La contraction des conditions de la responsabilité civile
La contraction des conditions de la responsabilité civile en cas d’atteinte à un droit fondamental
Par Christophe Quézel-Ambrunaz
L’expression de « préjudice inhérent » attire l’attention sur l’escamotage (sur le fond, plus que sur la preuve) de l’une des conditions de la responsabilité civile : le préjudice. Cet article défend l’idée selon laquelle c’est l’ensemble des conditions de la responsabilité civile qui se contracte lorsqu’un droit fondamental de la victime est atteint. En outre, l’on peut se demander si la responsabilité post-moderne ne va pas être irrésistiblement être attirée par ce modèle contracté.
Des conditions de la responsabilité civile. Avant de s’interroger sur l’incidence du caractère fondamental des droits atteints sur les conditions de la responsabilité civile, il convient de préciser ce qu’il faut entendre par ces conditions.Les quelques conditions que nous utilisons habituellement pour décrire notre système français de responsabilité (fait dommageable, causalité, préjudice, éventuellement distingué du dommage, ainsi que parfois un lien d’autorité ou d’imputabilité) sont insuffisantes pour rendre compte de toutes les configurations possibles. Cinq conditions sont nécessaires pour établir le principe de la responsabilité (elles ne suffisent même pas à déterminer la personne du responsable) : le fait dommageable, la faute, le lien de causalité, le dommage, et l’illicéité (ou le préjudice, si l’on veut bien considérer que, distingué du dommage, il peut être le siège de l’exigence d’illicéité).
Certainement, notre système de droit n’exige pas que toutes ces conditions soient présentes ; l’évolution historique a déjà conduit à la contraction de certaines. Ainsi, le troisième chapitre de la Lex Aquilia distinguait le fait dommageable de la faute ; en effet, la responsabilité supposait, dans ce système, que le dommage soit survenu par un fait tel que occidere, urere, frangere, rumpere (D. 9,2). Ainsi, celui qui, fautivement, délie l’esclave d’autrui, ce qui lui permet de s’échapper, n’est pas responsable face à la stricte application du texte : il ne l’a pas tué, brûlé, rompu ou détruit. Notre article 1382, et c’est le sens du terme « quelconque », a rompu avec cet héritage historique : celui qui est en faute doit réparation du dommage causé, peu important la nature de son fait dommageable.
Dans d’autres situations au contraire, c’est le fait dommageable qui importe, la faute étant indifférente : il s’agit par exemple de la responsabilité du fait d’une chose.
Quant à l’illicéité, réminiscence de l’iniuria romaine (dans l’expression damnum iniuria datum de la Lex Aquilia) il s’agit par principe d’une condition très indifférente à notre système de droit, fondé sur une clause générale. Il s’agit du sens de la phrase célèbre du Tribun Tarrible : « Cette disposition embrasse dans sa vaste latitude tous les genres de dommages » (Fenet, t. XIII, p. 488). Néanmoins, l’illicéité est rétive à l’oubli, et se manifeste notamment dans la distinction du dommage et du préjudice, qui peut servir de creuset à l’élaboration d’une théorie des intérêts protégés. Elle trouve en outre un formidable regain dans les projets de réforme du droit de la responsabilité civile.
Du mouvement de contraction des conditions de la responsabilité civile. Il n’est guère difficile de comprendre que, la défaillance d’une seule condition entraînant l’absence de responsabilité, un nombre élevé de conditions de la responsabilité civile tend à restreindre l’occurrence de celle-ci. Au contraire, la suppression de certaines conditions, ou la fusion de conditions entre elles, facilite le jugement de responsabilité civile. S’il a pu être écrit que « l’histoire de la peine est une abolition constante » (R. von Jhering, p. 4), il semblerait que, réciproquement, l’histoire de la responsabilité soit celle d’un élargissement constant. Cet élargissement passe notamment par la réduction du nombre de ses conditions.
Au moins trois époques ont pu être témoin de ce mouvement : en premier lieu, à l’époque du droit romain, par l’admission des actions utiles sur la loi Aquilia, et l’abandon progressif de certaines exigences de cette loi, comme celle de la causation corpore corpori du dommage (B. Winiger, p. 56 sqq.). En deuxième lieu, lors de la rédaction du Code civil, héritier sur ce point de l’humanisme juridique et du jusnaturalisme moderne, par l’indifférence nouvelle quant au fait dommageable dans la responsabilité pour faute, et quant à l’illicéité du dommage (cf. J. Domat, titre VII ; C. Wolff, t. I, Chap. III, principe XXII ; H. Grotius, chap. XVII, II). En troisième lieu, il pourrait s’agir du mouvement contemporain lancé par la reconnaissance d’une spécificité de l’atteinte à un droit fondamental de la victime. C’est de ce mouvement dont il doit être question ici. Les deux premières évolutions n’ont certainement pas été parfaitement achevées. L’on trouve des stigmates de l’illicéité dans la distinction entre le dommage le préjudice, la distinction du fait dommageable et de la faute est certainement oubliée dans la responsabilité du fait personnel, mais reprend ses droits dans les autres régimes de responsabilité (quitte à ce que l’un évince l’autre)… Le mouvement contemporain vient peut-être parachever les évolutions antérieures. Ce mouvement est récent : pour ne prendre que les considérations relatives à l’atteinte au corps humain sans le consentement du patient, s’il ne fait guère de doutes aujourd’hui que l’éminence accordée au corps justifie un régime de garantie (cf. infra), ce n’était encore certainement pas le cas dans la première décennie de notre siècle (J.-S. Borghetti).
Ce mouvement est qu’il ne concerne pas seulement le droit français. À titre d’exemple, la doctrine italienne insiste sur les différentes strates normatives en matière de droits fondamentaux (lois ordinaires, constitution, traités internationaux) et leurs influences respectives sur la réparation des dommages (P. Cendon, p. 66) ; le droit espagnol prend en compte la protection de certains intérêts par la CEDH pour l’évaluation des dommages (B. Winiger, H. Koziol, B.A. Koch, R. Zimmermann (dir), Digest of European Tort Law, vol. 2, Essential Cases on Damage, De Gruyter, 2011, 11/11, 25) ; et, plus significatif encore, le droit allemand s’est appuyé sur la Loi fondamentale, prévoyant la protection de la dignité humaine, pour reconnaître un droit général au respect de la personne, justifiant l’allocation de dommages et intérêts en cas de violation (Digest of European Tort Law, prec., 11/2, 9 ; O. Berg [2006]).
Plan. Cet article ne saurait épuiser le thème des relations entre les droits fondamentaux et la responsabilité civile : il est bien des cas dans lesquels les droits fondamentaux sont perçus comme une limite au développement de la responsabilité civile, ainsi par exemple du droit à la liberté d’expression par rapport à des actions (civiles) en diffamation (sur ce point en Angleterre, T. Weir, p. 161). Il ne s’agit ici que de pointer les conséquences du caractère fondamental du droit atteint par le défendeur à une action en responsabilité civile.
Ces conséquences ajoutent à l’acquis du Code Napoléon, la contraction entre la faute et le fait dommageable dans la responsabilité du fait personnel, qui n’est évidemment pas remise en cause. En outre, parce que l’atteinte à un droit fondamental est nécessairement illicite (sauf à ce qu’elle soit par ailleurs justifiée, ce qui est une autre question) une contraction s’opère entre dommage et préjudice, ou entre dommage et illicéité (I). Il semblerait même, parce que l’atteinte peut désigner tant le fait dommageable que le dommage lui-même, que la contraction soit possible entre ces deux conditions (II). Dès lors, les conditions positives de la responsabilité se résumeraient à une seule, l’atteinte elle-même (III). De manière prospective, l’on se demandera alors – mais en se bornant à esquisser les termes du débat –si la responsabilité civile est le meilleur moyen de donner leur force aux droits fondamentaux, et si une alternative raisonnable ne serait pas de recentrer la responsabilité civile sur d’autres missions, voire de l’évincer en cas d’atteinte à un intérêt fondamental (IV).
I – Contraction du dommage et de l’illicéité
Un double mouvement. La responsabilité civile suppose que la victime ait subi un dommage – aspect matériel de sa lésion, le diminuage selon Grotius (H. Grotius, chap. XVII, II), qui se répercute dans la sphère du droit – peu important que cette répercussion soit nommée préjudice, ou dommage illicite (ou encore, dans les projets européens, dommage réparable). Le premier critère tend à vérifier la victime a subi une perte, le second, que cette perte est contraire au droit. Ces deux critères se contractent par un double mouvement pour aboutir à des dommages qui apparaissent nécessairement réparables, puisque contraires à un droit fondamental. Ce double mouvement est constitué par une tendance à considérer que toute atteinte à un droit fondamental est nécessairement illicite, et par une autre, qui amène à penser que toute atteinte à un droit fondamental est nécessairement dommageable.
De la première tendance, il n’y a guère à dire. L’atteinte portée à des intérêts protégés par des textes est indiscutablement illicite. Il semble que ce soit d’autant plus le cas lorsque ces intérêts sont incorporés dans des textes à valeur particulière. Cette gradation dans la protection se manifeste par la réticence à considérer que ces atteintes soient justifiables (si l’on veut bien distinguer les causes étrangères et les faits justificatifs comme exonérations possibles en matière de responsabilité civile), sauf, à la rigueur, par la considération de l’exercice non abusif d’un autre droit fondamental. La Cour de cassation invite alors à la recherche de l’équilibre entre ces intérêts de même valeur, par exemple entre respect de la vie privée et liberté d’information (Cass. Civ. 1, 23 avril 2003, n° 01-01851), ce qui permet de remarquer le rôle particulier du droit de la responsabilité civile dans la coordination entre les droits fondamentaux (L. Neyret).
La seconde tendance est beaucoup plus subtile : elle consiste à inférer (l’on n’ose parler de présomption, tant la méthode recèle plus d’artificialité encore que la présomption) l’existence du dommage, c’est-à-dire de l’atteinte en fait, à partir de l’illicéité, autrement dit à partir de l’appréciation juridique de ladite atteinte. L’on remarquera à première vue l’illogisme consistant à déduire l’existence de quelque chose à partir de l’appréciation que l’on porte sur cette chose. Cela reviendrait à affirmer que Dieu existe parce qu’Il est parfait. En réalité, ce procédé n’est qu’une conséquence (répandue) de la nature performative du discours juridique, apte à faire exister les choses par leur appréciation. Elle s’explique en la matière par le caractère extrapatrimonial des intérêts protégés, dont la réparation ne se justifie que par quelques artifices, notamment par la distorsion du brocart ubi lex non distinguit (sans compter que R. Demogue, p. 38, n’hésite pas à sortir complétement de son contexte le fragment de Papinien « lacuit enim prudentioribus affectus rationem in bonae fidei iudiciis habendam » (D. 17.1.54) pour justifier la réparation d’un tel préjudice).
L’archétype d’un tel raisonnement se trouve en matière d’intervention médicale sans le consentement du patient. La Cour de cassation estime que « le non-respect par un médecin du devoir d’information dont il est tenu envers son patient, cause à celui auquel cette information était légalement due un préjudice qu’en vertu du texte susvisé [1382] le juge ne peut laisser sans réparation » (Cass. Civ. 1, 3 juin 2010, n° 09-13591 ; Cass. Civ. 1, 12 juin 2012, 11-18327). Ce dernier arrêt semble d’ailleurs avoir été l’occasion pour les Hauts magistrats d’affirmer solennellement le caractère fondamental de l’intérêt en cause : au lieu de viser avec l’article 1382 les articles 16 et 16-3 du Code civil, comme le suggérait d’ailleurs le moyen, ils visent « les principes du respect de la dignité de la personne humaine et d’intégrité du corps humain » (mais la solution ne change pas, et est identique quand référence est faite à l’ancien art. 35 du Code de déontologie médicale, Cass. Civ. 1, 26 janvier 2012, n° 10-26705). La Cour de cassation a validé le raisonnement d’une Cour d’appel ayant décrit l’intérêt lésé comme « un droit personnel, détaché des atteintes corporelles, accessoire au droit à l’intégrité physique, la lésion de ce droit subjectif entraîne un préjudice moral, résultant d’un défaut de préparation psychologique aux risques encourus et du ressentiment éprouvé à l’idée de ne pas avoir consenti à une atteinte à son intégrité corporelle », (Cass. Civ. 1, 12 juillet 2012, n° 11-17510). Plus qu’une présomption de dommage, l’on a dans un tel cadre l’affirmation pure et simple de l’existence d’un dommage (qualifié du même coup de préjudice) devant être réparé.
C’est bien le caractère fondamental des intérêts en cause qui justifie le traitement particulier apporté, c’est-à-dire la contraction. Un plaideur insatisfait de son avocat recherche sa responsabilité pour manquement à son devoir d’information. Il est débouté par le juge du fond, qui reconnaît le manquement au devoir d’information, mais non l’existence du dommage. Un pourvoi en cassation est formé, car, selon le moyen, « le non-respect du devoir d’information cause à celui auquel l’information était légalement due un préjudice qu’en vertu de l’article 1382 du Code civil, le juge ne peut laisser sans réparation ». La cassation n’aurait pas fait l’ombre d’un doute si, au lieu d’être avocat, le débiteur d’information avait été médecin ; là, le pourvoi est sèchement rejeté (Cass. Civ. 1, 31 octobre 2012, n° 11-22191). Une justification plausible semble la suivante : le défaut d’information du médecin entraîne une atteinte au corps du patient, sans consentement, donc hors des conditions posées par l’article 16-3 du Code civil. Un intérêt fondamental, le respect de l’intégrité du corps humain, est en jeu. Ce caractère fondamental de l’intérêt atteint permet d’induire l’existence d’un dommage – ce caractère étant absent en matière d’information due par un avocat, le dommage doit donc être prouvé dans ce cas (voir aussi, pour le devoir d’information d’un mandataire, Cass. Com. 31 janvier 2012, n° 11-10716).
II – Contraction du fait dommageable et du dommage
Le précurseur : art. 9 du Code civil. Lorsque la Cour de cassation a décidé de bâtir un régime autonome de responsabilité du fait de la violation de l’article 9, exclusif de l’application de 1382, elle a permis ainsi de contourner certaines des exigences de ce texte. Les conditions de la responsabilité du droit commun apparaissaient trop nombreuses – surtout, d’une preuve trop délicate – et une contraction était nécessaire (Cass. Civ. 1, 5 novembre 1996, n° 94-14798). Dans cette espèce, la Cour de cassation rejeta un pourvoi critiquant l’arrêt d’appel pour ne pas avoir constaté l’existence du lien de causalité et du dommage ; aux yeux des hauts magistrats, l’atteinte est suffisante : le dommage et le fait dommageable se mêlent dans la notion d’atteinte. Le mécanisme semble reproductible, notamment à l’égard des articles 16-1 et 16-3 du Code civil (pour une argumentation contre l’indemnisation du dommage corporel par le recours au droit des personnes, J. Bourdoiseau, n° 296).
De l’éminence de la règle enfreinte. À l’analyse de certains arrêts de la Cour de cassation, la doctrine n’hésite pas à faire découler de l’éminence de la règle enfreinte le fait que « le seul constat du manquement ouvre droit à réparation » (O. Gout). Probablement, parmi tous les dommages qui seraient considérés comme atteignant un droit fondamental, les dommages corporels ont une place particulière (A. Legoux) : l’on ne sait alors si cette place est due à une protection par les droits fondamentaux de la personne humaine, ou à une logique interne à la responsabilité civile conduisant à accorder une place particulière au dommage corporel.
Une comparaison pourrait inviter à pencher pour la première branche de l’alternative : le droit espagnol, par l’article 9 al. 3 de la Ley Orgánica 1/1982, de 5 de mayo, de Protección Civil del Derecho al Honor, a la Intimidad Personal y Familiar y a la Propia Imagen, prévoit que la violation d’un tel droit fondamental permet de présumer l’existence d’un préjudice, et de justifier l’allocation d’une indemnisation pour les dommages extrapatrimoniaux : « La existencia de perjuicio se presumirá siempre que se acredite la intromisión ilegítima. La indemnización se extenderá al daño moral, que se valorará atendiendo a las circunstancias del caso y a la gravedad de la lesión efectivamente producida, para lo que se tendrá en cuenta, en su caso, la difusión o audiencia del medio a través del que se haya producido ».
Iniuria sine damno. Le droit des torts estime que par principe, l’octroi d’une compensation suppose à la fois un fait ou une abstention dans le chef du défendeur, et un dommage dans le chef du demandeur, mais l’iniuria sine damno est une exception. Dans un tel cas, le défendeur a porté atteinte aux intérêts du demandeur, mais sans lui causer de dommage ; néanmoins, depuis la décision Ashby v White (1703) 92 ER 126, des dommages et intérêts peuvent être accordés. En l’espèce, un électeur avait été fautivement empêché de prendre part au scrutin, mais ne subissait aucun dommage en ce que le candidat qu’il supportait avait finalement été élu. Le jugement retient notamment : « If the plaintiff has a right, he must of necessity have a means to vindicate and maintain it, and a remedy if he is injured in the exercise or enjoyment of it, and, indeed it is a vain thing to imagine a right without a remedy; for want of right and want of remedy are reciprocal ».
La démarche du droit français est nettement distincte : rétif à l’idée d’octroyer une compensation en l’absence de dommage, il préfère postuler, presque par une fiction, l’existence du dommage à partir du fait dommageable. Si l’on veut rechercher dans le common law une figure qui se rapprocherait du mécanisme du droit français, il s’agirait des torts qui sont actionable per se, sans preuve d’un préjudice (par example, le tort de libel, M. Lunney, K. Oliphant, p. 585) : dans un tel cas, le préjudice n’a pas à être prouvé ; mais, à la différence de la notion de « dommage inhérent », c’est la nature du fait dommageable qui impose la règle, plus que le considération de la valeur de l’intérêt atteint.
III – Perspectives
La contraction ultime : l’atteinte seule condition. Les contractions précédemment décrites tendent à ramener toutes les conditions de la responsabilité civile, en cas d’atteinte à un droit fondamental, à une seule : l’atteinte. En effet, l’atteinte est à la fois fait générateur et dommage (elle est l’action d’atteindre et son résultat). Elle regroupe donc également les exigences de faute et d’illicéité, dans ce contexte. Le lien de causalité ne saurait subsister, puisque les termes qu’il met en relation se confondent. Le lien avec la théorie de la garantie (B. Starck, H. Roland, L. Boyer, n° 58) semble évident : la réparation se justifie uniquement par la violation du droit, la recherche de la cause de la violation ne sert qu’à désigner la personne du responsable.
Cette contraction ultime dans la notion d’atteinte suscite d’autant plus d’intérêt qu’elle est à la jonction de deux phénomènes bien connus qui pourraient la démultiplier. Il s’agit, d’une part, de la fondamentalisation du droit civil ; d’autre part, de l’attraction qu’exercent les règles de la responsabilité civile sur les autres règles de droit privé (H. Mazeaud). Nous en sommes certainement réduits à attendre que l’interpénétration des droits de l’homme et de la responsabilité civile manifeste tous ses effets (en ce sens, M. Luney, K. Oliphant, p. 24, la question étant plus aiguë en droit anglais, un Human Right Act ayant été adopté en 1998, qui incorpore certaines des dispositions de la CEDH : art. 2, 5, 6, 8 10, ainsi que certains protocoles). Il est possible que l’analyse ne soit pas exactement similaire, selon que le droit fondamental considéré soit inscrit dans un traité international, dans la Constitution, ou dans une loi ordinaire, comme peuvent l’être nombre des droits aux articles 9 et suivants de notre Code civil.
IV – Alternative
Recentrage ou éviction de la responsabilité civile. La responsabilité civile a vocation à permettre le transfert de la charge de dommages injustes du chef de la victime à la personne désignée comme responsable. Il s’agit d’une institution d’équilibre entre les hommes en société (N. Dejean de la Bâtie, n° 1). Lorsque l’on érige l’atteinte à un droit fondamental en dommage réparable, l’on suppose d’une part l’existence d’un dommage moral, et d’autre part un déséquilibre interpersonnel (indépendamment des conséquences matérielles, corporelles, ou morales autres générées par le fait dommageable). S’il n’est pas ici question de discuter l’application horizontale des droits fondamentaux, l’on peut mettre en doute la pertinence qu’il y a à régler par l’allocation de dommages et intérêts délictuels ou quasi-délictuels de telles atteintes. La Cour de Strasbourg ne s’y aventure d’ailleurs pas sans discerner les violations de la CSDH qui ont dégénéré en préjudices devant être réparés par une indemnisation, et « les situations où la reconnaissance publique, dans un arrêt contraignant pour l’État contractant, du préjudice souffert par le requérant représente en soi une forme efficace de réparation » (Cour EDH, 18 septembre 2009, Varnava / Turquie, n°16064/90, et l’analyse par X. Dupré de Boulois). En outre, la compensation des préjudices causés par les violations des droits fondamentaux n’est que rarement évoquée dans les textes tant nationaux qu’internationaux (cf. toutefois l’art. 9 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques en cas d’arrestation ou de détention illégales, et, d’une manière plus générale, l’art. 13 de la CSDH).
On l’a vu, le fait que l’intérêt lésé par un fait dommageable ait la particularité d’être protégé en tant que droit fondamental, et non seulement en tant qu’intérêt légitime, amène une réparation selon un régime particulier. Or, le caractère fondamental d’un droit n’est que d’une faible pertinence dans les relations interpersonnelles : le droit d’autrui doit être respecté, peu importe son caractère fondamental ou non. Notre système de responsabilité n’accorde, selon la présentation classiquement faite, pas d’importance à la valeur de l’intérêt lésé, contrairement ce qui peut être prévu par des projets de réforme tant nationaux qu’européens. Ainsi, l’article 2 :102 des PETL prévoit que « L’étendue de la protection d’un intérêt dépend de sa nature ; plus sa valeur est élevée, sa définition précise et la nécessité de le protéger évidente, plus sa protection sera étendue » (Adde. Ph. Rémy, p.37 ; O. Berg [2012], passim). Les particularités liées au caractère fondamental de l’intérêt enfreint s’assimilent donc à une torsion imposée à la responsabilité civile, au point que certains doutent que les dommages et intérêts alloués par exemple pour violation de l’article 9 appartiennent véritablement à la responsabilité civile (J.-C. Saint-Pau, p. 414).
La responsabilité civile n’a certainement pas besoin d’un nouveau facteur de croissance, lié à la réparation des droits fondamentaux. L’indemnisation gagnerait certainement à se recentrer sur ce qui fait la raison d’être de la responsabilité civile, la préservation d’un certain niveau de vie et de confort de la victime (T. G. Ison, p. 55 sqq). En outre, et ceci est une autre torsion infligée à la responsabilité civile par la réparation des atteintes à des libertés fondamentales, les dommages et intérêts qui sont accordés dans de tels cas sont parfois analysés comme des peines privées (not. S. Carval, passim spec. n° 22)
L’on pourrait ainsi souhaiter que les atteintes aux droits fondamentaux ne soient pas réparables en tant que telles, et exiger que les conséquences de ces atteintes n’ouvrent droit à réparation qu’à condition de présenter un caractère de certitude devant être prouvé. Le reflux du potentiel de subversion de la responsabilité civile par le régime de l’atteinte à un droit fondamental est certainement au prix de cette éviction partielle. La protection des droits fondamentaux y trouverait-elle son compte ? Rien n’est moins sûr, tant il est vrai que la promotion des droits subjectifs a bénéficié de la responsabilité civile – d’une part, de tels droits se découvrent souvent en creux, par leur sanction, et d’autre part, la responsabilité civile conserve toute utilité pour combler les interstices des textes dédiés aux droits fondamentaux (cf. L. LeBel).
Travaux cités par le seul nom de l’auteur
– O. Berg, Le dommage réparable dans les droits européens, in Le droit français de la responsabilité civile confronté aux projets européens d’harmonisation, IRJS Éditions, 2012, p. 609
– O. Berg, L’influence du droit allemand sur la responsabilité civile française, RTDciv. 2006, p. 53.
– J.-S. Borghetti, Manquement du médecin à son obligation d’information : quel préjudice réparable ?, RDC 2008, p. 769.
– J. Bourdoiseau, L’influence perturbatrice du dommage corporel en droit des obligations, th. LGDJ, t. 513, 2010
– S. Carval, La responsabilité civile dans sa fonction de peine privée, préface G. Viney, th. LGDJ, Bibliothèque de droit privé t. 250, 1995
– P. Cendon, Danni non patrimoniali, verso dove stiamo andando, in U. Izzo (dir.), Dialoghi sul danno alla persona, Trento, 2006
– N. Dejean de la Bâtie, Responsabilité délictuelle, in Droit civil français, t. VI-2, 1989
– R. Demogue, De la réparation civile des délits Paris, 1898
– X. Dupré de Boulois, RDLF 2012, chron. n°10
– J. Domat, Les loix civiles dans leur ordre naturel, Livre II, Chez la veuve Jean-Baptiste Coignard, 1691
– P.A. Fenet, Recueil complet des travaux préparatoires du Code Civil, Au dépôt, 1827
– O. Gout, obs. sur Civ. 1re, 3 juin 2010, n° 09-13.591, D. 2012, p. 35
– H. Grotius, Le droit de la guerre et de la paix, Traduit du latin en françois par De Courtin, A. Seneuze, 1687
– T. G. Ison, The forensic lottery, Staples press, 1967
– R. von Jhering, Études complémentaires de l’Esprit du Droit Romain, I De la faute en droit privé, traduit par O. de Meulenaere, Ed. A. Marescq, 1880
– L. LeBel, La Protection des droits fondamentaux et la responsabilité civile, (2004) 49 R.D. McGill 231
– A. Legoux, Gazette du Palais, 17 juin 2010 n° 168, p.9
– M. Luney, K. Oliphant, Tort Law, Text and materials, Oxford, 2000
– H. Mazeaud, L’absorption des règles juridiques par le principe de responsabilité civile, DH 1935, chr, p. 5
– L. Neyret, La responsabilité civile arbitre du conflit entre droit des marques et liberté d’expression, D. 2008, p. 2402
– Ph. Rémy, Réflexions préliminaires sur le chapitre Des délits, in Pour une réforme du droit de la responsabilité civile, F. Terré (dir)., Dalloz Thèmes et commentaires, p. 15
– J.-C. Saint-Pau, La distinction des droits de la personnalité et de l’action en responsabilité civile, in responsabilité civile et assurances, Études offertes à Hubert Groutel, Litec, 2006, p. 405
– B. Starck, H. Roland, L. Boyer, Droit civil, Responsabilité délictuelle, 3ème Ed. Litec, 1988
– T. Weir, Tort Law, Oxford, 2002
– B. Winiger, La responsabilité aquilienne romaine. Damnum Iniuria Datum, Coll. Genevoise, Helbing & Lichtenhahn, 1997
– C. Wolff, Principes du droit de la nature et des gens, chez M. M. Rey, 1758
Crédits photo : Christophe Quézel-Ambrunaz
Pour citer cet article : Christophe Quézel-Ambrunaz, « La contraction des conditions de la responsabilité civile en cas d’atteinte à un droit fondamental », RDLF 2012, chron. n°27 (www.revuedlf.com)