Un scandale précurseur : Die Sünderin
Quel régime pour l’expression artistique? Une œuvre qui traite de thèmes immoraux est-elle forcément immorale? Sur ces questions d’une actualité permanente, un ancien arrêt de la Cour administrative fédérale allemande mérite d’être redécouvert.
Thomas Hochmann, Professeur à l’Université de Reims Champagne-Ardenne
Un scandale précurseur : Die Sünderin[1]
En 1951, Veit Harlan, cinéaste de premier plan du régime national-socialiste et auteur, notamment, du film antisémite Jud Süss[2], présente au public allemand sa première réalisation d’après-guerre, intitulée Unsterbliche Geliebte[3]. La sortie de ce film se heurte à de nombreux opposants, qui appellent au boycott de l’œuvre de Veit Harlan. Ces évènements donneront lieu en 1958 à un arrêt très important de la Cour constitutionnelle allemande[4], qui tient une place essentielle dans l’organisation juridique de la liberté d’expression, et plus largement dans le régime des droits fondamentaux[5].
Cette affaire, néanmoins, ne concerne pas tant le contenu du film que l’identité de son auteur. Il en va autrement des évènements liés à un film sorti deux semaines avant celui de Veit Harlan[6], moins connu des juristes mais beaucoup plus célèbre auprès des cinéphiles germaniques : Die Sünderin, le film réalisé par Willi Forst, et souvent décrit comme le premier et le plus grand scandale de l’histoire du cinéma allemand[7]. L’accueil réservé à cette œuvre constitue, selon un auteur, un véritable lieu de mémoire, qui symbolise une Allemagne d’après-guerre caractérisée par l’hypocrisie sexuelle et politique[8].
Il est vrai que les thèmes abordés par ce film se prêtaient aux réactions les plus outrées. Au début du film, Marina, interprétée par Hildegard Knef, avoue avoir tué son amant, et se remémore les évènements qui l’ont conduite à ce geste. Elle retrace son adolescence, en compagnie de sa mère, de son beau-père et du fils de celui-ci. Elle échange régulièrement avec son beau-frère des faveurs sexuelles contre de l’argent et des bijoux, tandis que sa mère quitte chaque soir l’appartement pour retrouver des hommes différents. Mise à la porte par son beau-père, Marina se prostitue dans un bar de Munich. C’est là qu’elle rencontre le peintre Alexander, dont elle tombe amoureuse. Celui-ci est cependant atteint d’une tumeur cérébrale qui le rend progressivement aveugle. Afin de vendre une de ses toiles, puis de financer une opération qui pourrait lui rendre la vue, Marina reprend le chemin de la prostitution. L’intervention chirurgicale semble fructueuse, mais Alexander devient finalement aveugle et Marina accepte de l’empoisonner, comme il le lui avait demandé. A la fin du film, elle choisit de le suivre dans la mort.
Une scène de quelques secondes montre Marina entièrement nue, posant pour son peintre. On affirma longtemps que le scandale provoqué par le film était essentiellement dû à cette brève scène. Mais cette légende n’a plus cours aujourd’hui[9]. La présentation du film dans sa dernière édition sous format DVD[10] précise bien que « les quelques secondes de nudité d’Hildegard Knef firent fureur, mais ce sont les thèmes de l’inceste, de la prostitution et du suicide qui indignèrent ». Comme le remarque d’ailleurs Kirsten Burgardt, la scène de nudité évite, à travers le comportement du peintre, les implications érotiques et insiste uniquement sur le rôle de modèle artistique. Lorsque le peintre manifeste sa satisfaction sur l’évolution de son tableau, Marina croit percevoir un signe d’affection et lui adresse, de loin, un baiser. Alexander corrige le quiproquo en lui indiquant qu’il se réjouit de la manière dont il a peint le coude, partie du corps humain qui n’est pas, du moins pour la plupart des gens, la plus chargée de connotations érotiques. Le film semble même dénoncer le voyeurisme auquel pourrait se prêter la scène. Lorsque deux jeunes hommes s’introduisent dans le jardin pour observer Marina, le peintre les chasse en les traitant de porcs et en leur reprochant de tout salir avec leurs seuls regards[11].
Ce sont bien les thèmes abordés par le film, et non les quelques secondes de nudité, qui provoquèrent des contestations. L’œuvre évoque l’adultère, l’inceste, la prostitution et le suicide. Dans les années 50, un tel scénario vient heurter de nombreux tabous[12]. Le film entraîna des protestations et donna lieu à un arrêt de la Cour administrative fédérale dont l’importance ne semble pas avoir été appréciée à sa juste mesure.
I- Un scandale surestimé
Un rapide aperçu du système allemand de censure du cinéma s’impose pour saisir toutes les composantes de l’affaire. À l’issue de la seconde guerre mondiale, les Alliés comme les Allemands étaient convaincus du pouvoir d’influence du cinéma. Les Américains, cependant, étaient opposés à toute censure étatique, et entendaient mettre en place un régime d’autocontrôle de l’industrie cinématographique, sur le modèle des États-Unis. Malgré l’opposition initiale des Britanniques, et surtout des Français, ce système de censure fut finalement introduit dans les trois zones d’occupation à la fin de l’année 1948. Contrairement à la situation américaine, cependant, l’État ne fut pas exclu de l’instance de contrôle. Les professionnels du cinéma considéraient que l’inclusion des autorités publiques donnerait davantage de légitimité à l’organisme de censure, et éviterait que les Länder édictent des réglementations supplémentaires. C’est ainsi que fut créé l’organisme d’autocontrôle volontaire de l’industrie cinématographique, la FSK (Freiwillige Selbstkontrolle der Filmwirtschaft)[13].
Le 15 janvier 1951, la commission de travail (Arbeitsausschuss) de la FSK, première instance de l’institution, interdit la diffusion de Die Sünderin, dont la sortie était prévue trois jours plus tard. Les membres de cette commission (quatre représentants des professionnels du cinéma et deux représentants de la sphère publique[14]) jugeaient inacceptable que Marina considère la prostitution comme un remède inéluctable à sa détresse économique. Le double suicide final fut également critiqué. Pour la FSK, cet acte était présenté comme une évidence, comme la seule bonne solution, le suicide apparaissait comme un idéal, et le film risquait d’inciter à imiter les protagonistes[15]. Enfin, il n’apparaissait pas suffisamment clairement que c’était à sa demande que Marina empoisonnait Alexander[16].
Cette décision constituait le premier grand test pour la FSK, et semble montrer les limites du système non étatique d’autocontrôle. Lors d’une réunion de crise tenue le 16 janvier, la production du film laissa clairement entendre que Die Sünderin serait projeté, avec ou sans l’accord de la FSK. Si sa décision était ainsi ignorée, l’existence de la jeune institution aurait été menacée. Aussi, l’instance d’appel (Hauptausschuss) revint, par neuf voix contre quatre, sur la décision de première instance. Cinq minutes avant le début de la première, le film fut autorisé, sans aucune coupe[17].
Le mouvement de protestation qui suivit cette décision et la diffusion du film est traditionnellement décrit comme une tempête d’une ampleur inégalée[18], mais cette appréciation a récemment été relativisée par Jürgen Kniep[19]. Il y eut certes une large discussion dans le public et les médias, mais l’image d’une vague de protestation nationale semble exagérée. Des manifestations de faible importance eurent lieu à des moments différents, au rythme de l’arrivée des copies du film en divers endroits du territoire, mais seules quelques villes connurent des heurts réellement importants entre les opposants au film, ses partisans, et les forces de police[20].
Les actions de protestation furent essentiellement provoquées par les critiques que l’Église adressa à Die Sünderin[21]. Elles conduisirent parfois à l’interdiction, le plus souvent provisoire, de diffuser le film[22]. Ces mesures se fondaient sur les articles 14 et 41 de la loi sur la police administrative (Polizeiverwaltungsgesetz), qui permettaient aux autorités de police de prendre les mesures nécessaires et adaptées à la préservation de l’ordre et de la sécurité publics.
Les autorités compétentes justifiaient de deux manières les décisions d’interdiction : les risques de violence entre manifestants, contre-manifestants et forces de l’ordre d’une part, le caractère immoral du film d’autre part. Cette immoralité entraînait, selon les autorités de police, deux conséquences préjudiciables : une atteinte aux convictions de la population bien-pensante, et un risque d’imitation chez les spectateurs les plus influençables.
Les interdictions furent, dans un premier temps, confirmées par les juridictions. Ainsi, selon le tribunal administratif de Coblence, l’« ordre éthique » était menacé par Die Sünderin. Les juges se référaient en particulier à l’appréciation du film réalisée par l’Église, considérée comme l’institution de « conservation et de renforcement des fondements religieux et moraux de la vie humaine ». Ainsi, selon le tribunal, le film blessait l’essentiel de la population catholique, et risquait d’avoir une influence pernicieuse, en particulier sur les jeunes privés d’encadrement parental dans cette période d’après-guerre : le « faux héroïsme » de Marina, qui choisit la prostitution pour aider son prochain, risquait d’être imité, tout comme le suicide, décrit comme une échappatoire à une condition difficile, alors qu’il est, d’un point de vue chrétien, « une fuite devant la responsabilité »[23].
Ce jugement fut confirmé en appel, la Cour brocardant l’apologie de la prostitution réalisée par le film :
« Avec l’argent gagné visiblement sans peine, [Marina] peut s’offrir des appartements invraisemblablement luxueux, d’innombrables vêtements élégants, et mener grand train dans de chics établissements de nuit. Le véritable visage de la prostitution, avec ses risques, son appauvrissement et son humiliation corporels et spirituels, n’est pas montré. […] L’amour de Marina pour le peintre n’entraîne aucune transformation fondamentale de sa vie. Lorsque l’argent vient à manquer, elle est aussitôt prête à se prostituer à nouveau […] »[24].
Plus largement, l’atteinte à l’ordre public résultait de ce que « les valeurs fondamentales protégées par la Constitution, telles que la dignité humaine, la vie, le mariage et la famille, [étaient] gravement blessées par la glorification […] des valeurs inverses : la prostitution, le suicide, le suicide assisté et le concubinage »[25]. À la société de production, qui arguait du succès du film pour prouver son acceptation au sein de la population, la Cour répondit que la rediffusion du film Jud Süss attirerait certainement par curiosité de nombreuses personnes dans les salles, sans que l’on puisse en déduire une quelconque tolérance pour l’antisémitisme[26].
Une autre procédure fut intentée suite à l’interdiction de la diffusion du film dans la ville de Lingen, en Basse-Saxe. Le tribunal administratif de Hanovre confirma la mesure de police, en considérant que Die Sünderin heurtait la morale chrétienne, laquelle relevait de l’ordre public. Il risquait en outre d’influencer les plus impressionnables, de relâcher les conceptions relatives à la pureté de la femme, au mariage et à la famille, et d’augmenter la prostitution[27]. En appel, cependant, la Cour de Lunebourg annula la décision de la commune. L’ordre public n’était pas menacé par la seule représentation de comportements pénalement répréhensibles, expliqua la Cour. Encore fallait-il que le film exprime une position favorable à ces actes. Tel n’était pas le cas, selon les juges, dans Die Sünderin[28]. La ville de Lingen intenta un recours devant la Cour administrative fédérale, donnant à la plus haute juridiction administrative l’occasion de se prononcer sur l’objet du scandale.
II – Un arrêt sous-estimé
L’arrêt du 21 décembre 1954[29] confirme l’arrêt de la Cour d’appel de Lunebourg, et rejette le recours de la ville de Lingen. Pour la première fois, le film est considéré comme une œuvre d’art. La Cour pose ainsi les fondements de la riche jurisprudence allemande qui devait se développer en matière de liberté artistique.
Contrairement à la situation dans d’autres pays, dont la France, la Constitution allemande, adoptée en 1949, prévoit une protection spécifique pour l’art. Le premier alinéa de l’article 5 de la Loi fondamentale garantit la liberté d’expression, et le deuxième alinéa énumère les limites qui peuvent lui être apportées, en particulier par les « lois générales ». Le troisième alinéa, cependant, précise que « l’art et la science, la recherche et l’enseignement sont libres »[30]. Les précédentes décisions judiciaires rendues à l’égard de Die Sünderin examinaient néanmoins la constitutionnalité des interdictions de diffusion sur le fondement des deux premiers alinéas de l’article 5. Le film constituait l’expression d’une opinion (article 5 alinéa 1er), et il s’agissait d’examiner si les mesures litigieuses formaient une limitation permise en vertu du deuxième alinéa. Le troisième alinéa n’était pas évoqué[31]. La Cour fédérale rejette cette démarche et situe son examen sous le signe de la liberté artistique :
« Die Sünderin n’est pas un reportage, mais un film qui relate une intrigue inventée, et qui ne prend pas position à l’égard des évènements représentés. Il ne s’agit donc pas de l’expression d’une opinion, et il ne relève pas des dispositions du premier alinéa de l’article 5 de la Loi Fondamentale. Un tel film, indépendamment de sa valeur artistique qui ne concerne pas la décision de la Cour, est bien davantage une création artistique, de la même manière qu’un roman ou une pièce de théâtre, qui relatent des évènements inventés sans prendre simultanément position à l’égard de certains problèmes. L’appréciation juridique doit donc se fonder sur l’article 5 alinéa 3 de la Loi Fondamentale »[32].
Certes, cette conception de l’art, qui semble exclure toute forme d’art engagé, peut paraître dépassée aujourd’hui. La jurisprudence allemande reviendra d’ailleurs sur ce point, pour juger que « l’art et l’expression d’opinions ne s’excluent pas »[33]. Mais il n’en demeure pas moins que pour la première fois, une haute juridiction contrôle sur le fondement du troisième alinéa de l’article 5 une atteinte à la liberté artistique. En outre la Cour, loin de considérer cette disposition comme une simple proclamation dénuée de valeur juridique, tranche en faveur de l’art un débat relatif à cet article et à son prédécesseur, l’article 142 de la Constitution de Weimar[34].
Dans les années 1920 et au début des années 1930, en effet, une partie importante de la doctrine considérait que la liberté artistique trouvait ses limites, comme toute expression, dans les lois générales, parmi lesquelles l’autorisation d’édicter des mesures de police, celle-là même sur le fondement de laquelle la diffusion de Die Sünderin avait fait l’objet d’interdictions locales. Ainsi, Gerhard Anschütz, l’un des principaux constitutionnalistes de l’époque et l’auteur du commentaire de référence de la Constitution, écartait la thèse d’une protection spécifique de l’art. L’absence, dans l’article 142, de la mention des limites de la liberté n’impliquait pas qu’il était interdit au législateur d’intervenir dans ce domaine. Il fallait au contraire considérer que l’art était encadré, comme toute expression, par les « lois générales » (allgemeine Gesetze). Seules les « lois spéciales », dirigées directement contre l’art ou contre un courant artistique, étaient interdites par la Constitution. Ainsi, la liberté artistique cédait devant les lois pénales, mais également face aux lois qui habilitaient les autorités de police à protéger l’ordre et la sécurité publics[35]. Sur ce dernier point, Anschütz s’opposait à un autre auteur qui, selon lui, plaidait pour une limitation trop large de la compétence de police face aux activités artistiques[36]. Friedrich Kitzinger considérait en effet que l’article 142 s’opposait à l’application de la compétence générale de police à l’encontre de l’art. La garantie prévue à l’article 142 n’aurait plus aucun sens si elle ne protégeait pas l’art contre ses principaux oppresseurs, l’administration et la police, si elle leur permettait de le restreindre pour protéger l’ordre public et les bonnes mœurs contre toute menace, sans davantage de conditions[37].
Dans l’arrêt de 1952, la Cour administrative fédérale tranche à l’aune de la Loi Fondamentale le débat entre ces deux auteurs, auxquels elle se réfère explicitement : « Le texte du troisième alinéa de l’article 5 garantit la liberté de l’art sans limitation. Dès lors, toute interprétation qui, en dépit de la lettre, conduit à restreindre une liberté garantie de manière illimitée nécessite le fondement juridique le plus sûr »[38]. Ainsi, contrairement aux juridictions inférieures qui, tel le tribunal administratif de Coblence, avaient considéré que la Loi Fondamentale ne présentait nul obstacle pour l’application de l’habilitation générale de police[39], la Cour fédérale juge que la liberté artistique n’est pas soumise aux lois générales. Ce faisant, la Cour, bien qu’elle cite à de nombreuses reprises Kitzinger, va en réalité beaucoup plus loin que lui. Cet auteur s’opposait à l’habilitation générale de police, mais confirmait longuement l’application des « lois générales » à l’encontre de la liberté artistique[40].
La lettre du troisième alinéa est donc prise au sérieux par la Cour, selon laquelle les larges possibilités de limitation de la liberté d’expression prévues au deuxième alinéa de l’article 5 ne concernent pas la liberté de l’art. Cette conception devait être confirmée par la Cour constitutionnelle dans un arrêt beaucoup plus célèbre, rendu au sujet du roman Mephisto de Klaus Mann[41]. Mais celui-ci n’intervint qu’en 1971, dix-sept ans après la décision de la Cour administrative fédérale, qui jouit pourtant d’une notoriété très inférieure.
Selon les juges administratifs, au vu des débats qui agitaient la doctrine de Weimar à l’égard de l’article 142, le Constituant de 1949 aurait prévu explicitement la soumission de l’art aux lois générales, si telle avait été son intention. En outre, l’organisation de l’article 5, où la garantie de l’art est placée postérieurement aux possibilités de limitation, plaide également pour un régime particulier[42]. La simple édiction d’une loi générale ne permet donc pas de limiter la liberté artistique. En particulier, les dispositions qui autorisent largement l’intervention des autorités de police pour la protection de l’ordre public ne suffisent pas à restreindre une activité artistique conformément à la Constitution.
Néanmoins, poursuit la Cour en suivant un raisonnement qui réapparaîtra également dans l’arrêt Mephisto[43], la liberté artistique n’est pas illimitée pour autant. De manière générale, l’exercice d’un droit fondamental ne doit pas porter atteinte à un autre droit garanti par la Constitution, ni menacer les « intérêts nécessaires à l’existence de la communauté étatique »[44]. Parmi ces derniers se trouvent les bonnes mœurs (Sittengesetz), prévues à l’article 2 de la Loi Fondamentale. La Cour les définit comme les conceptions fondamentales générales relatives aux obligations éthiques de l’individu au sein de la communauté[45]. Mais ces dernières ne doivent pas être confondues avec les opinions morales ou religieuses de certaines parties de la population géographiquement déterminées : une atteinte à de telles convictions locales ne justifie pas l’interdiction d’une œuvre d’art[46].
Par ailleurs, la Loi Fondamentale protège également en son article 6 la famille et le mariage, en tant qu’institutions de la vie en société. Ces « biens juridiques » permettent de justifier une limitation de la liberté de l’art. Ce raisonnement, qui a été développé suite à l’arrêt Mephisto, conduit à relativiser la protection spécifique dont jouit l’art. Il est en effet relativement aisé d’identifier un « ancrage constitutionnel » pour de nombreuses limitations de la liberté artistique. En particulier, le « droit général de la personnalité » (article 2) et la « dignité humaine » (article 1er) sont susceptibles de constituer l’« intérêt juridique protégé » de lois multiples et variées[47].
Aussi, le véritable intérêt du troisième alinéa de l’article 5 consiste dans l’obligation, pour les tribunaux et plus largement pour les autorités publiques, de tenir compte du caractère artistique de l’œuvre. Ainsi, explique la Cour administrative fédérale, la Constitution n’interdit pas les représentations artistiques qui ont pour objet des évènements méprisés par les bonnes mœurs, moralement malsains, pénalement répréhensibles, ou qui divergent des conceptions traditionnelles de la famille et du mariage. Une simple représentation de ces évènements ne nuit pas à ces biens juridiques. Il en irait autrement si le film honorait ces faits et les présentait comme des objectifs souhaitables, incitant ainsi à l’imitation les spectateurs dénués de sens critique. Mais Die Sünderin, explique la Cour fédérale en confirmant les conclusions de la Cour d’appel, ne prend pas position sur les évènements qu’il représente[48]. En effet, la narration est entièrement prise en charge par le personnage de Marina. Aucune instance supérieure, aucun narrateur « hétérodiégétique » ne vient délivrer une lecture moralisatrice du comportement des personnages[49]. Die Sünderin est en quelque sorte au cinéma allemand ce que Madame Bovary est à la littérature française.
Cette reconnaissance juridictionnelle de la fiction, cette prise en compte du point de vue narratif et du caractère artistique de l’œuvre pour juger de ses effets étaient promises à un grand destin au sein de la jurisprudence allemande, et en particulier sous la plume des juges constitutionnels de Karlsruhe[50]. La représentation d’évènements dans une œuvre d’art n’est pas une description de faits réels. En outre, représenter n’est pas forcément approuver ou glorifier. Selon un auteur, cette interprétation du film était très en avance eu égard aux conceptions contemporaines de l’art[51].
Si l’ampleur du mouvement de protestation provoqué par Die Sünderin est fréquemment exagérée, la signification de la décision de justice à laquelle il donna lieu est sous-estimée. L’arrêt de la Cour administrative fédérale, rendu dans les toutes premières années de la République allemande, fut le précurseur d’une jurisprudence élaborée et soucieuse de la spécificité de l’expression artistique[52].
[1]Willi FORST, Die Sünderin/Confessions d’une pécheresse, Allemagne, 1951.
[2] Veit HARLAN , Jud Süss/Le juif Süss, Allemagne, 1940
[3] Veit HARLAN , Unsterbliche Geliebte, Allemagne, 1951
[4] BVerfGE 7, 198 Lüth.
[5] Thomas HENNE et Arne RIEDLINGER (dir.), Das Lüth-Urteil aus (rechts-)historischer Sicht: Die Konflikte um Veit Harlan und die Grundrechtsjudikatur des Bundesverfassungsgerichts, Berlin, Berliner Wissenschafts-Verlag, 2005.
[6] Jürgen KNIEP, Keine Jugendfreigabe!, Filmzensur in Westdeutschland 1949-1990, Göttingen, Wallstein, 2010, p. 60.
[7] Kirsten BURGHARDT, Werk, Skandal, Exempel, Tabudurchbrechung durch fiktionale Modelle : Willi Forsts Die Sünderin (BR Deutschland, 1951), Munich, Diskurs-Fim-Verlag Schaudig & Ledig, 1996, p. 11.
[8] Jürgen KNIEP, op. cit., p. 53 et 68.
[9] Jürgen KNIEP, op. cit., p. 53, 63 et 67.
[10] Art Haus, 2009.
[11] Kirsten BURGHARDT, op. cit., p. 221 et suiv.
[12] Cf. ibid., p. 239 et suiv.
[13] Ce paragraphe se fonde sur Jürgen KNIEP, op. cit., p. 38- 41.
[14] La composante publique de la FSK (« die öffentliche Hand ») comprenait alors des représentants des Länder, mais également des Églises. Il semblait évident aux hommes politiques, aux professionnels du cinéma, comme aux médias, que les institutions religieuses avaient un rôle à jouer dans le système de censure. Cf. ibid., p. 46.
[15] Une telle problématique évoque la vague de suicides qu’aurait provoquée la publication des Souffrances du jeune Werther de Goethe. Cf. Martin ANDREE, Wenn Texte töten, Über Werther, Medienwirkung und Mediengewalt, Munich, Wilhelm Fink Verlag, 2006, p. 9 et suiv. Le sociologue américain David Phillips a baptisé ce phénomène le « Werther effect », dans une étude où il entendait montrer que la publication par les journaux d’un article sur un individu s’étant donné la mort entraînait immédiatement une augmentation du nombre de suicides. David PHILLIPS, « The Influence of Suggestion on Suicide: Substantive and Theoretical Implications of the Werther Effect », American Sociological Review, vol. 39, 1974, p. 341.
[16] Jürgen KNIEP, op. cit., p. 54 et suiv.
[17] Ibid., p. 53, 56 et suiv.
[18] Cf. par exemple Kirsten BURGHARDT, op. cit., p. 13.
[19] Jürgen KNIEP, op. cit., p. 58 et suiv.
[20] Ce fut en particulier le cas à Ratisbonne. Cf. Jürgen KNIEP, op. cit., p. 60 ; et Hans KRATZER, « Die ‘Sünderin’ in Regensburg », Süddeutsche Zeitung, 5 octobre 2011.
[21] Jürgen KNIEP, op. cit., p. 61. Suite à l’autorisation du film par la FSK, les représentants des Églises démissionnèrent de l’institution, avant de réintégrer rapidement ses commissions, dont la composition fut modifiée. En particulier, le nombre des sièges fut rééquilibré entre les représentants de l’Administration et ceux de l’industrie cinématographique, ceux-ci conservant cependant la majorité. Un représentant de la Fédération fut également inclus, alors que seul les Länder participaient auparavant à la FSK (ibid., p. 63 et suiv.). Depuis 1985, la personne publique a la majorité au sein de la FSK (ibid., p. 316).
[22] Kirsten BURGHARDT, op. cit., p. 31 et suiv.
[23] Jugement du 22 juin 1951, cité dans ibid., p. 264 et suiv.
[24] Arrêt de la cour administrative d’appel de Rhénanie-Palatinat du 29 mai 1952, cité dans ibid., p. 271, note 555.
[25] Ibid., p. 271.
[26] Ibid., p. 272.
[27] Jugement du 31 janvier 1952, cité dans ibid., p. 266 et suiv.
[28] Arrêt du 4 novembre 1952, cité dans ibid., p. 273 et suiv.
[29] BVerwGE 1, 303 (21 décembre 1954). L’abréviation BVerwGE signifie « Entscheidungen des Bundesverwaltungsgerichts », et désigne le recueil des arrêts de la Cour administrative fédérale. Le premier numéro indique le volume, le second la page où débute le texte de l’arrêt. Il en va de même avec le recueil des arrêts de la Cour constitutionnelle fédérale : BVerfGE.
[30] Traduction accessible sur le site du gouvernement fédéral, www.bundesregierung.de
[31] Tribunal administratif de Coblence, 22 juin 1951, cité dans Kirsten BURGHARDT, op. cit., p. 265 ; Tribunal administratif de Hanovre, 31 janvier 1952, cité dans ibid., p. 266 ; Cour administrative d’appel de Rhénanie-Palatinat, 29 mai 1952, cité dans ibid., p. 270.
[32] BVerwGE 1, 303 (21 décembre 1954), p. 305 : « Der Film « Die Sünderin » ist kein berichterstattender Film, sondern ein Spielfilm, der eine frei erdachte Handlung wiedergibt, zu den in ihm dargestellten Vorgängen aber selbst, wie das Berufungsgericht festgestellt hat, nicht Stellung nimmt. Damit ist er aber auch keine Meinungsäußerung. Er fällt deshalb nicht unter die Vorschriften des Art. 5 Abs. 1 GG. Vielmehr ist ein solcher Spielfilm – ungeachtet seines künstlerischen Wertes, der nicht zur Entscheidung des Gerichts steht – ein Erzeugnis der Kunst in gleicher Weise wie etwa ein Roman oder ein Theaterstück, die erdachte Handlungen zum Gegenstand haben, ohne zugleich erkennbar eine bestimmte Stellung zu irgendwelchen Problemen zu beziehen. Die rechtliche Beurteilung richtet sich demnach nach Art. 5 Abs. 3 GG ».
[33] BVerfGE 75, 369, Strauss-Karikatur (1987), p. 377 : « Kunst und Meinungsäußerung schließen sich nicht aus » ; BVerfGE 30, 173, Mephisto (1971), p. 191 : « l’art engagé n’est pas exclu de la garantie de la liberté artistique » (« der Bereich der « engagierten » Kunst ist von der Freiheitsgarantie nicht ausgenommen »). Cf. aussi plus récemment dans le même sens BGH (Bundesgerichtshof, Cour fédérale de justice), 26 mai 2009, Neue Juristische Wochenschrift, 2009, p. 3576, note Tobias GOSTOMZYK.
[34] « L’art, la science et l’enseignement sont libres. […] ».
[35] Gerhard ANSCHÜTZ, Die Verfassung des Deutschen Reichs vom 11. August 1919, Ein Kommentar für Wissenschaft und Praxis, Scientia Verlag Aalen, 14e éd., 1987 (1933), p. 659 et suiv.
[36] Ibid., p. 661, note 3.
[37] Friedrich KITZINGER, « Die Freiheit der Wissenschaft und der Kunst », in Hans Karl NIPPERDEY (dir.), Die Grundrechte und Grundpflichten der Reichsverfassung, tome 2, Berlin, Hobbing, 1930, p. 464, 477 et suiv.
[38] BVerwGE 1, 303, p. 306.
[39] Cf. Kirsten BURGHARDT, op. cit., p. 265.
[40] Cf. Friedrich KITZINGER , op. cit., p. 460 et suiv., 467 et suiv.
[41] BVerfGE 30, 173 (24 février 1971) Mephisto, p. 191. L’ombre de Veit Harlan continue de planer ici. Klaus Mann a reconnu avoir pris comme modèle l’acteur Gustaf Gründgens pour créer le personnage de Hendrik Höfgen, cet artiste qui se compromet avec le national-socialisme afin de faire carrière sous le troisième Reich (cf. ibid., p. 175). Mais selon Michel Tournier, ce personnage correspond en tous points au réalisateur du Juif Süss. Cf. Michel TOURNIER, « Préface », in Klaus MANN, Mephisto, trad. fr. Louise SERVICEN, Paris, Bernard Grasset, 1993, p. 9.
[42] BVerwGE 1, 303, p. 307.
[43] BVerfGE 30, 173, p. 193.
[44] BVerwGE 1, 303, p. 307 : « Wie der Senat in anderem Zusammenhang ausgesprochen hat […], darf ein Grundrecht nicht in Anspruch genommen werden, wenn dadurch ein anderes Grundrecht verletzt wird oder Güter, die für den Bestand der staatlichen Gemeinschaft notwendig sind, gefährdet werden ».
[45] Ibid. : « Zwar gehört zu diesen Gütern auch das Sittengesetz im Sinne der allgemeinen grundlegenden Anschauungen über die ethische Gebundenheit des einzelnen in der Gemeinschaft ».
[46] BVerwGE 1, 303, p. 308.
[47] La mention des bonnes mœurs comme limite à la liberté artistique ne semble pas avoir été maintenue dans la jurisprudence ultérieure à l’arrêt de 1952. Néanmoins, la « dignité humaine » et le « droit général de la personnalité » sont aisément susceptibles de justifier des restrictions autrefois fondées sur la protection des bonnes mœurs. Cf. notamment Danièle LOCHAK, « La liberté sexuelle, une liberté (pas) comme les autres ? », in Daniel BORILLO et Danièle LOCHAK, La liberté sexuelle, Paris, P.U.F., 2005, p. 24 et 35.
[48] BVerwGE 1, 303, p. 307.
[49] Cf. l’analyse de Kirsten BURGHARDT, op. cit., p. 175 et suiv.
[50] Cf. en particulier récemment BVerfGE 119, 1 (13 juin 2007) Esra, p. 28.
[51] Kirsten BURGHARDT, op. cit., p. 276.
[52] Pour de plus amples développement sur ce point, cf. Thomas HOCHMANN, « L’interprétation juridictionnelle d’un texte fictionnel », in Christine BARON (dir.), Littérature, droit, transgression, Presses universitaires de Rennes, coll. « La licorne », 2013, pp. 23-34.