Police administrative et répression pénale
Par Anne Ponseille, Maître de conférences, HDR, Coresponsable de la Mention Droit des libertés, Coresponsable du Master Droit de la sanction et exécution des peines, CERCOP EA-2037, Université de Montpellier
Le titre de cette contribution, sous forme d’oxymore, fait penser a priori au mariage de la carpe et du lapin. Tout semble en effet opposer la police administrative et la répression pénale : la police administrative a pour finalité la prévention des troubles à l’ordre public au nombre desquels se trouvent les infractions pénales, et se propose donc d’intervenir en amont de celles-ci pour qu’elles soient évitées ; la répression pénale a vocation à agir en aval, après la commission d’infractions pénales pour en sanctionner, à titre principal, leurs auteurs.
Si l’on oppose donc bien volontiers police administrative et répression pénale, cette antinomie renvoie à celle plus traditionnelle, mais sans doute aujourd’hui dépassée, entre police administrative et police judiciaire, toutes deux fondées sur des finalités différentes : la première oeuvrant pour l’évitement des infractions, la seconde pour leur constatation.
Pourtant ces dernières années, un rapprochement entre la police administrative et la répression pénale peut être constaté, entre les mesures décidées par les autorités exerçant des pouvoirs de police administrative et les mesures décidées par le juge pénal ou sous son autorité, autour d’un objectif commun, la sécurité, qui, pour être atteint, suppose que soient sacrifiés certains droits et libertés pour en préserver d’autres.
Or, ce rapprochement, assumé par le législateur, qui signe selon nous un déclin du droit pénal, se manifeste nous semble-t-il de trois manières principales :
- la répression pénale a tendance à se déplacer sur un terrain réservé traditionnellement à la police administrative (I)
- Dans un sens opposé, la police administrative concurrence de plus en plus la répression pénale (II)
- Enfin, la répression pénale ou le droit pénal est mis au service du respect des mesures de police administrative (III)
I – Une répression pénale déplacée sur le terrain de la police administrative
La première tendance est illustrée par une répression pénale qui empiète sur le domaine réservé à la police administrative : la prévention. Le droit pénal se veut de plus en plus préventif ou sécuritaire.
Nous préciserons ou rappellerons que la fonction préventive du droit pénal n’est pas nouvelle : elle existe depuis fort longtemps et ce, à travers la menace de la peine : d’une part, la menace de la peine encourue qui a vocation à détourner de la commission de l’infraction et nommée « prévention générale » ; d’autre part, celle de la peine prononcée qui a pour finalité, entre autres choses, d’éviter le renouvellement de l’infraction ou encore nommée « prévention spéciale ».
Mais depuis quelques décennies, c’est de manière singulière que s’exprime cette fonction préventive de la répression pénale. Imitant la finalité préventive de la police administrative, la répression pénale ou le droit pénal suit une double logique préventive : une logique anticipative et une logique prédictive, qui l’une et l’autre mettent insidieusement en péril les principes directeurs du droit pénal.
La logique anticipative se manifeste par le recours à une technique d’incrimination que l’on appelle l’infraction de prévention ou l’infraction obstacle[1]. Cette technique d’incrimination s’est à ce point développée qu’elle n’est pas loin de devenir la règle dans certains domaines du droit pénal et il y a sans doute à présent plus d’incriminations de prévention en droit pénal français qu’il n’y a d’infractions de résultat. Elle consiste à incriminer des comportements potentiellement dangereux pour éviter une atteinte portée à des biens pénalement protégés, des valeurs juridiquement protégées, qui ne sont ni plus ni moins, et la plupart du temps, que des droits et libertés fondamentaux : le droit à la vie, à l’intégrité physique, à la dignité de la personne, le droit à l’intimité de la vie privée ou encore le droit de propriété…
Il s’agit pour le législateur d’incriminer des comportements bien en deçà de la réalisation du dommage, d’incriminer précocement un comportement avant qu’il ne dégénère en dommage.
Les exemples, que l’on retrouve notamment dans le Code pénal (CP), sont légion dans des domaines très divers.
De manière générale, le délit de participation à une association de malfaiteurs[2], de provocation non suivie d’effet à certaines infractions[3], les délits de port d’armes prohibé, d’embuscade[4], de risques causés à autrui[5]…sont autant d’incriminations qui appréhendent des comportements avant la survenance de dommages irréversibles.
De manière plus particulière et par exemple pour assurer la sécurité routière, sont incriminés, sous la forme de délits et plus souvent de contraventions, les comportements d’usagers de la route en raison de leur potentielle dangerosité, punis de peines mais aussi de sanctions administratives.
Dans un tout autre domaine, la sécurité des manifestations sportives est assurée par une répression pénale anticipée de comportements qui pourraient dégénérer en dommages pour autrui. Est incriminé par exemple dans le Code du sport (C. du sport) le fait d’accéder en état d’ivresse à une enceinte sportive lors du déroulement ou de la retransmission en public d’une manifestation sportive, puni d’une peine d’amende de 7.500 euros[6] pour éviter des comportements violents plus sévèrement sanctionnés par des peines aggravées lorsque l’auteur de cette infraction se rend coupable de violences ayant entraîné une incapacité totale de travail d’une durée inférieure ou égale à huit jours (un an d’emprisonnement et de 15 000 euros d’amende), outre les poursuites qui pourraient être engagées pour des faits plus graves et réprimés en application du Code pénal[7]. De même, l’introduction et le jet de projectiles dans une enceinte sportive sont pénalement sanctionnés en raison du danger qu’ils présentent pour la sécurité des spectateurs et des joueurs[8].
Plus récemment, et à la suite de l’attentat commis contre le professeur Samuel PATY, la loi n° 2021-1109 du 24 août 2021 confortant le respect des principes de la République[9] a instauré aux termes de l’article 223-1-1 du Code pénal une déclinaison du délit de risques causés à autrui, qui est déjà une infraction de prévention, en incriminant la divulgation d’informations, par quelque moyen que ce soit, concernant une personne et permettant de l’identifier ou de la localiser aux fins de l’exposer ou d’exposer les membres de sa famille à un risque direct d’atteinte à la personne ou aux biens que l’auteur ne pouvait ignorer. Outre une rédaction à l’alambiqué du texte définissant cette nouvelle infraction qui annonce des difficultés d’application, l’incrimination du comportement tend ici à éviter non pas le résultat dommageable mais le risque de résultat dommageable si bien qu’un commentateur a pu parler d’une « anticipation au carré »[10].
Le point commun de ces infractions citées en exemple tient dans le fait que la matérialité de l’incrimination se délite, est amputée du résultat redouté et cela conduit à une distorsion des principes du droit pénal moderne que sont les principes de légalité, de nécessité et de matérialité. Ce principe de matérialité, qui trouve sa traduction dans l’idée que le droit pénal ne s’intéresse qu’aux faits et non aux pensées, n’est inscrit nulle part alors qu’il est un principe majeur du droit répressif, un rempart protecteur des droits et libertés, garant d’un droit pénal démocratique comme l’est le principe de légalité des délits et des peines.
Le Conseil constitutionnel a d’ailleurs déjà souligné ce risque pour le droit pénal dans le domaine sensible de la lutte contre le terrorisme où cette technique d’incrimination préventive est largement utilisée. Elle définit des infractions satellites[11] au noyau dur des infractions terroristes d’atteinte à la vie et aux biens dans le but d’éviter pareils dommages. Ces infractions périphériques[12] regroupent des incriminations telles que le délit autonome de participation à groupement ou une entente formée en vue de préparer des attentats terroristes[13], l’infraction de financement de projets terroristes[14], d’incitation à participer à un tel groupement ou entente[15], la provocation directe à la commission d’actes terroristes[16]…
Plusieurs incriminations répondant à la même technique de définition sont passées sous les fourches caudines des juges du Conseil constitutionnel.
Concernant l’incrimination de la préparation individuelle d’une ou plusieurs infractions terroristes pour saisir l’activité du « loup solitaire »[17], le Conseil a émis une réserve d’interprétation en considérant que « la preuve de l’intention de l’auteur des faits de préparer une infraction en relation avec une entreprise individuelle terroriste ne saurait, sans méconnaitre le principe de nécessité des délits et des peines, résulter des seuls faits matériels retenus comme actes préparatoires » et il a censuré l’incrimination de la seule recherche d’objets ou de substances de nature à créer un danger pour autrui, ne matérialisant pas en elle-même, selon lui, la volonté de préparer une infraction[18]. À propos du délit de recel d’apologie publique d’actes de terrorisme[19], le Conseil a estimé que l’atteinte portée par cette incrimination à la liberté d’expression et de communication n’était ni nécessaire, ni adaptée, ni proportionnée dès lors que n’était pas retenue l’intention terroriste ou apologétique du receleur comme élément constitutif de l’infraction[20].
De manière plus radicale et concernant le délit de consultation habituelle de sites de propagande terroriste, le Conseil a abrogé successivement à deux reprises[21] le texte incriminant de tels faits, texte par lequel le législateur entendait prévenir des actes terroristes. Les neuf juges ont considéré que ces dispositions litigieuses portaient une atteinte à l’exercice de la liberté d’expression et de communication qui n’était pas nécessaire, adaptée et proportionnée. L’ajout dans le texte incriminateur corrigé par la loi n° 2017-258 du 28 février 2017 relative à la sécurité publique de l’exigence d’une démonstration « de la manifestation d’une adhésion à l’idéologie exprimée sur le service consulté » n’équivalait pas à l’exigence d’une intention terroriste[22].
Dans chacune des décisions citées, le Conseil a relevé que d’autres infractions, des mesures de procédure pénale spécifiques et des mesures de police administrative étaient prévues pour prévenir la commission d’actes de terrorisme. Implicitement, le Conseil soulignait que ces incriminations de prévention poursuivaient le même but que la police administrative et faisaient en quelque sorte doublon : la prévention des atteintes à l’ordre public et des infractions, objectif à valeur constitutionnelle.
Cette intervention du droit pénal très en amont de la réalisation d’un dommage constitue une intrusion dans le champ de la prévention qui est traditionnellement celui de la police administrative. Pour ce faire, l’élément matériel de l’infraction est alors amputé du résultat, il est ramassé, réduit à sa plus petite expression. L’intérêt de l’incrimination de faits aussi résiduels soient-ils, très en amont de l’atteinte à la valeur juridique protégée, permet de mettre en oeuvre, lorsque cette infraction est constatée, une procédure pénale avec sa batterie d’actes policiers et judiciaires qui permettent d’amasser des informations sur les individus visés par cette procédure, quand bien même il apparaîtrait finalement que les actes reprochés ne tendaient pas à l’atteinte redoutée. Pour cette raison, ces infractions sont vues comme des « incriminations de soutien »[23]. Ainsi, en matière de terrorisme, ces projets en germe permettent de lancer une procédure pénale dérogatoire (infiltrations, écoutes, perquisitions…), adossée au droit commun, pour créer du renseignement.
La logique prédictive du droit pénal complète sa logique anticipative : elle est plus récente que cette dernière et elle est fondée non pas sur un principe de prévention mais plutôt sur un principe de précaution appliqué à la matière pénale. Elle s’inspire également de la finalité associée à la police administrative.
Cette logique prédictive est illustrée par la multiplication en droit pénal ces vingt dernières années des mesures de sûreté fondées sur la notion de dangerosité criminelle ou criminologique, c’est-à-dire sur le risque de renouvellement de l’infraction, et non sur la culpabilité. Une telle tendance marque l’avènement d’un droit pénal post-moderne[24], d’un « droit pénal ainsi devenu gazeux qui s’insinue partout »[25].
Ces mesures de sûreté compensent l’absence de possibilité de condamnation pénale ou étendent l’ombrelle pénale au-delà de l’exécution d’une peine privative de liberté.
Comme les mesures décidées dans le cadre de l’exercice d’un pouvoir de police administrative, elles peuvent prendre la forme de mesures restrictives ou privatives de liberté.
La plus connue et la plus emblématique d’entre elles est la rétention de sûreté, mesure privative de liberté[26], comme l’est également la mesure de rétention administrative, mais il en existe d’autres, applicable aux auteurs d’infractions de droit commun : la surveillance judiciaire, la surveillance de sûreté, le placement sous surveillance électronique mobile, l’admission judiciaire en soins psychiatriques (qui d’ailleurs avant d’être une mesure judiciaire était une mesure administrative décidée par le Préfet), les interdictions de l’article 706-136 du Code de procédure pénale (CPP) ou encore l’obligation de soins de l’article 706-136-1 du même Code.
La lutte menée contre les infractions de terrorisme a justifié la création de mesures de sûreté en ce domaine particulier : l’obligation pour la personne inscrite au fichier automatisé des auteurs d’infractions terroristes de déclarer pendant une durée pouvant aller jusqu’à dix ans tout déplacement à l’étranger[27] est une mesure de sûreté pénale qui a été jugée conforme à la Constitution[28] et qui n’est pas très éloignée dans son esprit et sa finalité des mesures individuelles de contrôle administratif et de surveillance (les MICAS), mesures de police administrative définie par le Code de la sécurité intérieure (CSI)[29]. À cette mesure s’en est ajoutée une autre, non sans difficulté : la mesure judiciaire de prévention de la récidive terroriste et de réinsertion. La première version du texte la définissant a été considérée par le Conseil constitutionnel comme portant une atteinte à la liberté d’aller et de venir, au droit au respect de la vie privée et au droit de mener une vie familiale normale, qui n’était ni nécessaire, ni adaptée, ni proportionnée[30]. Revue et corrigée, la mesure a intégré le Code de procédure pénale aux articles 706-25-16 et suivants, après sa validation par les juges du Palais-Royal[31].
Le développement important et continue des fonctions anticipative et prédictive du droit pénal qui débordent sur le champ de la police administrative, a conduit certains commentateurs à parler de déclin, de transfiguration du droit pénal, de dislocation des principes directeurs du Droit pénal sacrifiés sur l’autel de la sécurité, du droit à la sécurité[32].
Si l’on assiste à un glissement de la répression pénale sur le terrain de la police administrative, en sens contraire, la police administrative vient concurrencer le droit pénal.
II – La répression pénale concurrencée par le déploiement de mesures de police administrative
Cette concurrence conduit à deux situations ou se manifeste de deux manières distinctes :
- tantôt la concurrence s’opère sous la forme d’une cohabitation entre mesures administratives et mesures pénales, les premières s’inspirant des secondes très proches,
- tantôt elle prend la forme d’un remplacement de la mesure pénale par une mesure de police administrative.
Le phénomène de cohabitation entre mesures pénales et mesures de police administrative s’opère à travers plusieurs mesures de police administrative créées ces dernières années, très similaires dans leur physionomie à des mesures d’investigation judiciaires prévues par le Code de procédure pénale. Le domaine le plus exemplaire de cette cohabitation concerne la lutte contre le terrorisme. Les premières mesures sont prises « aux fins de prévenir des actes de terrorisme », les secondes, pour les constater.
Par exemple, les visites et saisies définies par la loi du 3 avril 1955 relative à l’état d’urgence, modifiées par les lois du 20 novembre 2015 et du 22 juillet 2016, et mises en oeuvre sur décision du Préfet et dont le procureur de la République est seulement informé, ne sont pas sans rappeler, avec des régimes certes différents, les perquisitions et saisies prévues par le Code procédure pénale[33]. Il en est de même des visites et saisies, définies dans le Code de la sécurité intérieure[34] et de nature également administratives, menées sur autorisation du juge des libertés et de la détention du tribunal judiciaire de Paris, à la suite d’une saisine motivée par le représentant de l’État dans le département ou, à Paris, du préfet de police.
Au-delà de la lutte contre le terrorisme, c’est le même constat de cohabitation que l’on peut faire concernant les mesures de sonorisation et de fixation d’images de certains lieux qui sont définies dans le Code de la sécurité intérieure au titre des missions de renseignement depuis la loi n° 2015-912 du 24 juillet 2015 relative au renseignement[35] mais qui constituent également des mesures plus anciennes d’investigation de police judiciaire pour la répression de la criminalité organisée[36]. L’exemple peut être également donné de l’interception de correspondances électroniques dans le cadre du recueil de renseignements prévue par le Code de la sécurité intérieure[37] qui constitue également une prérogative des enquêteurs intervenant dans le cadre de procédures pénales[38].
La cohabitation de telles mesures à ce point similaires contribue à un brouillage de la distinction police administrative / police judiciaire et a fait dire à plusieurs commentateurs que le Code de la sécurité intérieure était en quelque sorte un « code de procédure pénale bis » ou encore que s’opérait un véritable dédoublement de la procédure pénale avec une protection différenciée des droits et libertés pour les personnes concernées[39].
En dehors de ces mesures d’enquête, d’autres mesures administratives de lutte contre le terrorisme se rapprochent de mesures déjà connues du droit pénal si bien que l’on assiste à une « administrativisation de la répression »[40].
Ainsi, cohabitent l’interdiction de sortie du territoire français pouvant être décidée par le ministre de l’Intérieur[41] avec la peine d’interdiction de quitter le territoire encourue pour certaines infractions et prévue par le Code pénal[42].
Il en est de même de la mesure d’assignation à résidence de l’article 6 de la loi de 1955, décidée sous certaines conditions par le ministre de l’Intérieur, et accompagnée d’un dispositif de surveillance électronique mobile. Cette mesure a été dupliquée, avec quelques modifications, dans le Code de la sécurité intérieure sous la forme d’une MICAS[43]. Elles rappellent toutes les deux la mesure de sûreté pénale de placement sous surveillance électronique mobile créée en 2005 qui accompagne certaines peines, certains aménagements de peine ou encore d’autres mesures de sûreté pénales[44].
De même en est-il des MICAS[45] introduites dans le droit commun par la loi n° 2017-510 du 30 octobre 2017 renforçant la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme[46], pour sortir de l’état d’urgence et pérennisées par la loi n° 2021-998 du 30 juillet 2021 relative à la prévention d’actes de terrorisme et au renseignement[47] : ces mesures, qui consistent en une interdiction de se déplacer à l’extérieur d’un périmètre déterminé, une obligation de se présenter périodiquement aux services de Police nationale et de Gendarmerie nationale, de déclarer et de justifier de son lieu d’habitation et de justifier de tout changement de lieu d’habitation, sont pour certaines connues en matière pénale sous la forme de mesures de contrôle assortissant le sursis probatoire et les aménagements de peine.
Cette cohabitation peut prendre enfin la forme d’une véritable complémentarité. C’est ce qui ressort de l’examen conjoint des MICAS et de la mesure judiciaire de prévention de la récidive terroriste et de réinsertion issue de la loi du 30 juillet 2021 précitée.
Les MICAS doivent être décidées en tenant compte, dans le respect des principes de nécessité et de proportionnalité, des obligations déjà prescrites par l’autorité judiciaire[48]. Elles peuvent ainsi s’ajouter aux obligations sensiblement différentes qui définissent la nouvelle mesure judiciaire de sûreté[49]. Elles peuvent même être décidées quand cette mesure de sûreté anti-terroriste ne le pourrait pas, c’est-à-dire à l’égard de personnes condamnées pour les délits de terrorisme parmi les moins graves[50], ou lorsque la personne a été condamnée pour des faits de terrorisme à des peines d’emprisonnement inférieures à cinq ans ou trois ans en cas de condamnation en récidive, si son comportement révèle un risque de commission d’une infraction terroriste, condition posée par le Code de la sécurité intérieure pour que soient décidées les MICAS[51].
Nul besoin d’aller plus avant dans la démonstration pour s’en convaincre : mesures de police administrative et mesures pénales cohabitent jusqu’à être imbriquées, notamment en matière de lutte contre le terrorisme. Cette tendance affaiblit le droit pénal par une préférence qui pourrait être donnée aux mesures administratives restrictives ou privatives de droits et libertés, qui obéissent à un régime moins contraignant et moins protecteur que celui applicable aux mesures pénales similaires.
De manière plus radicale encore la mesure de répression pénale peut disparaitre au bénéfice d’une mesure de police administrative. On assiste ainsi au remplacement de la répression pénale par le recours à la police administrative.
Nous ne citerons que deux exemples pour illustrer ce phénomène : un ancien et un tout à fait récent.
Un exemple ancien : les délits de vagabondage et de mendicité ont disparu avec la réforme du code pénal de 1992, même si la mendicité agressive[52] et celle impliquant des mineurs de moins de six ans[53] sont toujours pénalement répréhensibles. Pourtant et en dehors de ces deux hypothèses, la police administrative a pris en quelque sorte de relais par le recours aux arrêtés anti-mendicité et le droit pénal n’intervient plus que pour sanctionner la violation de l’arrêté municipal ou préfectoral d’une amende pénale contraventionnelle[54].
Un exemple récent : il est issu de la loi n° 2021-1109 du 24 août 2021 confortant le respect des principes de la République[55] qui aggrave le régime de la police des cultes et, pour ce qui nous intéresse plus particulièrement, transforme aussi une sanction pénale en mesure de police administrative. Jusqu’à cette loi, la fermeture d’établissement scolaire était une des peines encourues par le directeur d’établissement privé accueillant des classes hors contrat ou par son représentant légal, pour ne pas avoir pris, malgré la mise en demeure des autorités compétentes de l’Etat, les dispositions nécessaires pour remédier aux manquements relevés : pareille peine était encourue, outre une peine d’un an d’emprisonnement et de 15.000 € d’amende, ainsi que l’interdiction de diriger un établissement scolaire ou d’enseigner. Depuis cette loi, la fermeture d’établissement a disparu comme peine et a été convertie en mesure de police administrative prévue dans le Code de l’éducation et pouvant être décidée de manière préventive, à titre temporaire ou définitif, par le Préfet[56]. La répression pénale reste cependant prévue par la loi d’août 2021 mais elle se limite à un rôle de soutien du respect de cette mesure administrative puisque le législateur a créé une disposition prévoyant que des peines d’emprisonnement et d’amende sont encourues en cas de non-respect de la décision administrative de fermeture de l’établissement ou d’obstacle à cette fermeture[57].
C’est cette troisième forme de rapprochement entre la répression pénale et la police administrative qui peut être enfin observée et qui traduit également un déclin du droit pénal en conférant à la répression pénale un rôle secondaire : elle sert à faire respecter les mesures de police administrative.
III – La répression pénale au service de la police administrative
Dans ce cas, la répression pénale joue le simple rôle de « gendarme »[58] pour assurer le respect de mesures administratives qui mettent à mal des droits et libertés fondamentaux au nom d’une plus grande sécurité publique. Sont ainsi créées des « infractions administrativo-pénales »[59].
Là encore, pléthores d’exemples peuvent être donnés pour illustrer cette tendance.
En matière de lutte contre le terrorisme, plusieurs mesures de police administrative contenues dans la loi sur l’état d’urgence de 1955 ont été transférées dans le Code de la sécurité intérieure[60]. Leur non-respect est sanctionné de peines d’emprisonnement et d’amende. Tel est le cas de la violation de l’interdiction de sortie du territoire français décidée par le ministre de l’Intérieur[61], du non-respect des obligations posées dans le cadre du contrôle administratif des retours sur le territoire national après un passage supposé sur le théâtre d’opérations de groupements terroristes[62], du non-respect des mesures individuelles de contrôle administratif et de surveillance, de la violation des mesures prises par le préfet de fermeture des lieux de cultes et de leurs dépendances (depuis la loi du 30 juillet 2021), où il est provoqué à la commission d’actes de terrorisme, où il fait l’apologie de tels actes[63].
Sur le même modèle, la loi du 24 août 2021 a modifié la loi du 9 décembre 1905 concernant la séparation des églises et de l’Etat qui prévoit depuis lors la fermeture administrative et temporaire des lieux de culte (décidée par le préfet) dans lesquels les propos qui sont tenus, les idées ou théories qui sont diffusées ou les activités qui s’y déroulent provoquent à la haine ou à la violence envers une personne ou un groupe de personnes ou tendent à les justifier ou encourager. Et la violation de cette mesure administrative de fermeture est également sanctionnée pénalement[64].
Le Code de la sécurité intérieure énonce les hypothèses qui peuvent conduire à la dissolution par décret en conseil des ministres d’associations ou de groupements[65]. Ce même code prévoit, par renvoi au code pénal, la répression du fait de participer au maintien ou à la reconstitution de telles structures ou de tels groupes[66] ainsi que le fait d’en organiser le maintien ou la reconstitution[67].
En matière de police spéciale des armes et munitions, le défaut d’exécution de la décision de remise d’armes et de munition prise par le Préfet à l’égard d’une personne présentant un danger pour elle-même et pour autrui, est passible des peines de trois mois d’emprisonnement et d’une peine d’amende[68].
Dans un tout autre domaine, lorsque le ministre de l’Intérieur ou le préfet prend un arrêté d’interdiction de stade[69], la violation de cette interdiction administrative est sanctionnée de peines classiques[70] mais également d’une peine complémentaire obligatoire : la peine d’interdiction judiciaire de stade prévue par le Code du sport[71].
Dans une matière encore différente, la méconnaissance par un étranger d’une décision de refus d’entrée sur le territoire français[72], le manquement à l’exécution d’une décision d’éloignement[73] ou encore la soustraction au placement en rétention administrative[74] sont pénalement sanctionnés par le Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile (CESEDA).
Enfin, mais la liste des exemples que nous pourrions fournir n’est pas épuisée, l’état d’urgence sanitaire a permis aux pouvoirs publics de prendre des mesures restreignant la liberté d’aller et de venir et la liberté d’entreprendre notamment. La violation de l’ensemble de ces interdictions ou obligations édictées par le ministre de la Santé, le ministre de l’Intérieur ou les préfets était pénalement réprimée par des peines contraventionnelles mais aussi délictuelles aux termes du Code de la santé publique (CSP) : le non-respect de l’interdiction de circuler, de mise en quarantaine, de fermeture provisoire et de la réglementation d’ouverture de lieux publics, de la limitation ou de l’interdiction des rassemblements, du port du masques[75]. Pour favoriser cette gestion par la répression pénale de la crise sanitaire, le législateur s’est même affranchi des règles classiques de la récidive pour en proposer d’inédites. L’article L. 3136-1 du Code de la santé publique prévoit que lorsqu’une personne est verbalisée, pour le non-respect par exemple des mesures administratives de confinement constitutif d’une contravention de la quatrième classe, à plus de trois reprises sur une période de trente jours, ce comportement est constitutif d’un délit puni de six mois d’emprisonnement et de 3.750 € d’amende, là où, par principe, la récidive ne peut jouer que pour les contraventions de la cinquième classe et ne peut entraîner que le doublement de la peine d’amende, voire être constitutive d’un délit en cas de réitération mais dans le délai de trois ans à compter de l’expiration ou de la prescription de la présente peine.
Au-delà du développement de règles répressives dérogatoires au droit commun, la tendance du législateur à assigner au droit pénal un rôle de droit sanctionnateur du non-respect de mesures de police administratives ne fait que se développer.
*
Ainsi, cette opposition répression/prévention suggérée par le titre de notre contribution apparaît aujourd’hui tout à fait dépassée. Ces notions sont au contraire étroitement liées et leurs frontières hier bien définies sont aujourd’hui très poreuses et sans doute moins encore que demain.
Les trois formes de rapprochement entre police administrative et répression pénale que nous avons décrites ne sont sans doute pas étrangères à la fondamentalisation du droit à la sécurité encouragée par le Code de la sécurité intérieure[76]. Elles traduisent aussi et surtout un recul, un affaiblissement du droit pénal et du juge judiciaire et il n’est dès lors pas certain que ce mariage de raison entre répression pénale et police administrative soit un mariage heureux.
[1] A. Ponseille, L’infraction de prévention en droit pénal français, Thèse, Université de Montpellier, 2001
[2] CP, art. 450-1.
[3] V. par exemple, le délit de provocation non suivi d’effet à un assassinat ou à un empoisonnement de l’article 221-5-1 du Code pénal ; A. Ponseille, « L’incrimination du mandat criminel ou l’article 221-5-1 du code pénal issu de la loi n°2004-204 du 9 mars 2004 », Dr.pén. sept. 2004, chron. n° 10.
[4] A. Ponseille, « A propos du délit d’embuscade de l’article 222-15-1 du Code pénal », Rev.sc.crim., 2009, n°3, p.535 et s.
[5] CP, art. 223-1.
[6] C. du sport, article L. 332-4.
[7] CP, art. 222-7 et s.
[8] C. du sport, art. L. 332-9.
[9] JORF n° 0197 du 25 août 2021, texte n° 1.
[10] M. Brenaut, « Extension (excessive) di domaine (répressif) de la lutte (contre le « séparatisme ») », Dr. pén. oct. 2021, ciron. n° 19
[11] V. Malabat, Droit pénal spécial, Paris, Dalloz, coll. Hypercours, 2020, 9ème éd., n° 927 et s.
[12] J. Alix, , « Flux et reflux de l’intention terroriste », RSC 2019, p. 505 et s.
[13] CP, art. 421-2-1.
[14] CP, art. 421-2-2.
[15] CP, art. 421-2-3.
[16] CP, art. 421-2-5.
[17] CP, art. 421-2-6 créé par la loi n° 2014-1353 du 14 novembre 2014 renforçant la lutte contre le terrorisme, JORF n° 0263 du 14 novembre 2014, texte n° 5.
[18] Cons. const., QPC n° 2017-625 du 7 avril 2017, JORF n° 0085 du 9 avril 2017, texte n° 38 ; JCP 2017, 670, note S. Pellé ; Constitutions, 2017, n°2, pp. 267-273, note A. Ponseille.
[19] CP, art. 421-2-1.
[20] Cons. const., QPC n° 2020-845 du 19 juin 2020, JORF n°0151 du 20 juin 2020, texte n° 67 ; à propos du délit d’apologie publique d’acte de terrorisme défini à l’article 421-2-5 du Code pénal, le Conseil constitutionnel avait jugé que son incrimination ne portait pas atteinte à la liberté d’expression et de communication : Cons. const., QPC n° 2018-706 du 18 mai 2018, JORF n° 0122 du 30 mai 2018, texte n° 110.
[21] G. Gonzalves, E. Sales, « Le délit de consultation habituelle de sites internet terroristes : une infraction d’habitude frappée d’une inconstitutionnalité continue ? », Rev. TDH 2017, n° 111, p. 681 et s.
[22] Cons. cons., QPC n° 2016-611 du 10 février 2017 ; Constitutions 2017, p. 91 et s., note A. Cappello ; D. 2017, p. 1180 et s., note N. Catelan et J.-B. Perrier ; Cons. const., QPC n° 2016-611 du 15 décembre 2017 ; JCP 2018, 109, note B. De Lamy, A. Gogorza ; Constitutions 2018, n° 1, pp. 99-105, obs. A. Ponseille.
[23] J. Alix, O. Cahn, « Mutations de l’anti-terrorisme et émergence d’un droit répressif de sécurité nationale », RSC 2017, p. 845 et s.
[24] Un droit pénal post-moderne ? Mise en perspective des évolutions et ruptures contemporaines, sous la dir. de M. Massé, J.-P. Jean, A. Giudicelli, Paris, PUF, coll. Droit et Justice, 2009, 400 p.
[25] J.-H. Robert, « La victoire posthume de Lombroso et de Ferri », Dr. pén. 2008, n°2, Repère.
[26] CPP, art. 706-53-13 et s.
[27] CPP, art. 706-25-7.
[28] Cons. const. QPC n° 2021-936 du 7 octobre 2021, JORF n° 0235 du 8 octobre 2021, texte n° 101.
[29] CSI, art. L. 228-1 et s., mesures créées par la loi n° 2017-1510 du 30 octobre 2017 (JORF n° 0255 du 31 octobre 2017, texte n° 1 ) et pérennisées par la loi n° 2021-998 du 30 juillet 2021 (JORF n° 0176 du 31 juillet 2021, texte n° 1).
[30] Cons. Const., DC n° 2020-805 du 7 août 2020, JORF n° 0196 du 11 août 2020, texte n° 4.
[31] Cons. const. DC n° 2021-822 du 30 juillet 2021, JORF n° 0176 du 31 juillet 2021, texte n° 2.
[32] Ch. Lazerges, « Le déclin du droit pénal : l’émergence d’une politique criminelle de l’ennemi, RSC 2016, p. 649 et s.
[33] CPP, art. 56, 76 et 706-89 et s.
[34] CSI, art. L. 229-1 et s.
[35] CSI, art. L. 853-1.
[36] CPP, art. 706-96.
[37] CSI, art. L. 852-1 et s.
[38] CPP, art. 706-95.
[39] Ch. Lazerges, « Dédoublement de la procédure pénale et garantie des droits fondamentaux », p. 573 et s. In Les droits et le droit, Mélanges dédiés à Bernard Bouloc, Paris, Dalloz 2007.
[40] J. Alix, O. Cahn, précité.
[41] CSI, art. L. 224-1.
[42] En cas de meurtre commis en raison de défaut de consentement au mariage (CP, art. 221-11-1), d’infraction d’atteinte à l’intégrité physique (CP, art. 222-27) et de non-représentation d’enfant (CP, art. 227-29).
[43] CSI, art. L. 228-3, mesure dont le Conseil constitutionnel a confirmé la constitution aux exigences constitutionnelles quand bien même elle n’était pas placée sous le contrôle du juge judiciaire : Cons. const., QPC n° 2015-527 du 22 décembre 2015, JORF n° 0299 du 26 décembre 2015, p. 24084, texte n° 210.
[44] CP, art. 131-36-10 et s. et CPP, art. 763-10 et s.
[45] CSI, art. L. 228-1 et s.
[46] JORF n° 0255 du 31 octobre 2017, texte n° 1.
[47] P. Rousseau, F. Rousseau, « Prévention d’actes de terrorisme et renseignement », Dr. pén. oct. 2021, Étude n°18.
[48] CSI, art. L. 228-6.
[49] Notamment l’obligation ou interdiction d’exercer telle activité professionnelle, l’obligation répondre aux convocations du juge de l’application des peines et du service pénitentiaire d’insertion et de probation.
[50] Il s’agit des délits de provocation au terrorisme, d’apologie du terrorisme et d’entrave aux procédures visant à anéantir les contenus de sites faisant l’apologie du terrorisme.
[51] CSI, art. L. 228-1 : « Aux seules fins de prévenir la commission d’actes de terrorisme, toute personne à l’égard de laquelle il existe des raisons sérieuses de penser que son comportement constitue une menace d’une particulière gravité pour la sécurité et l’ordre publics et qui soit entre en relation de manière habituelle avec des personnes ou des organisations incitant, facilitant ou participant à des actes de terrorisme, soit soutient, diffuse, lorsque cette diffusion s’accompagne d’une manifestation d’adhésion à l’idéologie exprimée, ou adhère à des thèses incitant à la commission d’actes de terrorisme ou faisant l’apologie de tels actes peut se voir prescrire par le ministre de l’intérieur les obligations prévues au présent chapitre ».
[52] CP, art. 312-12-1.
[53] CP, art. 227-15 al. 2nd.
[54] CP, art. R. 610-5.
[55] JORF n° 0197 du 25 août 2021, texte n° 1.
[56] C. éd., art. L. 442-2 et L. 441-3-1.
[57] Dernier alinéa de l’article 227-17-1 du Code pénal : 1 an et 15.000 € d’amende.
[58] Pour reprendre l’expression de M. BRENAUT, précité.
[59] P. Poncela, « Les naufragés du droit pénal », Arch. pol. crim. 2016, n° 38, p. 20.
[60] Ce transfert a été réalisé par la loi du 30 octobre 2017 et ces mesures sont devenues pérennes avec la loi du 30 juillet 2021.
[61] Punie de trois ans d’emprisonnement et de 45.000 € d’amende : CSI, art. L. 224-1.
[62] Puni des mêmes peines : CSI, art. L. 225-1 et L. 225-7.
[63] Punie de 6 mois et 7.500 € d’amende : CSI, art. L. 227-1.
[64] Punie de six mois d’emprisonnement et de 7.500 € d’amende : dernier al. de l’article 36-3 de la loi 1905.
[65] CSI, art. L. 212-1.
[66] CP, art. 432-15 qui prévoit les peines de trois ans d’emprisonnement et 45.000 € d’amende.
[67] CP, art. 431-17 qui prévoit les peines de sept ans d’emprisonnement et de 100.000 € d’amende.
[68] CSI, art. L. 312-8 et L. 317-6.
[69] C. sport, art. L. 332-16-1 et -2.
[70] Punie de six mois d’emprisonnement et amende de 30.000 €.
[71] Al. 4, peine définie à l’article L. 332-11.
[72] CESEDA, art. L. 821-3 et s.
[73] CESEDA, art. L. 824-1.
[74] CESEDA, art. L. 824-8.
[75] CSP, art. L. 3131-1 et s. et L. 3136-1.
[76] De manière symbolique, le premier article de ce code, l’article L. 111-1, dispose que « La sécurité est un droit fondamental et l’une des conditions de l’exercice des libertés individuelles et collectives ».