avec sursis était justifiée par des motifs pertinents et suffisants. C’est en réalité ici que se situe le véritable intérêt de l’arrêt : les juges nationaux ont-ils correctement mis en balance les droits en conflit ? À cette question, la Cour répond par la négative. Ils n’ont par exemple examiné si l’action de la requérante avait un caractère « gratuitement offensant » pour les croyances religieuses (…), si elle était injurieuse ou si elle incitait à l’irrespect ou à la haine envers l’Église catholique (…) » ? (§ 61). En somme, le désaccord de la Cour avec les juges français porte sur l’appréciation du propos. Là où ceux-ci se sont uniquement focalisés sur les effets abstraits de la performance de la requérante sur la protection de la liberté de conscience des croyants, la Cour se livre à une appréciation plus globale (§ 62), envisageant notamment le contexte dans lequel se situe l’action litigieuse (indifférence des juges à l’égard des motifs féministes ; action exercée en dehors de tout office religieux…). Par conséquent, l’arrêt conclut à la violation de l’article 10. La Cour de cassation n’a pas attendu la solution de la Cour pour adopter une approche plus équilibrée des intérêts en présence. Dans un arrêt du 26 février 2020, la chambre criminelle, saisie d’une affaire concernant l’action d’une membre des Femen au musée Grévin, a confirmé la relaxe de la prévenue dès lors que « (son) comportement s’inscrit dans une démarche de protestation politique, et que son incrimination, compte tenu de la nature et du contexte de l’agissement en cause, constituerait une ingérence disproportionnée dans l’exercice de la liberté d’expression » 57. Que l’on ne méprenne pas cependant sur la portée de l’arrêt Bouton : la Cour ne dit pas que toute condamnation pour exhibition sexuelle est contraire à l’article 10. Elle ne fait que rappeler la nécessité pour les juridictions internes d’effectuer un contrôle contextualisé et concret des limites à la liberté d’expression.
Mustapha Afroukh
Notes:
- voy. la précédente livraison de la chron., 2022, no 44 ↩
- Juszczyszyn c. Pologne, 6 oct. 2022, no 35599/20 ↩
- Leszczyńska-Furtak c. Pologne, no 39471/22 ; Gregajtys c. Pologne, no 39477/22 ; Piekarska-Drążek c. Pologne, no 44068/22 ↩
- Gde Ch., 3 nov. 2022, Vegotex International S.A. c. Belgique, no 49812/09 ↩
- 15 décembre 2022, Rutar et Rutar Marketing d.o.o. c. Slovénie, no 21164/20 ↩
- voy. par exemple Arlewin c. Suède, 1er mars 2016, no 22302/10, dans lequel la Cour procède à une analyse poussée d’une directive de l’Union pour se prononcer quant à la compétence des tribunaux nationaux pour connaître d’une action en diffamation ↩
- voy. Gde Ch., 25 mai 2021, Big Brother Watch et autres c. Royaume-Uni, nos 58170/13 et autres ↩
- voy. Msallem et autres c. Belgique, nos 48987/22 et 147 autres ; Al-Shujaa et autres c. Belgique, nos 52208/22 et 142 autres ↩
- Cour EDH, Gde ch., H.F. et autres c. France, n° 24384/14 ↩
- 12 déc. 2001, Gde ch., Banković et autres c. Belgique et autres (déc.), n° 52207/99, § 61 et § 67 ↩
- Comm. EDH, 26 mai 1975, Chypre c. Turquie (déc.), n° 6780/74, § 8 ↩
- Gde ch., 8 juill. 2004, Ilaşcu et autres c. Moldova et Russie, n° 48787/99, §§ 314-316 ; Mozer c. République de Moldova et Russie, § 101 et § 110 ↩
- Voy. par ex., Cour EDH, Gde ch., 12 mai 2005, Öcalan c. Turquie, n° 46221/99, § 91 ; Cour EDH, Gde ch., 7 juil. 2011, Al Skeini, n° 55721/07, § 149 ; Cour EDH, Gde ch., 29 mars 2010, Medvedyev c. France, n° 3393/03, § 67 ; 21 sept. 2021, Carter c. Russie, n° 20914/07, § 128 et § 130 ↩
- Cour EDH, Gde ch., 5 mai 2020, M.N. et autres c. Belgique, n° 3599/18, § 122, cette Chron., RDLF 2020, n°75 ↩
- Cour EDH, Gde ch., 14 déc. 2006, Marković et autres c. Italie, n° 1398/03, §§ 53-55 ↩
- Cour EDH, Gde ch., 29 janvier 2019, Güzelyurtlu et autres c. Chypre et Turquie, n° 36925/07, § 191 ; cette Chron., RDLF 2019, n°47, obs. M. Afroukh ↩
- J.P. Marguénaud, D. actu, 9 nov. 2022 ; RTDCiv., 2022, p. 852 ↩
- Voy. opinion concordante commune des juges Pavli et Schembri Orland, pt. 2 ↩
- Voy. X. Bioy et J. Schmitz, « Réadmission des familles françaises de djihadistes, entre obligation de protéger et réalisme », AJDA, 2023, n° 2, spéc. pp. 90-91 ↩
- Opinion dissidente des juges Yudkivska, Wojtyczek et Roosma, pt. 16 ↩
- Gde ch., 9 juill. 2013, Vinter et autres c. Royaume-Uni, n° 66069/09 ↩
- Cour EDH, 4 sept. 2014, Trabelsi c. Belgique, n° 140/10, § 131 ↩
- Vinter, §§ 120-122. A priori, devraient également relever des garanties pertinentes seulement dans un contexte interne, l’obligation de motivation, sanctionnée par un contrôle juridictionnel, des décisions prises après appréciation concrète des informations pertinentes : Cour EDH, 20 mai 2014, László Magyar c. Hongrie, n° 73593/10, § 57, voire – à supposer qu’elle puisse être qualifiée de procédurale – l’obligation d’offrir aux détenus à vie une possibilité réaliste de s’amender durant leur incarcération : Cour EDH, Gde ch., 26 avr. 2016, Murray C. Pays-Bas, n° 10511/10 ↩
- § 119 ↩
- Voy. par ex., Cour EDH, Gde ch., 23 mars 2016, F.G. c. Suède, n° 43611/11, § 120 ↩
- Cour EDH, 17 janv. 2012, n° 9146/07 et 32650/07, § 140 – nous soulignons ↩
- Cour EDH, 15 avr. 2021, K.I. c. France, n° 5560/19, cette Chron., RDLF 2021, n° 36, III B ↩
- Voy. par ex., sur la méthode même d’évaluation, Gde ch., 29 avr. 2022, Khasanov et Rakhmanov c. Russie, n° 28492/15 et 49975/15, cette Chron., RDLF 2022, n°44, III A et pour une interdiction de renvoyer vers un pays identifié comme étant à risque, Cour EDH, 20 févr. 2020, M.A. et a. c. Bulgarie, n° 5115/18, cette Chron., RDLF 2020, n° 75 ; 10 oct. 2019, O.D. c. Bulgarie, n° 34016/18, cette Chron., RDLF 2020, n°22, III B ↩
- A considérer au demeurant l’argument central des juges minoritaires, selon lequel les autorités compétentes pour abroger ou censurer la décision d’éloignement n’ont pas été mises à même de connaître du nouveau facteur de risque créée, le problème semblerait davantage s’apparenter à un non-épuisement des griefs, au titre de la recevabilité, qu’au périmètre du constat de violation, sur le fond ↩
- n° 6697/18, cette Chron., RDLF 2022, n°16, III A ↩
- Voy. par ex., Cour EDH, 2 juill. 2020, N.H. et autres c. France, n°28820/13, cette Chron., RDLF 2021, n°12, III C ↩
- Cour EDH, 8 déc. 2022, n° 34349/18 ↩
- Cour EDH, Gde ch., 5 oct. 2000, Maaouia c. France, n°39652/98, § 40 ↩
- Pour le droit à un logement social, indépendamment du statut de la personne, Cour EDH, 9 avr. 2015, Tchokontio Happi c. France, n° 65829/12 ; pour les prestations sociales non contributives, 26 févr. 1993, Salesi c. Italie, n° 13023/87, § 19 ↩
- Affaires Al-Shujaa et autres c. Belgique, n° 52208/22 et 142 autres, et Niazai c. Belgique et autres, n°55140/22 et 16 autres ↩
- Voy. à cet égard l’art. 25§5 de la Directive UE 2013/32 relative aux procédures d’octroi et de retrait d’une protection internationale ↩
- Voy. par ex., pour une incompatibilité des tests osseux avec l’article 17§1 de la Charte sociale européenne, CEDS, déc. sur le bien-fondé, 15 juin 2018, EUROCEF c. France, n° 114/2015, § 113 et les références citées §§ 108-112 ↩
- voy. par exemple : Gde Ch., 10 décembre 2021, Abdi Ibrahim c. Norvège, no 15379/16, Cette chron., 2022, n° 16 ↩
- no 8978/80, 26 mars 1985 ↩
- 4 juin 2020, nos 15343/15 et 16806/15 ↩
- 10 avril 2019, Avis consultatif relatif à la reconnaissance en droit interne d’un lien de filiation entre un enfant né d’une gestation pour autrui pratiquée à l’étranger et la mère d’intention, no P16-2018-001 ↩
- 26 juin 2014, no 65192/11 ↩
- Gde Ch., 15 juin 2021, no 62903/15 ↩
- 8 nov. 2011, V.C. c. Slovaquie, no 18968/07 ↩
- 29 avr. 2022, Pretty c. Royaume-Uni, no 2346/02 ↩
- 29 avr. 2015, no C‑528/13 ↩
- Gde Ch., 4 décembre 2008, nos 30562/04 et 30566/04 ↩
- Voy. la fiche thématique publiée sur le site de la Cour sur la crise sanitaire de la Covid-19 ↩
- 18 avr. 2021, n° 47621/13, nos obs. RDLF, 2021, chron. n° 36 ↩
- Gde ch., 6 déc. 2005, § 70, n° 74025/01 ↩
- 22 mai 2012, n°126/05 ↩
- 7 juill., n° 81292/17 ↩
- Voir Michel Levinet, « La clause d’interdiction de l’abus de droit de l’article 17 de la CEDH. Un instrument légitime de l’ordre public européen ? », Confluence des droits, La revue [En ligne], 03 | 2023, mis en ligne le 20 mars 2023 ↩
- Déc., 16 nov. 2004, n°23131/03 ↩
- Pour une analyse moins optimiste, voir obs. C. Lageot et F. Marchadier, Cette Rev., 2023, chron. n° 21 ↩
- 17 juillet 2018, Mariya Alekhina et autres c. Russie, n° 38004/12 ↩
- Pourvoi n° 19-81.827 ↩