La consécration d’un principe constitutionnel d’indemnisation des chômeurs : innovation ou révolution ? À propos de la décision n°2022-844 DC du 15 décembre 2022
Par Pierre-Yves Gahdoun, professeur à l’Université de Montpellier, CERCOP
Toutes les nouveautés ne sont pas révolutionnaires. Il arrive que le génie des rois de la communication ou l’audace des vendeurs de rêves parviennent à convaincre le grand public qu’un nouveau bien ou service pourra révolutionner dans les prochaines années le fonctionnement de la société. Malheureusement, le résultat concret de cette innovation reste souvent très en deçà des attentes initiales. Le droit n’échappe pas à ce constat, en particulier le droit constitutionnel.
Lorsque le juge ou le constituant « consacre » un nouveau principe qui vient s’ajouter à ceux déjà existants, la nouveauté peut être plus ou moins forte selon le cas. La plupart du temps, rien dans les termes utilisés ne permet de connaître à l’avance le potentiel révolutionnaire du principe ainsi consacré. Pour découvrir ce potentiel, il faut gratter le vernis des mots et tenter de dépasser les maigres justifications parfois livrées par les auteurs. Tel est précisément l’ambition de ce bref commentaire.
Quel est le point de départ ? Le Conseil a reconnu pour la première fois, dans sa décision du 15 décembre 2022[1], la garantie constitutionnelle de « l’existence d’un régime d’indemnisation des travailleurs privés d’emploi » sur le fondement des 5e et 11e alinéas du Préambule de 1946.
Il était question dans cette affaire de la loi portant mesures d’urgence relatives au fonctionnement du marché du travail en vue du plein emploi dont l’une des dispositions avait pour objectif de forcer les chômeurs à accepter certaines propositions d’emploi (en CDI) sous peine de subir une perte de leurs indemnités[2]. Les parlementaires de l’opposition avaient attaqué cette disposition en invoquant notamment « une contrainte excessive » pesant sur les demandeurs d’emploi en méconnaissance du 5e alinéa du Préambule de la Constitution de 1946[3]. Hélas pour eux, le Conseil ne censure pas en l’espèce au motif que le législateur a poursuivi un but d’intérêt général en adoptant le nouveau régime d’allocations chômage. Si bien entendu le résultat concret de cette décision est important et ne manquera pas d’alimenter les colonnes de revues spécialisées en droit social, il nous semble que l’affaire offre d’abord et avant tout une belle occasion d’explorer les fondements constitutionnels du nouveau principe d’indemnisation des chômeurs, en l’occurrence les 5e et 11e alinéas du Préambule de 1946. On prendra donc ici le risque de commenter la décision en oubliant (un peu) le résultat sonnant et trébuchant de l’affaire sur le quotidien des travailleurs privés d’emploi.
Ceci posé, il faut d’abord constater que le communiqué de presse accompagnant la décision qualifie le principe d’indemnisation des chômeurs « d’inédit », ce qui ne fait aucun doute si l’on observe le bloc de constitutionnalité tel qu’il se présente jusqu’à cette date. Mais comme souvent, le Conseil se contente en l’espèce d’une argumentation réduite à sa plus simple expression, sans véritablement expliquer la solution retenue et les alternatives possibles. Se pose donc la question de savoir si le principe consacré en l’espèce est une simple innovation dans la continuité de la jurisprudence existante, ou si au contraire il est un acte « révolutionnaire » au sens politique du mot, c’est-à-dire un fait qui transforme profondément une situation par des moyens radicaux.
Allons tout de suite à la conclusion, qu’il faudra bien entendu démontrer : la décision du 15 décembre 2022 ne constitue en rien un acte révolutionnaire au sens qu’on vient d’en donner. Même si les 5e et 11e alinéas n’évoquent pas directement un droit à indemnisation en cas de chômage, on va voir que ces deux dispositions contenaient déjà en leur sein cette exigence constitutionnelle. Dit autrement et avec un mot souvent employé dans l’autre aile du Palais Royal, le nouveau droit à indemnisation des travailleurs privés d’emploi « découle » assez naturellement des dispositions du Préambule de 1946.
Pour parvenir à cette conclusion, on peut suivre l’ordre des fondements constitutionnels : le Conseil peut affirmer sans crainte que le nouveau principe puise sa source à la fois dans le 5e alinéa (I) et dans le 11e alinéa (II). Tentons de reconstruire le puzzle en empruntant ce chemin.
I. L’énigme du 5ealinéa du Préambule de 1946
Il faut d’abord rappeler les mots du 5e alinéa : « Chacun a le devoir de travailler et le droit d’obtenir un emploi. Nul ne peut être lésé, dans son travail ou son emploi, en raison de ses origines, de ses opinions ou de ses croyances ». La première phrase de cette disposition – celle applicable au cas d’espèce – pose une double énigme, à la fois rédactionnelle (A) et jurisprudentielle (B).
A. Énigme rédactionnelle
Le 5e alinéa contient sans doute l’un des plus grands mystères du Préambule de 1946 : comment le constituant de l’époque a-t-il pu reconnaître dans une même phrase tout à la fois un devoir et un droit de travailler ? N’est-ce pas là une maladresse rédactionnelle, un contresens évident ?
Si par exemple la législation m’accorde un droit d’adhérer à un syndicat, je peux fort logiquement utiliser ou non ce droit, et il ne peut exister dans ce cas aucun « devoir » de me syndiquer. De la même manière, rien n’est moins illogique en apparence que d’imposer aux individus un devoir de travailler et de leur donner en même temps un droit d’obtenir un emploi. C’est que, ici comme ailleurs, la liberté exclut la contrainte, le droit empêche le devoir.
Ce mystère du 5e alinéa s’efface toutefois (en partie) lorsque l’on observe avec un peu d’attention les débats parlementaires menés à l’Assemblée constituante en 1946. À la Libération, les rédacteurs du Préambule souhaitaient surtout reconnaître au 5e alinéa une obligation morale pour les Français de participer activement à la reconstruction du pays après cinq années de conflit mondial dévastateur pour l’économie française. C’était consacrer en quelque sorte un impératif d’union nationale en matière économique. Il ne s’agissait pas, bien entendu, d’imposer aux citoyens une obligation de travailler par la force des baïonnettes. Les échanges parlementaires montrent bien à ce sujet que la contrainte était avant tout de nature morale, symbolique et non pas juridique. Par exemple, lorsque Joseph Denais s’inquiète que « l’expression devoir de travailler pourrait faire penser, en certains pays de l’Union française, à un moyen de coercition » – le député visant le travail forcé encore pratiqué à cette époque en Afrique notamment –, le rapporteur lui répond que, « en réalité, le travail forcé sera condamné par la Constitution même[4], dans les articles qui concernent les territoires d’outre-mer. Quant au devoir de travailler, je crois qu’il doit être affirmé au même titre que le droit au repos et aux loisirs »[5] (c’est-à-dire de façon symbolique).
Une fois cette obligation de travailler reconnue au 5e alinéa se posait immédiatement la question redoutable de savoir quel devait être le sort de ceux qui, en dépit de leur bonne volonté, ne pourraient trouver aucun emploi. Comment imposer à ces personnes une « obligation » de travailler alors même qu’ils ne peuvent effectuer aucune activité ? C’est pour répondre à ce dilemme qu’intervient l’idée d’un « droit » qui arrive logiquement après au 5e alinéa : à ceux qui ne peuvent exercer un travail, quel qu’il soit (le mot « travail » est entendu ici au sens large d’une activité rémunérée, salariée ou non), la société française doit pouvoir offrir un « emploi »[6] (c’est-à-dire une activité sous la dépendance d’un « employeur »). C’est à ce prix seulement que l’obligation de travailler prend alors tout son sens : obligation pour tous de travailler, et droit pour ceux qui ne le peuvent pas d’obtenir une aide de la collectivité. Il est donc essentiel de lire les deux parties du 5e alinéa dans le même mouvement, comme « les deux faces d’un même principe » disent MM. Rivero et Vedel[7].
À ce moment de l’histoire, les ordonnances des 4 et 19 octobre 1945 viennent tout juste de créer le système de la sécurité sociale. Il existe certes des mécanismes d’indemnisation en cas de perte d’emploi dans certaines branches professionnelles, mais ces mécanismes ne concernent pas l’ensemble des travailleurs. C’est seulement en 1958 qu’un régime d’assurance chômage commun à tous les salariés sera institué en France. Autrement dit, il est tout à fait normal que, dans l’esprit des constituants de 1946, le travail soit la meilleure façon de venir en aide aux individus fragilisés par leur situation personnelle ou familiale – d’autant plus qu’à l’époque il n’existe aucune pénurie d’offres en matière d’emploi (le chômage de masse apparaît en France à partir du premier choc pétrolier dans les années 1970).
On peut maintenant revenir à la décision du 15 décembre 2022 après ce rapide détour historique : l’énigme du 5e alinéa se dissout d’elle-même si l’on veut bien lire cette disposition comme un tout cohérent, et non pas comme une simple maladresse rédactionnelle de la part des constituants. En admettant cette lecture, il nous semble que le Conseil a parfaitement raison de dire que l’exigence d’indemnisation des travailleurs privés d’emploi « découle » du 5e alinéa, car c’est bien l’esprit de cette disposition que d’offrir une assistance[8] et même un « droit » à ceux qui ne peuvent obtenir un emploi par eux-mêmes.
B. Énigme jurisprudentielle
Quittons l’histoire du 5e alinéa pour dire un mot de sa jurisprudence. Il existe là encore un mystère qui nous permettra de mieux comprendre le lien entre cette disposition et le nouveau principe d’indemnisation des travailleurs privés d’emploi.
Dans la jurisprudence du Conseil, les principes constitutionnels offrent généralement aux personnes un moyen de contester et éventuellement de sanctionner une disposition qui serait contraire à la Constitution. On peut parler ici de « droits subjectifs » au sens classique du terme, c’est-à-dire des droits donnant aux requérants la possibilité d’exercer une action contentieuse. Figurent notamment dans cette catégorie le droit de propriété et la liberté d’expression.
Il existe également, face à ces droits subjectifs, des principes constitutionnels qui permettent non pas de contester la constitutionnalité d’une disposition législative, mais au contraire d’en défendre la constitutionnalité, de « sauver » la loi en quelque sorte. La doctrine parle souvent à ce sujet d’« objectifs de valeur constitutionnelle » (OVC) pour désigner ces principes dont le rôle est de justifier d’éventuelles atteintes aux droits et aux libertés[9]. Pour prendre un exemple simple, l’objectif constitutionnel d’offrir à toute personne qui le souhaite un logement décent autorise le législateur à limiter le droit de propriété en imposant notamment aux propriétaires de respecter des normes techniques et réglementaires. De même encore, l’objectif de sauvegarde de l’ordre public permet au législateur de restreindre l’exercice de la liberté d’entreprendre en interdisant la vente des produits dangereux ou néfastes pour la santé. Tout cela est aujourd’hui bien connu.
Il faut surtout noter, pour le problème qui nous intéresse ici, que la frontière entre les droits subjectifs et les objectifs de valeur constitutionnelle reste en théorie infranchissable, puisqu’un principe constitutionnel ne peut toucher en bonne logique deux cibles opposées. Or justement, le 5e alinéa a ceci de particulier qu’il contient tout à la fois des objectifs à atteindre pour le législateur – et donc des OVC – et des droits subjectifs accordés aux individus en matière d’emploi. En gardant ceci à l’esprit, on peut alors comprendre pourquoi le Conseil utilise le 5e alinéa non seulement pour autoriser des atteintes à certains principes constitutionnels, mais aussi pour consacrer, comme il le fait en l’espèce, un droit « subjectif » d’indemnisation accordé aux chômeurs.
Reprenons la jurisprudence du droit à l’emploi pour mieux saisir ce point.
1° Dans certains cas, le droit à l’emploi[10] sert au Conseil à justifier des actions du législateur en faveur de l’emploi, actions qui heurtent à peu près systématiquement une foule de principes constitutionnels, en particulier la liberté d’entreprendre. Les employeurs peuvent ainsi subir de la part du législateur toutes sortes de contraintes pour les forcer à embaucher certaines personnes plutôt que d’autres, ou pour leur interdire de licencier certains salariés (notamment les représentants du personnel). Il existe dans ces différents cas une opposition entre la liberté du chef d’entreprise de disposer librement de ses employés et le droit pour chacun d’accéder à un emploi et de le conserver.
De même encore, le droit à l’emploi permet au législateur de restreindre – de façon étonnante – la liberté du travail. Le cas se produit lorsqu’une disposition législative limite ou empêche le travail de certaines catégories de travailleurs pour faciliter l’embauche d’autres personnes, souvent placées dans une situation précaire ou délicate. La décision Prestations vieillesse du 28 mai 1983[11] en est un bon exemple : à l’époque, le chômage frappe durement le pays et pour répondre à cette situation inédite le gouvernement socialiste adopte une série d’ordonnances dont l’objectif était de réduire la « liberté professionnelle » des retraités dans le but de favoriser l’emploi des plus jeunes. Cette tension entre deux libertés du travail « opposées » constitue souvent, en réalité, le cadre de fond des décisions rendues en matière de droit à l’emploi.
2° Dans d’autres cas, le droit à l’emploi permet au Conseil d’offrir aux travailleurs certains droits subjectifs.
Le 5e alinéa contient d’abord, sur ce terrain, un droit d’accéder librement à un emploi. Il s’agit là, en quelque sorte, de la dimension libérale du travail, c’est-à-dire la possibilité pour les travailleurs d’exercer la profession de leur choix. Le Conseil examine par exemple dans sa décision du 1er avril 2012[12] une disposition dont la finalité était d’imposer un agrément pour exercer la profession d’assistant maternel ou d’assistant familial. Il estime en l’espèce que le législateur « a opéré une conciliation entre le droit d’obtenir un emploi et les exigences constitutionnelles des dixième et onzième alinéas du Préambule de 1946 ». Il s’agit donc bien pour le juge de contrôler dans ce cas une atteinte à la liberté du travail en utilisant le 5e alinéa qui évoque pourtant seulement un « droit à l’emploi ».
Le 5e alinéa offre aussi aux individus à un droit au maintien dans leur emploi. C’est ici tout le contentieux des licenciements qui s’invite dans le 5e alinéa : si le législateur ne peut interdire aux entrepreneurs de licencier ou non leurs collaborateurs, il ne peut également remettre en cause le droit pour les individus de conserver leur emploi. Par exemple, dans la décision du 20 octobre 2017[13], des syndicats contestaient une disposition permettant à l’employeur de licencier un salarié au seul motif qu’il n’a pas accepté une modification de son contrat de travail suite à l’adoption d’un accord d’entreprise. Or dans le droit commun des contrats, l’une des parties ne peut imposer à l’autre une modification de l’accord initial, car cela heurterait la liberté contractuelle qui est au fondement de tous les engagements. Le Conseil rappelle en l’espèce ce point en se fondant sur le droit à l’emploi et énonce une réserve d’interprétation imposant au Gouvernement de fixer un délai maximum pendant lequel l’employeur pourra mettre en œuvre la procédure de licenciement.
Plus proche de nous, c’est encore le droit au maintien dans un emploi qui était en jeu dans le contentieux du « passe sanitaire ». Le Conseil rappelle par exemple dans sa décision du 5 août 2021[14] que des exigences de santé publique peuvent justifier qu’un contrat de travail soit suspendu lorsqu’un salarié ne présente pas un « passe sanitaire » à son employeur.
Le droit à l’emploi en tant que droit subjectif offre enfin aux travailleurs un droit au reclassement. Cet aspect du droit à l’emploi est reconnu dans la décision du 13 janvier 2005[15]. Si ce droit existe depuis cette décision, rien n’interdit évidemment au législateur de le restreindre au regard « des difficultés qu’une telle obligation [de reclassement] serait susceptible de présenter »[16].
Ce bref exposé de la dimension subjective du droit à l’emploi montre bien que le 5e alinéa ne constitue pas seulement un « objectif » à atteindre pour le législateur, il offre également aux travailleurs un fondement constitutionnel leur permettant de « décliner » la liberté du travail dans toutes ses dimensions. Là encore, le Conseil est parfaitement fondé à déceler dans le 5e alinéa un droit à indemnisation pour les travailleurs privés d’emploi, car ce droit s’inscrit bien dans la ligne jurisprudentielle tracée depuis de longues années.
II. Les potentialités du 11ealinéa du Préambule de 1946
Le 11e alinéa du Préambule de 1946 est traditionnellement considéré comme l’un des fondements constitutionnels (avec les 10e et 12e alinéas) du domaine de l’assistance aux personnes fragiles. Il indique que « [la Nation] garantit à tous, notamment à l’enfant, à la mère et aux vieux travailleurs, la protection de la santé, la sécurité matérielle, le repos et les loisirs. Tout être humain qui, en raison de son âge, de son état physique ou mental, de la situation économique, se trouve dans l’incapacité de travailler a le droit d’obtenir de la collectivité des moyens convenables d’existence ».
Jusqu’à présent, cette disposition a surtout permis la reconnaissance de droits aux personnes défavorisées, sans pour autant que la situation de ces personnes ne découle d’un évènement lié à leur activité professionnelle (A). La décision du 15 décembre 2022 n’en constitue pas pour autant une décision « révolutionnaire » : on va voir en effet que le 11e alinéa du Préambule de 1946 autorise bien, dans ses termes et dans son esprit, la consécration d’une telle exigence (B).
A. La question générale de l’assistance
C’est le cœur du 11e alinéa, qui apparaît à la première phrase : la Nation doit en principe aider ceux qui sont dans le besoin en instaurant des systèmes d’assistance et de soutien destinés à compenser les inégalités sociales, économiques, culturelles ou physiques.
Très tôt, le Conseil constitutionnel a ainsi reconnu l’existence d’un principe d’assistance qui découle du 11e alinéa, parfois en combinaison avec le 10e alinéa. Ce principe d’assistance offre d’abord aux enfants un droit à la protection de leur santé consacré pour la première fois dans la décision IVG du 15 janvier 1975[17]. Ce droit à la santé est ensuite élargi « à tous » avec la décision du 18 janvier 1978[18].
À la suite de ces premières décisions, le Conseil a jugé par exemple que le principe constitutionnel de la « protection de la santé publique » pouvait justifier l’interdiction de la publicité et de la propagande en faveur du tabac et des boissons alcoolisées[19], la lutte contre le bruit[20], la lutte contre l’addiction au jeu[21] ou la réglementation des conditions de préparation, de fabrication et de vente des médicaments[22]. Il a aussi jugé que le droit à la santé pouvait permettre la création d’un dossier médical personnel et l’obligation pour tous d’indiquer à son organisme d’assurance-maladie le nom de son médecin traitant dès lors, notamment, que le dossier est couvert par le secret médical[23]. Dans cette affaire, le droit à la protection de la santé publique l’avait emporté sur le respect de la vie privée.
En revanche, le Conseil estime dans sa décision du 26 novembre 2010[24] que le droit à la santé ne permet pas de maintenir en hôpital psychiatrique une personne sans son consentement et sans l’intervention rapide du juge judiciaire gardien de la liberté individuelle.
Dans tous les cas, on le voit, le 11e alinéa sert surtout à encourager des mécanismes d’assistance en faveur des personnes qui ne peuvent matériellement subvenir à leurs besoins par le travail, notamment les enfants, les personnes invalides ou handicapées. C’est plus rarement que le 11e alinéa concerne le domaine de l’emploi.
B. La question spécifique du travail
1° Restons pour l’instant sur la jurisprudence. Le 11e alinéa intéresse la question spécifique du travail dans deux domaines au moins.
Le premier concerne le vaste régime des maladies professionnelles. Le Conseil juge en effet dans sa décision du 18 juin 2010[25] qu’en instaurant un régime d’assurance sociale des accidents du travail et des maladies professionnelles, la loi du 30 octobre 1946 (dont il était question en l’espèce) a « mis en œuvre les exigences énoncées par le onzième alinéa du Préambule de la Constitution du 27 octobre 1946 ». Il existe donc bien, aux yeux du Conseil, un principe constitutionnel fondé sur le 11e alinéa qui suggère un système juridique permettant d’indemniser les maladies professionnelles. Ce système justifie également de mettre en place, estime le Conseil dans sa décision du 9 août 2012[26], un mécanisme de gratuité de l’aide médicale de l’État à l’égard des personnes étrangères qui résident en France sans être en situation régulière.
Le second domaine concerne les prestations vieillesses, et d’une façon générale la question des retraites. Le Conseil a reconnu sur ce terrain un authentique droit à pension dans sa décision du 20 mars 1997[27].
Il faut insister, à ce stade, sur le fait que la question des retraites se situe bien dans le prolongement de celle du travail. Il n’y a point de rupture entre les deux, mais continuité. La retraite est en effet considérée comme une suite normale et logique de la période pendant laquelle les travailleurs sont en activité, ce qui justifie d’aborder le problème des prestations vieillesses à l’aune des dispositions constitutionnelles consacrées à l’emploi. D’où le terme étonnant (à première vue) de « travailleur retraité » souvent utilisé par le Conseil dans les affaires mettant en scène les régimes d’assurance vieillesse[28].
De la même façon, il n’existe point pour le Conseil de séparation franche entre le chômage et l’emploi : il s’agit bien pour lui de considérer les chômeurs comme des « personnes privés d’emploi », autrement dit comme des travailleurs temporairement inactifs, et non pas comme des individus abstraits, des hommes « nus » pour reprendre la célèbre formule d’Hannah Arendt.
2° Ce qui vient d’être dit se comprend mieux encore lorsque l’on revient aux origines rédactionnelles du Préambule. Observons en effet que si le 11e alinéa distingue bien l’assistance « générale » dans sa première phrase et l’assistance en matière d’emploi dans la seconde phrase, ce n’était pas cependant la rédaction souhaitée au départ en 1946.
Dans le premier projet de déclaration rejeté par les Français au mois d’avril, le principe selon lequel « Tout être humain qui, en raison de son âge, de son état physique ou mental, de la situation économique, se trouve dans l’incapacité de travailler a le droit d’obtenir de la collectivité des moyens convenables d’existence » figurait non pas dans une série d’alinéas consacrés à l’assistance (comme c’est le cas aujourd’hui), mais dans une série d’articles consacrée à l’emploi.
Cette série commençait à l’article 26 qui – déjà – reconnaissait le « devoir de travailler et le droit d’obtenir un emploi ». Les articles suivants, jusqu’à l’article 33, concernaient tous l’individu en tant que travailleur (dans des termes très proches de ceux retenus dans la version d’octobre 1946) : droit de grève, liberté syndicale, droit à participation, durée du travail, sort des adolescents, droit aux congés, etc. L’ensemble se clôturait par l’article 33 reprenant au mot près à la seconde phrase de l’actuel 11e alinéa, c’est-à-dire l’idée que les travailleurs privés d’emploi doivent recevoir de la société des moyens convenables d’existence[29].
Cette « structure » du texte d’avril 1946 n’avait rien d’innocent : le droit d’obtenir des indemnités arrivait logiquement à la fin de la série consacrée au travail, parce que dans l’esprit des rédacteurs il s’agissait bien d’un droit lié au travail, d’une allocation permettant aux individus, « faute de mieux », de vivre à peu près normalement dans l’attente de retrouver un emploi.
Pour des raisons qu’il n’est pas important de développer ici[30], la seconde version de la déclaration, devenue simple « préambule » au mois d’octobre, a sévèrement réduit les droits des travailleurs pour ne retenir que les principes jugés « particulièrement nécessaires » pour la bonne marche de la société française. Cette cure d’amaigrissement s’est également accompagnée d’un redécoupage de l’ensemble du texte pour aboutir au résultat que l’on connaît aujourd’hui, bien différent de celui imaginé au départ. Notamment – pour ce qui nous intéresse – ont été regroupé à l’actuel 11e alinéa toutes les questions liées à l’assistance sociale, quel que soit le bénéficiaire des prestations – enfant, personne âgée, mère, travailleur – et alors même qu’il existe évidemment de profondes disparités entre ces divers bénéficiaires.
En observant cette structure initiale du Préambule, il nous semble là encore que le Conseil a parfaitement raison de dire que le 11e alinéa « contient » un principe d’allocation en cas de chômage, car à l’origine de cette disposition se trouvait bien la volonté des constituants de permettre aux chômeurs de vivre dignement dans l’attente de retrouver un travail. Il n’y a donc rien de « révolutionnaire » à déceler dans le 11e alinéa la présence d’un régime d’indemnisation des travailleurs privés d’emploi.
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Alors finalement, innovation ou révolution ? On plaidera volontiers en faveur du premier terme au regard des éléments qui précèdent.
Reste à trancher la question délicate de savoir si ce « nouveau » principe peut offrir aux travailleurs un outil efficace pour contester une prochaine réforme législative qui écornerait trop durement le système actuel de l’assurance chômage. Rien n’est moins sûr en vérité, car il arrive malheureusement qu’un nouveau principe plein de promesses soit le terreau de cruelles désillusions…
[1] Cons. const., 15 décembre 2022, n° 2022-844 DC, JO JO 22 décembre 2022, texte n° 2.
[2] « S’il est constaté qu’un demandeur d’emploi a refusé à deux reprises, au cours des douze mois précédents, une proposition de contrat de travail à durée indéterminée (…), ou s’il est constaté qu’il a refusé à deux reprises, au cours de la même période, une proposition de contrat de travail à durée indéterminée (…), le bénéfice de l’allocation d’assurance ne peut lui être ouvert (…) », art. L. 5422-1 C. trav.
[3] Ils contestaient également, sur les mêmes fondements, la disposition instituant une présomption de démission du salarié en cas d’abandon de poste (démission qui empêche les salariés concernés de recevoir des indemnités chômage).
[4] C’est la loi Houphouët-Boigny du 11 avril 1946 qui interdira le travail forcé dans les territoires d’outre-mer.
[5] AN, Séance du 19 mars 1946, JO 20 mars 1946, p. 878.
[6] Sur la notion d’emploi, v. not. F. Gaudu, « Les notions d’emploi en droit », Droit social, 1996, p. 569 ; D. Baugard, « Le droit à l’emploi », Droit social, 2014, p. 332.
[7] G. Vedel, J. Rivero, « Les principes économiques et sociaux de la Constitution : le préambule », Droit Social, Fasc. XXXI, 1947, p. 13.
[8] Michel Borgetto note à ce sujet que le « principe de solidarité se profile nettement, déjà, derrière le 5e alinéa qui dispose que « chacun (…) a le droit d’obtenir un emploi » : affirmation qui postule et implique d’une part que les pouvoirs publics doivent tout faire pour que chacun puisse se procurer un travail (…) et d’autre part que, au cas où, malgré ces efforts, certaines personnes ne parviendraient pas à obtenir un emploi, l’octroi d’allocations chômage permettant de faire face à ses besoins essentiels », M. Borgetto, « Égalité, solidarité… équité ? », in Le préambule de la Constitution de 1946. Antinomies juridiques et contradictions politiques, PUF, 1996, p. 239.
[9] Dans de rares hypothèses, les OVC peuvent conduire à des censures. Voir par exemple, avec le pluralisme des médias, Cons. const., 29 juillet 1986, nº 86-210 DC, R. p. 110.
[10] On n’évoquera pas ici le « devoir de travailler » dans la mesure où cet élément du 5e alinéa n’a pour l’instant jamais été utilisé par le Conseil constitutionnel.
[11] Cons. const., 28 mai 1983, n° 83-156 DC, R. p. 41.
[12] Cons. const., 1er avril 2011, n° 2011-119 QPC, R. p. 180.
[13] Cons. const., 20 octobre 2017, n° 2017-665 QPC, JO 22 octobre 2017, texte n° 34.
[14] Cons. const., 5 août 2021, n° 2021-824 DC, JO 6 août 2021, texte n° 3.
[15] Cons. const., 13 janvier 2005, n° 2004-509 DC, R. p. 33.
[16] Cons. const., 20 octobre 2017, n° 2017-665 QPC, JO 22 octobre 2017, texte n° 34.
[17] Cons. const., 15 janvier 1975, n° 74-54 DC, R. p. 19.
[18] Cons. const., 18 janvier 1978, n° 77-92 DC, R. p. 21
[19] Cons. const., 8 janvier 1991, n° 90-283 DC, R. p. 11.
[20]Cons. const., 7 décembre 2000, n° 2000-436 DC, R. p. 176.
[21]Cons. const., 12 mai 2010, n° 2010-605 DC, R. p. 78.
[22]Cons. const., 31 janvier 2014, n° 2013-364 QPC, JO 2 février 2014, p. 1991.
[23]Cons. const., 12 août 2004, n° 2004-504 DC, JO 17 août 2004, p. 14657.
[24]Cons. const., 26 novembre 2010, n° 2010-71 QPC, R. p. 356.
[25] Cons. const., 18 juin 2010, n° 2010-8 QPC, R. p. 117.
[26] Cons. const., 9 août 2012, n° 2012-654 DC, R. p. 461.
[27] Cons. const., 20 mars 1997, n° 97-388 DC, R. p. 31.
[28] Not. Cons. const., n° 2003-483 DC, 14 août 2003, R. p. 430.
[29] Art. 33 : « Tout être humain qui, en raison de son âge, de son état physique ou mental, de la situation économique, se trouve dans l’incapacité de travailler a le droit d’obtenir de la collectivité des moyens convenables d’existence.
La garantie de ce droit est assurée par l’institution d’organismes publics de sécurité sociale ».
[30] Voir not. sur ce point G. J. Guglielmi, « Débattre d’un… et écrire le… Préambule », in Le préambule de la Constitution de 1946. Antinomies juridiques et contradictions politiques, PUF, 1996, p. 51