Manifestations des opposants à la vaccination obligatoire contre la covid-19 en Nouvelle-Calédonie : Interdire ou ne pas interdire pendant l’état d’urgence sanitaire ?
Par Charles FROGER, Maître de conférences en droit public en délégation à l’Université de la Nouvelle-Calédonie, Laboratoire de Recherches Juridique et Economique
Dans le cadre de la gestion de la crise sanitaire, usant de son autonomie normative en matière de santé, la Nouvelle-Calédonie a, depuis le 3 septembre 2021, rendu obligatoire la vaccination contre la covid-19 à l’ensemble de ses résidents majeurs[1]. Dans le cadre des régimes d’état d’urgence sanitaire[2] et de gestion de la sortie de crise sanitaire[3], étendus en Nouvelle-Calédonie[4], l’Etat a, quant à lui, imposé aux voyageurs majeurs entrant sur le Caillou l’obligation d’avoir un schéma vaccinal complet[5].
Rappelons qu’après la découverte de trois cas autochtones de covid-19 issu du variant Delta le 6 septembre 2021, la Nouvelle-Calédonie, jusqu’alors covid-free, est de nouveau strictement confinée depuis le mardi 7 septembre à 12h00 (et ce, a priori, jusqu’au 17 octobre) [6]. Cette mesure, dont la décision juridique appartient au haut-commissaire de la République en Nouvelle-Calédonie, représentant de l’Etat, est ouverte une fois l’état d’urgence déclaré par le Premier ministre[7]. Ceci fut fait – tardivement – par le décret du 8 septembre 2021 déclarant l’état d’urgence sanitaire sur en Nouvelle-Calédonie à compter du 9 septembre à 00h[8], et ce, jusqu’au 15 novembre 2021 inclus, depuis sa prolongation législative[9].
Avant septembre 2021, la politique vaccinale calédonienne contre la covid-19 était essentiellement incitative. Depuis janvier 2021, le Gouvernement de la Nouvelle-Calédonie mène en effet une campagne active de vaccination, disposant de doses suffisantes envoyées par l’Etat au titre de la solidarité nationale. Cette campagne s’est accélérée depuis la circulation du virus : ouverture de vaccinodromes, vaccination de proximité comme vaccitrib’, vaccidrive, etc. De même, grâce à l’autonomie de la Nouvelle-Calédonie en matière de droit de la santé, un nombre de professionnels de santé plus important qu’en métropole est habilité à injecter le vaccin. Outre les médecins et les infirmiers, on trouve les sages-femmes/hommes, les dentistes, les pharmaciens ou encore les vétérinaires.
La couverture vaccinale de la population totale n’était toutefois que de 26% avant de la propagation du variant Delta. La vaccination obligatoire avait alors vocation à faire augmenter ce taux. Bien que l’obligation soit juridiquement imposée depuis le 3 septembre 2021, le non-respect de cette règle est sanctionné de manière progressive. Les professionnels de certains secteurs (santé, transports maritime et aérien, secteurs sensibles comme les médias, la sécurité publique et privé, l’enseignement[10]) et les personnes atteintes de pathologies constituant des facteurs de comorbidité[11] sont tenus d’être vaccinés avant le 31 octobre 2021, sous peine d’une amende administrative de 175 000 francs [1460 euros]. Les autres résidents calédoniens ont jusqu’au 31 décembre 2021, sans que le Congrès de la Nouvelle-Calédonie ait encore fixé de sanction. Avec la perte du statut covid-free, cette obligation vaccinale prend une nouvelle dimension politique et juridique. Est en particulier discutée la question des conséquences de la non-vaccination sur la situation professionnelle personnes relevant des secteurs concernés au 31 octobre 2021. Ces précisions doivent être apportées par une loi du pays du Congrès de la Nouvelle-Calédonie, en cours d’élaboration[12].
Seule à viser un public aussi large sur le territoire de la République française, l’obligation vaccinale contre la covid-19 suscite l’adhésion mais également une forte opposition d’une partie des habitants du Caillou, d’horizons socio-économiques variés. Le tribunal administratif de Nouvelle-Calédonie a d’ailleurs été saisi de cinq référé-suspension contre la délibération. Dans des ordonnances du 8 octobre 2021, il a toutefois rejeté les requêtes. Il affirme que l’obligation vaccinale n’est pas contraire au droit au respect de la vie privée, tel que garanti par l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’Homme, en raison d’un rapport bénéfices/risques du vaccin favorable à la protection de la santé publique et individuelle[13].
Outre l’utilisation de ces voies de droit, plusieurs appels à manifester ont été lancés pour demander la suppression de l’obligation et revenir à liberté vaccinale, malgré le confinement généralisé. Une manifestation s’est ainsi tenue à Nouméa le 25 septembre 2021, réunissant entre 2000 et 4000 personnes. Critiqué par une partie de la population comme par des élus calédoniens pour ne pas l’avoir interdite, le haut-commissaire a répondu qu’il ne faisait qu’appliquer la réglementation[14]. Alors que l’état du droit comme la situation épidémique n’avaient guère évolué, une nouvelle manifestation, prévue pour le 2 octobre 2021, a cette fois fait l’objet d’une interdiction par le haut-commissaire[15]. Il en a été décidé de même pour le rassemblement prévu le 11 octobre 2021, à l’appel d’un syndicat, pour manifester devant le Gouvernement de la Nouvelle-Calédonie contre l’obligation vaccinale[16]. S’il ne s’agit pourtant que d’appliquer le droit, comment expliquer la différence de traitement de ces évènements ? Pour le comprendre, il faut revenir sur l’encadrement de la liberté de manifester durant l’état d’urgence sanitaire.
I. Le droit de manifester : la préservation d’une liberté essentielle durant la crise sanitaire
La liberté de manifestation n’est pas un droit fondamental autonome. Elle fait toutefois l’objet d’une forte protection constitutionnelle et internationale, spécialement européenne, comme composante de la liberté d’expression et de communication[17], jouissant d’un statut privilégié. Ainsi, malgré les cohortes de restrictions aux libertés induites par la pandémie, la liberté de manifester est une « liberté restreinte mais non éteinte »[18].
C’est ce qu’a rappelé le Conseil d’Etat durant l’état d’urgence sanitaire, lors de la première vague en métropole. Se fondant sur l’article L. 3131-15 du code de la santé publique, qui autorise le Premier ministre à « limiter ou interdire les rassemblements sur la voie publique ainsi que les réunions de toute nature », le cadre réglementaire posé par le décret du 31 mai 2020, après plusieurs modifications et abrogations, prévoyait que « tout rassemblement, réunion ou activité à un titre autre que professionnel sur la voie publique ou dans un lieu public, mettant en présence de manière simultanée plus de dix personnes, est interdit sur l’ensemble du territoire de la République ». Saisi en référé de la contestation de ces dispositions, le juge administratif a d’abord rappelé, dans la lignée des jurisprudences européenne[19] et constitutionnelle[20], que l’exercice de la liberté d’expression, notamment par la liberté de manifester ou de se réunir, « est une condition de la démocratie et l’une des garanties du respect d’autres droits et libertés constituant également des libertés fondamentales au sens de cet article, tels que la liberté syndicale ». Il a ensuite jugé que « cette interdiction, qui présente un caractère général et absolu, ne peut être regardée, bien que temporaire, comme une mesure nécessaire et adaptée et, ainsi, proportionnée à l’objectif de préservation de la santé publique qu’elle poursuit¸ [notamment] en ce qu’elle s’applique aux manifestations sur la voie publique, soumises par ailleurs à l’obligation d’une déclaration préalable en vertu de l’article L. 211-1 du code de la sécurité intérieure » [21].
Cette première censure n’a pas empêché le pouvoir réglementaire de réitérer, par un décret du 14 juin 2020 disposant que « les cortèges, défilés et rassemblements de personnes, et, d’une façon générale, toutes les manifestations sur la voie publique mentionnées au premier alinéa de l’article L. 211-1 du même code sont autorisés par le préfet de département ». Autrement dit, alors que les manifestations sont normalement soumises à un principe de liberté, autrement appelé régime répressif, imposant seulement une déclaration préalable, elle tombait ici dans un régime d’autorisation préalable, instauré par voie réglementaire. De nouveau, ces dispositions ont fait l’objet d’une censure du Conseil d’Etat[22]. En effet, à l’occasion du contrôle de la loi du 9 juillet 2020, premier régime de sortie de crise, qui reprenait les dispositions habilitant le Premier ministre à « réglementer les rassemblements de personnes, les réunions et les activités sur la voie publique et dans les lieux ouverts au public », le Conseil constitutionnel a jugé également, « à la lumière des travaux préparatoires [que] le législateur n’a pas autorisé le Premier ministre à substituer un régime d’autorisation préalable au régime déclaratif qui s’applique à l’organisation des manifestations sur la voie publique »[23]. Seul le législateur peut soumettre la liberté de manifester à un éventuel régime d’autorisation préalable, ce qui n’est pas le cas, même durant les régimes d’état d’urgence sanitaire et de sortie de crise.
En somme, si l’état d’urgence sanitaire semble avoir inversé la formule du commissaire du Gouvernement Corneille, selon laquelle « toute controverse de droit public doit, pour se calquer sur les principes généraux, partir de ce point de vue que la liberté est la règle et la restriction de police l’exception »[24], cette dernière paraît maintenue à l’égard de la liberté de manifester.
Tenant finalement compte de ces injonctions jurisprudentielles, le pouvoir réglementaire a finalement consacré clairement la liberté de manifester durant la crise sanitaire. Aujourd’hui, l’article 3-I du décret du 1er juin 2021 dispose que « tout rassemblement, réunion ou activité sur la voie publique ou dans un lieu ouvert au public est organisé dans des conditions de nature à permettre le respect » les mesures dites « barrières », c’est-à-dire la « distanciation physique d’au moins un mètre entre deux personnes » et le port du masque lorsqu’il est rendu obligatoire[25]. C’est sur ce sur nouvel état du droit que le haut-commissaire peut décider d’interdire ou non une manifestation pendant la période de crise sanitaire.
II. L’interdiction de manifester : la prévention du non-respect des mesures barrières durant la crise sanitaire
Pour prendre sa décision, le haut-commissaire s’appuie notamment sur la déclaration préalable qui lui est adressée par les organisateurs, trois jours francs au moins, et quinze jours francs au plus, avant la tenue de la manifestation[26]. De manière générale, cette déclaration doit « faire connaître les noms, prénoms et domiciles des organisateurs et est signée par au moins l’un d’entre eux. Elle indique également le but de la manifestation, le lieu, la date et l’heure du rassemblement des groupements invités à y prendre part et, s’il y a lieu, l’itinéraire projeté »[27]. De manière spécifique à la crise de la covid-19, obligation est faite aux organisateurs de préciser « les mesures qu’ils mettent en œuvre afin de garantir le respect [des mesures dites barrières] »[28].
En l’absence d’une telle déclaration préalable, la tenue de la manifestation est nécessairement illégale. C’est par exemple le cas de celles organisées contre l’obligation vaccinale et le passe sanitaire le 8 octobre 2021 à Maré, à l’appel d’un collectif de jeunes, et ayant regroupé environ 300 personnes[29], ou encore à Ouvéa et à Lifou les jours suivants[30]. Dans ce cas, les organisateurs encourent une peine de six mois d’emprisonnement et de 7 500 euros [897 865 francs CFP]d’amende[31]. Cette sanction peut être assortie de peine complémentaire[32]. Les personnes participants à une manifestation illégale sont, quant à elles, susceptibles d’une amende contraventionnelle de première classe de 38 euros [4 550 francs CFP][33]. Enfin, ces attroupements, constitués par « tout rassemblement de personnes sur la voie publique ou dans un lieu public susceptible de troubler l’ordre public »[34], peuvent être dissipés par les forces de l’ordre « après deux sommations de se disperser restées sans effet »[35]. La personne qui continue volontairement, malgré ces ordres, à participer à cet attroupement encourt une peine d’un an d’emprisonnement et de 15 000 euros [1 795 970 francs CFP]d’amende, laquelle peut aller jusqu’à trois ans d’emprisonnement et 45 000 euros [5 387 908 francs CFP] d’amende, en cas de dissimulation volontaire de tout ou partie de son visage afin de ne pas être identifiée[36], comme en cas de port d’arme[37]. Ces infractions, qui tendent à se multiplier, témoignent de l’évolution de la politique pénale depuis plusieurs années. Avec la recrudescence des menaces terroristes à partir des années 2000, à laquelle il faut désormais ajouter l’essor des menaces sanitaires, on constate un « renforcement de la pénalisation de l’exercice des libertés habituellement reconnues dans l’espace public »[38].
En tout état de cause, comme le rappelle régulièrement le Conseil d’Etat depuis le début de l’épidémie, la décision de l’autorité administrative doit être prise « en vue de sauvegarder la santé de la population. […] Ces mesures, qui peuvent limiter l’exercice des droits et libertés fondamentaux doivent, dans cette mesure, être nécessaires, adaptées et proportionnées à l’objectif de sauvegarde de la santé publique qu’elles poursuivent »[39].
Aux termes de l’article 3-III du décret du 1er juin 2021, outre le risque de trouble à l’ordre public qui constitue un motif classique d’interdiction d’une manifestation[40], le représentant de l’Etat peut prononcer cette décision « si ces mesures ne sont pas de nature à permettre le respect » des mesures barrières[41]. Partant des informations de la déclaration préalable et des moyens de police existant pour assurer le maintien de l’ordre public, deux solutions sont juridiquement possibles : soit la manifestation peut se tenir, avec un encadrement approprié des forces de l’ordre, soit elle est interdite. Le Conseil d’Etat avait d’ailleurs déjà souligné « que l’organisation de manifestations sur la voie publique dans des conditions de nature à permettre le respect de ces « mesures barrières » présente une complexité particulière, compte tenu de la difficulté d’en contrôler les accès ou la participation, des déplacements ou mouvements de foule auxquelles elles peuvent donner lieu, ainsi que, le cas échéant, des mesures de maintien de l’ordre qu’elles peuvent appeler »[42]. Cette circonstance ne suffit toutefois pas à exonérer l’autorité administrative de tenter de prendre des mesures appropriées, en fonction du nombre de personnes prévisibles, du lieu, du trajet, etc. Enfin, comme dans toute mesure de police administrative, l’administration doit prendre en compte les circonstances de temps et de lieux existantes, c’est-à-dire la situation épidémique.
Ainsi, dans un premier temps, le haut-commissaire a estimé que les protocoles visant au respect des mesures barrières, proposés par les organisateurs de la manifestation du 25 septembre 2021, étaient suffisants. Le rassemblement a donc pu avoir lieu. Cela implique alors, pour toute personne,« le droit de se rendre sur le lieu de cette manifestation à partir de son lieu de résidence » [43]. Même si l’attestation de déplacement dérogatoire ne mentionne pas, parmi les motifs justificatifs, la possibilité de se rendre à une manifestation, cette omission « n’a ni pour objet, ni pour effet de remettre en cause le droit de se rendre à une manifestation sur la voie publique »[44]. Les services centraux de l’Etat ont d’ailleurs donné comme consigne aux préfets et comme aux haut-commissaire, de laisser les personnes se rendre sur les lieux de la manifestation en invoquant soit un motif de « déplacement professionnel », si la manifestation porte sur des revendications professionnelles, soit un motif « familial impérieux » ou « d’intérêt général », si la manifestation présente un autre motif. Les manifestants doivent uniquement indiquer l’heure et le lieu de la manifestation ou son itinéraire pour permettre aux forces de sécurité intérieure d’apprécier la plausibilité du motif avancé.
A la suite de la tenue de cet évènement, ainsi que l’avait annoncé le secrétaire général du Haut-commissariat, l’analyse du déroulement de la manifestation a été réalisée et les conclusions ont été tirées[45] : si l’obligation de port du masque a été respectée, cela n’a pas été le cas des règles de distanciation sociale. C’est pourquoi, dans un second temps, fort de ce précédent, la manifestation du 2 octobre 2021 a été interdite. Un référé-suspension a toutefois été introduit contre cette décision par les collectifs et syndicats organisateurs. Si le juge administratif calédonien a rendu une ordonnance de tri, fondée sur l’irrecevabilité des conditions de forme de la requête, il a également fait « reste de droit ». Il a précisé que le haut-commissaire « s’est fondé sur la circonstance que les mesures sanitaires déclarées par les organisateurs ne permettaient pas de garantir le respect des dispositions de l’article 1er du décret du 1er juin 2021, en relevant la difficulté notable des mêmes organisateurs à faire respecter les distances de sécurité sanitaire lors de la précédente manifestation ayant le même objet, organisée par leurs soins le samedi 25 septembre 2021. Les requérants, qui reconnaissent que, lors de ce dernier rassemblement « il a été difficile de maintenir le respect de la distanciation physique des deux mètres », tout en imputant cette difficulté à l’attitude de l’administration, ne contestent pas l’exactitude matérielle du motif ainsi retenu »[46].
Le rassemblement prévu le lundi 11 octobre 2021 a, lui aussi, été interdit pour les mêmes raisons. Cette interdiction n’a cependant pas empêché des manifestants de se rassembler, notamment une centaine de salariés de la Société Le Nickel inquiets des conséquences professionnelles (non encore adoptées par le Congrès) du non-respect de l’obligation vaccinale sur leurs emplois. D’autres mobilisations citoyennes ont eu lieu devant le Gouvernement et le Congrès de la Nouvelle-Calédonie, ainsi qu’à Koné, en province Nord[47]. Les sanctions encourues par les personnes ayant « organisé une manifestation sur la voie publique ayant été interdite »[48], ainsi que pour les personnes y participants, sont les mêmes que celles mentionnées ci-dessus.
Durant cette période, encore confinée, la Nouvelle-Calédonie subissait en effet les affres d’une situation épidémique qui jouait largement en faveur du haut-commissariat et de la décision d’interdiction. Le variant Delta du virus se propageait de manière accrue, avec un taux d’incidence avoisinant alors les 800 malades pour 100 000 habitants sur sept jours glissant[49]. Le centre hospitalier territorial, ne disposant que d’une soixantaine de lits de réanimation, était au bord de la saturation. Les décès s’élevaient à une dizaine par jours. Enfin, la population, alors très faiblement vaccinée, connait un important taux de personnes atteintes de comorbidités. Si, en un mois et demi, la couverture vaccinale a quasiment doublée depuis la circulation du virus début septembre, atteignant aujourd’hui près de 50% de la population totale (comprenant 270 000 habitants), elle reste encore largement inférieure au taux du territoire métropolitain ou d’autres Etats environnants du Pacifique Sud, comme à Fidji (où la vaccination est obligatoire pour tout travailleur du secteur public comme privé depuis juillet 2021). En conclusion, loin d’être une application mécanique des textes, le choix d’interdire ou non une manifestation durant la période d’état d’urgence sanitaire repose, comme toute mesure de police administrative, sur une analyse circonstanciée de la situation au regard des risques épidémiques existants et des moyens mises en œuvre, tant par les autorités publiques que par les organisateurs, d’assurer le respect des mesures barrières. Ces manifestations à répétition, légales comme illégales, soulignent l’importance de mettre dans le débat public et institutionnel calédonien la question de l’obligation vaccinale généralisée. Adoptée lorsque le territoire était encore covid-free, sa vocation nouvelle, dans un contexte de circulation du virus, doit être interrogée. En particulier, alors que le passe sanitaire a également été déployé sur le territoire[50], de manière progressive et continue, l’obligation vaccinale[51], bien plus que ce dernier outil, poursuit une logique solidariste[52] et d’égalité entre les citoyens[53], mieux à même d’assurer la préservation de la santé publique et la cohésion sociale.
[1] Délibération n° 44/CP du 3 septembre 2021 instaurant une obligation vaccinale contre le virus SARS-CoV-2 en Nouvelle-Calédonie. Ainsi que vient de le rappelé le Tribunal administratif de la Nouvelle-Calédonie, « une décision instaurant une vaccination obligatoire est relative à la santé publique, matière qui relève, en vertu du 4° de l’article 22 de la loi organique du 19 mars 1999, de la compétence de la Nouvelle-Calédonie. Par ailleurs, cette matière n’est pas au nombre des matières mentionnées à l’article 99 de cette loi organique. Il s’ensuit que le principe de l’instauration d’une obligation vaccinale en Nouvelle-Calédonie relève, en vertu de la loi organique, d’une délibération du congrès de la Nouvelle-Calédonie et non pas d’une loi du pays. Par suite, le moyen tiré de ce que le pouvoir réglementaire ne pourrait intervenir en matière d’obligation vaccinale, en tant qu’elle constitue une restriction au droit au respect de la vie privée garanti par les articles 2 et 4 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, n’est pas propre, en l’état de l’instruction, à créer un doute sérieux quant à la légalité de la délibération attaquée instaurant une obligation vaccinale contre le virus SARS-CoV-2 en Nouvelle-Calédonie » (TANC, ord., 8 octobre 2021, Ensemble pour la planète et autres, n°2100336, 2100337, 2100341, 2100343, 2100344).
[2] Loi n° 2020-290 du 23 mars 2020 d’urgence pour faire face à l’épidémie de covid-19. Ce régime temporaire, en vigueur jusqu’au 31 décembre 2021, est codifié aux articles L. 3131-12 à L. 3131- et R. 3131-18 à R. 3131-25 du code de la santé publique.
[3] Loi n° 2021-689 du 31 mai 2021 relative à la gestion de la sortie de crise sanitaire et décret n° 2021-699 du 1er juin 2021 prescrivant les mesures générales nécessaires à la gestion de la sortie de crise sanitaire.
[4] Notamment dans les conditions prévues par l’article L. 3841-2 du code de la santé publique, issu de l’ordonnance n° 2020-463 du 22 avril 2020 adaptant l’état d’urgence sanitaire à la Nouvelle-Calédonie, à la Polynésie française et aux îles Wallis et Futuna. Cette extension est intervenue sur le fondement « des garanties des libertés publiques » dont la compétence appartient à l’Etat (article 21 de la loi n° 99-209 organique du 19 mars 1999 relative à la Nouvelle-Calédonie). Si elle préempte une partie de la compétence en matière « d’hygiène publique et santé et de contrôle sanitaire aux frontières » appartenant à la Nouvelle-Calédonie (article 22 de la loi organique du 19 mars 1999, préc.), elle a été validée par le Conseil constitutionnel (Cons. Constit. Décision n° 2020-869 QPC du 4 décembre 2020, M. Pierre-Chanel T. et autres), de manière juridiquement discutable (voir C. Froger, « Compétence « santé » dans les outre-mer : le cas de la Nouvelle-Calédonie », Séminaire de L’Association des Juristes en Droit des Outre-mer (LAJDOM), Santé et Outre-mer : état des lieux en période de crise sanitaire, 29 juin 2021 (vidéo 3) : http://lajdom.fr/seminaire-sante-et-outre-mer et C. Froger, « L’état d’urgence sanitaire et sa sortie en Nouvelle-Calédonie. Retour sur dix-huit mois de covid-free, AJDA, à paraître).
[5] Voir l’article 23-2 du décret n° 2021-699 du 1er juin 2021 prescrivant les mesures générales nécessaires à la gestion de la sortie de crise sanitaire, modifié par le décret n° 2021-1201 du 17 septembre 2021.
[6] Arrêté modifié HC/GNC n° 2021-10512 du 6 septembre 2021 portant diverses mesures relatives à la lutte contre la propagation du virus covid-19 à l’intérieur de la Nouvelle-Calédonie.
[7] Articles L. 3131-12 et L. 3131-15, I, 2° du code de la santé publique.
[8] Décret n° 2021-1161 du 8 septembre 2021 déclarant l’état d’urgence sanitaire en Nouvelle-Calédonie. Le confinement a donc été illégal du 7 septembre 2021, 12 h, au 9 septembre 2021, 00h. Si la loi du 23 mars 2020 créant l’état d’urgence sanitaire a précisément été adoptée pour sécuriser le confinement général de la population (voir J. Petit, L’état d’urgence sanitaire, AJDA 2020. 833), force est de constater que la gestion de la flambée épidémique l’a emporté sur le strict respect de la légalité.
[9] Loi n° 2021-1172 du 11 septembre 2021 autorisant la prorogation de l’état d’urgence sanitaire dans les outre-mer.
[10] Arrêté n° 2021-1797/GNC du 13 octobre 2021 fixant la liste des emplois et secteurs sensibles visée à l’article 5, 4° de la délibération n° 44/CP du 3 septembre 2021 instaurant une obligation vaccinale contre le virus SARS-CoV-2 en Nouvelle-Calédonie.
[11] Arrêté n° 2021-1541/GNC du 15 septembre 2021 fixant la liste des affections prévue par l’article 5 de la délibération n° 44/CP du 3 septembre 2021 instaurant une obligation vaccinale contre le virus SARS-CoV-2 en Nouvelle-Calédonie.
[12] En effet, l’article 99 de la loi organique du 19 mars 1999 impose l’adoption d’une loi du pays lorsque sont en cause « les principes fondamentaux du droit du travail » […] et « des garanties fondamentales accordées aux fonctionnaires de la Nouvelle-Calédonie et des communes ». Ces principes et garanties seraient nécessairement affectés si la suspension de fonctions ou le licenciement et la révocation étaient décidés en cas de non-vaccination.
[13] TANC, ord., 8 octobre 2021, Ensemble pour la planète et autres, préc. : « Alors qu’il existe un très large consensus scientifique selon lequel la vaccination contre la covid-19 prémunit contre les formes graves de contamination et présente des effets indésirables limités au regard de son efficacité, au vu de la situation actuelle de l’épidémie et des effets bénéfiques attendus de la vaccination sur le territoire, les requérants n’établissent pas, en se bornant à soutenir que les vaccins disponibles contre la covid-19 ne présentent pas un rapport bénéfice-risque suffisant pour la population âgée de moins de 45 ans, que l’instauration, par le congrès de la Nouvelle-Calédonie, d’une obligation vaccinale pour l’ensemble de la population majeure, dont sont exemptées les personnes présentant des contre-indications médicales, serait disproportionnée au regard de l’objectif de santé publique poursuivi et des nécessités de la lutte contre l’épidémie de covid-19, laquelle, depuis le 9 septembre 2021, a déjà provoqué, à la date du 7 octobre 2021, le décès de 185 personnes en Nouvelle-Calédonie, dont la très grande majorité n’était pas vaccinée ».
[14] « Manifestation des antivax à Nouméa : une partie de la classe politique scandalisée », Les Nouvelles Calédoniennes, 26 septembre 2021.
[15] « Une nouvelle demande de manifestation contre l’obligation vaccinale formulée pour samedi », Les Nouvelles Calédoniennes, 29 septembre 2021.
[16] « Le haussariat a interdit le rassemblement du 11 octobre devant le gouvernement », Les Nouvelles Calédoniennes, 8 octobre 2021.
[17] Article 11 de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen et articles 10 et 11 de la Convention européenne des droits de l’Homme.
[18] J.-C. Jobart, « Manifester en période de pandémie : une liberté restreinte mais non éteinte », AJDA 2021, p. 810.
[19] Cour EDH, 7 décembre 1976, Handyside c/ Royaume-Uni, n°5493/72.
[20] Cons. constit., Décision n° 2019-780 DC du 4 avril 2019, Loi visant à renforcer et garantir le maintien de l’ordre public lors des manifestations.
[21] CE, ord., 13 juin 2020, Ligue des droits de l’homme, Confédération générale du travail et autres, n° 440846. Cette décision a été confirmée dans le cadre du recours au fond : CE, 15 janvier 2021, Confédération générale du travail et autres, n° 441265.
[22] CE, ord., 6 juill. 2020, Confédération générale du travail, Association SOS racisme, n° 41257.
[23] Cons. Constit., Décision n° 2020-803 DC du 9 juillet 2020, Loi organisant la sortie de l’état d’urgence sanitaire.
[24] Corneille, concl. sur CE, Sect. 10 août 1917, Baldy, Rec., p. 638.
[25] Article 1er du décret du 1er juin 2021, préc. Le port du masque est obligatoire dans l’espace public en Nouvelle-Calédonie depuis l’arrêté du 6 septembre 2021, préc. Sur les difficultés d’appréhension de cette règle, voir O. Bui-Xuan, « Masques sanitaires et espace(s) public(s) », in O. Bui-Xuan (dir.), Masques sanitaires et droit(s), Varennes, coll. Colloques et Essais, 2021, pp. 103-119.
[26] Article L. 211-1 du code de la sécurité intérieure : « Sont soumis à l’obligation d’une déclaration préalable tous cortèges, défilés et rassemblements de personnes, et, d’une façon générale, toutes manifestations sur la voie publique ». Voir également l’article L. 211-2 code de la sécurité intérieure.
[27] Article 211-2 du code de sécurité intérieure.
[28] Article 3-II du décret du 1er juin 2021, préc.
[29] « Une manifestation contre l’obligation vaccinale à Maré », Les Nouvelles Calédoniennes, 8 octobre 2021.
[30] « Lifou : une manifestation contre l’obligation vaccinale », NC 1ère, 13 octobre 2021, https://la1ere.francetvinfo.fr/nouvellecaledonie/province-iles/lifou/lifou-une-manifestation-contre-l-obligation-vaccinale-1126939.html [consulté le 14 octobre 2021].
[31] Article 431-9, 1° du code pénal.
[32] Article 431-11 du code pénal et article L. 211-9 du code de la sécurité intérieure.
[33] Article R. 610-5 du code pénal.
[34] Article 431-3 du code pénal
[35] Ibid.
[36] Article 431-4 du code pénal.
[37] Article 431-5 du code pénal.
[38] D. Dechenaud, « La pénalisation de l’exercice des libertés», RDLF 2018 chron. n°3 : https://i91h9azrmj.preview.infomaniak.website/droit-penal/la-penalisation-de-lexercice-des-libertes/#return-note-6733-24 [consulté le 8 octobre 2021]
[39] CE, ord., 22 mars 2020, Syndicat des jeunes médecins, n°439674.
[40] Art. L. 211-4 du code de la sécurité intérieure.
[41] Art. 3-II du décret du 1er juin 2021, préc.
[42] CE, ord., 13 juin 2020, préc.
[43] CE, ord., 21 novembre 2020, M. A., n° 446629.
[44] Ibid.
[45] « Manifestation des antivax : pourquoi le haut-commissariat ne l’a pas interdite ?, Les Nouvelles Calédoniennes, 28 septembre 2021.
[46] TANC, ord., 1er octobre 2021, Collectif New Caledonia Kanaky Tokoni Ki Uvez Mo Futuna Pasifika et autres, n° 54-035-02.
[47] « Mobilisations contre l’obligation vaccinale et le pass sanitaire », NC 1ère, le https://la1ere.francetvinfo.fr/nouvellecaledonie/mobilisations-contre-l-obligation-vaccinale-et-le-pass-sanitaire-1125049.html [consulté le 14 octobre 2021].
[48] Article 431-9, 2°du code pénal.
[49] Rappelons que, selon l’INSEE, « en épidémiologie, le taux d’incidence rapporte le nombre de nouveaux cas d’une pathologie observés pendant une période donnée – population incidente – à la population dont sont issus les cas (pendant cette même période) – population cible. Il est un des critères les plus importants pour évaluer la fréquence et la vitesse d’apparition d’une pathologie » (https://www.insee.fr/fr/metadonnees/definition/c1060 [consulté le 8 octobre 2021]. Pour une analyse critique du recours à cet indicateur dans la réglementation d’état d’urgence sanitaire, voir M. Chambon, « La police administrative en période d’exceptions généralisées », in P. Cassia, S. Hennette-Vauchez, O. Mamoudy et S. Slama (dir.), Les états d’urgences : le rôle du Conseil d’Etat dans la protection des libertés – Séminaire n°3 : Le Conseil d’Etat et les libertés aujourd’hui : exemples choisis, 3 mars 2021, https://i91h9azrmj.preview.infomaniak.website/videos/webinaire-alternatif-les-etats-durgence-le-role-du-conseil-detat-dans-la-protection-des-libertes/ [consulté le 8 octobre 2021].
[50] Article 4-1, arrêté HC/GNC du 6 septembre 2021 portant diverses mesures relatives à la lutte contre la propagation du virus covid-19 à l’intérieur de la Nouvelle-Calédonie introduit par l’arrêté HC/GNC n° 2021-12082 du 8 octobre 2021.
[51] Juridiquement possible en Nouvelle-Calédonie comme l’a rappelé le Tribunal administratif de Nouvelle-Calédonie dans la décision citée en début de ce texte. Sur la validité de l’obligation en métropole voir, C. Lantero, D. Braunstein, « Sur la licéité d’une obligation vaccinale anti-Covid – 2 », RDLF 2021 chron. n°25.
[52] Voir Diane Roman, « Entre ordre public et protection de la santé, le tour de passe-passe sanitaire, Esprit , aout 2021, https://esprit.presse.fr/actualites/diane-roman/entre-ordre-public-et-protection-de-la-sante-le-tour-de-passe-passe-sanitaire-43509 [consulté le 15 octobre 2021] ; D. Roman, « L’Etat social : entre solidarité et liberté », in M. Hecquard-Téron, Solidarité(s) : perspectives juridiques, PUSS, 2009, pp. 299-335
[53] S. Slama, « Les impasses juridiques du pass sanitaire », RDLF 2021 chron. n° 26 (www.revuedlf.com)
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