Accessibilité : l’étau jurisprudentiel se resserre
Le renforcement de l’action du juge administratif en faveur de l’accessibilité
Par François Cafarelli
Dans sa décision Communauté d’agglomération du pays voironnais du 22 juin 2012, le Conseil d’Etat s’est penché sur la mise en œuvre d’une dérogation à l’obligation d’accessibilité en matière de transports. Celui-ci a jugé que la notion « d’impossibilité technique avérée de mise en accessibilité de réseaux existants » devait être très strictement entendue. Il resserre ainsi l’étau sur les pouvoirs publics en matière d’accessibilité, en imposant une interprétation très exigeante de ces facultés de dérogation.
Le souci de l’accessibilité des lieux publics aux personnes handicapées progresse et, désormais, il ne fait aucun doute que le juge administratif partage cette préoccupation et contribue de façon dynamique à la réalisation de l’objectif d’accessibilité.
Nous avons eu l’occasion de rappeler, à travers une précédente contribution au sein de cette revue, que le cadre juridique applicable en matière d’accessibilité était de nature à remettre en cause la façon de penser le principe d’égalité. Une conception plus concrète ou matérielle de l’égalité est, selon nous, en passe de remplacer la conception formelle traditionnelle qui caractérisait jusqu’à présent notre ordre juridique. Si, de notre point de vue, une telle mutation est indiscutablement favorable à un enrichissement des droits et libertés fondamentaux, il faut garder à l’esprit que la réforme d’un principe est de peu d’intérêt si la mise en œuvre de ce principe se heurte à des obstacles qui, finalement, le vident de sa substance.
Le Conseil d’Etat a récemment établi que ces inquiétudes n’étaient pas de mise au Palais-Royal. Ainsi, dans sa décision Communauté d’agglomération du pays voironnais du 22 juin 2012, (req. n°343364 ; Leb. ;AJCT 2012.507, note E. Aubin ; AJDA 2012.1252 ; Revue de droit des transports n° 3, Juillet 2012, comm. 46) il a été amené à se pencher sur la mise en œuvre d’une dérogation à l’obligation d’accessibilité en matière de transports formulée par l’article 45 de la loi du 11 février 2005 pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées.
Pour mémoire, aux termes de cette disposition aujourd’hui partiellement codifié aux articles L. 1112-1 à L. 1112-7 du code des transports, « la chaîne du déplacement, qui comprend le cadre bâti, la voirie, les aménagements des espaces publics, les systèmes de transport et leur intermodalité, est organisée pour permettre son accessibilité dans sa totalité aux personnes handicapées ou à mobilité réduite ». L’article 45 ajoute que « dans un délai de dix ans à compter de la date de publication de la présente loi, les services de transport collectif devront être accessibles aux personnes handicapées et à mobilité réduite ». Afin de garantir une mise en œuvre efficace et pertinente de l’obligation d’accessibilité, l’article 45 de la loi du 11 février 2005 prévoit également l’élaboration, par les autorités compétentes pour l’organisation du transport public, d’un schéma directeur d’accessibilité des services dont ils sont responsables. Ce schéma directeur doit fixer « la programmation de la mise en accessibilité des services de transport, dans le respect du délai défini au deuxième alinéa, et définit les modalités de l’accessibilité des différents types de transport ». Il est en outre précisé qu’« en cas d’impossibilité technique avérée de mise en accessibilité de réseaux existants, des moyens de transport adaptés aux besoins des personnes handicapées ou à mobilité réduite doivent être mis à leur disposition. Ils sont organisés et financés par l’autorité organisatrice de transport normalement compétente dans un délai de trois ans. Le coût du transport de substitution pour les usagers handicapés ne doit pas être supérieur au coût du transport public existant ».
Pour être synthétique, l’article 45 de la loi du 11 février 2005 oblige les autorités organisatrices de transports publics à rendre leur réseau accessible aux personnes handicapées ou à mobilité réduite avant le 1er janvier 2015. Il ne leur est possible de déroger à cette règle qu’en cas d’impossibilité technique avérée et à condition de mettre en place des moyens de transport de substitution.
Le bureau de la Communauté d’agglomération du pays voironnais, par délibération du 28 février 2008, avait approuvé le schéma directeur d’accessibilité du réseau de transports publics du pays voironnais qui ne prévoyait l’aménagement, en 2015, que de 42,5 % des points d’arrêts des lignes régulières du réseau. L’établissement public de coopération intercommunale justifiait le caractère très partiel de la mise en conformité de son réseau au regard de contraintes techniques et budgétaires, usant ainsi de la faculté de dérogation énoncée par l’article 45 de la loi de 2005.
Sans surprise, la délibération approuvant ce schéma directeur d’accessibilité peu ambitieux a fait l’objet d’un recours pour excès de pouvoir qui, après avoir été rejeté par le Tribunal administratif de Grenoble, a été favorablement accueilli par la Cour administrative d’appel de Lyon, puis par le Conseil d’Etat. Ce dernier a ainsi jugé que la notion « d’impossibilité technique avérée de mise en accessibilité de réseaux existants » devait être très strictement entendue.
Cette décision s’inscrit dans le fil d’une jurisprudence constante permettant de mieux garantir, avec des angles d’attaque différents, l’obligation de mettre en œuvre, effectivement, l’accessibilité des lieux publics (F. Cafarelli, RDLF 2011, chron. n°10). Plus largement, le Conseil d’Etat collabore activement à une meilleure prise en compte du handicap et à un recul des discriminations indirectes. Ainsi, après avoir largement contribué au strict encadrement de la possibilité, pour le pouvoir réglementaire, de mettre en place des dérogations à la mise en œuvre de l’accessibilité (I), le Conseil d’Etat resserre l’étau sur les pouvoirs publics en imposant une interprétation très exigeante de ces facultés de dérogation (II).
I – L’encadrement strict de la possibilité de déroger à l’exigence d’accessibilité
Le Conseil d’Etat a clairement prouvé sa détermination à restreindre la possibilité, pour le pouvoir réglementaire, d’adopter des dispositions permettant de contourner l’obligation de garantir l’accessibilité des bâtiments ouverts au public au 1er janvier 2015. Or, une telle sévérité n’était pas acquise dans un contexte dominé par la prise en compte du principe de réalité.
Une démarche claire du juge administratif…
Le pouvoir réglementaire a fréquemment tenté d’édulcorer les obligations pesant sur les pouvoirs publics en matière d’accessibilité des bâtiments ouverts au public formulées par la loi n° 2005-102 du 11 février 2005 assurant pourtant la transposition de la directive 2000/78/CE du Conseil du 27 novembre 2000 portant création d’un cadre général en faveur de l’égalité de traitement en matière d’emploi et de travail. Toutefois, le Conseil d’Etat s’est toujours opposé aux remises en cause les plus criantes des contraintes juridiques énoncées par ces textes.
Ainsi, le décret n° 2006-555 du 17 mai 2006, qui était venu fixer au 1er janvier 2015 la date à partir de laquelle tous les bâtiments publics devait être rendus accessibles aux personnes handicapées ou à mobilité réduite, avait fait l’objet d’une annulation partielle, par le Conseil d’Etat, en ce qu’il prévoyait également la possibilité d’autoriser le représentant de l’Etat dans le département à accorder des dérogations à l’exigence d’accessibilité pour les bâtiments neufs (CE, 21 juill. 2009, n° 295382 et 298315, Association nationale pour l’intégration des personnes handicapées moteurs : JCP N 2009, act. 592, obs. M.-Ch. Rouault ; AJDA 2009, p. 1466). De la même façon, le décret n° 2009-1272 du 21 octobre 2009 relatif à l’accessibilité des lieux de travail aux travailleurs handicapés avait lui aussi été partiellement annulé par la Haute juridiction car il envisageait à nouveau la possibilité de dérogations au principe de l’accessibilité, mais cette fois au détriment des travailleurs handicapés (CE, 1er juin 2011, n° 334892 et 334893, Association d’entraide des polios et handicapés et a. : JCP G 2011, act. 996, note Y. Dagorne-Labbe).
Certes, il peut être objecté que le juge administratif, pour censurer la mise en place de ces nouvelles dérogations, s’est borné à interpréter strictement la loi du 11 février 2005. En effet, les considérants de ces deux décisions sont très proches et précisent, en substance, que le législateur n’a pas entendu confier au pouvoir réglementaire une faculté générale de dérogation en dehors des cas expressément prévus par lui. Le juge administratif n’aurait alors tiré que les conséquences claires d’un texte particulièrement limpide.
Pour autant, il faut également convenir que l’analyse d’un texte, et notamment d’une loi, n’est jamais objective. La mise en œuvre controversée de la théorie de l’acte clair est en ce sens particulièrement révélatrice de la faculté dont dispose le juge de privilégier une interprétation plutôt qu’une autre. Ainsi les conséquences que le Conseil d’Etat tire de la rédaction de la loi du 11 février 2005 illustrent-elles malgré tout une volonté de ce dernier de ne pas faciliter la mise en place de dérogations, et ce nonobstant un contexte plutôt favorable au pragmatisme.
…en dépit d’un contexte peu engageant
Affirmons-le sans ambages, de telles annulations n’allaient pas de soi.
Le législateur lui-même avait pu faire la démonstration de l’effritement de sa détermination. Il est ainsi avéré qu’à au moins deux reprises (article 53 de la loi n° 2009-1674 de finances rectificative pour 2009 et articles 19 et 20 de la loi n° 2011-901 tendant à améliorer le fonctionnement des maisons départementales des personnes handicapées et portant diverses dispositions relatives à la politique du handicap) les parlementaires ont tenté de minorer les ambitions portées par la loi du 11 février 2005. On peut encore évoquer le rapport du sénateur Doligé remis au Président de la République en juin 2011. Bien que postérieur aux arrêts évoqué précédemment, il n’en est pas moins révélateur d’un contexte général défavorable à la mise en œuvre catégorique de l’obligation d’accessibilité. Ce rapport, largement critiqué par les associations de défense des personnes handicapées, propose notamment de « changer la définition réglementaire de l’accessibilité qui vise que la personne handicapée puisse occuper un bâtiment exactement comme un valide par une obligation que la personne handicapée ait accès à toutes les fonctions du bâtiment en tolérant qu’elle n’ait pas accès à toutes les surfaces du bâtiment », de « réfléchir à l’accessibilité en termes de services équivalents rendus à l’échelle d’un territoire pour assurer une accessibilité effective », de « prévoir pour les communes de – de 3500 habitants que des dérogations soient acceptées pour les bâtiments publics dès lors que le coût des travaux représente un % du budget de la commune à négocier avec l’AMF », ou encore d’« accorder aux collectivités territoriales des délais raisonnables pour la mise en accessibilité des bâtiments existants, dès lors que la commission communale d’accessibilité s’est réunie et que par une délibération, la collectivité a planifié les travaux ».
En tout état de cause, dans un tel contexte, seule la vigilance du Conseil constitutionnel a pu faire obstacle à une réécriture de la loi de 2005 (Cons. const., déc. 29 déc. 2009, n° 2009-600 DC : AJDA 2010, p. 7 ; Constitutions 2010, p. 277 et p. 283, note A. Barilari ; Cons. const., déc. 28 juill. 2011, n° 2011-639 DC).
Cependant, la motivation de ces décisions du Conseil constitutionnel ne constituait pas un encouragement décisif au juge administratif en faveur d’une meilleure garantie de l’exigence d’accessibilité. En effet, la première décision censurait la disposition litigieuse instituant de nouvelles possibilités d’octroi de dérogations aux règles de l’accessibilité des bâtiments et des logements aux personnes handicapées uniquement en ce qu’elle constituait un cavalier législatif. La seconde décision, elle, est allée plus avant dans l’analyse de l’article 19 de la loi tendant à améliorer le fonctionnement des maisons départementales des personnes handicapées et portant diverses dispositions relatives à la politique du handicap. Néanmoins, cet article 19, qui confiait au pouvoir réglementaire le soin de « fixer les conditions dans lesquelles des mesures de substitution peuvent être prises afin de répondre aux exigences de mise en accessibilité » prévues à l’article L. 111-7 du code de la construction et de l’habitation, a été censuré uniquement parce que ses dispositions ne répondaient pas « à l’objectif d’intelligibilité et d’accessibilité de la loi ». Ainsi le législateur n’avait pas suffisamment précisé « l’objet des règles qui doivent être prises par le pouvoir réglementaire pour assurer l’accessibilité aux bâtiments et parties de bâtiments nouveaux », méconnaissant de ce fait l’étendue de sa compétence. Clairement, dans ces deux décisions, il n’est jamais question de remettre en cause, sur le fond, les dérogations à l’exigence d’accessibilité proposées par le législateur. Plus précisément, dans le cadre de cette seconde décision, le Conseil constitutionnel rappelle toute la difficulté de garantir l’effectivité des droits consacrés par le Préambule de la Constitution de 1946. Aux requérants soulevant la méconnaissance des alinéas 10 et 11 du Préambule, le Conseil répond que si aux termes de ces dispositions « la Nation assure à l’individu et à la famille les conditions nécessaires à leur développement. – Elle garantit à tous, notamment à l’enfant, à la mère et aux vieux travailleurs, la protection de la santé, la sécurité matérielle, le repos et les loisirs. Tout être humain qui, en raison de son âge, de son état physique ou mental, de la situation économique, se trouve dans l’incapacité de travailler a le droit d’obtenir de la collectivité des moyens convenables d’existence », il est toujours possible au législateur, « pour satisfaire à ces exigences, de choisir les modalités concrètes qui lui paraissent appropriées ; qu’en particulier, il lui est à tout moment loisible, statuant dans le domaine qui lui est réservé par l’article 34 de la Constitution, de modifier des textes antérieurs ou d’abroger ceux-ci en leur substituant, le cas échéant, d’autres dispositions ; qu’il ne lui est pas moins loisible d’adopter, pour la réalisation ou la conciliation d’objectifs de nature constitutionnelle, des modalités nouvelles dont il lui appartient d’apprécier l’opportunité et qui peuvent comporter la modification ou la suppression de dispositions qu’il estime excessives ou inutiles ; que, cependant, l’exercice de ce pouvoir ne saurait aboutir à priver de garanties légales des exigences de caractère constitutionnel ». En somme, le législateur peut toujours tenir compte de la particularité d’un contexte pour moduler une contrainte légale, sans toutefois remettre en cause une exigence constitutionnelle.
Une telle solution n’a rien de surprenant. Chacun sait que le principe de réalité explique, pour une large part, les hésitations du législateur en matière de garantie des droits et libertés fondamentaux. En revanche, on ne peut qu’être étonné par la démarche du Conseil constitutionnel qui ne met pas en œuvre ce considérant de principe. Ainsi, il ne vérifie pas, in concreto, que la dérogation à l’exigence générale d’accessibilité proposée par le législateur ne remet pas en cause des exigences de caractère constitutionnel. Or, le caractère formalisé d’un tel raisonnement aurait pu amener le Conseil constitutionnel à préciser davantage les limites du pouvoir de dérogation du législateur. Pour Patricia Rrapi, « le Conseil semble sanctionner en réalité, à travers l’objectif de valeur constitutionnelle [d’intelligibilité et d’accessibilité de la loi], le manque de courage politique de la part de l’auteur de l’amendement (et par conséquent de la part du Parlement qui l’a voté) de choisir le mot « dérogation » au lieu de « mesure de substitution » ». En effet, le Conseil aurait pu « requalifier les « mesures de substitution » en « dérogations » – ce qui lui aurait permis de ne pas faire référence à l’objectif de valeur constitutionnelle – et de préciser ensuite que ces dérogations générales (aucune catégorie de bâtiments n’était visée) et non limitées dans le temps avaient privé de base légale la protection d’un droit constitutionnel, surtout lorsque l’on sait que ces dérogations visaient les bâtiments nouveaux et qu’elles auraient été alors susceptibles de vider de sens le principe même de l’article L. 111-7 du code » (RFDC, n°89, 2012/1, p. 122). Ainsi, en se cantonnant au moyen relatif à la méconnaissance de l’objectif de valeur constitutionnel d’intelligibilité et d’accessibilité de la loi, le Conseil constitutionnel a choisi, de facto, de ne pas préciser l’étendue et l’intensité de la contrainte d’accessibilité des bâtiments publics.
Au vu de cette décision, il serait néanmoins sévère de considérer que le Conseil constitutionnel aurait fait fi de toute préoccupation pour les personnes handicapées. En définitive, la censure de la trop grande liberté laissée au pouvoir règlementaire par l’article 19 de la loi manifeste, même indirectement, le souhait de ne pas voir l’article L.111-7 du code de la construction et de l’habitation vidé de sa substance par le pouvoir réglementaire. Pour autant, force est de constater que le juge constitutionnel ne s’est pas engagé sur le chemin de l’encadrement strict de l’action du législateur en matière d’accessibilité, à la différence du juge administratif. Dans un tel contexte, la démarche du juge administratif parait donc bien singulière. En définitive, au fil de sa jurisprudence, il est devenu le gardien exigeant de la volonté initiale du législateur de garantir l’accessibilité des lieux publics aux personnes handicapées d’ici le 1er janvier 2015 et impose aux autorités administratives une vision très restrictive du recours aux dérogations.
II – L’interprétation exigeante des facultés de dérogation à l’exigence d’accessibilité
Dans sa décision du 22 juin 2012, le Conseil d’Etat a clairement pris le parti de renforcer la contrainte juridique pesant sur les pouvoirs publics en matière d’accessibilité en limitant, concrètement, les possibilités de mettre en œuvre une dérogation. Ainsi le juge administratif resserre l’étau autour des autorités administratives qui n’ont plus d’autre choix que de mettre en œuvre l’accessibilité, conformément aux prescriptions légales. On peut toutefois s’interroger sur le devenir d’une telle solution dans un contexte marqué par une contraction des finances publiques.
L’interprétation quasi neutralisante de la notion « d’impossibilité technique avérée de mise en accessibilité de réseaux existants »
L’accessibilité des bâtiments pour les personnes handicapées ou à mobilité réduite n’a jamais été envisagée comme une obligation absolue. Tel est notamment le cas s’agissant du bâti existant. En effet, chacun sait que notre patrimoine immobilier est ancien, pour l’essentiel. Aussi, nombre de constructions ont été réalisées à une époque où les préoccupations pour l’accessibilité des bâtiments aux personnes handicapées n’existaient tout simplement pas. Dès lors, obliger les propriétaires publics et privés à modifier les constructions existantes pour intégrer les exigences de l’accessibilité engendre des investissements importants et des travaux complexes. Tenant ces contraintes multiples, il était nécessaire de prendre en compte la singularité de certaines situations particulièrement inextricables et de prévoir un certain nombre de dérogations.
En définitive, cet aménagement indispensable de l’accessibilité a toujours été accepté et consacré. Ainsi l’article 2 de la Convention relative aux droits des personnes handicapées adoptée le 13 décembre 2006, signée le 30 mars 2007 et ratifiée par la France à travers la loi n° 2009-1791 du 31 décembre 2009 stipule qu’« on entend par « aménagement raisonnable » les modifications et ajustements nécessaires et appropriés n’imposant pas de charge disproportionnée ou indue apportés, en fonction des besoins dans une situation donnée, pour assurer aux personnes handicapées la jouissance ou l’exercice, sur la base de l’égalité avec les autres, de tous les droits de l’homme et de toutes les libertés fondamentales ». Tous les aménagements impliqués par l’exigence d’accessibilité doivent donc être raisonnables, c’est-à-dire procéder d’une analyse de type bilan coût/avantage permettant de mieux mesurer leur opportunité. Les mesures prescrites doivent être efficientes, c’est-à-dire offrir le meilleur résultat possible au regard des investissements consentis. Cela signifie clairement, indirectement, que si l’accessibilité dans le cadre du bâti existant doit être la règle, il est indispensable d’envisager l’existence d’exceptions.
Le législateur, à travers la loi du 11 février 2005, a repris à son compte cette grille de lecture en ouvrant la possibilité de déroger à la règle de l’accessibilité. Ainsi l’article 41 de la loi ajoute au code de la construction et de l’habitation un article L.111-7-3 disposant que « Les établissements existants recevant du public doivent être tels que toute personne handicapée puisse y accéder, y circuler et y recevoir les informations qui y sont diffusées, dans les parties ouvertes au public. L’information destinée au public doit être diffusée par des moyens adaptés aux différents handicaps. Des décrets en Conseil d’Etat fixent pour ces établissements, par type et par catégorie, les exigences relatives à l’accessibilité prévues à l’article L. 111-7 (…). Ces décrets, pris après avis du Conseil national consultatif des personnes handicapées, précisent les dérogations exceptionnelles qui peuvent être accordées aux établissements recevant du public après démonstration de l’impossibilité technique de procéder à la mise en accessibilité ou en raison de contraintes liées à la conservation du patrimoine architectural ou lorsqu’il y a disproportion manifeste entre les améliorations apportées et leurs conséquences. Ces dérogations sont accordées après avis conforme de la commission départementale consultative de la protection civile, de la sécurité et de l’accessibilité, et elles s’accompagnent obligatoirement de mesures de substitution pour les établissements recevant du public et remplissant une mission de service public ». Les dérogations sont donc possible dans trois cas, étant précisé que ces hypothèse sont alternatives :
– « après démonstration de l’impossibilité technique de procéder à la mise en accessibilité » ;
– « en raison de contraintes liées à la conservation du patrimoine architectural » ;
– en présence d’une « disproportion manifeste entre les améliorations apportées et leurs conséquences ».
Les dérogations ne seront en définitive possibles que si la commission départementale consultative d’accessibilité émet un avis conforme favorable et s’il a été prévu des mesures de substitution. L’article R.111-19-10 du code de la construction et de l’habitation vient ensuite préciser, plus concrètement, les modalités d’application de cette disposition.
En matière de transport, l’article 45 de la loi adopte un dispositif équivalent en affirmant que « La chaîne du déplacement, qui comprend le cadre bâti, la voirie, les aménagements des espaces publics, les systèmes de transport et leur intermodalité, est organisée pour permettre son accessibilité dans sa totalité aux personnes handicapées ou à mobilité réduite » mais en énonçant dans le même temps qu’« en cas d’impossibilité technique avérée de mise en accessibilité de réseaux existants, des moyens de transport adaptés aux besoins des personnes handicapées ou à mobilité réduite doivent être mis à leur disposition ». Par ailleurs, conscient des contraintes exceptionnelles qui pèsent sur les réseaux de transport souterrains, le législateur a choisi de ne pas les soumettre à l’obligation de réaliser les travaux d’accessibilité avant 2015, à conditions que soit élaboré un schéma directeur et que soient mis en place des transports de substitution.
Ainsi, de façon récurrente, pour justifier la dérogation à la mise en œuvre de l’accessibilité, apparaît la notion d’impossibilité technique de procéder à la mise en accessibilité qui soulève indiscutablement de nombreuses difficultés d’interprétation. Le rapport sur les modalités d’application des règles d’accessibilité du cadre bâti pour les personnes handicapées rendu public le 12 septembre 2012 rend compte de la versatilité des interprétations des dispositions permettant de mettre en œuvre des dérogations. Les auteurs expliquent par exemple que « l’application de ces règles par les commissions départementales donne lieu à une diversité d’appréciation soulignée par de nombreux interlocuteurs. L’interprétation non seulement des textes, mais aussi des situations concrètes, peut en effet être plus ou moins rigide, d’un département à l’autre, selon les fonctionnaires qui assurent l’instruction, les éventuelles consignes préfectorales, et les membres qui composent la commission ».
Dans un tel contexte, la position exprimée par le Conseil d’Etat dans l’arrêt Communauté d’agglomération du pays voironnais est des plus instructives. La Haute juridiction y précise minutieusement la façon dont il faut comprendre le concept d’impossibilité technique avérée. Une telle impossibilité doit ainsi « être appréciée au cas par cas, pour chaque ouvrage ou équipement en fonction de ses caractéristiques propres, et ne saurait résulter que d’un obstacle de nature technique impossible à surmonter ou qui ne pourrait être surmonté qu’au prix d’aménagements spéciaux d’un coût manifestement hors de proportion avec le coût habituellement supporté pour rendre accessible le type d’ouvrage ou d’équipement considéré » ;
De prime abord, une telle définition de l’impossibilité technique avérée impose une analyse in concreto de la situation. Il ne saurait être question, en la matière, d’imposer une liste de situations dans lesquelles la dérogation serait possible par principe. Une analyse des faits doit impérativement être menée, par les administrateurs, d’abord, et éventuellement par le juge, ensuite.
Par ailleurs, les termes choisis par la Haute juridiction frappent par leur caractère catégorique. Il est question d’obstacle impossible à dépasser ou au prix d’aménagements dont le coût est manifestement disproportionné. Autrement dit, il est clair que cette justification sera extrêmement difficile à mettre en œuvre car rares seront les cas où ces conditions très limitatives pourront être identifiées. Finalement, le juge propose une interprétation bien plus exigeante que celle résultant de la Convention relative aux droits des personnes handicapées. Là où celle-ci fait référence de simples « aménagements raisonnables » impliquant des modifications et ajustements nécessaires et appropriés n’imposant pas de charge disproportionnée, le Conseil d’Etat, lui, ne fera échec à l’obligation de mise en accessibilité qu’au regard d’un coût « manifestement hors de proportion avec les coûts habituellement supportés ».
En l’espèce, le schéma directeur adopté par la Communauté d’agglomération du pays voironnais restait très en deçà de l’obligation formulée par la loi du 11 février 2005. En effet, comme le relève le Conseil d’Etat, celui-ci ne prévoyait l’aménagement « d’ici l’expiration du délai imparti par la loi que de 42,5 % des points d’arrêts des lignes régulières du réseau de transport considéré, sans envisager d’aménagements pour 1030 points d’arrêts, dont 380 sur des lignes régulières, outre une centaine d’autres points d’arrêts pour lesquels une impossibilité technique existerait ». Le Conseil a alors confirmé le raisonnement de la Cour administrative d’appel qui avait relevé que « plus de 1000 arrêts, soit près de 60 % des arrêts du réseau, ne seraient pas rendus accessibles dans le délai prévu par la loi ». Ainsi la justification avancée par la Communauté d’agglomération du pays voironnais, tirée du coût trop élevé des travaux, a été remise en remise en cause au motif qu’il n’était pas démontré que la mise en accessibilité de certains arrêts était impossible en raison d’obstacles techniques impossibles à surmonter, ou au prix d’aménagements d’un coût manifestement disproportionné. En somme, le caractère onéreux des travaux ne permet pas, à lui seul, de justifier une dérogation à l’obligation de mise en accessibilité.
Bien entendu, il est encore trop tôt pour dire avec certitude ce que sera la mise en œuvre de cette grille d’analyse. Il n’est pas certain que la façon dont le juge interprètera ce considérant lui donnera la portée aussi restrictive que peut le suggérer son énoncé. Certains considérants de principe ont parfois suscité beaucoup d’espoir pour ensuite laisser place à la désillusion.
Néanmoins, cette affirmation claire du caractère très strict du recours aux dérogations permet au juge d’adresser aux pouvoirs publics un message de fermeté qui n’est sans doute pas inutile en période de crise, lorsque la situation les finances publiques de l’Etat et des collectivités locales impose de faire des choix cornéliens entre des politiques publiques toutes aussi essentielles les unes que les autres.
Une interprétation pérenne ?
La position exprimée par le juge administratif au sein de l’arrêt Communauté d’agglomération du pays voironnais suscite l’inquiétude. L’inquiétude de certains juristes qui, soucieux de la bonne santé financière des collectivités locales, s’interrogent sur l’opportunité de leur demander des investissements dont on sait pertinemment qu’ils sont aujourd’hui impossibles. Ainsi Y. Jégouzo indiquait-il, à la suite de l’arrêt de la Cour administrative d’appel de Lyon (CAA Lyon 1er juill. 2010, Bouret, n° 09LY00079) confirmé par le Conseil d’Etat : « cette affaire illustre la situation actuelle des collectivités territoriales actuellement prises en tenaille entre deux changements. D’une part, pour des raisons macroéconomiques, l’Etat prône le plafonnement tant des prélèvements fiscaux que des dépenses des collectivités territoriales. D’autre part, loi après loi, on constate un accroissement des obligations auxquelles elles sont soumises pour des motifs – tous légitimes – de sécurité, de santé publique, d’environnement, de lutte contre le réchauffement climatique, de solidarité. Certaines de ces contraintes – c’est le cas de l’accessibilité des personnes handicapées aux transports collectifs – pèsent spécifiquement sur des services publics dont les collectivités territoriales assument principalement la charge. D’autres leur ont été transférées par l’Etat – c’est le cas de la prestation complémentaire du handicap – et débouchent, aujourd’hui sur un contentieux entre l’Etat et le département. On approche d’une situation de blocage que le juge seul ne peut résoudre et qu’il appartient plutôt au législateur de prévenir en mesurant mieux l’impact de ses lois » (Y. Jégouzo, « Les collectivités territoriales face au handicap », AJDA 2010.1961). Une telle analyse convainc sans difficulté lorsque l’on sait que, selon les estimations de la fédération APAJH, Dexia et la fédération française du bâtiment, l’enjeu budgétaire de la mise en accessibilité pour le secteur public est de l’ordre de 20 milliards d’euros. Avant mai 2010, 5 à 15 % des investissements auraient été réalisés. Selon l’association des paralysés de France ce taux serait en réalité de 15 % en septembre 2011. Aux termes du rapport réalisé par le sénateur Dolligé, sur ces 20 milliards, 3,6 milliards concernent l’Etat, pour la mise en accessibilité de ses propres bâtiments administratifs et 16,4 milliards concernent les collectivités territoriales.
Cette position du Conseil d’Etat peut également susciter l’inquiétude des administrateurs qui perçoivent bien toute la difficulté d’atteindre l’objectif fixé par la loi de 2005 à moyens financiers constants, voire décroissants. A l’évidence, le Gouvernement Fillon avait conscience de la complexité de l’exercice. Aussi avait-il commandé à une mission conjointe du Conseil général de l’environnement et du développement durable, de l’Inspection générale des affaires sociales et du Contrôle général économique et financier, dès février 2011, un rapport visant à évaluer les modalités d’application des règles d’accessibilité du bâti. Ce rapport, rendu en octobre 2011, n’avait pas été rendu public. Les conclusions de ce rapport sont extrêmement réservées quant au caractère restrictif des dérogations rendues possibles par la loi ou le règlement. Les auteurs indiquent sans détours que « la mission n’a pu que se rendre compte, comme tout le monde, que cette obligation ne pourrait en aucun cas être tenue. Elle estime de sa responsabilité de l’écrire sans ambigüité ». Selon eux, « cette impossibilité résulte, au premier chef, de l’ampleur considérable des travaux à réaliser, dont on peut penser que, même dans le contexte économique un peu plus favorable d’il y a cinq ou six ans, elle était hors d’atteinte, dans les délais prescrits, de la plupart des administrations, des collectivités territoriales et des entreprises concernées. C’est bien sûr beaucoup plus vrai encore aujourd’hui, à trois ans de l’échéance, avec un niveau de réalisation de l’ordre de 15 %. La difficulté de cet exercice est encore accrue, de l’avis de la mission, par ce qui lui semble un véritable manquement au principe de proportionnalité, qui est d’avoir prévu pour la mise en accessibilité d’établissements recevant du public existants souvent anciens, construits selon des conceptions architecturales et urbanistiques d’autres époques, des normes le plus souvent identiques à celles établies pour des constructions nouvelles. Le choc des contraintes est inévitable. Il ne peut que donner lieu à une avalanche de dérogations, à des coûts prohibitifs et pour des résultats incertains » (cf. pp.3-4).
Sur la base de ces constatations, l’une des principales recommandations formulées par la mission concernent « le maintien de l’échéance du 1er janvier 2015, mais avec une révision du contenu de l’objectif à atteindre à cette date pour la mise en accessibilité des établissements recevant du public existants de façon à, sans aucunement remettre en cause l’objectif ultime fixé par le loi, construire un échéancier plus réaliste au regard des possibilités des collectivités et des entreprises ».
En rendant ce rapport public, le 12 septembre 2012, Marie-Arlette Carlotti, ministre déléguée en charge des personnes handicapées et de la lutte contre l’exclusion a rappelé son attachement à l’échéance du 1er janvier 2015. Néanmoins, force est de constater qu’elle ne rejette pas totalement les conclusions du rapport et semble s’orienter vers un aménagement de la contrainte d’accessibilité. Elle a ainsi affirmé qu’elle avait « la volonté de maintenir cette échéance avec des objectifs intermédiaires », conformément aux propositions des auteurs du rapport. La ministre a ainsi souhaité qu’une circulaire soit adressée aux Préfets leur demandant d’établir un état des lieux précis et sincère de la mise en accessibilité des transports et des établissements recevant du public sur l’ensemble du territoire. Elle a également confié à la sénatrice Claire-Lise Campion une mission de concertation visant à définir avec les acteurs de terrain les moyens à mettre en œuvre pour atteindre les objectifs de 2015. Cette mission, courte, devrait permettre de fixer un échéancier et un plan d’action afin de maintenir les objectifs fixés par la loi. Il s’agit manifestement d’établir un diagnostic consensuel avant de proposer des mesures plus concrètes qui devraient intervenir début 2013.
Il est à ce stade très difficile de dire ce que sera la position finale du gouvernement, et ce d’autant plus qu’un nouveau rapport semble dresser un tableau moins catastrophiste. En effet, en page 2 du rapport de l’Observatoire interministériel de l’accessibilité et de la conception universelle remis au Premier ministre le 2 octobre 2012, on peut lire que « soumise aux contraintes financières que traverse le pays, la politique d’accessibilité doit savoir dégager des priorités et prendre en charge tous les types de handicap et trouver les équilibres subtils entre les justes attentes des citoyens et les capacités financières mobilisables ». L’Observatoire considère en outre « que la rareté des financements ne saurait justifier un coup d’arrêt à la dynamique reconnue de tous. Si une contrainte se révèle sur une réalisation particulière, elle ne peut obérer la mise en accessibilité pour tous les autres types de handicap. Dans un souci d’efficacité de mobilisation des financements notamment publics, il est urgent d’améliorer la coordination des acteurs présents sur un même territoire pour définir les actions prioritaires, fixer conjointement des échéanciers cohérents ou encore mutualiser les moyens, à travers une gouvernance qui reste à construire ».
Au-delà de ces incertitudes, il apparaît malgré tout que le principe de réalité s’est imposé dans les esprits. Même si l’affichage politique met en avant l’attachement à l’échéance du 1er janvier 2015, il y a fort à parier que le législateur sera bientôt amené à modifier le texte de la loi du 11 février 2005 pour tenir compte de l’impossibilité matérielle de respecter le délai imposé. Pour autant, cela ne signifie aucunement que la position exigeante du Conseil d’Etat sera mise en échec. Celui-ci pourra toujours, si nécessaire, mettre en œuvre un contrôle de conventionalité de la loi du 11 février 2005 telles qu’elle pourrait être modifiée.
Pour citer cet article : François Cafarelli, « Le renforcement de l’action du juge administratif en faveur de l’accessibilité », RDLF 2012, chron. n°26 (www.revuedlf.com)