Propriété des créances: le point sur l’argument supralégal [article]
La propriété des créances est-elle constitutionnellement consacrée ?
Par Sébastien Milleville
Le Conseil constitutionnel recourt régulièrement à la notion de propriété des créances, une notion doctrinale controversée en droit civil. La controverse peut-elle perdurer alors que le Conseil semble avoir pris parti ?
Selon le Conseil constitutionnel, l’article 544 du Code civil est conforme à la Constitution 1, parce qu’il se contente de définir le droit de propriété. Mais l’on pourrait aussi se demander si le droit de propriété du Conseil constitutionnel est bien conforme à celui de l’article 544 du Code civil… La question mérite d’être posée dans la mesure où les Sages de Montpensier ont récemment identifié un « droit de propriété » des créanciers 2, un droit de propriété qui s’exercerait donc sur les créances. Or, en droit civil, la possibilité pour des créances de figurer dans l’assiette du droit de propriété demeure discutée. Pourtant, saisi a priori de la question de la constitutionnalité des dispositions créant l’Entreprise Individuelle à Responsabilité Limitée (EIRL), le Conseil a constaté, sous une réserve, l’absence d’atteinte aux conditions d’exercice « du droit de propriété des créanciers » garanti par les articles 2 et 4 de la DDHC. Et visiblement, il n’en était pas à son coup d’essai 3. Dans cette précédente décision, en effet, le Conseil n’avait pas découvert d’atteinte au « droit de propriété des titulaires (sic) de créances »… Il apparait donc qu’il existe, pour le Conseil, un droit de propriété des créanciers qui mérite d’être préservé de toute atteinte au regard des articles 2 et 4 de la Déclaration.
Dans la jurisprudence constitutionnelle cependant, cette référence au droit de propriété des créanciers n’est pas systématique. En matière de QPC, une récente décision 4, relative à la suspension provisoire des poursuites à l’égard des rapatriés ayant déposé un dossier de désendettement, en atteste. Bien qu’il y ait été expressément invité par les requérants, le Conseil constitutionnel n’a pas découvert d’atteinte à ce droit de propriété des créances, relevant plutôt une atteinte au principe d’égalité et aux droits de la défense. Dans le contexte pourtant, l’idée avait de quoi séduire. La disposition censurée avait pour effet de reporter sine die le recouvrement forcé d’une créance (à l’exception notable des créances fiscales) dès lors que son débiteur, rapatrié, avait déposé un dossier de désendettement à propos duquel un recours demeurait ouvert… En somme, les dispositions litigieuses semblaient priver le créancier du bénéfice de sa créance et c’est à ce titre que l’un des griefs invoqués reposait sur la méconnaissance de l’article 17 en raison de l’existence d’une authentique expropriation des créanciers. Aucune atteinte à leur droit de propriété n’a cependant été retenue. Il faut dire que la gravité des atteintes portées aux principes des articles 6 et 16 de la Déclaration 5 rendait surabondant le grief tiré de la méconnaissance de l’article 17. Non systématique, ce droit de propriété des créances l’est même assurément si l’on se réfère au commentaire autorisé d’une autre décision 6. Le commentateur y expose en effet, que refusant d’aligner sa jurisprudence sur celle de la Cour européenne, bien qu’il ait récemment fait un pas dans cette direction, « le Conseil constitutionnel ne fait pas entrer les créances dans le champ de la protection de l’article 17 de la Déclaration de 1789. Cette position se justifie par le fait que la conception extensive du champ d’application de l’article 1er du protocole additionnel n° 1 correspond désormais à une protection des droits à caractère patrimoniaux et non à une protection de la propriété au sens que le droit français reconnaît à cette notion. »… Aucun droit de propriété justiciable de l’article 17 n’existerait donc en matière de créances. Ce droit de propriété des créances, expressément consacré par le Conseil, serait donc seulement caractérisé sur le terrain des articles 2 et 4 de la Déclaration, mais non sur celui de l’article 17 7. Cette application distributive du droit de propriété des créances à laquelle procède le Conseil constitutionnel surprend le privatiste, rompu à l’unicité du droit de propriété de l’article 544 du Code civil.
Reste que la propriété des créances n’est pas l’apanage du seul juge constitutionnel. Du coté de Strasbourg, il semblerait bien que l’on soit aussi propriétaire de ses créances. Ce serait même le réalisme de la Cour européenne qui aurait conduit à la reconnaissance de cette notion 8. Ce réalisme ne se limite pas à la question de la propriété des seules créances puisque pour la Cour de Strasbourg, est un bien justiciable de l’article 1er du 1er Protocole, tout « intérêt patrimonial » 9. Autrement dit, dans l’esprit de la Cour de Strasbourg, tout intérêt patrimonial serait l’objet d’un droit de propriété. A fortiori donc, dans la jurisprudence conventionnelle, les créances sont des biens et elles méritent protection au nom du respect du droit de propriété 10. La Cour de cassation elle-même ne s’y est pas trompée, lorsque, statuant comme juge de la conventionnalité d’une loi établissant une insaisissabilité, elle a considéré que la disposition légale en cause portait « une atteinte non justifiée par un but légitime au droit de propriété du créancier », ce qui contrevenait à l’article 1er du Protocole additionnel n°1 11.
Les normes supralégales, qu’elle soient écrites ou prétoriennes, seraient-elles donc les lettres de noblesse d’une propriété des créances définitivement entrée dans les moeurs des juristes ?
Admise parcimonieusement par le Conseil, systématiquement acceptée par la Cour européenne, la propriété des créances reste pourtant un concept controversé au niveau légal (I). Dans cette controverse, l’argument d’une consécration supralégale de la propriété des créances pourrait sembler dirimant. Cet argument supralégal doit cependant être relativisé (II) car il n’est dans les motifs des décisions des juridictions supérieures qu’un simple alibi sans incidence directe sur la controverse (III), elle peut donc perdurer…
I. La propriété des créances : un concept controversé
Au niveau légal, la formule en question n’a rien de neutre. Et elle a de quoi surprendre ou réjouir le privatiste interniste selon qu’il se réclame de l’Ecole classique ou de l’Ecole moderne du droit des biens. Rappelons en effet qu’à la suite, notamment, des travaux de Ginossar et de sa fameuse monographie Droit réel, propriété, créance 12, un certain nombre d’auteurs ont estimé que le créancier exerçait sur sa créance un authentique droit de propriété : l’Ecole moderne du droit des biens était née et depuis son influence n’a fait que se renforcer. Selon les auteurs favorables à cette théorie moderne de la propriété, le droit de propriété ne serait pas vraiment un droit comme les autres, il serait le moyen d’approprier les choses, et parmi ces choses, on trouverait les droits, réels et personnels (V. sur ce point, J. Laurent, La propriété des droits, préf. Th. Revet, LGDJ, 2012, n° 222.). Et donc les droits de créance qui sont ces droits personnels.
La construction est séduisante car sa simplicité l’impose avec la force d’une évidence. Je peux vendre ma maison parce que j’en suis le propriétaire. Si je peux céder une créance, n’est-ce pas parce que j’en suis aussi propriétaire 13 ? Il parait bien difficile de voir les choses autrement.
Méfions-nous pourtant des évidences car les illusions d’optique empêchent aussi de voir les choses autrement.
En effet, cette théorie moderne de la propriété étendue aux créances a, dès sa formulation été critiquée par les tenants d’une conception – classique – de la propriété 14. La critique la plus féroce avait, pour elle aussi, la force de l’évidence : à voir la propriété partout (pour les choses et les droits), elle n’était plus nulle part. Pour le dire en des termes plus policés : la propriété des créances ne serait que l’ombre du droit de propriété gravé dans le marbre de l’article 544 du Code civil. Face à la propriété des créances, il y aurait donc le « vrai » droit de propriété, celui qui constitue l’archétype des droits réels, ceux-là même que l’on oppose si commodément aux créances… Là est la racine du problème. Car pour les tenants de la théorie classique, la propriété des créances supposerait et Ginossar ne dit pas autre chose, 15 que la propriété soit exclue de la catégorie des droits réels et que l’on en admette une acception édulcorée, bien loin de la formule absolutiste de l’article 544 du Code civil. Or, exclure le droit de propriété de la catégorie des droits réels et l’émanciper de l’article 544 ne sont pas choses aisées.
Pour l’exclusion de la catégorie des droits réels, l’objection tire sa force de l’habitude. On sait qu’en matière de biens, la summa divisio passe habituellement par l’opposition entre les droits réels et les droits personnels : la plupart des écrits doctrinaux, à vocation pédagogique ou non, l’admettent. Ainsi, là où les premiers s’exercent sur les choses, les seconds s’exercent contre les personnes. Pour cette raison, on a pendant longtemps considéré que le droit de propriété était avec le droit d’usufruit, les servitudes, le droit d’hypothèque et quelques autres un simple droit réel, s’exerçant sur une chose. Face à cela, la catégorie des droits personnels se composait pour ainsi dire uniquement des créances, à savoir les liens de droit, d’origine volontaire ou légale, par lesquels un créancier peut exiger d’une autre personne qu’elle fasse ou lui donne quelque chose. Il y avait donc une différence de structure entre le droit de propriété et le droit de créance, l’un et l’autre n’ayant pas le même « objet » : une chose pour le premier, une personne pour le second. En consacrant l’idée d’une propriété des créances, Ginossar admit que le droit de propriété s’exerçait uniquement sur les choses, ces choses étant soit des droits soit de « vraies choses » 16, comme des choses corporelles. Sa pensée ici ne heurte pas la doxa classique pour laquelle la propriété met aussi face à face une personne et une chose.
Mais Ginossar montra ensuite que le droit de propriété était le seul droit « réel » qui mettait aux prises une personne face à une chose, car tous les autres droits réels, hypothèque, usufruit, servitudes notamment mettent en réalité deux personnes face à face : le titulaire du droit réel s’exerçant sur la chose d’autrui et autrui justement, à savoir le propriétaire de la chose grevée du droit réel 17 . Il soutint ainsi que ces droits réels sur la chose d’autrui présentaient une structure obligationnelle similaire à celles des droits de créances ordinaires : les droits réels sur la chose d’autrui comme les droits personnels (les droits de créance) présentaient donc un créancier (le titulaire du droit) et un débiteur (le propriétaire de la chose pour les droits réels). Dans son système, Ginossar opposait ainsi des droits relatifs (s’exerçant contre les personnes) au seul droit absolu, le droit de propriété. Ce dernier à la différence des droits relatifs ne s’exerce contre personne puisqu’il est la relation qui unit la personne aux choses 18. Quant aux droits relatifs, ils constituaient eux le réceptacle logique et des droits réels sur la chose d’autrui et des droits personnels. Les droits réels sur la chose d’autrui se réduisant à des droits de créance d’un type spécifique, dont le débiteur est le propriétaire de la chose, il n’était donc plus nécessaire de les distinguer des droits personnels dont ils n’étaient finalement qu’une déclinaison particulière. Ce faisant, en raison de leur nature obligationnelle, les droits réels sur la chose d’autrui (hypothèque, servitude et usufruit) ne pouvaient être analysés comme des pouvoirs directs et immédiats sur les choses… Bien au contraire, Ginossar consacrait la propriété comme le seul droit sur les choses, tous les autres droits, y compris les droits réels habituels devenant des droits relatifs. La propriété se retrouvait donc exclue de la catégorie des droits réels habituels, lesquels en raison de leur nature obligationnelle ne pouvaient donc plus s’analyser comme de simples démembrements du droit de propriété 19. Pour reprendre ses mots, la propriété « ne pourrait être un droit réel, puisqu’elle se meut sur un plan plus élevé » 20. Si l’on préfère, pour Ginossar, il n’y avait pas de droit réel de propriété, de droits réels et de droits personnels, mais plutôt propriété du droit réel ou propriété du droit personnel.
Pour les tenants de la théorie classique au contraire, la propriété des créances est inconcevable puisque précisément, la propriété est un droit réel et la créance, un droit personnel. La propriété, droit réel parmi d’autres s’exerce sur les choses, ainsi que la lettre de l’article 544 le rappelle, tandis que les créances sont, elles, des droits personnels : elles ne sauraient être les objets d’un droit de propriété. Ainsi, admettre la propriété des créances de Ginossar bouleverserait la summa divisio habituelle des droits réels et des droits personnels pour peu, bien entendu, que l’on considère que la propriété des créances ne peut être dissociée de la question de la nature obligationnelle des droits réels autres que la propriété. Sous cette réserve, la propriété des créances apparait donc comme une négation de l’architecture habituelle des droits patrimoniaux puisqu’elle remet en cause la classique distinction entre droits réels et droits personnels.
L’autre objection à la propriété des créances, qui tient à la lettre de l’article 544, repose plus sur la tradition et le prestige de cette disposition du Code civil : le droit le plus absolu de jouir et de disposer des choses ne pourrait dans cet esprit avoir de « simples » créances pour objet 21. A cet égard, on se souvient de la plume enthousiaste de Demolombe au sujet du droit réel et de l’emblématique droit de propriété : « Place au droit réel ! Et que tous les rangs s’ouvrent pour lui faire passage, lorsqu’il s’avance tout puissant et absolu, par sa propre force, sans l’intermédiaire d’aucun débiteur, vers la chose même sur laquelle il porte directement » 22. Le droit de propriété serait bien trop prestigieux pour être réduit à l’ombre de lui-même s’exerçant sur les créances…
Il n’est pas certain que cette objection soit la plus pertinente : le droit de propriété n’offre pas plus de potentialités que la nature n’en a réservé à son objet : on ne peut prendre la route à bord d’un navire ou la mer au volant d’une voiture. Il n’y a donc rien de scandaleux à ce qu’un droit de propriété sur une créance soit moins riche de potentialités qu’un droit de propriété sur une chose corporelle : dans les deux cas, l’idée reste la même si toute la chose profite au seul propriétaire.
Au-delà de cet argument de bon sens, la même question théorique demeure : le concept de propriété des créances est-il une illustration du concept de propriété ? A ce jour, la question posée par Ginossar n’a toujours pas reçu une réponse susceptible de faire l’unanimité. Et la propriété des créances n’est toujours pas admise de façon unanime.
En droit civil, si l’on peut trouver de multiples illustrations légales du concept 23, la Cour de cassation, lorsqu’il lui était demandé de statuer sur la base de textes « internes » n’y fait référence qu’isolément 24. Cela dit, la Haute juridiction n’hésite plus à se référer au concept lorsqu’elle se trouve être l’interprète de dispositions conventionnelles et notamment de l’article 1er du Protocole additionnel n° 1 25, qui selon la position habituelle de la Cour de Strasbourg, bénéficie aux créances 26. Mais il serait bien imprudent d’y voir autre chose qu’une adoption circonstancielle du concept, preuve de la volonté de la Cour de cassation de se situer, quant à l’interprétation de la Convention, dans le sillage de la Cour strasbourgeoise 27 Au contraire même, la facilité avec laquelle la Haute juridiction judiciaire s’approprie le concept lorsqu’elle juge de la conventionnalité de la loi montre combien elle demeure réservée à son égard lorsque seules des dispositions légales internes sont en jeu.
En effet, au niveau légal, user du concept de propriété des créances n’a rien d’une commodité de langage : cela relève d’un parti pris pour une construction doctrinale donnée, parti pris dont la Cour de cassation s’abstient le plus souvent.
D’un point de vue doctrinal, adopter la propriété des créances c’est faire sien un nouveau système d’organisation des droits patrimoniaux, celui qui a été initialement pensé par Ginossar et perfectionné par ceux qui l’ont suivi.
A ce titre, il a été relevé que « l’idée que les droits personnels constituent de véritables objets de propriété s’impose progressivement dans le droit positif, sous l’influence décisive du réalisme de la CEDH (…) qui aura largement guidé le Conseil constitutionnel » 28. C’est donc par le prisme des jurisprudences conjointes du Conseil constitutionnel et de la Cour européenne des droits de l’homme que la propriété des créances serait en passe de s’imposer au niveau légal, le juge et la doctrine n’ayant d’autre choix que d’admettre ce concept venu d’en haut.
L’argument supralégal marquerait-il donc la fin du débat doctrinal sur la propriété des créances ? On peut en douter. L’influence des choix sémantiques opérés par ces juridictions supérieures n’a rien de décisif : l’argument supralégal n’a rien d’absolu.
II. La propriété des créances : un argument à relativiser
Mais déjà, pour qu’il y ait argument, ne faut-il pas qu’il y ait une volonté ? Plus précisément, ne faudrait-il pas que la référence prétorienne à la propriété des créances soit sciemment opérée pour être opératoire ? Partant d’un tel présupposé, il serait tentant de minorer la portée des décisions de ces juridictions supérieures en montrant que la référence à la propriété des créances y est purement contingente. Ce serait pourtant éluder la question que d’estimer que ces juridictions n’ont fait que céder à une facilité de langage de laquelle on ne peut rien tirer. A vrai dire, l’élusion serait critiquable : même si le juge ne voulait rien dire, rien ne prouve que ce qu’il a dit ne sera entendu et…écouté ! L’intention ou plutôt l’absence d’intention du juge ne dispense guère de s’interroger sur les effets de ce discours juridictionnel sauf à reconnaître que la psychologie juridictionnelle est une source formelle de droit… Et on ne peut s’y résoudre depuis que la démonstration de la faiblesse du référé législatif et autres méthodes exégétiques du même genre a été faite. A cet égard, même si la référence à la propriété des créances procédait du hasard, cela n’en justifierait pas moins que l’on s’interroge sur les effets doctrinaux de la sémantique retenue. De la même manière, qu’il soit affirmé dans le commentaire autorisé d’une décision du Conseil que la propriété des créances n’a pas été consacrée pour se démarquer de la jurisprudence européenne ne dispense pas de s’interroger sur les incidences du recours à cette formule dans les motifs de décisions rédigées rue Montpensier.
Cela dit, même si la recherche de la volonté du juge n’épuise pas la question de la portée doctrinale de ses décisions, rien n’interdit de sonder, autant que faire se peut, les raisons de ces choix, ne serait-ce que pour apprécier les chances de maintien de telle ou telle formule. Une formule choisie au hasard sera sans doute moins pérenne qu’une formule dictée par des considérations bien identifiées.
Du coté du Conseil constitutionnel, il n’est pas besoin de chercher bien loin la raison de cette référence à la propriété des créances : conséquences de la lettre des textes, elle parait inévitable.
En effet, le fondement de la protection des biens, notamment contre l’expropriation passe par l’article 17 de la DDHC. Ce texte, qui pose que la propriété est un droit inviolable et sacré, rappelle en conséquence que l’on ne peut en être privé que par nécessité publique, sous la condition d’une juste et préalable indemnité. A l’époque révolutionnaire, cette disposition sonne le glas du système féodal dans lequel la terre était le moyen d’en asservir certains. La liberté proclamée devait se traduire dans le foncier par une propriété pleine et entière, de laquelle on ne pouvait être privé du fait un seigneur, quelqu’éminent que soit son domaine… Il semblerait d’ailleurs que la lettre initiale du texte, au pluriel, ait été rectifiée, « au nom des lois de l’orthographe » 29. Mais l’idée de départ, semble-t-il, était de protéger « les propriétés », ce qui renvoie aux terres. L’intention des rédacteurs était donc de protéger la propriété foncière, ce dont le Conseil s’est rapidement affranchi pour notamment protéger la propriété dite mobilière. Ainsi, concernant la nationalisation de certaines banques par conversion des actions détenues en simples obligations, le Conseil n’a guère hésité à s’appuyer sur l’article 17, tout en relevant que « le droit de propriété » avait subi depuis 1789 une « notable extension de son champ d’application à des domaines individuels nouveaux » 30. Ce faisant, en s’appuyant sur l’article 17 s’agissant des propriétés mobilières, le Conseil permettait donc que toutes les propriétés, qu’elles soient immobilières ou non, bénéficient du même texte constitutionnel en guise de protection.
Une extension à un domaine individuel nouveau en appelant d’autres, l’article 17 est en conséquence devenu la matrice de protection de toutes les appropriations privatives contre l’expropriation. Par un curieux retour à la lettre des textes, on en serait ainsi revenu à toutes les « propriétés ». Car il faut bien reconnaître que s’agissant de protéger contre l’expropriation, l’article 17 n’a pas son pareil, et ce quel que soit l’objet approprié en cause.
A contrario, lorsque la protection contre l’expropriation n’est pas nécessaire, très naturellement, s’appuyant sur l’article 17, le Conseil semble avoir justifié son refus d’une protection par l’inexistence de toute appropriation privative. Ainsi, le Conseil s’est souvent borné à affirmer qu’il n’y avait pas privation de propriété, s’agissant par exemple de la suppression « du privilège professionnel dont jouissent les courtiers interprètes et conducteurs de navire » 31 ou encore de celle « du privilège professionnel dont jouissent les avoués » 32. Autrement dit, dans ces deux dernières hypothèses, pour le Conseil, les « victimes » ne perdaient rien car elles n’avaient rien : elles n’avaient pas de « propriétés » dont elles étaient susceptibles d’être dépossédées.
L’article 17 est désormais devenu un élément de base du régime constitutionnel des appropriations privatives : elles seules sont protégées contre l’expropriation. Ces privations de propriété font l’objet d’une encadrement strict, l’expropriation est conditionnée 33.
Cette application de l’article 17 aux objets mobiliers desquels les rédacteurs du texte s’étaient probablement désintéressés constitue en soi une singulière évolution. Faute d’une autre disposition susceptible de protéger contre l’expropriation, il y a fort à parier que le recours à l’article 17 comme disposition de protection contre l’expropriation se maintiendra quelle que soit la propriété en cause, qu’il s’agisse d’une propriété immobilière ou encore d’une propriété mobilière comme le sont les créances et cela, même si le Conseil entend mettre en place une « une protection de la propriété au sens que le droit français reconnaît à cette notion » 34. Aussi incontournable que soit le recours à l’article 17, il n’en demeure pas moins qu’il n’est pas à ce jour et aux dires de la Haute juridiction, la seule explication de la consécration constitutionnelle d’une véritable propriété des créances. Car en effet, l’extension de l’article 17 aux objets mobiliers n’est pas la seule innovation du Conseil…
En effet, en 1982, la protection des actions de société opérée par le truchement de l’article 17 révélait un glissement conceptuel autrement plus marquant, qui voyait la protection porter non plus sur l’objet, les propriétés, mais bien sur le droit de propriété lui-même. Cette préoccupation pour le droit plutôt que pour son objet transparait lorsque le Conseil signale que « le droit de propriété » a subi depuis 1789 une « notable extension de son champ d’application à des domaines individuels nouveaux » 35. En se concentrant sur le droit de propriété plutôt que son objet, le Conseil ouvrait ainsi le champ à de nouvelles extensions du domaine d’application de l’article 17. Ce n’est plus l’objet qui importe, mais bien plus largement, au travers de la sanctuarisation de ce dernier, « les finalités et les conditions d’exercice du droit de propriété ».
Pourquoi se préoccuper ainsi davantage du moyen de la propriété plus que de son objet ? Les raisons dépassent, et de loin le cadre de cette étude. Sans doute, les ferments de cette évolution résidaient-ils déjà dans l’article 17 qui fait de la propriété un « droit inviolable et sacré ». Plus sûrement encore, dans l’article 2 qui qualifie expressément la propriété, avec la liberté, la sûreté et la résistance à l’oppression de « droits naturels et imprescriptibles », on retrouve une expression familière aux juristes. Peut-être y avait-il donc dès l’origine une inclination naturelle de la lettre des textes vers l’idée d’un droit subjectif de propriété… Toujours est-il que malgré cette référence textuelle au droit de propriété, le Conseil s’est bien gardé d’admettre de façon unitaire la propriété des créances. Opérant une distinction entre la protection due en vertu de l’article 17 et celle relevant de l’article 2, le Conseil démontre ainsi que la propriété des créances, si elle mérite une protection contre les limites apportées à son exercice n’est cependant pas complétement protégée contre l’expropriation puisque dans ce cas le Conseil se refuse à la consacrer 36. On admettra pourtant aisément que le droit de propriété ne peut à la fois, pour un même objet, exister et être exclu selon les circonstances. Si le Conseil a entendu consacrer le droit de propriété sur les créances, cette consécration doit, pour constituer un argument valable dans la controverse, être totale. Or, en l’état actuel des décisions du Conseil, cette admission en demi-teinte de la propriété des créances, sous le seul angle de l’article 2, interdit de tirer argument de ses décisions. Substantiellement, cette admission limitée du concept dessert même la thèse de sa consécration constitutionnelle. En effet, lorsque le Conseil découvre un droit de propriété dont les conditions d’exercice sont protégées par l’article 2 mais qui peut néanmoins faire l’objet d’une expropriation, cela revient à dire qu’il existe en matière de créances, un droit de propriété dont le régime constitutionnel se distingue de celui du droit de propriété ordinaire. Car la protection constitutionnelle de la propriété ordinaire repose elle, à la fois sur l’article 2 et sur l’article 17. Cela revient donc à dire que la propriété des créances du Conseil n’est pas la propriété ordinaire, ce que les défenseurs de la propriété des créances contestent précisément. Autrement dit, l’argument d’une consécration supralégale du droit de propriété des créances ne permet nullement de trancher la controverse doctrinale pendante. La consécration constitutionnelle est ici bien plus sémantique que substantielle.
Reste cependant à comprendre les motivations de ce choix sémantique. Si l’on en revient à l’article 17, qui ne s’applique donc pas à la propriété des créances, on constate que cette disposition a été l’objet d’un double mouvement : elle a trouvé application dans des domaines individuels nouveaux, les propriétés se multipliant au gré des appropriations privatives reconnues comme dignes de protection contre l’expropriation, et parallèlement elle devenait l’un des fondements de la protection du « droit de propriété », en général, quel qu’en fût l’objet.
Il fallait pourtant transformer l’essai et faire le lien entre ces domaines individuels nouveaux et le droit de propriété lui-même. Ce qui fut fait. Car après avoir utilisé l’article 17 pour protéger contre les expropriations indues, curieusement, par une sorte d’effet réflexe, plutôt que de se contenter de faire référence aux privations de propriété(s) (une formule suffisamment vague pour dispenser de tout questionnement quant à l’existence d’un droit de propriété comme source de ces appropriations) le Conseil constitutionnel s’est efforcé de présenter le droit de propriété comme source de ces appropriations privatives. Autrement dit l’appropriation privative serait l’expression de l’existence d’un droit de propriété. C’était peut-être aller un peu vite en besogne dans le sens où la protection constitutionnelle de la propriété était amenée à s’étendre bien au-delà du champ du droit de propriété tel qu’il était unanimement admis. Dès 1982, s’agissant des actions des sociétés nationalisées, une protection était due, pourtant, en droit civil, la nature de ces actions restaient discutée et il n’est pas certain que leur qualification en objet d’un droit de propriété ait été clairement admise. De même, à ce jour, si une protection des créanciers existe en droit constitutionnel, leur qualité de propriétaires demeure discutée en droit civil. Et les réticences récemment affichées par le Conseil à l’égard de la propriété des créances 37 sont peut-être l’indice que finalement, il s’est fait prendre à son propre jeu. A découvrir des droits de propriété comme justification de la protection constitutionnelle des appropriations privatives, il a fini par se contraindre lui-même à reconnaître des droits de propriété de circonstances, comme celui reconnu aux créanciers sur le seul terrain de l’article 2. Justification de la protection accordée, ce droit de propriété se révèle cependant bien encombrant au regard de la définition civiliste du droit de propriété, ce qui conduit le Conseil à refuser toute protection sur le terrain de l’article 17. Pourtant, droit de propriété des créanciers ou pas, on ne voit pas pourquoi ce qui leur appartient pourrait faire l’objet d’une expropriation. Il y a donc fort à parier que sur ce point une évolution de la jurisprudence constitutionnelle aura lieu, consistant soit dans l’admission totale d’un droit de propriété des créanciers, y compris sous l’angle de l’article 17 38, soit au contraire dans le refus global de leur droit de propriété. Mais cette dernière alternative supposerait alors de dissocier la protection constitutionnelle accordée de la reconnaissance effective d’un authentique droit de propriété. Et le moins que l’on puisse dire est que la tendance jurisprudentielle depuis 1982 n’y incite guère. Ces perspectives prétoriennes mises de coté, il apparait surtout que le droit de propriété du Conseil, que toute protection constitutionnelle présuppose, a tout d’un simple alibi de la protection à accorder. Et cela vaut tant pour la protection contre l’expropriation que pour la lutte contre les atteintes à ses conditions d’exercice…
III. La propriété des créances : un alibi
C’est précisément cette idée que l’on retrouve s’agissant du droit de propriété des créanciers : parce qu’il faut une protection, l’existence d’un droit de propriété est affirmée sans même que la réalité de ce droit fasse l’objet de la moindre discussion. C’est ainsi que le Conseil fait état de façon presque incidente du « droit de propriété des titulaires de créance » (99-425 DC, 29 décembre 1999) ou encore plus directement du « droit de propriété des créanciers » (2010-607 DC, 20 janvier 2011). A bien relire ces décisions particulièrement explicites, on ne sache pas que ce droit de propriété puisse être justifié autrement que par la volonté des Sages de Montpensier de protéger les créanciers.
Tout se passe donc comme si, pour le Conseil, dès lors que l’article 2 fait référence à « la propriété », il faudrait, pour appliquer le régime protecteur de ces dispositions, justifier non seulement l’existence d’une appropriation privative mais encore celle d’un authentique « droit de propriété ». Si la protection suppose donc la reconnaissance d’un authentique droit de propriété, inversement, l’élision de cette protection devrait nécessiter la négation de ce droit…
Ainsi, après avoir protégé les appropriations privatives au moyen des articles 2 ou 17, puis justifié cette protection par l’existence d’un droit de propriété, il restait à exclure tout droit de propriété lorsque ladite protection n’était pas souhaitable. Un tel raisonnement se manifeste lorsque le Conseil se refuse à censurer une disposition sur le fondement de l’article 17 en s’appuyant sur l’inexistence d’un droit de propriété.
C’est précisément ce qui est décidé, en vertu d’une jurisprudence semble-t-il classique en matière d’autorisations administratives 39. Ainsi s’agissant des autorisations d’exploiter des services de transports publics réguliers de personnes, leur suppression ne saurait s’analyser en une expropriation car elles ne sont pas « des biens objets pour leurs titulaires d’un droit de propriété » 40. Une solution similaire a été retenue dans une décision relative au retrait sans indemnisation, du fait de l’article L. 214-4 II. du Code de l’environnement, des autorisations permettant l’installation d’ouvrages modifiant ou perturbant l’écoulement des eaux 41. La disposition critiquée permettait à l’Etat d’abroger ou de modifier sans indemnisation aucune ladite autorisation pour garantir l’alimentation en eau potable des populations, en cas de risques pour la sécurité de ces dernières ou pour le milieu aquatique ou encore en cas de défaut d’entretien des ouvrages. La société EDF soutenait que cette suppression sans indemnisation méconnaissait l’article 17 de la Déclaration. Pour écarter ce grief, le Conseil retient ici « que les autorisations en questions ne sauraient être assimilées à des biens objets pour leurs titulaires d’un droit de propriété et, comme tels, garantis par les articles 2 et 17 de la Déclaration de 1789 ». Il en déduit alors que le grief formulé était inopérant. Le caractère inopérant du grief confirme bien le raisonnement tenu : faute de droit de propriété, aucune protection n’était due… C’est la logique même.
Cependant, lorsque le droit de propriété est exclu, ce qui a pour conséquence que la protection de ce dernier n’a pas lieu d’être invoquée, il ne semble pas qu’une véritable opération de qualification soit réalisée par le Conseil, qui lui permettrait d’asseoir cette exclusion. En 1982, (82-150 DC, 30 décembre 1982), on apprend seulement que « les autorisations d’exploiter des services de transports publics réguliers de personnes accordées à des fins d’intérêt général par l’autorité administrative à des entreprises de transports ne sauraient être assimilées à des biens objets pour leurs titulaires d’un droit de propriété ». Mais pourquoi cette assimilation est-elle impossible ? Quels sont donc les critères de qualification permettant d’exclure l’existence d’un droit de propriété ? Est-il question d’un pouvoir qui ne serait ni direct, ni immédiat ou qui n’aurait pas une chose pour objet ? Assurément pas, lors même que reprendre la définition de l’article 544 était un moyen incontestable de s’assurer de l’absence de droit de propriété…
Les interprètes les plus autorisés trouveront pourtant un début d’explication à cette exclusion dans la circonstance que ces autorisations sont accordées à des fins d’intérêt général par l’autorité administrative… Mais cela répond-t-il à notre question de la qualification du droit de propriété ? On peut en douter. Et cela pour deux raisons. La première est d’ordre purement logique. Elle consiste à remarquer que cette justification de la qualification reposerait sur la qualification elle-même. Pour le dire plus clairement, si l’affirmation en cause avait été « les chiens ne sont pas des chats », qu’un esprit chagrin ait demandé « Mais pourquoi ? », cela aurait conduit à lui répondre « parce que ce sont des chiens ! ». On voit bien que les critères de la qualification de « chiens », comme en l’espèce, ceux du « droit de propriété » demeurent totalement inconnus. S’agissant des autorisations délivrées par l’Etat au titre de la police des eaux 42, la justification n’est guère plus développée : « elles ne sauraient être assimilées à des biens objets pour leurs titulaires d’un droit de propriété ». La décision lue, on demeure dans l’ignorance de la raison pour laquelle l’existence d’un droit de propriété doit être exclue. La seconde raison consiste à souligner que si une justification à l’inexistence du droit de propriété apparait, quoiqu’il en soit, elle tient davantage à l’objet à qualifier (les autorisations) qu’au droit de propriété lui-même dont la définition serait méconnue. Il semblerait ainsi que toutes les autorisations accordées dans le cadre d’un pouvoir de police de l’administration échappent à l’appropriation patrimoniale et au droit de propriété 43. Mais cela ne change rien au constat selon lequel le Conseil ne nous apprend rien sur la définition du droit de propriété qu’il retient lorsqu’il exclut son existence. Le Conseil affirme seulement que les autorisations, parce qu’elles sont autorisations, ne sont pas l’objet d’un droit de propriété. Or cette proposition est tout à fait différente de celle qui aurait consisté à dire que les autorisations ne sont pas l’objet d’un droit de propriété parce que les caractéristiques du droit de propriété en seraient méconnues. La différence entre ces deux propositions repose sur le fait que dans la première le Conseil conserve pour lui seul la définition du droit de propriété qu’il entend retenir, tandis que dans la seconde, il l’extériorise et donc la rend accessible à tous. Dans ces décisions, la définition du droit de propriété telle que le Conseil l’entend demeure inconnue de ses lecteurs. Cela a au moins deux intérêts. Le premier est que faute d’une définition explicite du droit de propriété retenu, le Conseil demeure libre, par la suite, de l’amender, au gré des espèces qui lui sont soumises, sans avoir à se soucier de rester dans le sillon de ses décisions antérieures. Le second est de permettre au Conseil de présenter des décisions semblables à celles de n’importe quelle juridiction : si aucune protection n’est due, ce n’est point parce que le Conseil l’a voulu, mais parce qu’il n’y avait pas de droit de propriété à protéger. Les apparences en sont sauves, le Conseil ne décide donc pas arbitrairement de la protection à accorder…
Mais les apparences ne suffisent pas toujours. En effet, cette façon de raisonner pose question car justement, elle repose, s’agissant du droit de propriété, sur une affirmation et non sur une démonstration. Or seule une démonstration pourrait être reprise au-delà du cas d’espèce et donc généralisée. Faute d’une véritable démonstration, on peut donc douter de la portée, en droit civil, de cette affirmation constitutionnelle de l’inexistence du droit de propriété. D’ailleurs, cette façon de procéder n’est pas réservée à l’inexistence du droit de propriété. Bien au contraire, concernant le droit de propriété des créanciers supposément consacré, il ne semble pas que ce droit ait fait l’objet d’une véritable identification à même de satisfaire ceux qui douteraient d’une telle qualification. En 1999, 44, on découvre s’agissant d’un recours a priori relatif à l’indemnisation des porteurs d’emprunts russes que la disposition légale en cause ne méconnaît pas « le droit de propriété des titulaires de créances ». Et l’on ne trouve nulle trace d’une éventuelle discussion quant à cette qualification dans les considérants précédents. En 2011, l’EIRL ne porte aucune atteinte au « droit de propriété des créanciers » 45 dans la mesure où ceux-ci sont suffisament informés. Mais là encore, point de considérant dans lequel la qualification de droit de propriété serait discutée et établie d’une manière qui pourrait servir d’exemple aux lecteurs ou aux autres juridictions…
Ne jetons pourtant pas la pierre sur Montpensier. Si le Conseil ne prend pas la peine de se justifier lorsqu’il découvre ou dénie l’existence d’un droit de propriété, c’est peut-être tout simplement car cela n’est point son office. Chargé d’examiner la conformité des textes légisatifs à la Constitution, la référence au droit de propriété n’a pas lieu d’être une véritable opération de qualification similaire à celles mises en œuvre en droit civil. Il s’agit surtout, pour le Conseil, de présenter dans sa décision une argumentation conforme aux textes mis en œuvre. S’il s’agit de s’appuyer sur l’article 17 qui prohibe les expropriations et que le Conseil subordonne l’application du texte à l’existence d’un droit de propriété, la reconnaissance de ce droit de propriété n’a pas d’autre finalité que d’éviter une expropriation indue. Cette reconnaissance n’est pas en soi une affirmation constitutionnelle de l’existence d’un véritable droit de propriété au sens de l’article 544, qui devrait être reconnu en toute circonstance et notamment en l’absence d’un risque d’expropriation. De même lorsque le Conseil affirme que l’absence d’atteintes aux conditions d’exercice du droit de propriété des créanciers passe par leur information quant à la création d’une EIRL 46, son affirmation ne vaut que s’agissant de l’information desdits créanciers. Inversement, si les autorisations administratives ne peuvent être l’objet d’un droit de propriété, c’est précisément parce que leur abrogation ou leur retrait ne peuvent s’analyser en une expropriation.
Alibi d’une protection que la Haute juridiction tend à accorder ou à dénier, le droit de propriété du Conseil n’est donc pas celui de l’article 544 du Civil. Il n’entre pas dans son office de vérifier que son droit de propriété est un pouvoir direct et immédiat sur une chose dont les caractères seraient d’être exclusif, absolu et perpétuel : une telle vérification le priverait de toute possibilité d’ajustement de la protection constitutionnelle. Ces ajustements de la protection constitutionnelle font qu’il parait difficile de définir avec exactitude la notion de droit de propriété à laquelle se réfère le Conseil. Pourtant, qu’il s’agisse d’un alibi ne dispense pas de s’interroger sur ce que recouvre la notion. Une possibilité serait ici de dénier l’existence de toute notion, parce qu’il est un alibi de la protection, le droit de propriété du Conseil ne serait qu’un moyen de dissimuler l’arbitraire de ses décisions. Cela parait peu crédible. S’il n’est pas celui de l’article 544 du Code civil, le droit de propriété du Conseil présente néanmoins certains caractères qui lui sont propres.
L’illustration de cette spécificité, notamment à l’égard du droit civil, apparait à plusieurs reprises dans la jurisprudence récente. Saisi de la constitutionnalité d’une disposition législative ayant frappé de caducité les servitudes non inscrites au livrer foncier d’Alsace-Moselle 47, le Conseil relève que la servitude accessoire à un droit de propriété principal, lorsqu’elle s’éteint, laisse subsister ce droit de propriété principal. Il ne saurait donc y avoir de privation anticonstitutionnelle d’un droit de propriété par cette mesure. Parce qu’il ne peut ou ne veut pas censurer la loi, il en vient à estimer que la privation d’une servitude ne constitue pas une privation de propriété, ce qui, au vu des solutions habituelles surprend 48. En effet, en droit civil, une servitude constitue un droit réel (accessoire à un fonds) qui bénéficie au propriétaire du fonds dominant et préjudicie au propriétaire du fonds servant. Tout comme la créance personnelle, la servitude est un droit patrimonial, ici réel, qui figure à l’actif du patrimoine de la personne et sa privation devrait constituer indéniablement une expropriation… Plutôt que d’affirmer que le Conseil a mal jugé en l’espèce, ce qui serait bien malvenu, il convient peut-être de prendre la mesure de l’affirmation réalisée en la comparant à celles déjà faite s’agissant du droit de propriété « constitutionnel ». Ce dernier existe imparfaitement sur les créances mais non sur les servitudes, lors même qu’il n’y a pas de raison, en droit civil, d’opérer de distinction. S’il n’y pas de raison de les distinguer en droit civil mais que le Conseil opère une distinction, c’est donc qu’il compte bien s’affranchir des distinctions et des grilles de lecture propres à cette discipline.
Toutefois, le droit de propriété du Conseil n’est pas façonnable à l’envie, au gré des espèces qui lui sont soumises. Par certains aspects, ce droit de propriété constitutionnel prend la forme d’une notion substantielle qui présenterait des soubassements théoriques assez nets. C’est du moins ce que l’on peut conjecturer à la lecture du commentaire officiel (spéc. p. 6) d’une décision récente (2011-118 QPC, 8 avril 2011) dans lequel il est affirmé que « la juridiction de la rue de Montpensier manifeste la volonté que la notion de droit de propriété, au sens des articles 2 et 17 de la Déclaration de 1789, demeure la plus proche possible de la notion de propriété privée en droit français », ce qui conduisit en l’espèce à exclure l’indemnisation pour les habitants d’une commune de la perte du droit d’usage collectif afférent à une section de commune car ce dernier «n’est pas un droit de propriété au sens du droit français, c’est une survivance d’un droit collectif ancien ». Quant à son exclusivité, le droit de propriété du Conseil constitutionnel n’a rien à envier à celui de l’article 544 du Civil. Il faut dire ici qu’un droit de propriété reposant sur une appropriation collective n’aurait plus grand-chose à voir avec l’idée-même d’un droit subjectif de propriété.
Mais passé ce point commun, c’est néanmoins l’idée d’une indépendance de la qualification constitutionnelle de droit de propriété à l’égard des qualifications du droit civil que l’on retrouve. Le droit civil connait un unique droit de propriété, défini à l’article 544 et dont la doctrine peine encore à s’accorder sur le périmètre. Le droit constitutionnel en connait un autre, un droit de propriété à géométrie variable. Que faut-il en tirer s’agissant de l’argument supralégal qui établirait définitivement la propriété des créances ? A vrai dire, bien peu. S’il ne s’agit pas du même droit de propriété, le débat sur la nature du droit de propriété en droit civil peut persister car le Conseil n’en a cure.
Reste alors une question : est-il bien raisonnable de soutenir que le droit de propriété constitutionnel n’est pas celui du Code civil ?
A cela l’on peut répondre que les notions et à plus forte raison les notions juridiques dépendent outre des textes, des juridictions qui les manient. Les textes et les juridictions variant, il n’est pas étonnant que plusieurs conceptions puissent coexister. Sans même envisager ici la question du dualisme juridictionnel à la française dans lequel le juge administratif et le juge judiciaire ne s’accordent pas systématiquement sur le contenu des notions qu’ils emploient, on peut signaler le cas de la Cour européenne des droits de l’homme. Cette dernière s’est faite fort de poser un principe d’indépendance des notions conventionnelles à l’égard des qualifications formelles du droit interne 49. Par conséquent, la propriété des créances du droit conventionnel est évidemment indépendante du droit de propriété de notre droit civil. La même indépendance pourrait-elle profiter au Conseil constitutionnel ? On pourrait objecter que la Cour de Strasbourg, confrontée à des législations nationales diverses et variées est soumise à des contraintes auquel le Conseil constitutionnel échappe, qui ne se préoccupe que de droit interne. Mais l’argument peut être repris dès lors que le Conseil se trouve confronté à des dispositions internes dont l’unité en ce qui concerne les concepts mobilisés, n’est pas parfaite. S’agissant du droit de propriété précisément, il a ainsi pu être relevé que le droit de propriété des personnes publiques et celui des personnes privées faisait l’objet d’un traitement différencié par le Conseil 50. Et la justification de cette différence de traitement pourrait probablement être trouvée dans les différentes conceptions du droit de propriété, selon qu’il relève du juge administratif ou du juge judiciaire. Enfin et surtout, il est à noter que le droit de propriété des créanciers, consacré très incidemment par la Cour de cassation, est en revanche mis en avant dès lors que cette dernière intervient en tant que juridiction filtre d’une question prioritaire de constitutionnalité 51. La Cour de cassation a donc de ce point de vue parfaitement intégré que le droit de propriété des créanciers était une construction constitutionnelle, et non la sienne en tant que juge du droit civil des biens 52. Si la Cour de cassation a parfaitement compris que le droit de propriété de la Rue Montpensier n’est pas celui de l’article 544 du Code civil, une difficulté subsiste pourtant. La supériorité normative de la jurisprudence constitutionnelle ne rend-elle pas illusoire le maintien d’un droit de propriété qui ne profite pas aux créanciers ? Assurément non, car comme le relève Nathalie Pierre (N. Pierre, précité.) droit civil et droit constitutionnel peuvent parfaitement demeurer étanches l’un à l’autre s’agissant de la notion de propriété dans la mesure où ils se préoccupent de contentieux distincts. Le contrôle constitutionnel des normes répond en matière de propriété à des considérations bien différentes de celles du contentieux civil. Au Conseil la charge de s’assurer en dernier lieu de la constitutionnalité des règles législatives. Sur ce point évidemment, juge judiciaire et juge administratif, simples filtres, doivent évidemment se conformer à ses décisions. Mais dès lors que le contentieux relève du seul droit civil, et qu’il s’agit de trancher non pas un conflit de normes mais un conflit entre des individus, il demeure loisible à la Cour de cassation de ne pas reconnaître une propriété des créances taillée pour le conflit de normes. Dans les litiges civils, elle demeure la juridiction suprême. Par conséquent, en matière de propriété des créances, en droit civil, la jurisprudence récente du Conseil constitutionnel ne change pas la donne : entre Ginossar et le classicisme, l’option reste pendante. Et l’on ne peut s’empêcher de conclure en rappelant qu’en dépit de la fondamentalisation du droit de propriété et de la possibilité pour les créances d’être l’objet de ce droit dans sa version constitutionnelle, il n’en reste pas moins que dans la réalité, être propriétaire d’une chose reste plus confortable qu’espérer se la faire remettre par un débiteur. Droits fondamentaux ou pas, un « tiens ! » vaudra toujours mieux que deux « tu l’auras… ».
Notes:
- RDLF 2011, chron. n° 2. ↩
- 2010-607 DC, 20 janvier 2011. ↩
- 99-425 DC, 29 décembre 1999, cité par Th. Revet, La consécration de la propriété des créances par le Conseil constitutionnel, RTD. civ., 2010, p. 584 & suiv. ↩
- 2011-213 QPC, 27 janvier 2012. ↩
- v. sur ce point, le commentaire de la décision. ↩
- 2011-118 QPC, 8 avril 2011. ↩
- v. sur ce point, C. Nivard, Le régime du droit de propriété, RFDA, 2012, p. 632 & suiv., spéc. p. 633. ↩
- Th. Revet, RTDciv., 2010, p. 584. ↩
- v. par ex. CEDH, 11 février 2010, Sud Parisienne de Construction c/ France, considérant n° 30. ↩
- v. ainsi, retenant que la protection de l’article 1er du 1er Protocole bénéficie à « des valeurs patrimoniales, y compris des créances, en vertu desquelles le requérant peut prétendre avoir au moins une « espérance légitime d’obtenir la jouissance effective d’un droit de propriété » CEDH, 12 juillet 2001, Prince Hans-Adam II de Liechtenstein c/ Allemagne, considérant n° 83. ↩
- Cass. Civ. 2ème, 3 mai 2007. ↩
- L.G.D.J, 1962. ↩
- Sur ce que cette affirmation présuppose de la propriété, v. notamment, W. Dross, Droit civil – Les choses, LGDJ, 2012, n° 490 à 493-2, p. 893 & suiv. ↩
- v. notamment, J. Dabin, Une nouvelle définition du droit réel, RTD civ., 1962, p. 20 & suiv. ↩
- v. notamment, Ginossar, Droit réel, propriété et créance, n° 42, p. 111. ↩
- sur la nécessaire objectivation des droits qui en découle, v. W. Dross, Droit civil – Les choses, n° 490-1, p. 894 & suiv, et les références citées. ↩
- Ginossar, Droit réel, propriété et créance, p. 122 & suiv. ↩
- Ginossar, Droit réel, propriété et créance, spéc. p. 33. ↩
- Ginossar, Droit réel, propriété et créance, p. 111, n° 42. ↩
- Ginossar, Droit réel, propriété et créance, p. 112, n°42. ↩
- voir sur ce point, estimant que la définition traditionnelle de l’article 544 du Code civil ne saurait suffire à comprendre le droit de propriété : Ch. Atias, Devenir juriste – Le sens du droit, Carré Droit, Lexisnexis, 2011, n° 128 à 130. ↩
- Cours de Code Napoléon, Tome IX, 4ème édition, Durand-Hachette, 1870, n° 473. ↩
- v. Julien Laurent, thèse précitée, n° 227 et les références. ↩
- v. ainsi, s’agissant de la propriété de bons de capitalisation, qualifiés de « créances » pour les besoins de la cause, Cass. Civ. 2ème, 18 juillet 2008, pourvoi n° 07-14658, Bull. Joly Sociétés, 2008, p. 984 & suiv., note A. Reygrobellet et plus nettement en matière de cession de créance, retenant l’existence de différends quant à « la propriété des créances de loyers cédées », Cass. Com., 16 novembre 2010, pourvoi n° 09-69056. ↩
- v. notamment Cass. Civ. 2ème, 3 mai 2007 . ↩
- v. de même, reprenant la jurisprudence conventionnelle sur ce point Cass. Soc., 21 mars 2012, pourvoi n° 04-47532. ↩
- v. toutefois, estimant que l’arrêt « marque véritablement la reconnaissance de la propriété des créances par la Cour de cassation », P. Berlioz, L’insaisissabilité d’une chose peut porter atteinte au droit de propriété des créanciers de son propriétaire, Petites Affiches, 9 janvier 2008, n° 7, p. 10 & suiv. ↩
- Th. Revet, art. précité. ↩
- M. Xifaras, La propriété – Etude de philosophie du droit, PUF, 2004, p. 10. ↩
- 81-132 DC, 16 janvier 1982. ↩
- 2000-440 DC, 10 janvier 2001. ↩
- 2010-624 DC, 20 janvier 2011. ↩
- Il faut toutefois distinguer les privations de propriété et les simples limites à son exercice contrôlées différemment, v. sur ce point, N. Molfessis, Le Conseil constitutionnel et le droit privé, Préf. M. Gobert, LGDJ, 1997, n° 65 & suiv. ↩
- V. sur ce point le commentaire de la décision 2011-118 QPC, 8 avril 2011. ↩
- 81-132 DC, 16 janvier 1982. ↩
- V. le commentaire autorisé de la décision 2011-118 QPC, 8 avril 2011. ↩
- V. le commentaire autorisé de la décision 2011-118 QPC, 8 avril 2011 . ↩
- v. sur ce point, excluant, au titre d’une QPC, « toute privation du droit de propriété du créancier au sens de l’article 17 », Cass. Com., 22 mai 2013, pourvoi n° 13-40008. ↩
- v. sur ce point, O. Le Bot, obs. sous 2011-141 QPC, RF Dr. Constit., 2012, n° 89, p. 145 & suiv., spéc. p. 146. ↩
- 82-150 DC, 30 décembre 1982. ↩
- 2011-141 QPC, 24 juin 2011. ↩
- 2011-141 QPC, 24 juin 2011. ↩
- v. sur ce point se référant explicitement au pouvoir de police pour des licences de taxi, 82-125 DC, 23 juin 1982. ↩
- 99-425 DC, 29 décembre 1999. ↩
- 2010-607 DC, 20 janvier 2011. ↩
- 2010-607 DC, 20 janvier 2011. ↩
- 2011-193 QPC, 10 novembre 2011. ↩
- V. sur ce point, T. Revet, obs. sous Cons. Const. 10 novembre 2011, RTD civ., 2012, p. 341 & suiv. ↩
- v. notamment, CEDH, 30 novembre 2004, Oneryildiz c/ Turquie, 48939/99, spéc. considérant n° 124. ↩
- C. Chamard-Heim, F. Melleray, R. Noguellou, Ph. Yolka, Les grandes décisions du droit administratif des biens¸ comm. n° 73, p. 654. ↩
- v. sur ce point les observations de N. Pierre, Le partage provoqué par les indivisaires face au droit des créanciers, 1ère Partie, RDLF, 2012, Chron. n° 15. ↩
- v. en dernier lieu, se référant au « droit de propriété du créancier au sens de l’article 17 », Cass. Com. 22 mai 2013, lors même que le Conseil refuse le bénéfice de l’article 17 aux créanciers… ↩