Remarques sur les mutations de la laïcité. Mythes et dérives de la « séparation ».
La tentation est grande en France de rompre avec le régime de séparation entre l’Etat et la religion posé il y a un siècle, pour aider matériellement et contrôler intellectuellement l’islam. On se rapproche par petits pas d’une laïcité de reconnaissance sans doute mieux adaptée au type de rapport qu’entretient de fait l’Etat avec la société, mais en porte à faux avec la représentation d’une République incarnant l’émancipation du politique à l’égard du religieux.
Vincent Valentin est professeur à SciencesPo Rennes
Quiconque s’intéresse à la laïcité sait qu’il existe en France un écart et des contradictions entre sa représentation politique et sa réalité juridique, la première masquant ou déformant bien souvent la connaissance de la seconde. Le droit de la laïcité est compris, défendu ou combattu, à partir de différentes philosophies de la laïcité qui n’ont cessé de s’affronter dans l’histoire politique moderne 1. La loi de 1905 est au coeur de cette confusion : selon les points de vue, elle sera présentée comme la garantie de l’autonomie du politique et du religieux (ce que dit effectivement le droit), ou comme le résultat d’une lutte de la République contre l’église catholique (ce qu’indique l’histoire) et au delà contre le fait religieux. Le même texte, mobilisé par les défenseurs et par les adversaires de la religion, est ainsi l’objet d’un consensus superficiel, qui peut donner lieu à des actions publiques ou des mobilisations militantes forts différentes. On peut observer que certains s’en réclament pour promouvoir ou pour s’opposer à l’aide publique à la construction de nouveaux lieux de culte, ou pour soutenir ou combattre l’interdiction du port de signes religieux à l’école.
Si le compromis progressivement trouvé entre la République et l’Église catholique avait rendu plus discrètes les querelles sur le sens et la portée de la laïcité, la plus grande visibilité de la foi musulmane l’a fait ressurgir dès la fin des années 1980, à partir de la polémique sur le port du foulard islamique à l’école. Depuis la question ne cesse de faire débat, autour de l’opportunité d’étendre son interdiction, notamment dans les lieux de petite enfance, à l’université, ou pour les accompagnatrices de sorties scolaires.
Les dramatiques évènements de 2015 posent dans un contexte sans précédent la question du juste rapport du politique au religieux et de l’éventuelle nécessité pour la République de rompre avec le principe de neutralité afin d’endiguer la diffusion dans la société d’une norme religieuse jugée dangereuse pour elle-même. Il n’est pas anodin qu’en réaction à l’attaque de Charlie-Hebdo – la réaction a été différente après celle du 13 novembre – médias et acteurs politiques aient brandi le principe de laïcité, comme si celui-ci était naturellement une arme de combat du fondamentalisme religieux. Bien sûr, cela se justifie après des attentats inspirés par une croyance religieuse et ciblés contre des principes fondamentaux de l’ordre politique ; néanmoins la laïcité, telle que définie par le droit, ne saurait être conçue comme une arme contre la croyance elle-même. Si elle peut être vue comme une arme défensive, quand la règle de séparation est enfreinte, elle ne saurait être une arme offensive à l’encontre des seuls actes de foi. On ne trouve rien dans le droit de la laïcité qui permette de la mobiliser à l’encontre des pratiques religieuses dont le danger n’est pas avéré, immédiat, qui dérangeraient pour des raisons morales ou symboliques, et dont le lien est avec le terrorisme serait supposé mais pas démontré. La laïcité ne saurait être définie comme une arme antireligieuse, alors qu’elle n’est selon le droit, qu’une arme anti théocratique. S’il est légitime de la dresser contre l’islamisme (en posant que celui-ci est précisément l’expression politique d’une religion), ça ne l’est pas à l’encontre de la religion musulmane elle-même. La loi de 1905 sépare et protège, mais ne combat pas.
Cela dit, on ne saurait réduire le débat actuel au traitement de l’islam, qui n’est que le nouveau vecteur des ambiguïtés et des tensions déjà observables en 1905, et liées à la notion même de laïcité. Les choix faits par le parlement en 1905 n’ont pas fermé la discussion sur ce que devrait ou pourrait être le meilleur rapport de l’Etat aux religions. Non seulement elle n’a jamais cessé, mais le droit de laïcité a lui-même connu des changements, au gré des évolutions du fait religieux mais aussi de la conception du rôle de l’Etat. De sorte que sans que cela ait jamais été franchement voulu ou assumé, le dispositif mis en place par la loi de 1905 a progressivement subi une modification certaine. Deux de ses principes fondamentaux ont subi une altération importante. D’une part, le principe de séparation a été peu à peu, de facto et de jure, concurrencé et presque marginalisé par le principe de neutralité, qui s’impose aujourd’hui comme la part essentielle du rapport entre l’Etat et les religions. D’autre part, le principe de neutralité est lui-même l’objet d’un travail de redéfinition qui, pour contrer la progression d’un islam qui inquiète, vise à en faire une exigence envers les personnes privées, et plus seulement publiques, de sorte que la séparation s’efface, mais d’un point de vue non pas seulement matériel mais aussi immatériel. S’affirme ainsi, peu à peu, une « nouvelle laïcité », à la fois effacement (disparition de la séparation matérielle inscrite dans le droit) et affirmation (prégnance ou résurgence d’une culture antireligieuse enfouie) de traits spécifiques de la conception française de la laïcité, dans un mouvement qui remet lourdement en cause le dispositif libéral de 1905. De fait, se déploie une paradoxale « défense sous condition » de la liberté religieuse : d’un côté, reconnue comme droit fondamental, elle doit être effective et nécessite une légitime aide des pouvoirs publics ; de l’autre, potentiellement vecteur de fondamentalisme, elle devrait être surveillée et maintenue dans le cadre acceptable par la République.
Il semble nécessaire de prendre la mesure de cette évolution, substantielle mais peu exposée, en s’aidant de comparaisons européennes et des solutions apportées par des Etats confrontés aux mêmes problèmes mais dans le cadre de cultures politiques légèrement différentes, qui montrent que si la France rejoint le mouvement vers une neutralité de reconnaissance elle conserve des traits de défiance du religieux qui lui sont propres.
La compréhension de ce qui se joue déborde la seule question du traitement juridique du religieux. Elle est d’autant plus importante qu’elle est inséparable de la protection de liberté individuelle et du droit à la vie privée, et que ses mutations pourraient déstabiliser le socle de garantie des droits fondamentaux. On voudrait d’abord montrer la réalité de l’abandon du principe de séparation, avant d’évaluer la portée du mouvement vers une laïcité de contrôle, par extension de l’exigence de neutralité.
I. L’évidement progressif du principe de séparation : le soutien public des religions.
Aucune religion n’est interdite, aucune n’est imposée, là est l’essentiel de l’autonomie du politique et du religieux. Mais ce n’est pas seulement cette séparation que voulait garantir la loi de 1905. A cette date, il ne s’agissait pas de protéger la liberté religieuse puisqu’elle était déjà acquise, mais de rompre avec le concordat. La disposition qui concentre le mieux l’intention de la loi est bien celle qui proclame que « la République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte » 2. L’autonomie spirituelle appelle l’autonomie financière. La religion ne sera plus une fonction de l’Etat, les activités confessionnelles cessent d’être des services publics et ne seront plus financées sur fond public. L’Etat propose aux religions d’adopter un type d’association qui leur permet de gérer le patrimoine des cultes, mais précisément pour qu’elles organisent leur indépendance, sans aide matérielle, que rien ne prévoit en 1905. L’article 2 va pourtant rapidement être contourné, l’exception libérale au jacobinisme qu’était la laïcité 3 disparaissant depuis progressivement.
A. Les liens matériels et positifs entre l’Etat et les cultes
Ils sont nombreux mais n’ont pas la même portée. Certains sont compatibles avec le principe de séparation, d’autres sont contraires mais ne représentent que des exceptions, alors que certains sont attentatoires 4.
1. Les liens conformes et les exceptions.
Le financement public d’une activité fondée religieusement est conforme à la loi de séparation s’il est explicitement prévu par elle ou trouve sa place dans son cadre. La loi de 1905 prévoit les dépenses nécessaires au service des aumôneries dans les établissements publics. Il ne s’agit pas de soutenir ou promouvoir un culte mais de garantir la possibilité de vivre sa foi pour les croyants placés dans la dépendance de l’Etat 5. L’Etat reste neutre à l’égard d’une liberté dont il reconnaît les exigences « pratiques » dans des lieux par ailleurs identifiés comme ceux où l’on est privé de liberté. Selon le Conseil d’Etat, «le législateur a reconnu que, dans certains établissements publics, le libre exercice des cultes ne peut être sauvegardé que par la célébration des cérémonies religieuses à l’intérieur des établissements » 6. On est dans la logique des droits de l’homme, pas dans celle d’un Etat confessionnel. La séparation entre le temporel et le spirituel est maintenue.
Le financement public des écoles privées confessionnelles, prévu par loi Debré de 1959, est parfois perçu comme une atteinte au principe de séparation. Au regard de l’importance de la question scolaire dans le combat entre la République et l’église catholique et de la mobilisation du principe de laïcité à cette fin particulière, les dispositions de cette loi peuvent être perçues comme une défaite de l’esprit émancipateur qui devait conduire au recul de l’emprise du religieux sur les consciences. Néanmoins, outre que cet esprit antireligieux n’a pas reçu de véritable consécration juridique, ce sont des écoles et non un culte qui par la loi sont subventionnées, des écoles qui sont obligées de respecter la liberté de conscience, d’accepter les élèves de toutes confessions et d’adopter les programmes de l’enseignement public – ce qui déplut d’ailleurs fortement à nombre de catholiques. Le financement de structures d’enseignements privées, mêmes religieuses, s’inscrit parfaitement dans le cadre général d’un Etat-providence qui étend son soutien à l’ensemble des activités d’intérêt général, dont l’enseignement (et non l’exercice d’un culte) fait partie. Ainsi le Conseil constitutionnel a-t-il considéré a posteriori que la liberté de l’enseignement est un principe fondamental reconnu par les lois de la République et peut à ce titre faire l’objet de subventions 7. A travers ces dispositions, aucun culte n’est « reconnu » au sens du concordat puisque ni les ministres du culte, ni les associations cultuelles ou les institutions ecclésiastiques en tant que telles ne reçoivent d’argent public ; les écoles financées sont placées sous le signe religieux mais leur objet est profane. On peut donc considérer que la séparation est respectée.
Le droit français contient des exceptions, motivées par des considérations historiques et contextuelles, qui concernent des territoires, l’Alsace et la Moselle, où s’applique le concordat, la Polynésie, Saint Pierre et Miquelon, la Guyane, Mayotte, qui font l’objet d’arrangements sui generis. Il ne semble pas que cela soit constitutif d’une atteinte à la laïcité dans la mesure où les dispositions ne sont pas contraires mais extérieures au régime de 1905. On ne saurait parler de subversion de la laïcité là où il n’est pas prévu qu’elle s’applique. Si un principe constitutionnel était attaqué, ce serait plutôt celui d’égalité devant la loi. Dans le cadre d’une étude des évolutions de la laïcité, ces échappées hors du droit commun ne sauraient davantage retenir l’attention.
2. Les liens contraires à la loi.
Les entorses sont innombrables et on ne peut ici toutes les mentionner. Beaucoup sont inscrites depuis longtemps dans le paysage français. Elles sont pourtant contestables, non seulement parce qu’elles constituent un contournement de la loi mais surtout parce qu’elles sont porteuses d’une modification profonde et insidieuse de la notion même de séparation, donc de laïcité. A travers des aides financières ou des mesures fiscales qui ont l’apparence de solution de bon sens ou d’adaptation pragmatique à de nouvelles situations sociales ou culturelles, la sphère d’intervention matérielle de l’Etat dans le domaine religieux s’est étendue d’une façon considérable.
L’interdiction de toute subvention, directe ou indirecte a l’inconvénient de limiter la régulation du fait religieux, que ce soit pour apaiser une querelle (entre la République et l’église catholique), ou répondre aux problèmes posés par l’émergence d’un nouveau culte. Son contournement est apparu très tôt, notamment afin d’aider la construction de nouveaux lieux de culte, soit par des subventions directes (le parlement vote les crédits pour la grande mosquée de Paris, le 19 août 1920), soit par le recours aux baux emphytéotiques, dont la pratique remonte aux années 1930 8. En 2011, le Conseil d’Etat a apporté une sorte de validation jurisprudentielle à ces pratiques. Suite à l’examen de cinq litiges concernant l’aide financière apportée par une collectivité locale à une activité liée à un culte, il a été clairement admis la légalité des dépenses liées à l’exercice d’un culte 9. Les collectivités peuvent financer des projets en rapport avec des édifices ou des pratiques cultuels si trois conditions sont réunies : un intérêt public local, le respect de la neutralité à l’égard des cultes, l’absence de libéralité et de toute aide directe à un culte.
Dans au moins deux des affaires concernées (l’aménagement de l’abattoir rituel du Mans, la location d’une salle destinée à l’usage de la prière à Montpellier), l’intérêt public local est immédiatement la satisfaction d’un besoin religieux. Puisque les fidèles ne sont pas en mesure d’organiser l’abattage des ovins dans des conditions sanitaires conformes à l’ordre public, il revient aux pouvoirs publics d’intervenir pour concilier liberté du culte et ordre public. Dans le cas de la salle louée pour être un lieu de prière, l’élément d’ordre public disparaît, ne compte que la nécessité de rendre effective la liberté religieuse. Comme à Montreuil où le bail emphytéotique ne se justifie que par la « nécessité » pour les croyants d’exercer leur culte.
Il semble que se dessine là une nouveauté : il ne s’agit pas de l’application classique du principe d’intérêt public mais de l’émergence d’un intérêt local religieux, qui exprime une nouvelle préoccupation de soutien à la liberté du culte. Une aide publique « devient » licite parce qu’elle est nécessaire à l’exercice d’un culte. Les dépenses ne correspondent plus à des exceptions ou dérogations prévues par loi, mais représentent des violations entérinées par le juge. On ne saurait parler de séparation si la seule reconnaissance de la liberté religieuse appelle la prise en charge des dépenses nécessaires à l’exercice de cette liberté. Le droit ne pose plus une interdiction de subvention mais seulement des règles de limitations des subventions. « Dans peu de domaines, l’écart est si grand entre le contenu réel d’une règle et la portée que lui attribue le discours politique » 10.
B. Les raisons d’un retournement.
La quasi-caducité du principe de non subvention exprime un mouvement de fond, favorable à l’intervention de l’Etat, parfaitement connu et admis dans son mouvement général mais mal identifié et accepté pour son effet sur la question religieuse. La « laïcité 1905 » appartient à l’univers libéral, et ne pouvait qu’être rapidement dépassée par l’avènement de la logique interventionniste : comment aurait-on pu justifier que les activités religieuses soient les seules activités sociales à vivre sans le soutien de l’Etat ? Que la liberté religieuse soit la seule qui reste en dehors de la sphère des « obligations positives » de l’Etat ?
On a très tôt parlé d’une « laïcité positive », suggérant que le nouveau lien entre l’Etat et les églises ne doit pas être d’indifférence ou de contrôle, mais de soutien. L’appel d’Aristide Briand au choix d’une « solution libérale qui sera la plus conforme à la pensée du législateur » n’est à présent pas interprété en un sens lockéen et séparatiste, mais comme appelant la « générosité publique » – revenant au sens pré-politique du mot libéral, en vigueur au dix-huitième siècle 11. Si cette évolution était peut-être politiquement inéluctable, il fallait la justifier juridiquement : pour accorder le principe des subventions avec la laïcité, il a été a posteriori établi que dans celle-ci la neutralité prime la séparation, en reliant la première à la laïcité « constitutionnelle » 12, et la seconde à la laïcité législative. Au terme d’un siècle d’hésitations et d’ajustements, les règles constitutionnelles relatives à la religion 13 priment les dispositions de la loi de de 1905, et dans cette loi, l’interdiction des subventions est un principe subalterne 14. Le régime de séparation posé par l’article 2 de la loi de 1905 n’a pas de valeur constitutionnelle 15. Est ainsi posé que la nécessité de garantir la liberté de culte est plus importante que la restriction aux aides. Le principe de neutralité active l’emporte sur le principe de séparation passive. On aboutit à ce paradoxe : la constitutionnalisation de la laïcité signifie la marginalisation de sa loi fondatrice.
De la même façon le juge administratif n’a jamais reconnu l’interdiction des subventions des cultes comme un principe fondamental reconnu par les lois de la République 16. Dans son rapport sur la laïcité de 2004, le Conseil d’Etat n’a pas classé le principe de non subventionnement parmi les différents aspects de la laïcité mais dans le régime des associations cultuelles. Enfin, par l’arrêt du 16 mars 2005, Polynésie française, reconnaissant la légalité d’une subvention d’investissement accordée à l’église évangélique de Polynésie, il a clairement posé que là où la loi de 1905 ne s’applique pas, le principe de non subvention ne joue pas, précisant que l’article 1er de la Constitution n’interdit pas « l’octroi dans l’intérêt général (…) de certaines subventions à des activités ou des équipements dépendants des cultes ».
Le régime séparatiste de 1905 a vécu, l’exigence de séparation et de neutralité ayant été complétée puis transformée par la demande de reconnaissance. La question religieuse est désormais à l’agenda des pouvoirs publics. L’indifférence n’est plus de mise. Si de surcroît le problème de ce siècle n’est pas la présence de la religion dans l’Etat mais sa réaffirmation sous une forme intégriste dans la société, alors les principes de séparation ne peuvent plus être brandis comme une solution. Pierre Manent, après d’autres mais avec une certain écho, a récemment fait valoir qu’il est nécessaire de dépasser la conception libérale, pour ne plus simplement accorder des droits individuels aux musulmans mais aussi leur donner de quoi « sortir de la dépendance matérielle et spirituelle à l’égard de cette partie du monde musulman la plus étrangère à nos notions du juste et du bien » 17. Une politique publique en matière religieuse devrait donc se mettre en place, ce qu’excluaient totalement l’esprit et la lettre de 1905.
C. L’alignement sur l’Europe.
L’exigence de séparation matérielle trouve peu d’équivalent en Europe, où la laïcité-reconnaissance prévaut sur la laïcité-séparation 18. Dans la plupart des Etats voisins, l’Etat a pour tâche de soutenir effectivement la liberté religieuse. Non seulement le lien entre une religion et les pouvoirs publics est parfois constitutif de l’identité nationale, mais il semble naturel que l’Etat finance les cultes.
1° Nombre de Constitutions ancrent le système politique dans la référence à un culte. La Constitution grecque est promulguée « au nom de la Trinité sainte, consubstantielle et indivisible », et affirme que « la religion dominante (…) est celle de l’église orthodoxe orientale du Christ » ; le chef de l’Etat, du gouvernement et les parlementaires prêtent serment sur « la très sainte trinité une et consubstantielle ». En Bulgarie, l’église orthodoxe est reconnue « religion traditionnelle de la République ». La Constitution irlandaise, « au nom de la très sainte Trinité, dont dérive toute puissance et à qui il faut rapporter, comme à notre but suprême, toutes les actions des hommes et des Etats » (préambule) rappelle en son article 44 que « L’Etat reconnaît que l’hommage de l’adoration publique est du au Dieu tout puissant. Il révérera Son nom ; il respectera et honorera Sa religion ». La loi fondamentale allemande dit que « le peuple est (…) conscient de sa responsabilité devant Dieu et devant les hommes ». Selon sa Constitution « la religion de Malte est la religion catholique apostolique romaine » et « les autorités catholiques ont le devoir et le droit d’énoncer quels principes sont bons et mauvais ». Par ailleurs, nombre de drapeaux affichent une identité religieuse par la présence de la croix 19. Ce sont autant d’exemples de reconnaissance d’une identité religieuse du système politique, qui montrent en creux la singularité française.
2° Plus massivement encore est organisé le soutien aux cultes. Les modalités diffèrent d’un pays à l’autre mais le lien matériel est reconnu. En Grèce le parlement vote le budget des cultes, l’Etat paye les salaires des popes, des évêques. On parle en Belgique de « laïcité active » ou de « neutralité organisée » pour désigner le système par lequel six cultes sont reconnus (dont la communauté philosophique non confessionnelle) et subventionnés. On trouve une organisation équivalente en Lettonie, Slovaquie, Pologne et Roumanie, où la reconnaissance des cultes, conditionnée 20, permet d’obtenir une aide pour la rémunération des personnels, l’enseignement de la religion dans les écoles publiques et privées, ou encore des cimetières confessionnels. Prévaut en Allemagne une « coopération institutionnalisée » entre l’Etat et les collectivités religieuses : chaque culte bénéficie d’un statut de corporation de droit public, selon les modalités définies par les législations des Länder. Les collectivités religieuses concernées ont droit à l’impôt ecclésiastique (8-9% de l’impôt sur le revenu) et l’instruction religieuse est dispensée dans les écoles publiques. Le Danemark est sans doute le pays où la logique séparatiste est la plus méconnue : l’église luthérienne s’est transformée en l’un des services publics de l’Etat-providence, de sorte que les pasteurs n’ont pas le droit de refuser les rites (mariages, baptêmes, communion, obsèques). Ils ont le devoir d’assurer les cérémonies de l’Etat.
Si l’on essaie de définir le modèle dominant en Europe, la différence avec la conception française est frappante. Non seulement est assumée la prise en compte de la dimension historique et culturelle de la religion dans le système politique, qui permet de ne pas considérer à égalité tous les cultes, mais plus encore la religion est reconnue comme « un vecteur de formation et d’épanouissement des individus concourant utilement à l’éducation des jeunes et à l’apprentissage de leur future responsabilité de citoyens 21 ». Les religions ne sont pas reléguées dans la sphère privée mais reconnues comme des partenaires de l’Etat dans le but de promotion de valeurs communes. Un point permet de marquer l’exception française : la France est le seul pays où l’enseignement religieux est banni de l’école publique.
3° La Cour de Strasbourg permet et appelle la marginalisation du principe de non subvention des cultes, dont elle n’a jamais affirmé la conventionnalité. Plus encore elle a tôt posé les bases d’une justification des aides étatiques par le biais des obligations positives. De manière plus générale, en affirmant que la liberté de pensée, de conscience et de religion constitue une assise d’une société démocratique, nécessaire au pluralisme 22, et ce pluralisme étant à la fois une valeur à respecter et un but à atteindre, la Cour fait obligations aux Etats de permettre aux communautés confessionnelles d’avoir des moyens d’existence, et au minimum d’un statut juridique. L’Etat ne doit pas seulement être neutre et impartial ; il doit garantir que la vie religieuse en son sein soit neutre et impartiale. L’Etat est un « organisateur » de la neutralité. Il faut noter la différence de philosophie avec la conception française : selon la Convention, la foi et la démocratie sont en position de soutien mutuel ; il n’est question ni de tensions ni d’antagonismes.
II. La tentation d’une laïcité de contrôle.
Il semble que l’effacement de la séparation matérielle soit accompagné d’une volonté d’affaiblissement de la séparation immatérielle, comme si la liberté de culte, mieux aidée, devait être plus acceptable. La portée juridique de cette évolution est réelle mais encore faible ; elle se manifeste néanmoins sur les scènes politiques, intellectuelles et associatives, se diffuse dans les médias, et s’exprime à travers des faits divers, dont la multiplication ne saurait être considérée comme anecdotique. Ces derniers mois, au nom de la laïcité, l’assesseur d’un bureau de vote a exigé (en vain) que le grand rabbin de Toulouse retire sa Kippa pour faire son devoir électoral ; la régie publicitaire de la RATP a refusé une affiche pour un concert caritatif parce qu’il était au profit des chrétiens d’orient ; les salariés d’un hôpital public ont affiché l’interdiction pour les patients de porter le moindre signe religieux. Dans un autre registre, les polémiques autour des repas de substitution dans les cantines expriment elles aussi l’idée que l’on mesure les progrès de la laïcité par le recul de la manifestation du religieux dans les lieux publics. Se diffuse l’idée que devraient se parer de neutralité non seulement les représentants de l’Etat mais les membres de la société civile. Cette idée est plus présente en France que nulle part en Europe.
A. La neutralité des personnes privées.
En 1989, le Conseil d’Etat a proposé une solution conforme à la lettre et l’esprit de 1905 : d’une part, « l’enseignement est laïc non parce qu’il interdit l’expression des différentes fois mais parce qu’il les tolère toutes » ; d’autre part, le port du foulard n’est pas en soi contraire à la laïcité mais peut l’être au regard des obligations scolaires, s’il est vecteur ou élément d’une remise en cause effective du déroulement et du contenu des cours, de propagande ou de pression sur d’autres élèves. Cette solution, conforme à celle de la Cour européenne des droits de l’homme 23, a été appliquée en 1992, lorsque le Conseil d’Etat a annulé l’exclusion des jeunes filles du collège de Montfermeil 24. Elle se situe dans une logique libérale, qui n’entend limiter l’usage d’une liberté que si elle porte atteinte à la liberté d’autrui ou à l’ordre public. Il ne revient pas à l’administration de dire si le foulard porte atteinte à la dignité de la femme, l’interprétation de la symbolique religieuse par le juge étant nécessairement attentatoire à la liberté de conscience. L’Etat doit garantir le bon fonctionnement de l’école mais non pas s’instaurer en juge des pratiques religieuses.
La loi du 15 mars 2004 a rompu l’équilibre libéral entre respect des convictions par l’Etat et de l’ordre public par les individus. Le port de signes religieux est interdit absolument, indépendamment de tout effet constatable sur l’institution scolaire. On passe de l’interdiction du « port ostentatoire du foulard » à l’interdiction du « foulard comme signe ostentatoire » 25. Ce n’est plus l’attitude générale d’une l’élève voilée mais l’élève voilée qui doit être condamnée. Pour la première fois, une loi dit que la laïcité vaut neutralité symbolique des personnes privées.
Le rapport à la laïcité de la loi de 2010, interdisant la dissimulation du visage dans l’espace public, est ambigu. Suivant l’avis du Conseil d’Etat 26, le législateur a renoncé à fonder l’interdiction dans le registre des droits de l’homme (égalité, liberté, dignité) et préféré la référence au « vivre ensemble », c’est-à-dire à des éléments d’identité politique et culturelle (égalité entre les sexes, visibilité du visage comme condition de la citoyenneté et de la communication civile), admis ensuite par la Cour de Strasbourg 27. Ce n’est donc pas par application-extension de la loi de 1905 que le port du voile intégral est prohibé. Son inscription dans le processus d’affirmation d’une nouvelle laïcité est cependant certaine car, elle oppose, comme la loi de 2004, à un droit fondamental (la liberté de conscience et de culte) une exigence « immatérielle », c’est-à-dire morale, civilisationnelle ou culturelle.
Vint ensuite l’affaire de la crèche Baby-Loup 28. Très médiatique, ce contentieux de droit du travail a permis de mesurer la force de l’idée selon laquelle la nécessité de défendre la laïcité appelait l’extension de la neutralité des personnes privées. Les juges avaient à répondre à deux questions. D’abord : quelle est la portée de la laïcité ? Peut-elle sortir du périmètre de la puissance publique et être étendue à une entreprise privée, soit parce qu’elle aurait en charge un service d’intérêt général (la garde d’enfants) soit parce que son activité serait marquée politiquement ou socialement (neutraliser la pression communautaire et religieuse). Si oui, ensuite, avec quel support juridique : le principe législatif de laïcité, ou le règlement d’entreprise et le contrat de travail, justifiés par l’objet de la structure? 29 La solution finale ne répond pas complètement : la laïcité ne s’applique pas dans une entreprise privée, mais le licenciement est licite au regard du règlement intérieur et de l’activité de la crèche, l’interdiction du voile étant motivée par la nécessité de protéger la liberté de conscience des enfants. La Cour refuse qu’une crèche puisse être une entreprise de tendance ou de conviction, qui permettrait de créer des « crèches laïques », parce que son objet est social et non politique 30. Si l’affaire Baby-Loup n’a pas profondément modifié le droit de la laïcité, elle a montré la force de l’idée selon laquelle la laïcité valait renoncement à l’expression de sa foi dans les lieux d’interaction sociale, quels qu’ils soient. Depuis, des propositions de loi ont été déposées pour imposer la neutralité religieuse dans l’ensemble des entreprises privées 31, dans les établissements de l’enseignement supérieur 32, ou encore lors des sorties scolaires 33.
Si la question du port du voile islamique est puissamment débattue dans l’ensemble des pays européens, peu de législations restrictives ont été adoptées. La France apparaît comme l’Etat où la tentation de l’interdiction est la plus grande. Est ainsi prohibée de la manière la plus absolue le port de signes religieux par des agents de l’Etat, assimilé à un acte de prosélytisme qui engagerait non seulement la « personne privée fonctionnaire » mais l’Etat lui-même 34. Cette interprétation stricte de l’obligation de neutralité des agents d’un Etat laïc qui semble évidente en France n’est pas acceptée partout. Dans de nombreux pays, on fait la part entre ce qui exprime les convictions du fonctionnaire et ce qui affiche les valeurs de l’Etat qu’il sert, et l’on cherche un équilibre entre les deux. En Allemagne, la Cour constitutionnelle fédérale distingue la personne fonctionnaire et l’agent de l’Etat, de sorte que ne soit pas posée une interdiction systématique du voile islamique pour un agent public 35. En Autriche, le port de signes religieux dans les services publics est admis, en l’absence d’incompatibilité avec les tâches à accomplir ou de nécessité d’un uniforme.
Concernant les enseignants d’écoles publiques, on observe là aussi plus de souplesse dans l’ensemble des pays européens qu’en France. En Allemagne, l’un des rares Etats ayant légiféré, la Cour de Karlsruhe a d’abord renvoyé aux Länder la possibilité de décider l’interdiction du voile pour les enseignantes 36, avant de préciser de manière restrictive le champ des interdictions constitutionnelles, posant le principe selon lequel le port du foulard dans les écoles publiques est licite en l’absence de menace concrète, et pas seulement abstraite ou symbolique, sur le fonctionnement des cours ou la neutralité de l’Etat 37. Avant même la réaffirmation de la conception libérale de l’ordre public matériel, et dans l’attente des suites de ce nouveau dispositif, le morcellement législatif de l’Allemagne avait laissé apparaître des solutions beaucoup plus ouvertes qu’en France. Ainsi le Tribunal du travail de Dortmund avait autorisé une enseignante a porter le voile dans une école maternelle, avec un argument qui vaut d’être relevé car il est exactement l’inverse de celui qui a finalement justifié l’interdiction du voile dans l’affaire Baby-loup : c’est en raison du jeune âge des élèves que l’on ne pouvait interpréter le port du voile comme un acte de prosélytisme 38.
A l’encontre des élèves d’écoles publiques, on ne rencontre une interdiction législative générale et absolue qu’en France et en Turquie (où elle s’étend à l’enseignement supérieur). En Belgique, le Conseil de l’enseignement de la région flamande a interdit le port du voile islamique dans les écoles publiques à partir de 2010, mais cela ne vaut pas pour l’ensemble du pays. Chypre et la Grèce interdisent les signes religieux, à l’exception de ceux de l’église orthodoxe. Dans la plupart des démocraties occidentales, les autorités administratives et judiciaires ont pris position pour l’autorisation du voile, soit pour des raisons d’intégration, soit pour des raisons de non discrimination, avec comme limite celle posée par le Conseil d’Etat en 1989 : le port est interdit s’il gêne les cours. La Suède, la Suisse, l’Espagne, le Danemark, l’Irlande autorisent le port du voile dans les écoles publiques. La question est laissée à l’appréciation des chefs d’établissements en Italie, aux Pays-bas et au Royaume-Uni. Globalement, l’interdiction est perçue comme une atteinte à la liberté de manifester sa croyance, une discrimination directe – pour les jeunes filles – et indirecte – pour le groupe des musulmans, et parfois aussi comme de la discrimination raciale, comme en Grande-Bretagne 39.
Le voile intégral, enfin, est interdit dans l’espace public en Belgique, dans certains Länder et dans le Canton du Tessin, et dans les lieux publics (à l’exception de la rue) aux Pays-bas. Sur ce point encore, où toutefois sont mis en avant des éléments culturels et politiques davantage que le principe de laïcité stricto sensu, la conception française est minoritaire en Europe.
La diversité de l’encadrement juridique du fait religieux est parfaitement admise par la Cour de Strasbourg. Si d »un côté elle protège la liberté religieuse d’une façon qui devrait faire obstacle à l’exigence de neutralité des personnes privées 40, de l’autre elle reconnaît une marge d’appréciation aux Etats qui peut permettre à la « nouvelle laïcité » de se développer. À travers une jurisprudence assez riche, la Cour a solidement établi la possibilité pour les Etats de limiter la manifestation des convictions religieuses sous certaines conditions. Les décisions concluant les retentissantes affaires Preminger, Leyla Sahin ou Lausti, portent l’idée qu’il n’y a pas une seule conception uniforme du rapport politico-religieux dans toute l’Europe, et que chaque Etat peut faire valoir sa propre approche en la matière. Certaines étapes de la nouvelle laïcité française ont ainsi été validées par la Cour : la loi de 2004 interdisant les signes religieux à l’école par l’arrêt Dogru, du 4 décembre 2008, et celle de 2010 par la décision SAS c. France du 1er juillet 2014. Dans la première, la Cour a admis l’importance du concept de laïcité en France ; dans la seconde elle a suivi le législateur français dans sa volonté de se placer sur le terrain du « vivre ensemble » permettant un choix de société susceptible de fonder des restrictions à la liberté religieuse.
B. Le retour du refoulé antireligieux
La critique du voile s’appuie sur une interprétation politique de son port. Étendard de l’islamisme il serait le signe d’une doctrine ayant le projet de faire plier la République, notamment par la diffusion d’une pression sociale attentatoire à la liberté des femmes. Pour marquer la nécessité politique de son interdiction, certains n’ont pas hésité, dès les premiers problèmes liés à son apparition à l’école, à le comparer à la croix gammée 41. Cette position a le mérite de la clarté mais rencontre une triple difficulté : outre que l’interprétation univoque du port du voile ne semble pas correspondre à la réalité vécue 42, elle définit la laïcité comme un instrument de confrontation alors qu’elle n’est juridiquement qu’un moyen de séparation ; elle transforme la laïcité, moyen de neutralisation religieuse de l’Etat, en moyen de neutralisation politico-religieuse de la société. Il semble donc qu’il y ait inadéquation entre la fin et les moyens. Il faudrait, pour suivre cette voie, changer la laïcité avant de la mobiliser – assumer une « nouvelle laïcité », ou plutôt donner une portée juridique à une philosophie de la laïcité écartée en 1905, lorsqu’il a été décidé, plutôt que de soumettre l’église à la République, d’adopter des règles d’apaisement du conflit qui les opposait violemment depuis un siècle.
C’est bien le choix d’une laïcité libérale qui est aujourd’hui remis en cause, au profit d’une autre conception, plus large, où la laïcité est définie comme un projet de société et non seulement comme une règle pour l’Etat. Pour les héritiers de Condorcet, qui annonçait « un moment où le soleil n’éclairera plus que des hommes libres, ne connaissant d’autres maitres que leur raison » 43, il est nécessaire d’émanciper le genre humain des croyances religieuses, synonymes de superstition et d’obscurantisme. Le projet républicain passerait par l’avènement d’un citoyen éclairé, conduit par la raison dans tous les aspects, publics ou privés, de son existence, et libéré de la pression des autorités ou communautés religieuses. Il faudrait que la laïcité soit une norme sociale, chacun se gouvernant, comme l’Etat, sans influence du religieux. La tolérance, le pluralisme, l’autonomie personnelle devraient être plus que des possibilités garanties par le droit, des réalités vécues. Plus large que la conception juridique libérale, cette philosophie laïque entend promouvoir une définition de la vie bonne, une manière d’être. E. Badinter exprime parfaitement cela quand elle déplore que l’identité par le cogito recule devant celle par le credo 44. La laïcité ne saurait être pour l’Etat une simple règle procédurale mais un objectif à atteindre. La République serait donc fondée à contrôler les progrès de la société sur le chemin de l’émancipation. Parce que la religion opprime les consciences, la liberté de conscience ne sautait inclure la liberté religieuse. L’Etat ne saurait rester neutre à l’égard de ce qui fait obstacle au libre examen.
La question du voile illustre parfaitement la différence de perspective des laïcités procédurales et substantielles. Pour la première, il exprime le droit de manifester ses convictions et ne peut être interdit que s’il trouble l’ordre public ; pour la seconde il signifie objectivement l’allégeance à des valeurs jugées non républicaines et peut être interdit en tant que tel, comme symbole d’une doctrine agressive. La laïcité émancipatrice, très prégnante dans l’histoire républicaine française, a très tôt exprimé son hostilité au vêtement religieux dans les espaces publics : dès le 6 avril 1792, l’évêque Torné obtenait l’adoption d’un décret interdisant le port de la soutane par ses mots : « ne laissons pas exister au sein d’une nation libre des monuments d’esclavage, même volontaire » 45 ; un peu avant 1905 on a voulu interdire des processions au prétexte que le port de la soutane portait atteinte à la dignité masculine. Le parallèle avec le voile musulman apparaît dans les arguments : pour Combes et ses alliés gallicans, le port de la soutane n’était pas une obligation religieuse mais seulement cléricale, lié à l’ultramontanisme, étant à la fois signe d’obéissance opposée à la dignité humaine et acte permanent de prosélytisme, et créant « une barrière infranchissable entre eux et la société laïque » 46.
C. Une transformation du droit des libertés ?
La rencontre entre de nouvelles pratiques de l’islam et la résurgence d’une philosophie laïque qui vise la sécularisation presse le droit d’évoluer vers davantage de contrôle, en dévalorisant les principes de neutralité et de séparation. Le risque est de déstabiliser le cadre de protection de la liberté individuelle, au moins pour trois raisons : le champ des justifications des limites à la liberté est élargi ; le registre des droits de l’homme est délaissé pour celui de l’identité ; l’ancrage affiché dans la laïcité traditionnelle fait que la rupture est non assumée et non maitrisée.
1° En l’absence de toute atteinte à l’ordre public matériel ou aux droits d’autrui, l’interdiction du voile ferait de son port un « crime sans victime », et constituerait une autorisation à censurer l’expression d’une liberté individuelle pour des motifs moraux ou politiques. La confusion de tous les types de voile en une même catégorie « dangereuse» et indésirable, la volonté de le proscrire dans tous les lieux publics, et de manière préventive, a priori de tout délit, montrent, indépendamment du risque terroriste, qu’il ne s’agit pas de censurer un comportement attentatoire à des droits mais l’affirmation de valeurs jugées indésirables sur le sol français. De manière parfois mais rarement explicite, comme au moment de l’adoption de la loi anti Burqa, sous le terme général de « vivre-ensemble », il s’agit de garantir des mœurs, une manière d’être 47. On ne doit pas vouloir porter le voile, on ne doit donc pas adhérer à la norme religieuse qui le commande, sans que l’on sache s’il s’agit de protéger les femmes, l’école, ou endiguer un phénomène qui conduirait inexorablement à des actes terroristes. Ce flou dans la qualification juridique du voile est déconcertant dans un cadre libéral.
2° Il faut insister sur un point qui marque la dérive hors du cadre traditionnel de défense des droits fondamentaux et qui semble spécifique à la France. Depuis quelques années, apparaît une défense de la laïcité où celle-ci est pensée comme moyen de préservation d’une identité culturelle et politique menacée par une religion étrangère. Comme le proposait le rapport Baroin de 2003, le véritable enjeu étant de défendre un type de société, et non plus un rapport entre l’Etat et les cultes, il faudrait alors rattacher la laïcité à l’identité de la France, de sorte que l’on puisse se défendre contre une autre culture, et non à la défense d’un droit – la logique juridique empêchant de surcroît de lutter contre la diffusion de l’islamisme, en raison du principe de non-discrimination 48. Il s’agit pour une partie de la droite de protéger un héritage « catholaïque » de l’érosion par la logique des droits de l’homme favorable à l’islam 49. A gauche, la référence porte davantage sur une identité politique (les valeurs de la République) mais la rupture avec la logique libérale est également assumée : l’exigence de neutralité des personnes privées, indéfendable sur le terrain du droit de la laïcité, ne peut être fondée que sur ce que la Cour européenne des droits de l’homme a admis comme étant la conception française du vivre-ensemble 50. Dès lors c’est bien un ensemble de principes culturels et moraux qui limite l’expression de la liberté religieuse. On est loin de la loi de 1905.
3° On peut enfin s’inquiéter de la confusion qui grève le débat sur la laïcité et ses possibles modifications. Si l’évolution du droit encadrant le fait religieux était jugée nécessaire, parce que se répandant des croyances et des convictions dangereuses pour la République, alors il faudrait assumer plus qu’un simple toilettage. Car les données de 1905 sont inversées : le « mal », si mal il y avait, ne serait pas dans l’Etat mais dans la société ; il ne serait pas soutenu par une « église » mais par un dogme qui se répand sans clergé unifié. Or, rien dans le droit de la laïcité ne permet de combattre une religion quand elle ne touche pas directement à la chose publique et demeure dans sa sphère propre. L’émergence d’une nouvelle pratique religieuse, même très stricte et tournant radicalement le dos aux valeurs républicaines, ne porte pas nécessairement atteinte à la séparation du politique et du religieux. Réciproquement le modèle libéral ne permet pas de lutter contre le mouvement de flux et reflux des croyances ; il repose sur le choix de s’en désintéresser, de laisser faire le mouvement spontanée des opinions et des convictions, philosophiques ou religieuses, avec comme seule limite ce qui menace les conditions de ce mouvement.
Il est souhaitable que l’on sorte de la confusion au moins sur deux points. Afin d’abord de cerner avec plus de rigueur le problème : le développement d’un communautarisme religieux dont on craint les effets sur le lien social et politique, selon un spectre large qui va de l’inégalité entre les sexes jusqu’à la menace terroriste. Il faudrait alors expliquer qu’on n’entend pas lutter contre une religion mais contre un mouvement politique. On resterait sur le terrain de la laïcité au sens large (se protéger d’une religion qui rejette les prérequis de la démocratie libérale et menace son fonctionnement), mais on quitterait le cadre étroit de la loi 1905. Cela permettrait ensuite d’assumer, éventuellement, le retour à une logique concordataire, puisqu’il ne s’agirait pas de séparer deux institutions en concurrence mais de contrôler un phénomène religieux. Depuis la fin des années 1980 l’Etat tente de mettre en place un interlocuteur officiel du culte musulman, pour gérer en commun des questions, comme le recrutement et la formation des imams, ou la langue utilisée pendant les prêches, qui ne devraient pas être à l’agenda politique dans une pure logique séparatiste. Ce qui se dégage de la mise en place des instances de discussions et des propositions faites depuis les attentats de 2015, c’est bien l’idée d’une coopération entre l’Etat et les représentants du culte musulman.
La tentation est grande en France de rompre avec le régime de séparation posée il y a un siècle, pour aider matériellement et contrôler intellectuellement l’islam. On se rapproche par petits pas d’une laïcité de reconnaissance sans doute mieux adaptée au type de rapport qu’entretient de fait l’Etat avec la société, mais en porte à faux avec la représentation d’une République incarnant l’émancipation du politique à l’égard du religieux. Le paradoxe est qu’en rejoignant le régime dominant en Europe, elle conserve une part de sa spécificité antireligieuse qui devrait rendre ce choix difficile, sinon impossible.
Notes:
- J. Baubérot, Les 7 laïcités françaises, E.M.S.H., 2015. ↩
- Article 2. A ↩
- Voy. I. Aigre-Cabannes, Cosmopolitiques n° 16, 2007. ↩
- Voy. F. Messner, P-H Prélot et J-M Woerlhing (dir.), Traité de droit français des religions, LexisNexis, 2013. ↩
- Les aumôneries militaires étant organisées par la loi du 8 juillet 1880. ↩
- C.E., ass, 6 juin 1947, Union catholique des hommes du diocèse de Versailles. ↩
- Décision n° 77-87, 23 novembre 1977, « liberté d’enseignement et de conscience ». ↩
- La loi du 17 février 2009 permet aux communes d’accorder des baux emphytéotiques aux associations cultuelles, alors qu’auparavant la présence dans le projet d’une partie culturelle (bibliothèque, musée, salon de thé, etc.), gérée par une association loi 1901 habilitée à recevoir des subventions, était nécessaire pour contourner l’interdiction posée par la loi de 1905. ↩
- Les cinq affaires concernent : la décision d’un conseil municipal d’acheter un orgue pour son église communale (Trézalé) ; la subvention par la commune de Lyon pour un ascenseur permettant de se rendre à la basilique de Fourvière ; l’aménagement par la Communauté urbaine du Mans de locaux désaffectés en vue d’obtenir un agrément sanitaire pour un abattoir local, essentiellement destiné à fonctionner pendant la fête de l’Aïd el-Kébir ; la location par la ville de Montpellier, à une association, d’une salle polyvalente afin qu’elle soit utilisée comme lieu de culte (mosquée) ; Le recours par la Commune de Montreuil à un bail emphytéotique au profit de « la fédération cultuelle des associations musulmanes de Montreuil », en vue de l’édification d’une mosquée. ↩
- Traité de droit français des religions, op. cit, p. 1413. ↩
- E. Geffray, « Conclusions sur C.E., 19 juillet 2011 », R.F.D.A., 2011, p. 967 ; T. Rambaud, dans sa thèse sur Le principe de séparation des cultes et de l’Etat en droit comparé, L.G.D.J, 2004, p. 147. ↩
- « La France est une République (…) laïque (…). Elle assure l’égalité des droits sans distinction d’origine, de race ou de religion. Elle respecte toutes les croyances » (article 1er). ↩
- Art. 1 de la Constitution et 10 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789. ↩
- L’article 1, relatif à la liberté de conscience et de culte, est supérieur, parce que trouvant un équivalent ailleurs dans la Constitution, à l’art. 2 relatif à la séparation organique, la règle de non subvention n’étant pas constitutionnelle. ↩
- DC, 2012-297 Q.P.C., 21 février 2013, Association pour la promotion et l’expansion de la laïcité. ↩
- C.E., Syndicat national des enseignants du second degré, 6 avril 2001. ↩
- P. Manent, Situation de la France, Paris, Desclée de Brouwer, 2015, p. 137. ↩
- J.-P. Willaime, « La prédominance européenne d’une laïcité de reconnaissance », in Baubérot, Milot et Portier, Laïcité, laïcités. Reconfiguration et nouveaux défis, Ed de la maison des sciences de l’homme, 2014. ↩
- C’est le cas de ces pays : Danemark, Slovaquie, Finlande, Géorgie, Grèce, Islande, Malte, Moldavie, Norvège, Royaume-Uni, Suède, Suisse. ↩
- Voy. J.-P. Willaime, Ibid., p.101 et s. ↩
- P. Portier, Ibid., p. 119. ↩
- Cour eur. dr. h., arrêt Kokkinakis c. Grèce, 25 mai 1993. ↩
- Cour eur. dr.. h., arrêt Dogru c. France, 4 décembre 2008. ↩
- C.E., 2 novembre 1992, Kherouaa. ↩
- Cf. J. Baubérot, op. cit., p. 106. ↩
- Etudes relatives aux possibilités juridiques d’interdiction du port du voile intégral, C.E., 2010. ↩
- Cour eur. dr. h., Gde Ch., arrêt S.A.S c. France,1er juillet 2014. ↩
- On se permet de renvoyer à l’ouvrage, écrit avec S. Hennette-Vauchez, L’affaire Baby-Loup ou la nouvelle laïcité, Lextenso-LGDJ, 2014. ↩
- Pour mémoire, l’affaire judiciaire s’est déroulée tout au long de cinq décisions. Le Conseil des prud’hommes de Mantes la Jolie (14 décembre 2000) a confirmé le licenciement au nom de la mission de service public de la crèche, financée à 80% par des fonds publics. La Cour d’appel de Versailles, le 27 octobre 2011, a confirmé la légalité du licenciement mais en s’appuyant sur le règlement intérieur, qui prescrivait le respect de la laïcité dans l’établissement. La Cour de cassation, le 19 mars 2013 a rejeté le licenciement, refusant d’étendre la laïcité à une structure privée ne gérant pas un service public, et jugeant le règlement intérieur trop général et imprécis, rendant le licenciement discriminatoire. Ce qui a donné lieu à un arrêt de résistance de la Cour d’appel de Paris, le 27 novembre 2013, qui, retenant la mission d’intérêt général de la crèche qualifiée d’entreprise de conviction pouvant par son règlement, jugé suffisamment précis, imposer la neutralité à ses salariés, confirme le licenciement. Enfin, la Cour de cassation, le 25 juin 2014, a clôt juridiquement le contentieux, en confirmant le licenciement, sur le fondement du règlement intérieur jugé cette fois suffisamment précis. ↩
- La question de fond – comment mobiliser le principe de laïcité dans l’entreprise – n’étant pas tranchée, le législateur s’en est emparé en 2015, à propos des « structures privées en charge de la petite enfance ». En substance, la loi (adoptée par l’assemblée et transmise au sénat), dont l’intention déclarée est de permettre à ces structures de garantir le respect de la liberté de conscience des enfants de moins de 6 ans, distingue deux situations : celle des établissements gérés par une personne morale de droit public ou par une personne morale de droit privé chargée d’une mission de service public, qui seraient soumis à l’obligation de neutralité en matière religieuse, conformément à la loi de 1905 ; celle des établissements privés, qui pourraient apporter, via leur règlement intérieur, des restrictions à la liberté de leurs salariés de manifester leurs convictions religieuses. Il s’agit ainsi de conforter la solution de l’arrêt du 25 juin 2014, en l’inscrivant dans la loi, ni plus, ni moins – l’idée d’imposer la neutralité aux structures privées ayant été rejetée en cours de procédure. ↩
- Par les députés Philippe Houillon (proposition de loi n° 864), Ciotti (n° 865) et Jacques Myard ( n°1027). ↩
- Par le député Eric Ciotti, le 18 février 2015 (proposition de loi n°2595). ↩
- A l’initiative d’E. Ciotti encore, qui proposait d’inclure les sorties scolaires dans la loi du 15 mars 2004 (proposition n° 2316). ↩
- C.E., avis, 3 mai 2000, Melle Marteaux, n°217017. ↩
- Voy. H. Rabault, « Le droit des enseignantes à arborer le foulard” R.F.D.C., 2015/103, p. 735. ↩
- BvR Koptuch, 24 septembre 2003, concluant l’affaire Ludin. Voy. J.-P. Derosier, « La cour constitutionnelle allemande et le port du voile », R.F.D.C., 58, 2004, p. 439. ↩
- Décision du 27 janvier 2015 (1. BvR 471/10 – 1. BvR 1181/10). Voy. H. Rabault, « Le droit des enseignantes à arborer le foulard », R.F.D.C., 2015, n°103, p. 735. ↩
- Décision du 16 janvier 2003. ↩
- La Commission pour l’égalité raciale a jugé que l’interdiction du foulard dans une école publique était « discrimination raciale » indirecte parce qu’affectant de façon disproportionnée la population d’origine indienne… (Affaire de la Grammar school d’Altrincham, 1988). Ce raisonnement avait déjà été tenu par la Chambre des Lords dans l’affaire Mandla c. Dowell Lee, en 1983 : refuser l’accès à l’école d’un enfant Sikh parce qu’il ne veut pas porter la casquette de l’uniforme relève de la discrimination raciale. La tolérance britannique s’est exprimée aussi dans l’Employement act de 1989 qui dispense les Sikhs du port du casque de chantier et dans le Road trafic act de 1989 pour le casque de moto. ↩
- M. D. Evans, Manuel sur le port des symboles religieux dans les lieux publics, Ed. du Conseil de l’Europe, 2009. ↩
- H. Pena-Ruiz, Dieu et Marianne, P.U.F, 2012, p. 299. ↩
- Voy. O. Roy et D. Koussens, Quand la Burqa passe à l’ouest, P.U.R., 2013. ↩
- Esquisse d’un tableau historique des progrès humains., Ed. Agasse, 1794, p. 338. ↩
- Cf. Philosophie magazine, n°95, déc 2015, p. 78. ↩
- Pierre-Anastase Torné, Discours sur la suppression des congrégations séculières et du costume ecclésiastique. Voy. F. Saint-Bonnet, « la citoyenneté, fondement démocratique pour la loi anti-Burqa. Réflexions sur la mort au monde et l’incarcération volontaire », Jus Politicum, n°7. ↩
- Baubérot, 2015, op. cit., p. 41 et s. ↩
- Voy. V. Valentin, « Espace public, ordre public ou ordre moral », in O. Bui-Xuan (dir.), Droit et espace(s) public(s), Fondation Varenne, 2012, p. 113-123. ↩
- « Pour une nouvelle laïcité » Rapport Baroin, remis au 1er ministre J-P Raffarin, en mai 2003. ↩
- Voy. J Baubérot, La laïcité falsifiée, La Découverte, 2012, p. 66. ↩
- Cour eur. dr., SAS C. France, juillet 2014. ↩
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